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Les logiques de valeur symbolique et de valeur d’usage se combinent pour déterminer la manière dont les livres sont choisis et reçus par leurs publics[2]. La valeur symbolique se définit par rapport à une hiérarchie des biens culturels et des genres qui fait l’objet de luttes dans le champ littéraire[3]; la valeur d’usage se comprend par rapport aux besoins d’un lecteur en un temps et un lieu donnés. La bibliothèque de lecture publique apparaît comme un lieu exemplaire de combinaison de ces deux systèmes de valeurs. Institution publique dédiée à un objet culturel fortement légitime, elle promeut les biens les plus légitimes et travaille à son image. En même temps, les collections ne sauraient être de pures vitrines : elles n’ont de sens que pour autant qu’elles font l’objet d’un usage de la part des habitants de la collectivité territoriale qui finance l’institution. Dans ses acquisitions comme dans la promotion de ses fonds, la bibliothèque doit se préoccuper de valeur d’usage – donc de publics, réels ou supposés – autant que de valeur symbolique, c’est-à-dire d’image publique. Il s’agit ici d’envisager les rapports complexes aux publics tels qu’ils apparaissent à travers les collections des bibliothèques municipales parisiennes en 2007.

Le réseau municipal parisien comprend 42 bibliothèques de prêt adultes ouvertes à tous et des services centraux, chargés notamment d’analyser la production éditoriale, de centraliser les commandes, et enfin, de cataloguer et d’équiper les livres. Cet article prend appui sur une enquête de terrain de trois ans menée dans ce réseau dans le cadre d’un Diplôme d’Études Approfondies, puis d’une thèse de doctorat en cours sous la codirection d’Alain Viala et de Gisèle Sapiro : « Les pratiques de sélection littéraire des bibliothèques de la Ville de Paris aujourd’hui : jeu de valeurs et enjeux ». Il repose notamment sur des observations et des entretiens approfondis menés dans quatre bibliothèques, significatives de la diversité du réseau parisien par leur taille et leur public, et implantées respectivement dans des quartiers universitaire, populaire, bourgeois et de classes moyennes.

Quels rapports ces bibliothèques entretiennent-elles avec leurs publics? Comment la notion de service public intervient-elle dans la constitution des collections? Quel équilibre ces bibliothèques trouvent-elles entre service de la collectivité et service des individus qui la constituent? La prise en compte des publics y semble un impératif et la représentation des publics déterminante. S’agit-il alors d’élaborer une offre pour ces publics ou de répondre à leurs demandes? Deux logiques opposées, « prescriptrice » ou « suiviste », coexistent de fait plus qu’elles ne divisent. Dans tous les cas, les choix des bibliothécaires sont fonctions des destinataires, réels, souhaités ou redoutés. Mais inversement ne contribuent-ils pas à définir des publics et, de fait, à exclure?

Le service public d’une collectivité

Comme la librairie, la bibliothèque se situe dans les derniers maillons de la chaîne du livre, en contact avec le lecteur. La différence entre bibliothèque et librairie n’est pas tant celle de l’emprunt et de l’achat que celle qui oppose un service public au secteur marchand. La bibliothèque est un service financé par la collectivité et destiné à proposer gratuitement à tous ses membres une offre de livres sélectionnés. La sélection s’y fait donc par rapport aux publics destinataires (ce qui vaut aussi pour la librairie) et aux objectifs poursuivis par l’institution à leur égard (ce qui est propre au service public). La politique d’acquisition dépend des missions définies par la collectivité et pour elle[4].

La représentation des publics est donc déterminante. Elle repose en partie sur l’expérience pratique des bibliothécaires, sur leur perception des usagers, de leurs demandes et de leurs lectures, telles qu’elles apparaissent au quotidien à travers les remarques et les questions, les rangements et les enregistrements de prêts. Cette connaissance pratique est complétée par des statistiques internes élaborées grâce au traitement informatique des inscriptions et des emprunts. Toutefois, les responsables d’établissements utilisent peu les données relatives aux publics, qui leur semblent peu fiables, car fondées sur des déclarations souvent imprécises puis sur des classifications peu nuancées. C’est donc la connaissance de terrain qui prime et qui est revendiquée comme compétence professionnelle, même si elle s’avère parfois biaisée elle aussi. La responsable d’une petite bibliothèque croyait ainsi avoir affaire à beaucoup de jeunes enfants et de personnes âgées, jusqu’à ce que des statistiques lui révèlent que les adultes de 40 ans et les enfants de huit ans étaient plus nombreux, mais plus discrets, se contentant souvent d’une visite éclair pour rendre et prendre des livres, séjournant peu et parlant peu avec les bibliothécaires.

Quel est donc le public des bibliothèques municipales françaises en général et parisiennes en particulier? Le pourcentage de la population française inscrite en bibliothèque se situerait autour de 18 %, plaçant la France loin derrière les pays nordiques. Ce chiffre est toutefois à nuancer par l’existence d’une vaste catégorie qui échappe le plus souvent aux statistiques, celle des usagers non inscrits, l’inscription étant nécessaire pour l’emprunt mais non pour la lecture sur place[5]. L’enquête sur les pratiques culturelles des Français a souligné l’importance de la fréquentation des bibliothèques[6]. Une enquête plus récente a confirmé cette tendance et montré que la part de la population française fréquentant les bibliothèques publiques était passée de 23 % à 43 % entre 1989 et 2005[7]. De fait, ces usagers sont inégalement répartis dans la société. Un Observatoire permanent de la lecture publique à Paris a été fondé en 1995 avec la mission d’étudier les publics des bibliothèques parisiennes et leurs usages de l’offre documentaire, en particulier les pratiques de « pluri-fréquentation »[8]. Une étude de 2003 notait que les usagers des bibliothèques municipales parisiennes étaient majoritairement de jeunes adultes aisés et instruits et constatait sans surprise que les ouvriers, les employés et même les professions intermédiaires étaient sous-représentés en bibliothèque par rapport à leurs proportions dans la population parisienne[9].

Quant à savoir quels publics viser, c’est une question politique, qui engage des visions de la lecture, de la culture, du savoir, de la société et du service public. Le bibliothécaire se trouve pris dans une série de tensions :

  • « tension entre le service d’un public immédiatement présent et la nécessité de servir toute la collectivité;

  • tension entre la satisfaction des demandes explicites et la définition des besoins de l’ensemble de la communauté[10] ».

S’agit-il de servir en priorité le public local, celui du quartier, dans une logique de proximité, ou au contraire le public parisien dans son ensemble, dans une logique de réseau où les usagers se déplaceraient entre des bibliothèques complémentaires[11]? S’agit-il de servir la majorité, un public moyen, ou des publics divers? Faut-il satisfaire le plus grand nombre ou chacun des individus qui constituent la collectivité dans l’infinie variété de leurs profils et de leurs désirs? La bibliothèque se doit de proposer une offre variée tenant compte de la diversité des goûts, des besoins, des points de vue et des compétences des usagers, tout en sachant qu’elle ne peut répondre à toutes les demandes individuelles.

Les bibliothèques enfin doivent-elles servir leur public actuel (et parmi celui-ci les seuls inscrits ou aussi les fréquentant non inscrits, même s’ils échappent largement aux statistiques) ou conquérir de nouveaux usagers parmi les catégories sociales les moins favorisées? Entend-on démocratiser encore l’accès au livre ou seulement retenir le public actuel? De telles questions comportent des enjeux de société qui appellent des choix politiques.

De manière générale, les bibliothécaires s’adaptent à leur public local en prenant en compte ses centres d’intérêt constatés ou ses besoins supposés. Ainsi, une bibliothèque implantée dans un quartier bourgeois fait une large place aux biographies et aux livres d’histoire de France, dont son public est friand. Une bibliothèque du quartier chinois propose un fonds en langues orientales et celle d’un autre quartier populaire à forte proportion d’immigrés et à taux de chômage élevé, s’est spécialisée en littératures africaines et a mis en place des fonds d’histoire de l’immigration et d’aide à la recherche d’emploi. D’autres bibliothèques encore ont oeuvré pour un meilleur accueil des handicapés. Mais il n’en demeure pas moins des publics exclus.

Entre offre et demande : deux logiques concurrentes

Si les bibliothèques doivent en tout état de cause tenir compte de la réalité de leurs publics, deux logiques s’offrent à elles. Soit, privilégiant la rentabilité, les acquisitions se contentent de suivre une demande explicite, dominante et largement conditionnée par la pression médiatique, au risque d’exclure quantité d’ouvrages plus discrets, soit, sacrifiant la rentabilité à une vision plus engagée du service public, la bibliothèque considère de son devoir de proposer une offre diversifiée et cohérente, adaptée mais pour laquelle elle devra susciter une demande. La réalité se situe le plus souvent entre ces deux pôles.

Les collections n’ont de valeur que pour autant qu’elles trouvent des lecteurs. Le taux de sortie des documents est donc un critère d’évaluation de la manière dont l’institution remplit sa mission. Les demandes explicites de lecteurs via les « cahiers de suggestions » reçoivent des réponses polies mais sont en général assez peu entendues. En revanche, les bibliothèques tiennent largement compte d’une demande implicite correspondant à un air du temps. L’analyse des sélections « coups de coeur » d’une bibliothèque parisienne moyenne[12] a montré une forte redondance de ces sélections par rapport à celles des prix littéraires et des médias. Un certain nombre de choix sont par ailleurs liés à l’actualité, qu’il s’agisse de catalogues d’expositions en cours, d’essais politiques liés à des élections prochaines ou encore de la littérature du pays mis à l’honneur au Salon du livre de Paris. Cet effet d’actualité est institutionnalisé dans les bibliothèques municipales parisiennes par l’achat systématique des « nouveautés », livres repérés et commandés avant leur parution et qui bénéficient d’un traitement accéléré afin de se trouver sur les rayons des bibliothèques quand les médias en parleront. Tandis que les fictions achetées sont essentiellement des romans, réputés plus accessibles, les acquisitions de documentaires suivent aussi l’air du temps : une réunion d’acquisition récemment observée dans une bibliothèque d’un quartier universitaire retenait ainsi des ouvrages sur les légumes anciens, la cuisine végétarienne et l’effet de serre.

Par ailleurs les bibliothèques suivent les représentations qu’elles se font de leurs publics non seulement par ce qu’elles choisissent, mais aussi par ce qu’elles écartent. Cette censure ne concerne pas tellement la morale, quoique des lecteurs de certaines bibliothèques bourgeoises veillent à la « bonne tenue morale » des ouvrages de « leur bibliothèque ». De manière plus générale, à quelques exceptions près (politique volontariste ou public réputé « intellectuel »), on observe une censure en amont portant sur la difficulté ou l’étrangeté des ouvrages, avec l’idée que la bibliothèque est destinée à servir non pas tous les publics mais plutôt un public moyen susceptible d’être rebuté par la difficulté et qui, selon l’expression d’un bibliothécaire rencontré, ne vient pas en bibliothèque pour « se prendre la tête ». Une telle perspective conduit à l’élimination d’une grande partie de ce qui paraît trop élitiste, original, déroutant, du fait d’un niveau d’approfondissement scientifique trop poussé, d’un genre peu commun, d’une écriture avant-gardiste ou d’un décalage par rapport aux normes de ponctuation ou de mise en page. Cette « censure par la moyenne[13] » conduit aussi à exclure largement ce qui pourrait être déroutant culturellement parce que provenant d’un pays mal connu : sauf spécialisation ou politique particulière d’une bibliothèque, les langues dominées de la République mondiale des lettres[14] ont une place assez mince dans les collections des petites bibliothèques et plus encore sur les présentoirs destinés à leur mise en valeur.

Dans une perspective inverse, les bibliothécaires peuvent d’abord constituer une offre, c’est-à-dire une collection cohérente et « de qualité » répondant à l’image qu’ils ont d’une « bonne » bibliothèque, et en faire la promotion. Une responsable de bibliothèque évoquait les ouvrages achetés « pour la gloire » et quasiment jamais consultés. La logique de valeur symbolique entre donc en concurrence avec la réalité quotidienne des usages. La valeur d’usage prime néanmoins. Il faut donc susciter un intérêt pour cette offre, la faire connaître. La médiation peut prendre la forme de conseils individuels, plus souvent de présentoirs généralistes ou thématiques, parfois de fascicules bibliographiques, sélections de premiers romans par exemple. De plus en plus de bibliothèques organisent aussi des animations, rencontres avec des auteurs, conférences, spectacles ou lectures. Une bibliothèque d’un quartier populaire mène avec des travailleurs sociaux une action en direction de la petite enfance. La médiation est parfois plus informelle et plus individuelle. Ainsi une jeune bibliothécaire, grande lectrice désireuse de faire découvrir les livres qu’elle a aimés, a su tisser des liens avec une cinquantaine d’habitués de sa bibliothèque, avec qui elle discute systématiquement des romans rapportés pour leur suggérer d’autres lectures.

Mais beaucoup de bibliothécaires rencontrés ont le sentiment que ce rôle de passeur s’amenuise, que le public désire retrouver en bibliothèque ce dont il a entendu parler ailleurs, et que la bibliothèque a évolué d’une logique d’offre à une logique de demande. Si l’hypothèse d’un clivage entre une génération militante et une jeune génération encline à suivre la demande ne semble pas vérifiée, la médiation apparaît bel et bien plus difficile, parce que la production est plus abondante et plus éphémère, le poids des médias plus grand, les usagers plus pressés et le métier de bibliothécaire différent de ce qu’il a été. Mais plus qu’à un effet de génération, cette tendance semble plutôt liée au profil de recrutement des personnels des bibliothèques, à leurs conditions de travail et, de manière plus générale, aux reconfigurations du champ littéraire, de ses hiérarchies et de ses institutions et à une évolution de la place de la bibliothèque parmi elles. La bibliothèque a largement misé sur le libre accès et l’autonomie des usagers, en cherchant à se démarquer de l’école et de la prescription. Elle a peut-être aussi perdu un peu de son aura en même temps que le livre s’est banalisé et s’est trouvé davantage concurrencé par d’autres loisirs et d’autres médias. Surtout, les conditions d’exercice du métier de bibliothécaire ont évolué vers des tâches plus techniques, avec moins de personnel, moins de disponibilité pour une vraie connaissance de livres toujours plus nombreux et pour un rapport approfondi avec le public, alors que la médiation demande du temps et un engagement : il est plus facile dans ces conditions de suivre la demande et l’air du temps plutôt que de se poser en force de proposition alternative, sauf volonté politique contraire.

Les exclus de la bibliothèque publique

S’il est vrai que la bibliothèque est tournée vers ses publics, elle contribue aussi à les sélectionner par les choix qu’elle opère en matière d’organisation, de classification et d’acquisitions.

D’abord, le libre accès est-il vraiment un garant de démocratisation? Il a été institué dans les bibliothèques publiques pour faciliter l’accès aux collections en supprimant l’obligation de passer par un intermédiaire. Mais, d’une part, le lieu continue d’exercer un effet d’imposition symbolique et, d’autre part, l’accessibilité est conditionnée par la nécessaire maîtrise des codes et des moyens de se repérer entre tous ces livres entre lesquels on ne sait pas forcément choisir. L’usager peut certes circuler librement entre les rayonnages et accéder directement aux livres, sans avoir à passer par la médiation du guichet de prêt d’antan, mais il est aussi livré à lui-même et aux repères qu’il a ou n’a pas. Car la liberté de chacun d’aller et venir, de flâner, de feuilleter, de choisir et de lire, sans avoir de compte à rendre à quiconque, sans faire l’objet d’une surveillance, a pour contrepartie l’absence d’accueil spontané : l’usager ne reçoit d’aide que s’il fait lui-même la démarche d’identifier un bibliothécaire et de lui poser une question. Si, faute de familiarité avec le système, il n’a pas les codes nécessaires pour s’y repérer, il doit oser demander. C’est moins difficile s’il vient avec des références précises, glanées dans les médias ou par le bouche-à-oreille. Ça l’est davantage s’il ne sait pas d’avance ce qu’il cherche et s’il ne sait pas expliciter son désir[15]. La capacité à user du libre accès est liée à la possession de capitaux scolaires inégalement répartis[16].

Un autre type d’exclusion vient de la sectorisation de la bibliothèque et de la classification de ses collections, où certains publics spécifiques trouvent difficilement leur place. La division entre section jeunesse et section adulte, encore en vigueur à Paris pour des raisons de contraintes spatiales, est ainsi peu favorable aux adolescents, dont les bibliothécaires déplorent souvent la désaffection mais qui ne se reconnaissent dans aucune de ces sections et pour lesquels de nouvelles médiathèques régionales ont tenté d’inventer des espaces intermédiaires non cloisonnés organisés autour de thèmes spécifiques[17]. Les faibles lecteurs, pour lesquels les contraintes du prêt et l’absence d’appropriation qu’il implique sont des obstacles à la fréquentation des bibliothèques, sont peu favorisés par la disposition des collections[18].

Les bibliothèques classent en effet les documents par genre et par sujet, selon le complexe système Dewey, difficilement maîtrisable par le profane, et qui ne dit rien de l’accessibilité du document. Aucun marquage ne distingue les ouvrages pratiques des études savantes, ou ne classe les fictions selon leur complexité lexicale, syntaxique ou narrative. Les sigles adoptés au milieu du xxe siècle par l’Association des Bibliothécaires Français (I. Lecture très facile, II. Lecture assez facile, III. Lecture présentant quelques difficultés) ont été abandonnés[19], de même que les ouvrages pour la jeunesse ne mentionnent plus toujours la classe d’âge à laquelle ils s’adressent. L’extension de la scolarisation a pu faire croire à une société également alphabétisée où chacun aurait accès à tout, mais, si le livre est devenu un produit courant, il n’est pas donné à chacun de se repérer sans guide dans une offre aujourd’hui pléthorique. La difficulté est certes un critère relatif[20], mais les lecteurs fragiles ne peuvent distinguer les livres qu’ils pourraient lire sans être rebutés par une complexité excessive. Une bibliothèque travaille ainsi avec une association de quartier à accueillir des femmes en cours d’alphabétisation, mais les quelques repères qui leur sont donnés leur permettront-ils de trouver seules les livres susceptibles de leur convenir, noyés dans la masse des ouvrages enfantins de la section jeunesse et de ceux trop complexes de la section adulte?

L’exclusion passe enfin par le contenu des collections lui-même. Il ne s’agit certes plus de censurer explicitement « tout ce qui est jugé immoral, démoralisant, aliénant ou futile », comme le faisaient les prescripteurs du xixe siècle[21]. Mais au nom de la qualité et de la valeur scientifique ou littéraire, les politiques d’acquisition tendent à exclure, plus ou moins explicitement, les genres populaires qui « n’ont pas leur place » sur les rayons de la bibliothèque, même s’il s’agit de dons de lecteurs. Si le polar, la bande dessinée et la science-fiction ont conquis plus ou moins largement leur place sur les rayonnages des fictions, les acquisitions écartent explicitement la « para-littérature » la plus illégitime[22], les romans d’espionnage et les collections sentimentales.

En documentaire, sont exclus tous les formats « interactifs » peu appropriés aux usages multiples (ouvrages comportant des questionnaires ou des tests et invitant à l’écriture), mais aussi tous les ouvrages scolaires et parascolaires et tout ce qui relève des « pseudo-sciences » comme l’astrologie, la voyance ou l’ésotérisme. Ces choix se justifient par une certaine conception du savoir et des missions d’une bibliothèque qui à la fois entend se démarquer des Centres de documentation et d’information des collèges et lycées et se refuse à proposer « n’importe quoi ». La valeur symbolique l’emporte donc, même si la valeur d’usage est prégnante dans les choix quotidiens. Mais les lecteurs qui cherchent en vain en bibliothèque les livres illégitimes qui en sont exclus, se replient-ils sur d’autres livres ou se détournent-ils de la bibliothèque?

Les rapports aux publics sont donc complexes. Les bibliothécaires naviguent entre public idéal et publics réels, service de tous et service de chacun, valeur symbolique et valeur d’usage, autonomie d’une logique d’offre et hétéronomie d’une logique de demande. Dans tous les cas, les représentations sont aussi déterminantes que les politiques. Mais la détermination joue dans les deux sens : si les représentations qu’ils ont de leurs publics influent sur les choix des bibliothécaires, les choix de l’institution déterminent réciproquement les publics susceptibles d’en être les usagers et contribuent à l’exclusion de certaines catégories de la population.

Se trouve ainsi posée une nouvelle fois la question des conditions de possibilité d’une véritable démocratisation de la culture et de l’accès au livre : la gratuité n’y suffit pas, pas plus que le libre accès. Elle exige des engagements politiques en faveur d’une réelle prise en compte des publics aujourd’hui exclus, qui doit passer par une prise de conscience des professionnels du caractère décisif de leurs critères et de leurs catégories, par une ouverture des collections à des supports et à des genres moins légitimes et surtout par un travail d’accompagnement et de médiation qui doit redevenir le coeur du métier de bibliothécaire de lecture publique.