Corps de l’article

Partout des rangées d’arbres parallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des constructions plates, de longues lignes froides, et la tristesse lugubre des angles droits.

Victor Hugo, Les Misérables

« L’oeuvre de Jules Verne […] serait un bon objet pour une critique de structure », écrit Roland Barthes dans la mythologie intitulée « “Nautilus” et “Bateau ivre”[2] ». Un aspect en particulier ressort de cette structure : celui de la finitude. Cela peut sembler paradoxal, mais la somme romanesque des Voyages extraordinaires repose d’abord et avant tout sur un monde clos, « une cosmogonie fermée sur elle-même[3] », dont les principaux motifs demeurent l’habitation et le confort. « L’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure, mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes[4] », ajoute Barthes. Comme on le verra, il ne s’agit pas d’un désir de provocation de la part du mythologue. Dans les Fragments d’un discours amoureux, on trouve une actualisation de ce désir systématique d’habitation qui, par la bande, caractérise les personnages de Verne : « ce que je fantasme dans le système est très modeste […] : je veux, je désire, tout simplement, une structure […]. Certes, il n’y a pas un bonheur de la structure; mais toute structure est habitable, c’est même là, peut-être, sa meilleure définition[5] ». À l’inverse de l’amoureux décrit par Barthes, éternel marginal qui désire avec angoisse les structures ordinaires dont les autres semblent tous être pourvus, les héros verniens ne font pas que désirer la structure : ils l’expérimentent et en jouissent. « Verne ne cherchait nullement à élargir le monde selon des voies romantiques d’évasion ou des plans mystiques d’infini : il cherchait sans cesse à le rétracter, à le peupler, à le réduire à un espace connu et clos, que l’homme pourrait ensuite habiter confortablement[6]. » Oeuvres-phares de la grande période de l’écrivain – avant son oeuvre tardive plus critique –, les trois romans de Verne analysés ici insistent tous sur cette idée : la première qualité du voyage n’est pas d’arriver à bon port, mais d’habiter confortablement une structure. La découverte du monde et de ses merveilles est ainsi toujours assujettie au perfectionnement de la structure. Or, dans l’univers des Voyages extraordinaires, il n’y a aucune structure plus importante que celle-ci, que Verne trace de roman en roman, parfois pour la louer, parfois pour la contrarier : la structure de la ligne droite[7].

L’aventure est d’abord structurelle comme le voyage est d’abord une forme. Notons que l’univers vernien est souvent associé à ce trait, par exemple chez Sartre dans Les mots : « J’adorais les ouvrages de la collection Hetzel, petits théâtres dont la couverture rouge à glands d’or figurait le rideau […]. Je dois à ces boîtes magiques […] mes premières rencontres avec la Beauté[8]. » Des « boîtes magiques », voilà ce que sont les textes de Verne, à la fois dans leur matérialité et dans leur horizon. Les livres forment une structure désirable, habitable, en deçà de ce qu’ils racontent. D’ailleurs, c’est toujours la même histoire qui s’y joue : les héros tentent de créer ou de suivre une ligne, qui devient le principe moteur de leur existence. « Le dessein général étant de couvrir la surface de la Terre, Jules Verne doit trouver des trajets qui permettent de le faire au mieux[9] », écrit Michel Butor dans « La sphère des voyages ». Dans une des meilleures études sur l’écrivain, « Jules Verne, le dernier utopiste heureux », Marc Angenot insiste pour sa part sur la « circulation circulaire » à l’oeuvre dans les Voyages extraordinaires, affirmant avec raison que « Verne a inventé des lignes qui n’existaient pas (et n’existent pas encore)[10] ». Actualisation la plus franche de cette structure, le tour du monde – trajet de tous les trajets – n’est précisément que le tracé d’une ligne autour d’un centre fantasmé. La difficulté pour les héros sera de produire le trajet le plus pur qui soit, c’est-à-dire le trajet qui s’approche le plus d’une ligne droite. Pierre Macherey le dit clairement : « L’oeuvre de Verne n’est qu’une longue méditation, ou rêverie, sur la ligne droite […]. Titre : les aventures de la ligne droite[11]. » Les exemples de ce principe abondent, si bien que l’on peut presque les choisir au hasard. Pensons au Duncan dans Les Enfants du Capitaine Grant (1866), qui effectue une circumnavigation autour de la Terre, en tentant de rester le plus près possible d’un degré de latitude. Ce n’est pas seulement le bateau qui y est habité, mais la ligne dont la perte signifierait l’arrêt de mort du père recherché. L’aventure constitue aussi bien une ligne de fuite qu’une ligne de vie. D’autres romans, tel Michel Strogoff (1876), portent sur la nécessité de sauver la ligne droite : il faut réparer le fil télégraphique pour rétablir la communication directe entre les cités. Roman plus tardif, Le Sphinx des glaces (1897) – continuation des Aventures d’Arthur Gordon Pym (1837) d’Edgar Poe – insistera sur le pouvoir d’attraction de la ligne droite, avec l’immense montagne-aimant qui attire vers elle tous les navires construits en fer. Bon gré mal gré, il faut suivre une ligne, trouver une manière d’y vivre, d’en faire sa structure, son rythme et son espace.

C’est dans les récits anglo-saxons que la structure de la ligne droite est portée à sa perfection. Nous en avons retenu trois : De la Terre à la Lune[12] (1865), Autour de la Lune[13] (1869) et Le tour du monde en quatre-vingts jours[14] (1873). Pour Verne, la mentalité anglo-saxonne, à l’inverse de la mentalité latine, se définit par son désir de droiture : on y fait ses affaires, sans jamais dévier de sa route. Le sous-titre de De la Terre à la Lune le montre déjà : Trajet direct en 97 heures 20 minutes. L’architecture et l’agriculture relèvent de cette même structure d’ordre. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont également les pays des révolutions industrielles, des techniques et des grandes guerres modernes. Ce sont des pays conquérants où l’on construit des machines extraordinaires pour prendre la mesure du monde et pour stratifier l’espace selon un ordre logique[15]. Ce qui est vrai en Angleterre l’est encore plus en Amérique. Verne projette sur les États-Unis un idéal de droiture, d’ordre et de parallélisme. Enfin, on remarquera deux derniers traits communs, relatifs aux personnages des romans anglo-saxons : Verne les décrit comme de véritables hommes-machines – des automates – qui ont tous la passion du jeu. C’est en raison d’un pari que l’imperturbable Phileas Fogg, plus grand joueur de whist du Royaume-Uni, part sur un coup de tête faire le tour du monde. C’est un autre pari qui amènera Impey Barbicane, J.-T. Maston et les autres membres du Gun-Club à construire un gigantesque canon, capable d’envoyer un obus sur la Lune. Dans les deux cas, on retrouve le désir de la ligne droite : traverser le monde le plus rapidement possible, avoir assez de force balistique pour atteindre directement la Lune. La tension dramatique de ces romans sera le fruit des nombreux obstacles qui mettront en danger cette structure.

De la Terre à la Lune et Autour de la Lune : le renversement de l’Histoire

« Le terme de jeu désigne non seulement l’activité spécifique qu’il nomme, mais encore la totalité des figures, des symboles ou des instruments nécessaires à cette activité ou au fonctionnement d’un ensemble complexe[16] », écrit Roger Caillois dans la préface de son ouvrage de 1957, Les jeux et les hommes. Axé sur la multiplicité, le jeu est un dispositif, c’est-à-dire un ensemble de lignes. Proposant un retour sur l’oeuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze donne à la notion de dispositif tout son relief, de même que sa poésie :

Mais qu’est-ce qu’un dispositif? C’est d’abord un écheveau, un ensemble multilinéaire. Il est composé de lignes de nature différente. […] Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de directions, bifurcante et fourchue, soumise à des dérivations. […] Les dispositifs ont donc pour composantes des lignes de visibilité, d’énonciation, des lignes de force, des lignes de subjectivation, des lignes de fêlure, de fissure, de fracture, qui toutes s’entrecroisent et s’emmêlent, et dont les unes redonnent les autres, ou en suscitent d’autres, à travers des variations ou même des mutations d’agencements[17].

De tous les Voyages extraordinaires, le diptyque formé par De la Terre à la Lune et Autour de la Lune offre l’exemple le plus probant de l’extension que la prose vernienne confère à cette notion de dispositif et à sa poésie spéciale.

Inadmissibles scientifiquement, ces romans multiplient néanmoins les occasions d’étayer leur véracité et leur fondement mathématique. Les romans de la Lune, en particulier le second volume, sont en effet remplis d’équations mathématiques. Au pauvre Michel Ardan, le Français qui représente l’art et la bonne vie – son nom est d’ailleurs l’anagramme du photographe Félix Nadar, de qui Verne était proche –, Impey Barbicane et le capitaine Nicholl offriront en vain de savantes leçons d’algèbre. Il est fort probable que ces chapitres furent sautés par les lecteurs de l’époque, comme ils le sont sans doute encore par les lecteurs d’aujourd’hui[18]. De quoi est-il question dans ces pages? De lignes, justement. À la suite de la rencontre d’un corps étranger dans l’espace interplanétaire, le wagon-obus qui devait transporter les trois aventuriers jusqu’à la surface de la Lune dévie de sa course originelle. Une série de calculs s’impose. Il faut démontrer la structure de cette nouvelle ligne, en comprendre les forces et en déduire la fuite. Le lecteur est ainsi soumis à une avalanche de chiffres relatifs au calcul de l’ascension du véhicule vers la Lune. C’est d’abord Nicholl qui se transforme en machine à calculer : « Le capitaine, en praticien rompu à toutes les difficultés, se mit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions et multiplications s’allongeaient sous ses doigts. Les chiffres grêlaient sa page blanche » (AL, 507-508). Dans Autour de la Lune, la vitesse n’est jamais vraiment vécue, mais toujours calculée, mathématisée. L’aventure est d’abord celle des chiffres alignés.

Il en ira de même pour l’essence des choses. Après Nicholl, Barbicane se lancera aussi dans une série de calculs afin de déterminer les possibles lignes qu’empruntera l’obus dévié. Michel Ardan ne se gênera pas pour manifester son incompréhension face à une telle manière d’habiter la réalité. Représentant respectivement le père et la mère, Barbicane et Nicholl – entendons la féminité du nom – devront tout expliquer à leur fils symbolique, qui, lui, rêve d’aventure concrète. « Qu’est-ce que l’éther? », demande par exemple Ardan. La réponse de Barbicane a de quoi laisser songeur : « c’est une agglomération d’atomes impondérables […]. Ce sont ces atomes qui, par leur mouvement vibratoire, produisent la lumière et la chaleur, en faisant par seconde quatre cent trente trillions d’ondulations, n’ayant que quatre à six dix-millièmes de millimètre d’amplitude » (AL, 518-519). La réplique d’Ardan sera moins abstraite : « Milliards de milliards! […], on les a donc mesurées et comptées, ces oscillations! Tout cela, ami Barbicane, ce sont des chiffres de savants qui épouvantent l’oreille et ne disent rien à l’esprit » (AL, 519). Étrange récit où l’on ne fait que calculer et suivre des lignes – d’abord la ligne droite de la propulsion, puis la ligne courbe de l’orbite autour de la Lune et enfin la nouvelle ligne droite du retour vers la Terre –, Autour de la Lune a tout d’un roman déceptif, voire d’un roman sur la déception : la Lune ne se laissant voir qu’une fraction de seconde, l’aventure n’y est plus que l’ombre d’elle-même. Comme l’écrit Butor, les romans verniens forment une « encyclopédie de la cartographie[19] ». Spécialistes des chiffres, automates capables d’aligner de façon vertigineuse une pléthore d’équations et de formules, les Anglo-saxons incarnent les interprètes par excellence dans les Voyages extraordinaires. Ils prennent ainsi un pas de recul par rapport à l’aventure, qu’ils propulsent tout droit dans le monde des idées.

Dans Autour de la Lune, le wagon-obus n’est donc pas tant un véhicule menant vers l’aventure qu’un lieu de travail : un lieu de travail, qui plus est, confortable, à l’abri de tout dérangement. Verne y pousse ici à son paroxysme le motif de l’enfermement et du monde clos. « À nous trois, constituons la république! » (AL, 536), s’exclame Nicholl, incarnant à nouveau la féminité et, ici, la fertilité. Espace clos, l’obus figure un monde en miniature, qui suit son cours sans aucune perturbation. C’est déjà ce que disait J.-T. Maston, le secrétaire du Gun-Club, dans De la Terre à la Lune : « Je laisserai de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n’envisager que le boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus éclatante manifestation de la puissance humaine; c’est en lui qu’elle se résume tout entière; c’est en le créant que l’homme s’est le plus rapproché du Créateur! » (TL, 303-305). On retrouve l’analyse de Barthes, qui identifie le monde vernien à un oeuf : « Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d’un oeuf[20]. » Le boulet habitable incarne la version moderne de l’oeuf, version encore plus parfaite car elle est dotée de mouvement. Avec Autour de la Lune, Verne atteint aussi un autre degré de perfection : l’espace interplanétaire y est présenté comme le rêve de la ligne droite. En effet, l’espace n’est pas fait de matière et il n’est pas gouverné par des lois gravitationnelles. Les formules mathématiques du mouvement peuvent ainsi s’y réaliser sans encombre et, en théorie, sans accident. Comme on le verra avec Le tour du monde en quatre-vingts jours, le problème de la Terre est qu’elle ne permet que rarement les déplacements en ligne droite. Toutefois, les accidents existent aussi dans l’espace, puisque, nous l’avons dit, le wagon-obus sera finalement dévié de sa trajectoire parfaite. Parce que les calculs ne peuvent pas tout prévoir, le monde ne sera jamais complètement clos, de même que la machine ne sera jamais parfaite : il y a toujours un interstice dans lequel peut se glisser le grain de sable du hasard, générateur d’aventure.

L’accident de parcours transformera donc la ligne droite en ligne courbe, permettant aux trois amis de contourner la Lune et d’apercevoir au passage ce qu’aucun être humain n’avait vu alors : sa face cachée. Au centre de la Terre, point nodal autour duquel s’articulent la plupart des Voyages extraordinaires, se substitue ici le centre de la Lune. Si l’on ne peut atteindre la Lune, alors on tournera autour. C’est grâce à cette ligne courbe que les explorateurs pourront rentrer sur Terre. Elle fonctionne ainsi comme une parenthèse entre deux lignes droites. Surtout, elle permet le renversement caractéristique de tous les romans verniens : chaque voyage comprend un moment où les données de l’équation s’inverseront pour offrir aux héros un nouveau regard sur leur monde. C’est de là que naît l’aventure – la transformation des valeurs –, et non seulement des péripéties[21]. Comme toujours chez Verne, le retour à la case départ n’est donc pas synonyme d’une répétition du même, mais, de façon plus complexe, d’une forme de renouveau. Ici, le renouveau passe par la reconnaissance d’une fin radicale. Même s’ils n’ont vu qu’un instant la face cachée de la Lune, les trois explorateurs ont eu assez de temps pour juger que celle-ci n’était pas habitée, ce qui ne veut toutefois pas dire qu’elle ne l’a jamais été. « Ainsi donc, demande Michel Ardan, l’humanité aurait disparu de la Lune? » (AL, 631). La réponse de Barbicane sera positive : « Oui, […] après avoir sans doute persisté pendant des milliers de siècles » (AL, 632). Ce ne sont pas seulement les personnages qui suivent des lignes, mais aussi, à un niveau supérieur, l’Histoire elle-même. À Ardan qui veut savoir si la Lune est un monde plus vieux que la Terre, Barbicane explique encore : « Non, […] mais un monde qui a vieilli plus vite, et dont la formation et la déformation ont été plus rapides. Relativement, les forces organisatrices de la matière ont été beaucoup plus violentes à l’intérieur de la Lune qu’à l’intérieur du globe terrestre » (AL, 630). Le terme le plus important ici est sans doute celui de « violence ». Terre en miniature, la Lune a suivi des lignes et subi des forces encore plus violentes que celles qui structurent notre monde. Ce sont elles qui en ont causé la perte hâtive. Or, cette mention d’un monde violent qui s’autodétruit devrait nous mettre la puce à l’oreille, puisque c’est dans un tel monde que Verne place son lecteur avec De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.

La prémisse de toute cette entreprise balistique réside en effet dans un événement majeur, qui marqua profondément Verne et mit son sceau sur l’ensemble des Voyages extraordinaires : la guerre de Sécession. Guerre fratricide, guerre violente, mais surtout, aux yeux de Verne, première guerre véritablement moderne, la guerre de Sécession témoigne d’un indéniable progrès dans le domaine de l’artillerie. C’est une guerre de machines et d’obus. C’est aussi une guerre qui crée une fêlure dans l’imaginaire américain. L’initiative d’envoyer un boulet sur la Lune naîtra justement à la suite de cette guerre, alors que les membres du Gun-Club, artilleurs de génie, ne savent plus quoi faire de leurs dix doigts, ou ce qu’il en reste. « [D]ans le Gun-Club, il n’y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six » (TL, 266), lit-on au début de De la Terre à la Lune. Barbicane est le seul homme complet du groupe, ce qui ne l’empêche pas d’être comparé maintes fois à un automate. Lorsqu’ils font référence à la guerre qui vient de se terminer, ces hommes-machines parlent du « bon temps » (TL, 265). Verne n’hésite pas à l’écrire, les membres du Gun-Club sont des « Anges exterminateurs » : « l’unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l’humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation » (TL, 265). Incarnation pure de la force et de la violence, la guerre représente un âge d’or pour ces fous meurtriers. C’est pour le retrouver qu’ils construiront leur énorme canon, comparable à n’importe quel volcan du monde. Or, de l’autre côté de la Lune, que découvriront Barbicane, Nicholl et Ardan, sinon précisément un nouvel âge d’or, lui aussi révolu?

Jadis, la Lune fut un monde prospère. Jadis, elle abrita des civilisations bien plus avancées que celle des Américains. Elle connut aussi des guerres terribles qui, avec le refroidissement généralisé du satellite, eurent pour effet d’accélérer la destruction de ce monde. Aussi fugitive soit-elle, la face cachée de la Lune pourra ainsi servir de miroir à la civilisation américaine, en la renvoyant à sa propre violence. La perception des civilisations éteintes de la Lune produira une nouvelle manière d’habiter la structure terrestre, visant désormais à la préserver et non plus à en précipiter la mort à grands coups de canon. En somme, la Lune n’est plus un point d’arrivée ou le but du voyage, mais un médiateur. Par le renversement des valeurs typiques des aventures verniennes qu’elle provoque, elle devient le point de rebroussement qui permet de remettre en perspective l’histoire de l’humanité, et en particulier son présent, qu’il s’agit maintenant d’habiter autrement. Comme l’obus, la civilisation devra dévier de sa ligne droite si elle veut espérer continuer son chemin.

Le tour du monde en quatre-vingts jours : jouer la modernité

« L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. […] Il y a aussi la tyrannie des horaires[22] », écrit Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel. Ce monde tyrannique des horaires et de la minute près est décrit avec une précision extrême dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. De tous les Voyages extraordinaires, ce texte est celui qui donne le plus de souffle à la notion d’horaire et à la fluctuation du temps selon son découpage en fuseaux. Qu’est-ce que le fuseau horaire sinon une ligne droite qui confine à une structure ? Pour Valéry, comme pour bien d’autres, cette structure moderne de la pluralité des lignes et des temps suppose d’abord un dispositif d’enfermement :

Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres[23].

Paradoxalement, cette définition de la liberté comme étanchéité face aux avatars de la modernité pourrait servir à définir Phileas Fogg. À première vue, certes, l’idée paraît curieuse, puisque Fogg est, de tous les personnages verniens, celui qui pousse jusqu’à son paroxysme la dictature de l’horaire et le despotisme de la routine. Précisément, on ne sait rien de ce « personnage énigmatique » (TM, 6), sinon son horaire : lever à 8h, départ pour le Reform-Club à 11h30, coucher à minuit. Les détails sont encore plus précis, comme le découvre Passepartout dès ses premières minutes à l’emploi du gentleman : « le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, l’eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt » (TM, 13). Un terme revient souvent pour désigner Fogg, puis, par métonymie, son pari de faire le tour du monde en quatre-vingts jours : « Si vivre dans ces conditions, c’est être un excentrique, il faut convenir que l’excentricité a du bon! » (TM, 8). Excentrique, on le serait à moins. Le terme s’avère particulièrement juste, puisque Fogg est certes un original, un excentré : il s’écarte de la norme, il n’adopte pas les lois de la société, mais crée ses propres lois et ses propres horaires. La preuve de l’écart de Fogg par rapport à la loi civile est redoublée par le quiproquo qui fera de Fogg un criminel injustement recherché par la police pour avoir volé la Banque d’Angleterre. Il sera conséquemment poursuivi par l’inspecteur Fix – le personnage vernien du chasseur – qui, jusqu’à la fin du récit, le prendra pour un véritable hors-la-loi. Sa marginalité sociale est présentée dès les premières pages du roman, qui le décrivent par la négative : « On ne l’avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n’avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d’administration. […] Il n’était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur » (TM, 6). Excentrique, Fogg l’est aussi dans le sens mécanique du terme, l’excentrique étant une pièce courbe qui permet la rotation d’un système. Par sa manière de ne pas se plier aux lignes de force de la loi des hommes, Fogg, sorte de surhomme ou d’homme-machine, va figurer la pièce manquante permettant une nouvelle forme de rotation, non plus à l’échelle privée, mais à l’échelle mondiale : tournant autour du centre de la Terre, Fogg paye des mécaniciens et des capitaines pour que véhicules et embarcations aillent plus vite, il détourne des trains et des bateaux de leur route afin de favoriser sa progression. Il est, selon la définition de l’excentrique que donne Le Littré, la pièce, jusque-là manquante – le missing link darwinien étant l’un des thèmes verniens de prédilection –, qui « communique le mouvement dans diverses machines ». Marginal, à l’écart des normes, Fogg se trouve néanmoins au centre d’un énorme dispositif, d’un écheveau de lignes et de devenirs, dont le but sera précisément de faire le tour du monde.

Revenons sur la première de ces deux formes d’excentricité. Marginal en ce qu’il suit son propre emploi du temps, Fogg échappe à l’esclavage de la société moderne. Il existe un autre terme pour définir cette attitude : celui de dandy. Verne ne l’utilise jamais explicitement, mais il propose en revanche une comparaison qui le suggère : « On disait qu’il ressemblait à Byron – par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds –, mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir » (TM, 6). Né avec une difformité, un pied bot, même Lord Byron n’atteint cependant pas la perfection machinale de Fogg. Avec la fin de cette description, Verne donne la clé de son roman : ayant vécu 1000 ans sans vieillir, Fogg a déjà signé sa victoire sur le temps. Faire le tour du monde en quatre-vingts jours ne sera donc qu’une formalité, la répétition d’une victoire antérieure. Automate qui donne l’impression d’obéir à l’horaire, Fogg est en fait un être hors du temps, comme il est un hors-la-loi. Évidemment influencé par Baudelaire, d’abord par ses traductions d’Edgar Poe, Verne crée ici une figure non sans rapport avec ce que le poète écrit sur le dandy. Dans Mon coeur mis à nu, par exemple, Baudelaire montre que le dandy – ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être un grand flâneur – s’inscrit dans un imaginaire de la ligne droite : « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption; il doit vivre et dormir devant un miroir[24]. » Fogg ne connaît en effet aucune interruption. Son horaire – celui qu’il s’est donné, et non celui de la société – est son miroir. Si un facteur quelconque du hasard retarde son tour du monde, Fogg agit comme si ce retard était prévu. Comme c’était le cas pour les membres du Gun-Club, tout semble calculé. Si l’équation du voyage fonctionne, alors sa réalisation n’est plus qu’une formalité. Tel est, au fond, le dandysme : suivre son équation personnelle, l’ériger en souverain bien et l’habiter comme une structure. Littéralement, Fogg incarne la ligne droite, comme en témoigne ce passage : « Ceux qui avaient l’honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que – si ce n’est sur ce chemin direct qu’il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club – personne ne pouvait prétendre l’avoir jamais vu ailleurs » (TM, 7). Mais c’est sans doute dans Le peintre de la vie moderne que Baudelaire a esquissé la figure du dandy qui convient le mieux pour décrire toute la complexité de ce personnage vernien à la fois réglé comme une horloge et capable de tout : « Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir[25]. » Écrire le dandy, voilà aussi ce qu’accomplit Verne dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. Si le parallèle entre Constantin Guys, dont parle ici Baudelaire, et le héros vernien peut à première vue surprendre, il est toutefois fécond et attesté par le texte. On peut même défendre l’idée que Fogg, par la perfection de son dandysme, va finir par révéler l’étrangeté de cette figure[26]. Il habite si parfaitement son équation et sa structure qu’il semblera suspect aux yeux des autres.

Comme le dandy baudelairien, Fogg se sent partout chez lui. Faire le tour du monde ne change ni son horaire ni ses activités. Aussi fera-t-il le tour du monde sans jamais sortir de sa cabine. « Nous marcherons peu ou pas » (TM, 23), dit Fogg à Passepartout, qui, ahuri, vient d’apprendre les plans de son nouveau maître. Cette remarque de Barthes sur L’île mystérieuse vaut tout autant pour Le tour du monde en quatre-vingts jours : « l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclôt, s’y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement[27] ». Autre figure de l’artiste, l’enfant se sait à l’abri dans sa structure, ce qui lui permet de jouir encore plus de sa liberté. La tempête qui s’abat dans Le tour du monde en quatre-vingts jours, c’est bien celle de la modernité, avec ses chiffres et ses signes. Peu importe le moyen de transport, le pays et les imprévus, Fogg contemple paisiblement la tempête, sachant que sa ligne droite n’en sortira pas déviée. Ce n’est jamais Fogg lui-même qui avance, mais sa structure qui se déplace, progresse, se transforme. Son équation est modulable à dessein et épouse tous les soubresauts du hasard. En cela, il reprend le schéma du voyage que l’on trouvait déjà dans les deux romans lunaires, où tous les déplacements sont écrits et joués à l’avance, mais il y ajoute une forme de multiplicité : si une équation ne fonctionne plus, Fogg fera le saut sur une autre ligne du livre de la modernité. Il faut dire que Fogg aura avec lui le passe-partout – c’est le cas de le dire – capable d’ouvrir et d’analyser le grand cryptogramme de la modernité : « Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw’s continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l’ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays » (TM, 23). Fogg consultera à de nombreuses reprises son Bradshaw, guide « qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne » (TM, 222). Voilà le dispositif dans l’engrenage duquel doit s’infiltrer Fogg, avec sa fortune considérable, afin de s’assurer de la transition entre chacune des parties.

Non seulement Fogg est un grand lecteur qui arrive à décoder l’ensemble des lignes de la modernité, mais il est d’abord un grand joueur. « Son seul passe-temps était de lire des journaux et de jouer au whist » (TM, 7)[28]. Lecture et jeu constituent les deux seules activités du héros vernien. Et qu’est-ce que le jeu, sinon un nouvel ensemble de règles? Dans Autour de la Lune, on a vu que l’histoire vernienne reste une histoire déterministe : l’histoire de la Terre reproduit celle de la Lune, mais à une vitesse moindre. Néanmoins, on a également pu constater que dans l’histoire, comme dans les voyages eux-mêmes, se trouvent un certain nombre de points de renversement et de failles. Il y a donc un jeu dans l’histoire : à certains moments, certains carrefours, l’histoire hésite, pouvant aller d’un côté comme de l’autre, suivre telle ligne plutôt qu’une autre. Ne répondant pas à la loi des hommes, le joueur – véritable hors-la-loi – possède le flair et la capacité de se placer dans ces hésitations de l’histoire pour en faire tourner autrement le dispositif. C’est ce qu’ont fait les membres du Gun-Club à partir de ce moment névralgique de l’histoire qu’est la guerre de Sécession. Leur choix les conduira jusqu’à la face cachée de la Lune, ce qui complète ainsi le renversement de l’histoire par le jeu. Ce n’est évidemment pas un hasard si, à la fin de Autour de la Lune, J.-T. Maston et ses équipes de sauvetage retrouvent Barbicane, Ardan et Nicholl jouant paisiblement aux dominos dans un obus à la dérive sur l’océan, attendant que quelqu’un les ramène à la civilisation.

Dans Le tour du monde en quatre-vingts jours, les impacts du jeu sont certes moins généraux – il ne s’agit pas de redresser complètement l’histoire humaine –, mais ses signes se font en revanche plus présents. Surtout, ce roman rend encore plus explicite le rapport entre le jeu et le temps. S’il n’est plus question de gagner son pari face au déterminisme de l’histoire, il faut tout de même tenter d’infléchir la ligne du temps et d’en effacer les imperfections. Pour faire le tour du monde en 80 jours, il est nécessaire de tourner tous les imprévus à son avantage. Homme de fer, homme-machine – « une véritable mécanique! » (TM, 14), crie Passepartout à la fin de sa première rencontre avec lui –, Fogg va ainsi faire plier le déterminisme et dompter le hasard. Les deux pôles opposés dialoguent constamment : il faut corriger la ligne et courber le destin. Le joueur est celui qui, au bon moment, sait opérer cette inflexion afin de continuer l’aventure et d’augmenter la mise du pari fait avec l’histoire. Cette coexistence des contraires et des forces, Verne en donne l’image dans l’épisode étatsunien du Tour du monde en quatre-vingts jours. Cette image, c’est bien entendu celle du chemin de fer, élément majeur de l’imaginaire américain.

Peut-être la ligne et le jeu avec la ligne ne sont-ils jamais aussi prégnants et évocateurs qu’en territoire américain. En effet, quel est le mythe le plus fondateur et plus primordial de l’histoire des États-Unis, sinon celui de la frontière? Et qu’est-ce que la frontière, sinon une ligne qui se déplace, que l’on repousse? La frontière est une ligne avec laquelle on joue et avec laquelle se joue l’histoire. Une fois la frontière complètement repoussée d’est en ouest, commence la création d’une autre ligne, celle du chemin de fer de l’Union Pacific, devant traverser le pays d’un océan à l’autre. Verne consacre plusieurs pages à cette nouvelle route qui, aux yeux des passagers, va enfin unifier les deux côtes de l’Amérique :

C’est à ce point que se fit l’inauguration de l’Union Pacific Road, le 23 octobre 1867, et dont l’ingénieur en chef fut le général J.M. Dodge. Là s’arrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr. Thomac C. Durant; là retentirent les acclamations; là, les Sioux et les Pawnies donnèrent le spectacle d’une petite guerre indienne; là, les feux d’artifice éclatèrent; là, enfin, se publia, au moyen d’une imprimerie portative, le premier numéro du journal Railway Pioneer. Ainsi fut célébrée l’inauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui n’existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d’Amphion, allait bientôt les faire surgir du sol américain.

TM, 196-197

Spectacle d’Amérindiens, création d’un journal, arrivée d’hommes politiques, rien ne manque à cette inauguration. Ici, la technique se renverse dans la morale. La construction de la ligne va en effet permettre de restructurer complètement le continent américain. Elle va le rendre encore plus habitable. Ayant fait la conquête de l’ensemble de son territoire, l’Amérique a donc troqué une ligne droite pour une autre. Mais, même dans cet épisode étatsunien – qui repose essentiellement sur un trajet en chemin de fer –, Verne insiste sur l’importance de savoir courber la ligne, comme l’homme-machine peut faire plier le déterminisme de l’histoire : « Peu ou point de tunnels, ni de ponts sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d’un point à un autre, et ne violentant pas la nature » (TM, 177). La dernière partie de la phrase est la plus importante : contre la ligne volante de la frontière, qui vise à étendre de force le domaine de la civilisation sur celui de la nature, la ligne de chemin de fer, elle, devra se montrer plus pacifique (à l’image du nom de la compagnie qui l’a construite). Entre les deux lignes, la courbe et la droite, subsiste donc toujours un jeu. Chez Verne, la modernité s’apparente à un dispositif ludique et moral.

Conclusion : la spirale du bonheur

« L’homme riche, oisif, […] même blasé, n’a pas d’autre occupation que de courir à la piste du bonheur[29] », écrit Baudelaire dans les premières lignes de la section « Le Dandy » du Peintre de la vie moderne. Ces mots sont à mettre en relation avec le titre du dernier chapitre du Tour du monde en quatre-vingts jours : « Dans lequel il est prouvé que Phileas Fogg n’a rien gagné à faire ce tour du monde, si ce n’est le bonheur ». Déjà, Fogg a gagné le temps. Voyant le Reform Club désert, il pense avoir perdu son pari, alors qu’il l’a en fait remporté haut la main. Il n’est pas en retard, mais largement en avance. Les derniers chapitres du roman sont construits sur un suspense : croyant avoir perdu, Fogg, ruiné, retourne stoïquement chez lui. Passepartout, lui, est fou de rage. L’annonce de cette faillite amène Miss Aouda, jeune veuve indienne que les deux hommes ont sauvée lors de leur tour du monde, à révéler à Fogg ses sentiments amoureux, évidemment partagés par le gentleman. Le roman aurait pu se terminer ainsi, et le résultat en aurait été tout aussi surprenant. Le voyage entraîne une transformation : après avoir décrypté la tyrannie des horaires, après avoir redressé toutes les lignes pour arriver à son but, Fogg, l’homme-machine, l’automate impassible, va enfin fléchir. La réciprocité de son amour, on le devine, ne pourra que bousculer son horaire de gentleman réglé à la minute près. Mais le temps sera à nouveau courbé : parti avertir le révérend du mariage prochain de son maître, Passepartout découvrira que, par le jeu des différents fuseaux horaires, et parce que le voyage a été effectué d’est en ouest, les aventuriers précèdent d’une journée leur échéance. Verne est le premier auteur à avoir vraiment compris que la Terre est ronde et que cette géométrie recelait tout un potentiel romanesque. La courbure de l’espace se traduit par une courbure temporelle, de même que par une courbure affective. Fogg remportera donc son pari, ce qui servira tout juste à rembourser les nombreuses dépenses encourues lors du voyage. Or, « Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère » (TM, 7), apprenions-nous au début du roman. Revenu à la case départ, Fogg se sera enrichi du bonheur.

« À certaines heures, successivement calculées, relevées sur des horloges électriques qui battaient la seconde au même instant, les populations furent conviées à prendre place aux tables du banquet » (AL, 382), lit-on dans le dernier chapitre de Autour de la Lune. Le retour des aventuriers déclenche ici une fête nationale, que l’Amérique célèbre à l’unisson. Le bonheur n’est donc pas individuel, comme dans Le tour du monde en quatre-vingts jours, mais collectif. Née du schisme d’une guerre fratricide, l’excentrique aventure du Gun-Club va renverser la mauvaise courbure de l’histoire, celle de la violence et des luttes. Ce n’est pas seulement une heure qui est gagnée, mais, plus largement, la possibilité d’un avenir. Par conséquent, cela doit se célébrer dignement :

Pendant quatre jours, du 5 au 9 janvier, les trains furent suspendus, comme ils le sont le dimanche, sur les railways de l’Union, et toutes les voies restèrent libres. Seule une locomotive à grande vitesse, entraînant un wagon d’honneur, eut le droit de circuler pendant ces quatre jours sur les chemins de fer des États-Unis. La locomotive, montée par un chauffeur et un mécanicien, portait, par grâce insigne, l’honorable J.-T. Maston, secrétaire du Gun-Club. Le wagon était réservé au président Barbicane, au capitaine Nicholl et à Michel Ardan.

AL, 669

Après avoir tourné autour de la Lune, les aventuriers vont zigzaguer sur toute la carte des États-Unis. Barbicane, Nicholl et Ardan troquent leur obus pour une autre structure d’enfermement, qui sera néanmoins productrice de bonheur. Comme l’enfant qui, en sécurité dans sa tente, imagine la tempête au loin, les hommes peuvent habiter la Terre comme un refuge, maintenant qu’ils savent que la violente tempête qui a frappé la Lune ne les atteindra pas à leur tour.

Pour conclure, notons que la dernière période de l’oeuvre de Verne se caractérise par une forme de renouvellement de la structure, passant de la ligne droite à la spirale. Ce changement se traduit par de nouvelles manières de voyager et de découvrir le monde. Comme l’écrit entre autres Lauric Guillaud dans « Jules Verne et les mythes américains », on remarque un « pessimisme graduel[30] » dans le rapport que l’écrivain entretient avec les États-Unis. Par exemple, dans Robur le conquérant, l’Amérique vue des airs ressemble à un « énorme jeu d’osselets », c’est-à-dire à un immense cimetière rempli d’os et de squelettes. On retrouve la comparaison que proposait Ardan pour décrire le paysage lunaire : « Cette plaine ne serait alors qu’un immense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortelles de mille générations éteintes » (AL, 572). Ce qui est arrivé sur la Lune semble finalement sur le point de se reproduire sur la Terre. Jacques Noiray date également l’élan pessimiste de Verne autour de l’année 1886. Les romans ultérieurs viendront tous bouleverser la structure, la rendant de moins en moins habitable. Dans Nord contre Sud (1887) et Face au drapeau (1896), Verne revisite les horreurs de la guerre de Sécession et explore la face cachée du progrès américain. Avec Sans dessus dessous (1889), nous retrouvons Ardan et les membres du Gun-Club, artisans, cette fois, d’une aventure ruineuse et catastrophique. Dans Le testament d’un excentrique (1899), les États-Unis sont transformés en immense jeu de l’oie, où les coups de dés seront les seuls maîtres d’une folle course-poursuite, bien loin de la conquête du temps et de l’espace propre aux romans verniens antérieurs. Vidé de sa structure, le jeu anglo-saxon tourne maintenant sur lui-même sans produire de véritables gains.

Cette image de la spirale se situera au coeur de L’île à hélice (1895), roman d’anticipation qui relate la croisière d’une île-cité, Milliard City, construite pour les millionnaires et milliardaires américains. Ce véhicule extraordinaire ne vise plus à faire le tour du monde, mais à répéter sempiternellement le même trajet spiralique entre les îles paradisiaques du Pacifique. Divisée entre catholiques et protestants, l’île, lieu de tensions latentes, finira par s’autodétruire, en tournant sur elle-même à une vitesse démesurée. Ces Américains richissimes sont à la recherche du bonheur à même une structure complètement factice. Une question se pose alors : Verne a-t-il épuisé son schéma d’aventure ou a-t-il été rattrapé par les mauvais côtés de la modernité? Quoi qu’il en soit, son oeuvre demeure primordiale aujourd’hui, alors que les enjeux d’habitabilité s’avèrent de plus en plus criants. Si le monde est entièrement connu, il reste encore à construire les dispositifs pour l’habiter convenablement, à renouveler ses structures. La véritable aventure ne se loge pas dans l’espace interplanétaire : il faut la trouver à travers soi. Même à travers son pessimisme tardif, l’oeuvre de Verne répète que l’homme ne doit pas être un loup pour lui-même, mais une ligne de vie. Il n’y a rien de plus extraordinaire que d’habiter sa structure et de se sentir chez soi.