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Virginie Despentes, dont le premier livre a été publié en 1993, est reconnue comme faisant partie non seulement de ce que la critique appelle une « nouvelle génération » d’écrivains, mais encore comme l’une des représentantes majeures d’une « nouvelle orientation de la littérature féminine[1] ». Il y a en effet chez Despentes une double tactique relevée par plusieurs critiques : d’une part, elle conteste la représentation que le corps collectif se fait de lui-même et la justification politique de cette représentation; d’autre part, elle critique certaines positions féministes sans désavouer le féminisme lui-même. Michèle A. Schaal a bien montré la double réflexion à l’oeuvre chez Despentes, portant sur les inégalités contemporaines à la fois « sociales et genrées[2] ». En m’appuyant sur de telles analyses dont je partage les conclusions, et dans l’esprit de ce numéro spécial sur l’écrivain en recherche, j’examinerai deux aspects de l’interprétation de la figure du personnage public de l’écrivain entreprise par Despentes. Premièrement, j’analyserai la façon tranchante dont ses textes théoriques comme ses fictions rendent compte de la réception, en France, d’une femme qui écrit et qui crée : face au système qui la maintient inconsciemment ou délibérément en position subalterne, la riposte consiste d’abord à en comprendre les méthodes d’obstruction et à proposer ensuite des positions et des formes qu’il ne parvient ni à empêcher ni à contenir. Parce que la critique évalue le contenu d’un écrit en fonction du genre de son auteur, Despentes reconfigure en réponse l’expression du moi (et, au-delà, de l’individu) par un sujet féminin, en refusant les limites auxquelles on s’efforce de l’assujettir. Dans un deuxième temps, je montrerai ainsi que la façon dont Despentes aborde le moi et le sujet dans ses textes se distingue de celle qu’on trouve dans l’autofiction, mode d’écriture qui domine la littérature française à l’heure actuelle. L’approche de la subjectivité qu’entreprend Despentes s’insère dans un diagnostic plus général d’une décomposition sociale à laquelle ses écrits se mesurent et réagissent aussi. Sa conception du moi et de la figure de l’écrivain tient compte et reste inséparable de cette analyse.

L’écrire femme en France

Dans un passage au début du Deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir note la naïveté de tel auteur masculin octroyant aux hommes (et donc à lui-même) la paternité de toutes les idées en circulation, et déniant par la même occasion toute pensée originale aux femmes : « ce qui est remarquable, c’est que par l’équivoque du nous il s’identifie avec saint Paul, Hegel, Lénine, Nietzsche et du haut de leur grandeur il considère avec dédain le troupeau des femmes qui osent lui parler sur un pied d’égalité[3] ». Plus tard, et dans un style différent, Hélène Cixous souligne une difficulté préalable à la réception de la pensée : tout auteur en puissance doit démontrer qu’il est digne d’écrire, ou s’autoriser à le faire, et la nécessité de prouver sa légitimité s’accroît lorsque c’est une femme qui écrit. Dans Le rire de la Méduse (1975), la transgression de la femme consiste non seulement à parler mais à « ouvrir la bouche[4] », révélant ainsi une intériorité de même qu’une corporéité qui peinent à être comprises, quand elles ne sont pas d’emblée déclarées irrecevables. La venue à l’écriture (1977) imagine dans le même esprit une scène où un docteur ausculte la femme écrivain en lui demandant d’ouvrir la bouche et de faire « Ah[5] », le désir féminin d’écrire étant alors assimilé à une maladie qu’il faut soigner. Cette difficulté à faire admettre leur légitimité a pu conduire certaines créatrices au silence. Cependant, l’absence réelle ou ressentie d’autorisation est ensuite reprise affirmativement par Cixous en tant que telle, par exemple lorsqu’elle propose la notion d’une écriture féminine coupée d’un lieu (racines, langue, histoire) qui ancrerait son texte, mais le rendrait aussi par là-même imprévisible et inouï, et éviterait ainsi de reproduire la litanie du discours patriarcal.

Ces remarques échelonnées à quelques décennies d’intervalle sont malheureusement toujours d’actualité. C’est bien ce que montre Despentes lorsqu’elle évoque la réception de son premier livre, Baise-moi (1993), dans King Kong Théorie (2006), oeuvre qui présente un récit de soi, parcours à la fois unique et descriptif de la position que l’on souhaite assigner aux femmes, position contre laquelle l’auteur s’insurge avec combativité. Ce qui est accordé aux femmes en matière de discours, dit Despentes, c’est le bavardage : « bavarder est féminin. Tout ce qui ne laisse pas de trace », contrairement à une création[6]. Quand elles se mêlent malgré tout de créer, les femmes se voient réduites à leur sexe par les critiques (qui peuvent d’ailleurs être des femmes), et le plus souvent, elles ne sont comparées qu’à d’autres femmes de leur génération, comme si leurs travaux ne pouvaient avoir une résonance plus ample et une valeur autre qu’éphémère[7]. Ces critiques leur indiquent de surcroît avec une condescendance saisissante en quoi consiste la féminité à laquelle leurs livres auraient dérogé, que ce soit par le sujet traité, par leur style, ou leur vocabulaire. Il faut donc expliquer aux femmes ce qu’est une femme et leur rappeler la bienséance : « On n’est même pas des étrangères : on est sous-titrées, tout le temps, parce qu’on ne sait pas ce qu’on a à dire. On ne le sait pas aussi bien que les mâles dominants[8]. » Despentes fait bien comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’un malaise de la part de critiques qui seraient confrontés à des positions inattendues. Au contraire, une caractéristique de l’indignation critique devant la création féminine semble être d’ignorer, à dessein ou non, l’héritage artistique, masculin comme féminin, dans lequel s’inscrit tout autant qu’elle le déplace la créatrice en question. Mais Despentes dénonce surtout le fait que la démarche critique qui privilégie la discussion du sexe de l’auteur aux dépens de son oeuvre, qu’elle en ait ou non conscience, ne prend pas au sérieux le droit des femmes à penser et s’exprimer librement. Les rappels à l’ordre comme les quolibets de certains critiques constituent autant de manoeuvres d’intimidation et de tentatives de démoralisation à l’encontre des artistes femmes : « En tant qu’écrivain, le politique s’organise pour me ralentir, me handicaper, pas en tant qu’individu mais bien en tant que femelle[9]. » Dans les entrevues filmées de Despentes disponibles sur Internet, il apparaît qu’avec l’expérience elle devient mieux armée pour esquiver les réactions critiques hargneuses ou sarcastiques, auxquelles elle s’attend désormais. On constate d’ailleurs à ce propos une certaine lâcheté de la part des critiques, car il est certainement plus facile de s’en prendre à la débutante qu’à l’auteur plus tard récompensé par le prix de Flore (que Despentes a reçu pour Les jolies choses en 1998) et le prix Renaudot (pour Apocalypse bébé en 2010), membre de l’Académie Goncourt depuis 2016, et qui a plusieurs oeuvres au succès aussi bien critique que public à son actif[10]. À ses débuts, peut-être prise de court devant les remarques déplacées sur sa personne ou sur son oeuvre, Despentes répond souvent par un rire bref ou épate le bourgeois par des réflexions épidermiques sur le travail ou la profession d’écrivain[11]. De tels éclats ne contrarient pourtant pas vraiment les présentateurs des émissions auxquelles elle participe, puisqu’ils l’ont invitée pour ce comportement même. Avec le temps, elle leur donne peu l’occasion de profiter de telles réactions, encadrant plus habilement l’éclairage que ses réponses pourraient fournir sur elle-même. Elle insiste par exemple davantage sur ce qui, même dans la pensée ou le vécu les plus personnels, peut contribuer à une réflexion esthétique ou sociale qui l’englobe sans se limiter à elle seule[12]. Cette deuxième façon de se présenter aux critiques est aussi probablement facilitée par le fait que la condescendance amusée à son égard a fortement diminué avec sa notoriété, de sorte que, même lorsqu’on lui pose des questions personnelles, ce n’est plus aujourd’hui avec la même dose de misogynie, mais avec une plus grande attention aux réponses qu’elle apporte, quoique certains critiques, comme Pierre Jourde, demeurent hostiles ou dédaignent ses oeuvres[13].

Désubjectivation

King Kong Théorie est le texte le plus ouvertement autobiographique et non fictionnel de Despentes, mais il se distingue d’autobiographies « classiques » – terme en soi impropre dans la mesure où de tels récits ne sont pas normés et expérimentent volontiers plusieurs formes narratives ou médiatiques –, parce qu’il se donne aussi comme un essai qui prend l’expérience de l’auteur comme point de départ d’une réflexion plus vaste sur la situation des femmes. Quoi qu’il en soit, dans le reste de son oeuvre, et contrairement à beaucoup d’autres de ses contemporains qui se déclarent adeptes de l’autofiction, Despentes ne rejette pas l’étiquette de « roman » pour ses textes, ce qui ne veut pas dire que le moi en soit absent. Certaines circonstances dans lesquelles sont placés ses personnages sont parfois partiellement transposées des siennes ou tirées de rencontres effectivement survenues, proximité, et non pas identité de traits, qu’elle mentionne souvent, et procédé du reste bien connu des romanciers. On pourrait aussi dire qu’elle reconnaît le pouvoir mimétique classiquement accordé à la fiction, qui consiste non seulement à ressembler au réel mais à risquer de se substituer à lui par le mécanisme de l’illusion. Cependant, ses textes prennent autrement en compte la position du sujet que ne le font les auteurs d’autofictions.

Rappelons que le terme « autofiction » est utilisé depuis les années 1970, en particulier par Serge Doubrovsky, qui, sur la quatrième de couverture de son livre Fils, parle de son projet comme d’une « fiction d’événements et de faits strictement réels[14] ». Ce terme était censé dépasser l’opposition entre invention fictive (ou littérature) et événement véridique de l’existence (rapporté dans une autobiographie). Il s’opposait aussi aux théoriciens de l’autobiographie tel Philippe Lejeune, qui répondait par la négative (pas « dans la pratique ») à des questions comme : « Le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur?[15] ». Comme le résume plaisamment Gérard Genette, l’autofiction revient à dire : « Moi, auteur, je vais vous raconter une histoire dont je suis le héros mais qui ne m’est jamais arrivée »; dans un autre essai, il souligne toutefois plus sérieusement, ainsi que d’autres auteurs, que la fictionnalisation est également à l’oeuvre dans l’autobiographie, « récit de soi toujours plus ou moins teinté, voire nourri, volontairement ou non, de fiction de soi[16] ». Cette dernière remarque constitue une façon de remettre en question la nécessité d’un nouveau terme, dont il reconnaît pourtant qu’il s’est durablement imposé. Philippe Gasparini, qui a analysé à plusieurs reprises le terme et ses usages variés, remarque en particulier dans l’autofiction sa fonction d’« autocommentaire » et sa problématisation du « rapport entre l’écriture et l’expérience[17] ». On pourrait objecter à cette définition que la complexité de ce rapport n’était pas ignorée par des autobiographes comme Rousseau par exemple. Or, même en concédant le nouvel apport de l’autofiction à cette discussion, on remarque dans les textes de Despentes une autre manière de prendre en compte la question du moi. Certes, dans la plupart de ses textes, il n’y a pas à proprement parler d’« autonarration », terme synonyme d’autofiction que Gasparini semble trouver porteur[18]. Mais particulièrement dans ses romans récents comme Apocalypse bébé et la trilogie Vernon Subutex, la coexistence dans la cité est examinée narrativement sur le mode d’une focalisation interne variable : plusieurs personnages aux interprétations parfois contradictoires recherchent, avec une plus ou moins grande capacité, le sens à donner à leur existence et à leur inscription sociale. La plupart éprouvent un sentiment d’aliénation ou de dépersonnalisation et sont confrontés à des entraves de divers ordres qui les assujettissent. Face à cette constitution préalable de l’être, le moi remplit plutôt les conditions de la désubjectivation selon Gilles Deleuze et Félix Guattari et ne renvoie pas à une subjectivité au sens classique d’autonomie, de souveraineté, et de liberté. Ce sens n’est qu’un mirage, et ne correspond pas à l’expérience du moi chez Despentes : dans la désubjectivation, le sujet est « sans identité, toujours décentré », ce qui n’est pas seulement un mal puisque ainsi il « s’ouvre à la multiplicité de ses individuations possibles[19] ». De façon générale, que le moi soit fictionnalisé ou non demeure assez secondaire dans l’entreprise de Despentes, qui consiste d’une part à exposer ce qui provoque la paralysie et la réduction à la passivité du moi, et d’autre part à inclure l’autre et le collectif dans sa pensée du sujet. « Nous ne sommes plus nous-mêmes », disent Deleuze et Guattari[20]. Despentes ne se réjouit pas autant qu’eux de cette disjonction, mais elle explore en revanche le potentiel de la désubjectivation dans son oeuvre et se voue à l’interprétation d’agencements collectifs, que sont par exemple les « convergences », happenings organisés par Vernon Subutex et ses proches dans le troisième volume de la série.

Corps féminin et corps social

La position politique et éthique de Despentes est remarquablement cohérente depuis le début, comme le soulignaient déjà plusieurs critiques quelques années après ses premiers écrits[21]. De façon récurrente, comme l’exprime par exemple Teen spirit, devenir adulte ne signifie plus s’émanciper et rejeter toute tutelle, selon le projet des Lumières, mais faire allégeance et obéir, sous peine d’être expulsé du corps social : chez Despentes, deux figures récurrentes incarnent l’écartement brutal de la société, à savoir l’interné en hôpital psychiatrique et le clochard. Mais la femme illustre le plus nettement le maintien en état de minorité auquel vise le politique. C’est ainsi, notamment, que la valorisation idéologique de la maternité – ce qui ne veut pas dire que le statut économique des mères corresponde nécessairement à cette valorisation – est à l’image d’un État qui instaure des structures d’organisation collective infantilisant l’individu[22]. Dans King Kong Théorie, Despentes remarque que la femme n’est jamais considérée comme assez adulte[23]. Non que soit idéalisé un passé éclairé où l’autonomie aurait effectivement eu lieu pour tous. Néanmoins, l’horizon de l’autonomie et la prise en compte éthique des plus fragiles et démunis, au mieux comme projet collectif et au pire comme alibi sociopolitique, a tout de même fourni un levier qui a permis des avancées sociales visibles, quoique temporaires[24]. De ce point de vue, Despentes dénonce une configuration socio-économique actuelle qui ruine délibérément un vivre ensemble qu’elle évoque parfois avec nostalgie : « Le vieux monde prend l’eau »; « La fête est finie »; « Les années 80… semblent loin, et salement festives, après-coup[25] ».

Aujourd’hui, non seulement « la maltraitance des expulsés est encouragée par le corps social », mais elle est aussi nécessaire pour « assagir les inclus[26] ». Il ne suffit pas d’obéir et de s’annuler, il faut également toujours prouver sa collaboration à la notion même de conformité : telle est « la leçon primordiale », inculquée et retenue par la majorité, « docile même dans ses agacements[27] ». Sinon, la meute se déchaîne contre les récalcitrants[28]. Ce constat souligne de plus la précarité de l’inclusion, donnée qui pénalise doublement les femmes, mais qui affecte cependant tous les membres du corps social, excepté quelques dirigeants[29]. La terreur exercée par ce nouveau contrat social fonctionne en effet d’autant mieux que le corps social conditionné à rejeter le marginal ou le pauvre reconnaît aussi combien la limite qui l’en sépare est ténue : dans Bye bye Blondie, l’adolescente internée « incarn[e] [le] côté malade » de ses parents, et l’adulte qu’elle devient se demande le temps qu’il lui faudra pour se retrouver à la rue[30], situation détaillée dans Vernon Subutex. L’inclus est un laissé pour compte en puissance, qui craint l’expulsion qu’il prévoit en ce qui le concerne : « Ils ne sont plus des travailleurs pauvres, ils sont des inutiles[31]. » De surcroît, le groupe n’éprouve pas seulement ce sabordement social comme une menace injuste, mais en intériorise le plus souvent le bien-fondé, manoeuvre de délimitation qui renforce la désagrégation sociale. Dans ce sens, l’inclus croit se prémunir de son expulsion future en ostracisant le marginal au présent : « consentir à l’humiliation est un marqueur de bonne conduite[32] ». Bye bye Blondie démontre cette aliénation insidieuse aux valeurs dominantes, nommée « l’ennemi intime », qui cherche par exemple à persuader l’adolescente qu’elle va véritablement mal[33]. L’être marginalisé devient ainsi dans les textes de Despentes celui qui peut bien ne pas échapper à la force supérieure de l’ordre dominant, mais dont la lucidité alimente une résistance tenace à l’oppression : mieux vaut « clochardiser que passer sa vie à genoux », pense la jeune adulte de Bye bye Blondie en découvrant le monde du travail[34]. Qu’elle soit broyée ou indomptable, comme la Hyène d’Apocalypse bébé, une telle figure de résistance reste « irrécupérable », résolument inapte à la socialité[35].

C’est à partir d’une réflexion sur l’élaboration sociale du féminin et de la valeur « travail », en particulier mais pas uniquement en ce qui concerne l’oeuvre de l’écrivain, que Despentes repense aussi les termes de la sociabilité et de la coexistence, qui dépendent eux-mêmes d’une analyse dépassée des partitions sociales. King Kong Théorie examine le travail dans sa plus grande généralité comme « dégradant, difficile et exigeant » et, à l’intérieur de cette configuration, la prostitution comme « un job bien payé, pour une femme pas ou peu qualifiée[36] ». Pour Despentes, poser qu’une prostituée (ou une actrice de films pornographiques) est une victime revient à ne pas lui reconnaître le droit de choisir de « tirer bénéfice de ses services sexuels », qui sont canalisés institutionnellement[37]. Comme pour l’actrice et pour l’écrivain femme, l’interdit et le rejet concernent l’indépendance de la femme, son « goût du pouvoir direct[38] ».

Dans ses oeuvres, le recours à la violence est souvent énoncé comme réponse à une situation où l’exploitation s’est durcie[39], parfois sous la forme d’un ébranlement sismique de la complaisance et de la passivité (par exemple à la fin d’Apocalypse bébé). Les critiques ont bien montré chez Despentes la dénonciation de la politisation de la violence à l’encontre des femmes : pour Jordan, « la violence sexuelle fait partie intégrante d’une violence plus généralisée » visant à maintenir la subordination de la femme[40]. « Le premier but du politique », selon Despentes, est de « former le caractère viril comme asocial, pulsionnel, brutal », et toujours excusable[41]. Analysant dans King Kong Théorie la réponse au viol attendue des femmes qui en sont victimes, Despentes note entre autres que « la seule attitude tolérée consiste à retourner la violence contre soi[42] ». Est condamnée toute évocation d’une femme qui se défendrait au risque de mettre en danger l’intégrité physique de l’agresseur, qui est donc plus valorisée que celle d’une femme; et plus encore, la représentation d’une femme qui se vengerait d’une agression, provoquant des discours bien-pensants – tenus aussi par des femmes –, du type : « la violence n’est pas une solution[43] ». La violence, que les dominants exercent parfois si implicitement qu’ils s’aveuglent sur leur propre comportement, est donc appropriée, naturalisée et légitimée par eux de façon exclusive, alors que la rage des dominés est au contraire perçue comme incompréhensible et dangereuse pour le corps social tout entier.

Toutefois, plus subtilement, la colère et la rage constituent aussi des solutions que Despentes propose pour « faire avec » le politique[44]. Dans ce sens, la violence n’est pas seulement une façon de contester le politique, de défier la loi, même frontalement, en s’y opposant terme à terme[45], mais également de les habiter pour les faire imploser. Despentes attribue à Camille Paglia la position selon laquelle « faire avec » implique de prendre en compte le préjudice en question ou le tort subi de manière à ne pas le nier ni y succomber[46]. Pour que l’impensé du politique « passe dans le symbolique[47] », il faut promouvoir la notion d’une violence qui mette à mal la bienséance consensuelle et le discours lénifiant, ou, si l’on veut, mettre en place une contre-violence qui réponde au politique perçu comme violence. Marta Segarra montre ainsi que le premier livre de Despentes, Baise-moi, opposait justement à la stratégie de « biopouvoir » qu’est le viol des « biopolitiques de résistance » de la part des deux personnages principaux, Manu et Nadine[48].

Si Despentes fait le constat social que la frontière censée séparer l’inclus de l’exclu, le salarié du chômeur, ou l’érémiste du clochard, n’est pas irréductible, elle estime également qu’il faut repenser les termes de la sociabilité et de la coexistence. Contre la reproduction statique de l’état social voulue par les privilégiés, ou « psychopathes autocentrés » comme ils sont appelés dans Vernon Subutex, l’esthétique et la politique du mouvement punk-rock constamment revendiquées dans son oeuvre effectuent « un exercice d’éclatement des codes établis[49] ». Cela signifie que le diagnostic d’une décomposition sociale n’est pas seulement à critiquer, mais encore à mettre en oeuvre autrement. Le concept du punk est le refus, « ne pas faire comme on vous dit de faire », de même qu’« un constat de l’échec du monde d’après-guerre[50] ». Il s’avère aussi libératoire pour la femme parce qu’il met à mal les canons de beauté en vigueur et repense la féminité, ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il est dépourvu de toute esthétique[51]. Dans la mesure où le punk rock est l’invention d’un autre (du) politique, et qu’il est « trop utopique », il ne peut, et c’est sa chance, préparer « à la vraie vie », ce qui rend son projet d’autant plus urgent et nécessaire[52].

Corps en mutation

À l’homosocialité, ou « contentement d’être entre hommes[53] » comme l’énonce Vernon Subutex, qui est diagnostiquée comme régissant le politique, ordre lui-même naturalisé qui informe une coexistence mais légitime également « l’assujettissement des corps à d’autres corps[54] », Despentes oppose aussi parfois, parallèlement aux travaux de Beatriz Preciado, la pensée d’un corps en mutation, autre construction ou assemblage politique[55]. Preciado réfute l’essentialisme, et même la cohérence qui sous-tend l’appréhension du corps masculin comme du corps féminin, tout en voulant dépassser les apports théoriques indubitables du constructivisme. La contra-sexualité que revendique Preciado s’intéresse en particulier aux « relations de sexe et de genre qui s’établissent entre le corps et la machine[56] ». La nature humaine est une construction, mais parce que le corps féminin est analysé comme produit historique et non naturel, et la technologie comme instrument de domination, une difficulté se pose selon Preciado : une telle analyse féministe se prive de « concevoir les technologies comme sites de résistance » – formulation qui se situe dans la continuité de la notion foucaldienne de technique en tant que « dispositif de pouvoir et de savoir », non seulement répressif mais aussi productif de désirs et de plaisirs[57]. Preciado s’appuie également sur la pensée du genre élaborée par Judith Butler, tout en reprochant aux théories queer de l’identité performative d’éviter, « malgré les apparences, de penser les changements corporels radicaux[58] », que Preciado analyse de son côté, notamment en étudiant les modifications produites par la testostérone sur le corps féminin[59].

Des réflexions de Despentes sur la pornographie, qui ne met en jeu pour elle ni un sujet fertile et reproductif, ni un objet sexuel, ainsi que le note Jordan[60], se dégage également l’évaluation du corps comme « mécanique » simple et comme pulsion machinale qui entretient avec l’être socialisé une relation complexe et contradictoire[61]. Le porno permet la considération d’un corps machine ou machinal segmenté, à l’image du vécu, « segmentarisé spatialement et socialement[62] ». Repenser le corps (humain ou politique) autrement que global, unifié et unifiant, comme le font aussi Deleuze et Guattari qui parlent d’un corps sans organes par opposition au corps conçu comme organisme[63], offre l’avantage de relever des partitions et des cloisonnements idéologiques ignorés ou passés sous silence. Plus subversivement, cette réflexion envisage aussi la production d’assemblages différenciés et d’agencements non stratifiés qui ne renvoient plus automatiquement au corps, au vivant, ou au sujet. Le corps mécanique ou machinal mis en jeu dans le porno pourrait également être associé à la conception, par Deleuze et Guattari, de la machine comme système de coupures de flux[64]. Aucun sujet ne préexiste à la machine, mais il y est produit[65], soulevant la question du processus d’individuation, de la production et du découpage spatio-temporel de l’existence. Chez Despentes, la discussion de la pornographie comme opération de coupure ou de rapports de vitesse relève aussi ce qui, dans l’expérience, lie et sépare à la fois l’acte désiré « à la façon détournée des rêves » et l’acte « que nous désirons voir arriver de facto[66] ». Ainsi, le virtuel permet de penser, comme le remarque Anne Sauvagnargues, un événement incorporel ou idéel, qui entretient avec l’actuel une relation dynamique[67].

Par extension, une des réponses à la hiérarchisation et binarisation du politique que formule Despentes consiste à insister sur la discontinuité sociale et idéologique dans ses récits. L’illustration de cette déliaison ruine l’image d’unité transcendante ou de tissu conjonctif unissant de multiples participants que l’État se donne de lui-même[68]. Dans ce schéma, l’opposition volontariste est évitée parce qu’elle est déjà anticipée, contenue et subvertie par le système, comme l’indique un des protagonistes de Vernon Subutex : « Ça se saurait, si ce que veulent les gens modifiait quoi que ce soit à la politique[69]. » À l’identité politique et genrée stable, Despentes substitue des modalités « d’identifications et de négations successives[70] », selon la formule de Preciado, où le même espace abrite toutes les articulations possibles, de sorte qu’à la fois on n’est ni tout à fait « dans le même, ni tout à fait un autre[71] ». En ce sens, la fin du deuxième volume de Vernon Subutex propose un modèle social où les vaincus « cherchent un passage », se défilent, se faufilent : « Nous ne serons pas solides[72]. » La société du spectacle dénoncée entre autres dans King Kong Théorie est abordée différemment dans Vernon Subutex par l’intervention de l’individu « spectateur de lui-même », passager clandestin du corps social[73]. Despentes procède ici à un débordement spécifique de la limite et de la compartimentation du système, vers une condensation fugitive de l’être. On pourrait aussi dire, comme l’expliquaient Deleuze et Guattari à propos du concept de déterritorialisation, que Vernon se déterritorialise au sens où il quitte « une habitude, une sédentarité », et par là même échappe « à une aliénation, à des processus de subjectivation précis[74] ». À la fin du premier volume, Vernon à la rue « voit tout Paris d’en haut »; or, ce nouveau genre de Rastignac ne lance pas à la ville de défi singulier, mais l’habite « rhizomatiquement », traversée dans laquelle tous âges, sexes et raisons sociales sont investis de façon immanente[75]. « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo… Le rhizome a pour tissu la conjonction “et…et…et…”. Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être », notent Deleuze et Guattari, le rhizome n’étant pas fait d’unité, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes[76]. Chez Virginie Despentes, le refus de la règle du jeu politique commence donc par réinventer la négation elle-même. Les modes d’investissement du politique constituent à la fois une dénonciation virulente de l’entreprise de délimitation du corps social et une remise en jeu de cette destruction qui en altère la forme et la fonction. S’il est difficile d’opérer une destruction symétrique, il y a déjà moyen de dérégler le système, et c’est ce que montre l’oeuvre de Virginie Despentes dans son exploration aussi bien théorique que pratique des enjeux de l’écriture aujourd’hui.