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Rares sont les scènes de lecture numérique dans la littérature. Dans une nouvelle publiée en 2001, Jean-Pierre Balpe met en scène l’acculturation d’une femme âgée à la lecture sur papier électronique avec une « machine à lecture »[1]. Le personnage d’Évita fait réaliser des feuilles électroniques sur mesure et transforme les murs de sa chambre en écran, s’immergeant dans un intertexte objectivé et sans limite. Si Évita voit d’abord les avantages ergonomiques de sa machine de lecture, elle est ensuite confrontée à une transformation de sa pratique de lecture similaire à une révélation : Jean-Pierre Balpe décrit une expérience esthétique et sensorielle (être environné de textes, sans les toucher), qui s’apparente à une métaphore de la lecture intérieure, et qui accorde une valeur sensible mais également culturelle au support. Loin d’être le simple véhicule du texte, la feuille électronique est là dotée du pouvoir de modifier profondément notre culture de l’écrit, notamment par l’interpénétration des textes. Dans cette scène de lecture, le lecteur est aussi bien figuré comme un spectateur qu’un interprète. Surtout, la nouvelle décrit une cinétique du texte projeté qui est assimilée à la lecture même.

Dans cet article, nous souhaitons interroger les mutations des pratiques de lecture en jeu dans le contexte des médias informatisés en nous intéressant à un motif iconographique omniprésent au cours des siècles : la « scène de lecture »[2]. L’enjeu de notre recherche est de questionner une « culture de la lecture » et son évolution à partir des représentations visuelles de lecteurs en pratique. Au sens large, cette culture[3] peut être abordée par le livre, le texte, ou le lecteur : c’est dans cette définition souple que nous situerons notre recherche en mobilisant une approche sémiologique.

Les analyses de ce motif de la « scène de lecture » par les historiens de l’art et les historiens du livre ont décrit précisément les liens entre représentation et société, ainsi que le dit Michel Pastoureau pour le Moyen Âge : « Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le livre […] intervient dans la vie quotidienne, dans la civilisation matérielle, dans la vie culturelle, dans l’imaginaire, dans les représentations[4]. » Quelles peuvent être les représentations visuelles de la « lecture d’écran » et de quelle manière renouvellent-elles l’imaginaire de la lecture? On considérera l’écran comme une forme culturelle qui relève d’un modèle de publicité de l’écriture et règle la lecture en engageant le lecteur et son corps selon des modalités sensibles.

La recherche est focalisée sur l’iconographie publicitaire pour la tablette numérique iPad. Nous réinscrivons d’abord ces images promotionnelles dans un corpus historique publicitaire qui définit autant d’archétypes de la lecture (guides de voyage, presse). Dans un deuxième temps, nous montrons comment l’écran est traité dans l’esthétique publicitaire comme espace de visibilité du texte et limite matérielle de celui-ci. Enfin, nous mettons en évidence de quelle manière cette esthétique du cadre place le passant dans une position d’identification physique au lecteur représenté, mais également dans une posture d’extériorité.

Lire sur écran : une rhétorique du mode d’emploi

Avant tout, il nous faut souligner combien les images de nos lectures d’écran sont majoritairement celles de la publicité pour les supports de lecture et leurs contenus dédiés. La production iconographique de scènes de lecture par des acteurs économiques, industriels et éditeurs est remarquable en quantité, offrant un corpus très abondant. Ainsi, des tutoriels et des modes d’emploi à visée publicitaire sont réalisés pour chaque nouveau produit (qu’il s’agisse du support de lecture ou de l’édition de contenus dédiés).

Ces images donnent également lieu à des reprises, des citations, des parodies et des détournements qui sont aussi bien le fait de ces acteurs économiques que du grand public. Cette dynamique est maintenue par la concurrence entre les supports et la surenchère technologique : la forme vidéo-clip se transmet, circule, change de contexte d’énonciation, est citée, répétée. Les discours que ces images véhiculent et les citations dont elles font l’objet conduisent à certaines croyances parfaitement apprises et répétées : c’est « lisible », « pratique », « sympa », voire « ludique », « interactif », « rapide », « intuitif », « ergonomique », etc. Il faut souligner la circulation du discours publicitaire ou de la presse spécialisée, dont l’extrême labilité cristallise certains modèles et surtout encadre nos relations aux supports du texte et les accompagnent. Ces publicités, et tutoriels ou « démos » se substituent au mode d’emploi et définissent en même temps les modalités de valeur culturelle des contenus.

Ainsi, cette industrialisation des scènes de lecture est caractérisée par une véritable rhétorique du mode d’emploi. La promotion pour les tablettes numériques iPad s’inscrit donc en filiation avec cette rhétorique : nous verrons justement de quelle manière la publicité réinterprète ces codes.

Le choix d’un micro phénomène technologique : questions vives sur la lecture sur écran, le cas des publicités pour la tablette numérique iPad (2010)

Peut-on parler de lecture pour qualifier l’ensemble des activités de consultation documentaire — texte, vidéo, son — sur les tablettes numériques? Composées de signes principalement figuratifs, à l’exception du logo et du nom de marque « iPad » et des textes présents sur l’écran, les discours promotionnels soulignent certaines spécificités de la tablette, ainsi décrites de manière élogieuse par Christian Vanderdope :

Au lieu du papier électronique dont l’affichage en noir et gris est terne et peu attrayant, l’iPad offre une surface en cristal liquide, lumineuse comme un écran d’ordinateur, et dont la résolution permet un affichage de haute qualité, tant du texte que de la vidéo. [ …] Le système d’opération a été bridé pour interdire le multifenêtrage, ce qui a pour effet de réserver la totalité de l’écran à une seule application à la fois, qu’il s’agisse de lire un livre ou de regarder une vidéo[5].

De cette définition, retenons des principes technologiques liés au support, l’écran est rétroéclairé, et des principes liés à l’édition, le texte « s’adapte » au cadre de l’écran. Cette qualité éditoriale des formats dédiés aux supports numériques de type smartphone ou tablette modifie radicalement la relation du lecteur au « texte ». [6] L’utilisateur de l’iPad n’est pas toujours « lecteur » puisqu’il peut aussi être auditeur, spectateur d’un film, etc.

Ainsi, l’écran constitue une surface et un espace d’affichage d’un « texte » : en tant que cadre et scène, il délimite et configure les signes qui s’y trouvent présentés[7]. C’est donc bien dans une acception sémiotique du mot « lecture » que nous situerons cette recherche.

Un petit corpus d’images constitue notre point de départ. Des affiches publicitaires pour l’iPad d’Apple (figures 1 à 3) sont croisées avec deux ensembles iconographiques, d’une part les images publicitaires pour des éditions ou la presse, d’autre part, les publicités pour d’autres supports numériques[8]. La traversée diachronique que suppose cette mise en perspective a pour objectif de faire apparaître les questions posées au genre de la « scène de lecture » par ces images de lecture sur écran.

Le passant des grandes métropoles internationales a pu voir en 2010 différentes mises en scène de l’iPad sur les parois des kiosques, des abribus, dans les couloirs du métro : voici trois photographies de ces affiches dans l’espace urbain à Paris et à San Francisco.

Figure 1

Kiosque à journaux, Paris, photographie de l’auteur

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Figure 2

Métro, Paris, photographie de l’auteur

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Figure 3

Eric Drooker's Oct 25, 2010 New Yorker cover iPad ad on bus shelter at San Francisco City Hall, photographie de Steve Rhodes http://www.flickr.com/photos/ari/5249021767/

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Les photographies des affiches et de leur contexte permettent de comprendre certaines caractéristiques de la circulation sociale de ces tablettes, associées à des espaces de la mobilité et de l’urbanité mais également de mettre en relief leur monumentalité dans l’espace public.

La valeur d’usage de la lecture

Si la valorisation technologique des « machines à lire » que sont ces supports numériques est particulièrement prédominante, qu’en est-il du « texte » à proprement parler? L’affiche publicitaire de l’édition ou de la presse indiquait la bonne lecture du journal ou du guide de voyage donnant à la lecture une valeur d’usage[9]. Ainsi, les iconographies publicitaires de la lecture dessinent les contours de modèles de lecture archétypaux (les journaux mettent en scène leur lecture dans la publicité, de même que les guides de voyage).

Pour un grand nombre de ces représentations par l’image, les documents remontent à l’année même de fondation du journal en question. Ce sont en partie des images publicitaires des éditeurs qui, le plus souvent, reflètent clairement les idées que les fondateurs de la feuille se sont faites, à l’origine, du public à cibler principalement[10].

Figure 4

[Le Larousse pour tous] : [maquette d'affiche] / Grün, 1900, 1 dessin : gouache; 60 x 40 cm, Bibliothèque nationale de France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Figure 5

[Tout le monde lit le Supplément du petit Journal, 5c. le numéro...] : [affiche] / [H. M.]=[Henri Meyer], 1 est. : lithogr. en coul.; 83 x 61 cm, Bibliothèque nationale de France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Les deux exemples présentés ci-dessus illustrent bien deux modalités de cette évocation du lecteur, la première servant une mise en scène de la diversité des usages possibles de l’ouvrage, la seconde pointant la sociabilité liée à la lecture en convoquant un motif stéréotypé, la lecture en famille (figures 4 et 5).

Dans les affiches pour l’iPad, le statut des documents (les couvertures des magazines Télérama et New Yorker) représentés dans l’écran est ambigu : il désigne à la fois des industries médiatiques et les potentialités éditoriales de mise en scène de l’information du support technique (figures 1 à 3). À la différence du discours promotionnel pour l’imprimé, ciblant nettement un public et un usage du texte, l’outillage de la lecture par un objet technologique va donner lieu à des représentations de la lecture numérique décontextualisée et relativement peu incarnée.

La focalisation promotionnelle sur une gestualité

Un aperçu saisi par le biais du moteur de recherche Google images nous permet de souligner à quel point la lecture est signifiée par un procédé métonymique ne montrant que les seules mains du lecteur. Ces mains constituent ainsi à la fois un support d’appui pour l’objet et désigne le geste même de la lecture tactile. Ainsi, le lecteur du Kindle ou de l’iPad n’a pas de corps, mais des mains et des jambes. Souvent, le corps est détouré dans une blancheur sidérale et abstraite qui conditionne l’efficacité de la rhétorique de la démonstration (figures 6 et 7).

Figure 6

Requête effectuée avec le moteur de recherche Google Images : mot-clé = « kindle », le 19 septembre 2011

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Figure 7

Requête effectuée avec le moteur de recherche Google images, mots-clés : ipad+ad, le 19 septembre 2011

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Les différentes images rassemblées dans ces exemples ne relèvent pas d’une stratégie publicitaire : elles constituent plutôt une évocation des iconographies disséminées (extrait de démos, de vidéos, affiches, illustrations de la presse) de la lecture d’écran. Elles conduisent à définir la lecture numérique comme relevant essentiellement d’une gestualité.

Le regard que nous portons sur le ces publicités pour l’iPad interroge l’esthétique des scènes de lecture qui y est mobilisée et les traditions figuratives dans lesquelles elle s’inscrit.  À la différence des captures vidéo et extractions qui ont été rassemblées par le moteur de recherche dans les exemples précédents, la rencontre avec les affiches présentes dans des lieux d’attente ou de circulation procède d’une scénographie dans l’espace urbain qui invite à une certaine contemplation. Quel renouvellement des motifs de la promotion de la lecture d’usage peut-on observer? Quelles « migrations[11] » entre des histoires iconographiques de la « scène de lecture » et ces images? L’article traite ces questions selon deux points de vue : le premier concentré sur l’économie visuelle des affiches et le statut du texte à l’écran; le second analysant les effets de sens de ces images dans l’espace public. D’abord, c’est donc aux modalités de représentation du texte à l’écran dans les affiches pour l’iPad que nous nous intéressons.

L’espace du texte : le cadre et le fac-similé

Le rectangle, la page : le texte-tableau

Comment montrer l’objet écrit de la lecture, en l’occurrence des contenus produits par des industries médiatiques (Télérama, New Yorker, Arte, etc.) ou des espaces documentaires et marchands (figures 1 à 3)? L’enjeu est bien de rendre lisible le texte en termes linguistiques et pas seulement formels comme cela peut être le cas avec les publicités pour la presse où seule la maquette du journal transparaît en zones grisées. Faut-il suggérer l’écriture (son mouvement), la ligne et la page? Faut-il rendre le texte lisible au sens linguistique et devoir alors choisir dans un volume (le magazine) ou parmi des documents (la chaine télévisée)? On considérera la figuration du texte (qui est monumentalisé). Le support affiche transforme le texte à l’écran (réactif et dynamique) en facsimilé  rectangulaire par un arrêt sur image. La sélection pour « inscription » dans la production de l’affiche opère une métamorphose vers l’imprimé.

Le discours publicitaire tient emboîtés deux produits, le média (la une) et le support tablette en tant « machinerie éditoriale ». L’image fixe de l’affiche fige un texte sans volume qui devient une autre image fixe dans l’image, comme un tableau. L’écran est tenu à la verticale, répétant ainsi la forme traditionnelle de la page, rectangulaire (figure 2), comme pour répondre au désir que la tablette ressemble au livre. En tant qu’image fixe, l’affiche semble réconcilier le texte et son support, puisque, contrairement aux usages, le texte est toujours en adéquation avec le cadre de la tablette.

Un objet bidimensionnel, sans milieu, sans verso : la couverture des magazines ou des livres — en quelque sorte déjà une affiche — semble permettre de valoriser les qualités plastiques du support du texte, par exemple la une de presse. Jacques Aumont parlait de « matière-lumière » pour penser la projection sur l’écran du cinéma et sa matière[12] : la publicité valorise cette qualité de l’écran rétroéclairée comme matière adéquate, voire nécessaire pour permettre une véritable régénération du texte. Le support numérique et la couverture se confondent dans les exemples des deux magazines. La publicité produit ainsi l’illusion d’une adéquation entre le document et son support d’affichage.

Notons  cependant  qu’il s’agit d’un texte en suspens : le détail du doigt du lecteur et la position des mains évoque son rôle dans les modalités de mise en visibilité du texte. Le doigt indique le texte mais est également potentiellement actif : il montre le texte et en même temps désigne l’action d’affichage. Ce sont les spécificités de ce motif du « contact » que nous analysons maintenant.

Le contact lecteur-texte : toucher et tenir

Ainsi, le lien entre les cadres (de la couverture, des bords de l’écran) est réalisé dans l’affiche par le signe du contact entre le lecteur et l’écran tactile qui active physiquement le texte, le manipule. Le détail de la main, véritable stéréotype de ces iconographies promotionnelles, fait signe vers « le geste d’actualisation, désormais essentiel, mais appartenant résolument au destinataire[13] ». Dans l’exemple des publicités pour le lecteur Kindle d’Amazon ou l’iPad, la main représentée ne change pas, quel que soit le texte, comme s’il s’agissait de la main d’un mannequin (figures 6 et 7). La posture des doigts est identique : il faut laisser voir l’objet en en montrant l’usage, à la manière des démonstrations du télé-achat.

Le lecteur contient et mène le texte en le faisant défiler : toucher l’écran, c’est tenir le texte. C’est aussi parce qu’il le touche que le lecteur reste extérieur et donc interprète du texte. Dans un texte sur le lecteur, Nathalie Roelens attribue un statut singulier au support du texte (sa matérialité), celui du « garde-fou » psychique :

Il est intéressant de constater que c’est par le sens du toucher que la disjonction entre le moi et le non moi s’opère, dans notre cas représenté par le doigt, l’index […]. C’est là le côté ironique de toute lecture, sauf à s’irréaliser soi-même, à passer la tête à travers l’image, le texte comme altérité est réfractaire à notre intervention ou appropriation effective et demeure finalement hors d’atteinte. […] L’objet sensible s’interpose comme garde-fou à nos délires[14].

Avec les écrans tactiles, la lecture est aussi ce qui échappe à la maîtrise du texte par le corps : le texte est trop grand, trop petit et il faut le « tenir » — le retenir pour pouvoir l’interpréter. La fonction de contact avec le texte est ainsi sémiotisée par la présence de la main et du doigt au centre de ces affiches. Mais, contrairement à d’autres iconographies, le corps du lecteur apparaît au-delà de sa seule main dans les affiches étudiées.

L’échelle  du texte : le corps du lecteur objectivé

De fait, le corps du lecteur représenté de manière fragmentée et métonymique renvoie à un hors champ : l’usage du gros plan fait du lecteur un corps sans tête, pris à mi-jambe, qui déborde de l’espace de l’affiche. Seule la tenue vestimentaire dit quelque chose de l’âge et du sexe des lecteurs. En position semi-allongée, ces corps encadrent littéralement l’iPad qu’ils tiennent, en l’associant à une position de détente (figures 1 et 2). Sans visage, les corps définissent un modèle de lecteur urbain et jeune (mains), lecteur de presse écrite et de littérature. La mise en scène des couvertures de revues décrit en creux une translation de l’imprimé au numérique, suggérant une intermédialité rendue possible par la qualité de la « matière-lumière » de la tablette. Ces corps fragmentés disent cependant peu de chose de la vie sociale et culturelle du lecteur modèle (et n’engendrent pas vraiment de promesse d’identification). Relativement neutres, ils sont aussi convoqués pour servir une autre fonction, qui est celle de l’échelle de l’objet. Elle n’est pas marginale puisque la taille des supports consiste en un argument commercial, comme l’illustre l’exemple d’une publicité pour la collection Point2 du Seuil (figure 8).

Figure 8

Publicité pour la collection Point2, Éditions du Seuil, 2011

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Ainsi, plutôt que des objets étalons, (clef, pomme, pièce), c’est « le corps [qui] donne l’échelle de l’espace[15] » dans les images publicitaires pour l’iPad. Le corps du lecteur semble objectivé, répondant à des fonctions de mètre étalon. Enfin, la blancheur environnante donne à voir un lecteur abstrait, sans contexte. Pourtant, le fond blanc des affiches peut être considéré moins comme un vide que comme l’espace plein de Macintosh : le lecteur n’est pas sans contexte mais dans le lieu propre d’Apple, signé par le logo.

Deux exemples nous permettent d’avancer dans l’interprétation de ces marges blanches. Dans l’exemple 9, on peut voir les lecteurs immergés dans la fumée même produite par le train de l’éditeur Hetzel. Ce même motif apparaît dans les publicités Gallimard pour la collection Folio (« Vous lirez loin »), en 2000. L’environnement physique des lecteurs est transformé par l’acte de lecture (sous forme d’images esquissées à l’encre et évoquant l’univers de l’ouvrage).

Figure 9

Collection Hetzel affiche, 1892, [imp Amand lith.] ([Amsterdam]), 1 est. : lithogr. en coul.; 70 x 40 cm, Bibliothèque nationale de France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Dans une certaine mesure, on peut rapprocher l’opérativité symbolique de ces publicités de la tension soulignée par Jacques Aumont entre deux pensées du cadre : il distingue « le cadre comme acte d’attention-perception-conscience (pensée) et le cadre comme machine-dispositif-site-institution. L’acte de cadrage se déroule à l’intérieur d’une machinerie qui comprend le cadre matériel[16] ». Dans nos exemples, on peut décrire une tension d’un autre ordre, à la différence du cinéma : le cadre comme pensée se « déroule » à l’extérieur du cadre matériel du support du texte. Le cadre du texte déborde de son support physique.

Dans l’image qui suit, le corps même devient support et cadre du texte par une dérivation des motifs de l’ergonomie et de l’échelle : le texte est ainsi incarné pour souligner la part matérielle de l’imprimé faisant corps avec le texte et s’oubliant derrière la lecture, en regard de la labilité du texte numérique qui renvoie sans cesse à son support (figure 10).

Figure 10

Publicité pour la collection Point2, Éditions du Seuil, 2011

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In fine, le lecteur des tablettes iPad est pris dans les marges mêmes du texte, constituées par le blanc de la marque Apple. Cela nous renvoie bien sûr à l’affiche vue dans son ensemble : la mise en abyme des cadres de l’espace d’affichage et de l’écran de la tablette produit un effet de focalisation vers le texte à lire de l’écran, mettant le passant dans la posture d’un voyeur qui regarderait par dessus l’épaule du lecteur.

La dimension monumentale de l’affichage : projection dans l’espace public d’un espace privé

Le lecteur et le passant : la vitrine comme une chambre de vision

En effet, quelle posture est suggérée au passant face à ces affiches? Suspendues sur des façades d’immeubles, les images de lecteurs gigantesques produisent un effet de disproportion qui immerge le spectateur. Au sol, comme c’est le cas dans les exemples choisis, le cadre d’affichage délimite un hors-champ; le piéton vient prolonger avec son propre corps les mains et jambes tronquées du lecteur de l’iPad. Nous interrogeons dans ce dernier point la « chambre de vision » que constitue l’affiche et son interprétation en contexte.

Pour le passant, à l’arrêt du bus comme dans les couloirs du métro ou sur un kiosque de presse, la rencontre avec ces affiches produit un sentiment d’intrusion dans un espace privé, en reposant sur l’illusion de la perspective :

La pièce d’habitation et la chambre en particulier sont, au cinéma, des dispositifs de vision, des observatoires […]. Vouloir voir ou faire voir. Ne pas vouloir voir. Ne pas vouloir être vu ou croire ne pas l’être. Ne pas en croire ses yeux. Halluciner, épier. Détourner son regard. Être subjugué, aveuglé[17]

L’affiche constitue cette « vue » en cadre, faisant du regardeur un voyeur dont le corps même est pris dans le dispositif. Comme dans les « appartements-vitrines[18] » du film Playtime de Jacques Tati, la vision du passant se perpétue à l’infini par un jeu de cadres dans le cadre (figure 11).

Figure 11

Jacques Tati, Playtime, couleur, Specta Films, 1967

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Ainsi, les spectateurs de télévision de Playtime semblent se regarder eux-mêmes dans un face à face qui fait de l’écran de télévision une fenêtre — non pas sur le monde mais sur le même.

Figure 12

Jacques Tati, Playtime, couleur, Specta Films, 1967

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Dans cette deuxième image extraite de Playtime, l’écran de visionnage déroulé dans l’appartement de gauche reste blanc : la projection du film privé n’aura jamais lieu (figure 12). Le cadre de la fenêtre délimite une vue pour un spectateur extérieur : la scène est alors jouée en chair et en os, et le passant assiste au mime d’une descente à skis. Mais la mise en abyme des cadres brouille les frontières entre le texte et le spectateur, comme dans les images de notre corpus. Ainsi, comme l’a montré Olivier Chantraine au sujet de la place occupée par la « pub » dans l’espace public, la publicité « fait exister le privé dans le public[19] ». De même, les scènes de lecture de l’iPad projettent dans l’espace public de manière monumentale et frontale des représentations de pratiques privées.

L’expérience du spectateur-lecteur et la « bonne distance »

On en vient à poser la question de la distance physique dans l’expérience du récepteur de ce discours publicitaire. Les affiches pour l’iPad font jouer la distance du corps du passant à l’affiche elle-même puisque l’échelle choisie produit un effet de proximité qui impose de prendre du recul. Dans le virage d’un couloir de métro, la présence de ces corps géants et si proches (en raison de l’espace relativement étroit du couloir) surprend également. « On s’aperçoit donc que la bonne distance reconfigure plastiquement l’objet visé, atténuant sa dimension texturale et assurant le parfait ajustement des dimensions dans la visée mimétique[20]. »

Pour voir, il faut s’éloigner, chercher un point de vue, c’est-à-dire lire. Louis Marin a interrogé l’expression « lecture d’un tableau » à propos d’une oeuvre de Nicolas Poussin, comme une tension entre le visible et le lisible. L’acte herméneutique en jeu n’est pas seulement intellectuel, mais implique également le corps projeté du lecteur du tableau qui, par sa position, va pouvoir lire (voir du bon endroit) « cet invisible qu’on ne saurait connaître[21] ». De près, le regard ne peut saisir l’ensemble de l’affiche et mais va principalement lire le cadre centré du texte de l’iPad, enveloppé par une présence perçue ou ressentie plutôt que vue et lue : celle du corps fragmentaire du lecteur représenté. L’efficace du hors-champ est produite par l’effet de proximité. Le lecteur figuré « disparaît » justement par sa qualité monumentale. Dans les scènes de lecture des affiches analysées, la lumière très homogène, le gros plan et les signes plastiques convergent pour produire une artificialité, une déréalisation. Sans reflet, l’écran de la tablette fait oublier sa nature vitrée pour adhérer pleinement au texte, au risque de perdre sa qualité dynamique. Le spectateur contemple une forme tableau plutôt qu’un texte, et le facsimilé du texte numérique de la couverture des magazines s’inscrit alors dans un gigantesque trompe-l’oeil. Ainsi, le lecteur géant représenté semble un demi-dieu détaché du monde des hommes, qui n’est même plus relié par l’empreinte qu’aurait pu évoquer l’usage de la photographie. La retouche de l’image produit un effet de lissage qui tend à signifier une certaine atemporalité, à la manière de la statuaire[22].

Conclusion

Au terme de cette analyse, on peut dégager quelques-unes des spécificités de ces scènes de lecture sur écran. D’abord, la représentation matérielle de l’affiche fixe un texte-tableau dans le cadre de l’écran, de manière contradictoire avec la fonction de la tablette numérique, désignant ainsi une pratique de contemplation. Les motifs des scènes de lecture d’écran définissent un rapport à un texte vu plutôt que lu. Ensuite, l’anonymat du lecteur figuré dans le cadre de l’affiche est remarquable, renforcé par les signes plastiques qui produisent un effet pictural et par la position de ces images dans l’espace public. La monumentalisation du lecteur définit un nouveau genre de scène de lecture qui cherche à échapper à une lecture d’usage des appareils qui serait restreinte à des questions ergonomiques. Enfin, l’association entre une industrie technologique et des industries médiatiques n’est pas sans effet sur l’invention de représentations de la lecture articulant une monstration de la technique et tenant un métadiscours sur la pratique. Ce métadiscours s’effectue par une rhétorique visuelle qui souligne l’intermédialité entre affiche/imprimé/numérique. De fait, la particularité des affiches analysées dans l’article est bien de proposer une véritable mythographie qui intègre des motifs classiques de la scène de lecture (dont la substance picturale est un indice) à la dialectique publicitaire.

Le lecteur figuré dans ces affiches semble à la fois identique à nous-mêmes (chaque nouveau passant est le hors-champ) et apparaît comme un lecteur sans ancrage temporel et spatial, transhumant depuis d’autres siècles : immortel.