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Le phénomène d’écriture de textes liés à la mémoire est loin d’être nouveau. Des récits d’événements historiques et d’ordre privé, auxquels l’auteur participe ou dont il a été témoin, existent depuis l’Antiquité. Au fil du temps, le genre mémorialiste s’est renouvelé et ramifié en sous-genres. Avec les Temps modernes, la publication de mémoires devient une mode littéraire qui touche les écrivains (ne mentionnons que les Mémoires de La Rochefoucauld, 1662, et les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, 1849). Dès lors, les mémoires entrent dans le canon littéraire. À l’époque contemporaine se développe une autre branche de ce genre en perpétuelle mutation : les « mémoires professionnels ». Des spécialistes de toutes sortes (politiciens, économistes, magistrats, religieux, chefs d’entreprise, médecins, artistes, universitaires, voire maîtres chocolatiers) font le récit de leur carrière, afin de dévoiler les arcanes de leur métier, de laisser une trace de leurs réalisations professionnelles et de légitimer certaines de leurs actions. Les éditeurs, qui publient ce genre de récit depuis longtemps, se laissent eux aussi séduire par cette manière de se présenter sur la scène publique. Personnage controversé, resté longtemps dans l’ombre de ses auteurs, l’éditeur sort à la lumière et se fait connaître, entre autres, par ses propres mémoires.

En France, cette ouverture publique semble coïncider avec l’émergence de la figure de l’éditeur moderne au début du xixe siècle, « plus exactement sous la Monarchie de Juillet[1] » qui a lieu entre 1830 et 1848. C’est à cette époque qu’Edmond Werdet, libraire-éditeur et écrivain, publie Souvenirs littéraires d’un libraire-éditeur (1820-1850). Portraits intimes (1859), récit personnel et professionnel intimement lié à Balzac. Plus tard, en 1893, un autre éditeur, Eugène Plon, fils de l’imprimeur-éditeur Henri Plon, écrit à l’intention de sa famille Notre livre intime de famille. Bien qu’il relate l’histoire de sa famille de typographes, ce livre annonce ce qui va suivre. Les réflexions sur le monde de l’édition de Bernard Grasset, Évangile de l’édition selon Péguy. Commentaires et souvenirs suivis de considérations sur un arrêt récent (1955), et le journal professionnel d’Edmond Buchet, Les auteurs de ma vieouma vie d’éditeur (1969), poursuivent cette envolée littéraire.

Après l’apparition de ces livres annonciateurs, l’accroissement de la visibilité des éditeurs par l’intermédiaire de leurs mémoires professionnels coïncide avec le phénomène que Jean-Marie Bouvaist et Jean-Guy Boin nomment le « printemps des éditeurs » (entre 1974-1980). Ce mouvement de « renaissance de l’artisanat créateur[2] » est apparu comme une conséquence de l’accélération contemporaine de la concentration de l’édition par rachats et absorptions. Les éditeurs Robert Laffont, Éric Losfeld, Robert Kanters et José Corti, forts d’une longue expérience éditoriale, livrent leurs mémoires à ce moment-là. À l’« âge de la raison[3] », après 1984, ils sont suivis de Christian Bourgeois, Charles Rosnac, Maurice Nadeau, Françoise Verny… Cette concomitance entre le phénomène de concentration de l’édition suivie de l’émergence d’une nouvelle génération d’éditeurs et la multiplication du nombre de mémoires d’éditeurs se répète 30 ans plus tard, au début des années 2000. Anne Carrière, Gérard Guégan, François Maspero, Francis Lacassin, Jean-Jacques Pauvert, Jacques Sadoul, entre autres, choisissent en effet ce moment pour retracer leur expérience professionnelle (est-ce dans le but de servir d’exemple à la génération émergente d’éditeurs ou afin de se (re)positionner dans le champ?).

Au Québec, les éditeurs se lancent un peu plus tard dans l’écriture de leurs mémoires professionnels. Le phénomène de concentration en édition suivi d’une nouvelle vague d’éditeurs et la montée en puissance de grands groupes éditoriaux et de maisons de distribution (Pierre Lespérence/Sogides, Pierre Péladeau/Québecor) se manifestent aussi dans le Québec des années 1970. Ce mouvement n’entraîne pas la parution de mémoires d’éditeurs, mais quand la concentration s’accélère dans les années 1990, les récits de carrière québécois apparaissent. Avec, respectivement, Occasions de bonheur (1993) et Au temps de l’index : mémoires d’un éditeur, 1949-1961 (1996), Alain Stanké et Paul Michaud ouvrent cette pratique littéraire. Dans les années 2000, Jacques Fortin (L’aventure : récit d’un éditeur, 2000), Victor-Lévy Beaulieu (Les mots des autres : la passion d’éditer, 2001), Jacques Hébert (En 13 points Garamond, 2002), Alain Horic (Mon parcours d’éditeur avec Gaston Miron, 2004), Pierre Graveline (Une passion littéraire, 2009) et Marcel Broquet (Laissez-moi vous raconter : 53 ans dans le monde du livre, 2011) prolongent cette vogue littéraire au Québec. Les éditeurs franco-ontariens Simone Bussières et Yvon Malette suivent la tendance québécoise, publiant récemment leurs mémoires d’éditeurs (respectivement en 2014 et 2018).

Pour favoriser l’adhésion de ses destinataires, le mémorialiste recourt, comme tout énonciateur, à l’art de persuader par le langage (logos, pathos et ethos). Il met en jeu son intimité par le ton de la confidence, par l’autocritique, par des portraits ou des autoportraits. Ainsi, selon Annie Cantin et Alain Viala, les mémoires incluraient « toute la problématique des efforts pour “se dire”, la propension à construire un monument de soi plus qu’un témoignage d’authentique véridicité, un art de plaire par le langage et les images autant qu’une rigueur dans l’attestation des faits[4] ». À la fois autobiographe et historien, le mémorialiste, pour « se dire », projette dans son récit personnel une certaine image de soi. Il met en scène une version de lui-même, il se construit une « posture ».

Les auteurs de mémoires éditoriaux, après des dizaines d’années de métier, décident de faire le récit de leur vie personnelle, mais surtout professionnelle. À ce stade-là, ils ont tous déjà adopté une certaine posture éditoriale qui traduit leur position dans le champ. Cette posture, qu’ont façonnée les relations de l’éditeur avec les autres acteurs de la chaîne du livre (auteurs, imprimeurs, réviseurs, distributeurs, libraires, autres éditeurs), mais aussi le milieu culturel, les conditions sociopolitiques, les éditeurs l’ont sans doute déjà exprimée dans des entrevues, des préfaces, des discours accompagnateurs, des correspondances, etc. Les mémoires professionnels leur offrent l’occasion de se redéfinir comme tels et de (ré)affirmer leur position dans le champ éditorial. Ils se construisent donc une posture éditoriale nouvelle qui, doublée d’une posture auctoriale, forme une autre posture, unique en son genre, une sorte de posture auctoriale-éditoriale ou « aucto-éditoriale » (le mémorialiste ne peut pas se dissocier de sa fonction d’éditeur, mais il doit aussi adopter une attitude d’auteur). Il s’agira, dans le cadre de cet article, d’étudier la façon dont la posture aucto-éditoriale de l’éditeur-mémorialiste québécois se constitue dans ces livres.

La posture, phénomène complexe, possède, selon Meizoz, une dimension rhétorique (des conduites énonciatives ou des faits discursifs) et une dimension sociale (des conduites littéraires publiques). Par l’ensemble de ces agissements énonciatifs et institutionnels, interdépendants et mutuellement complémentaires, « une voix et une figure se font reconnaître comme singulières dans un état du champ littéraire[5] ». Bref, la posture est une « construction de soi dans et hors du discours[6] » qui doit être observée tant de l’intérieur que de l’extérieur du texte. Cependant, comme l’objet d’étude se limite ici au livre autobiographique-professionnel réalisé par un éditeur-auteur, d’une couverture à l’autre, la construction de la posture aucto-éditoriale sera appréhendée et analysée strictement dans cet espace, ce qui nécessite d’apporter certains ajustements à la théorie posturale de Meizoz, ou du moins d’aborder cette taxinomie sous un autre angle. En ce qui concerne la dimension sociale (les affiches publicitaires, les gestes, les vêtements, lors des événements littéraires ou des entretiens), sera plutôt souligné le caractère non verbal de ces manifestations. L’équivalent de ces conduites publiques est, dans le cadre des mémoires d’éditeurs, la ou les photographies (présentes ou non). Quant à la dimension rhétorique de la posture, les indices posturaux verbaux sont nombreux. Ils seront groupés autour du péritexte et du texte[7].

Le péritexte iconographique

La posture auctoriale est inhérente à la dimension sociale de la vie littéraire. Les manifestations littéraires publiques incluent les remises de prix, les lancements de livres, les cocktails littéraires, les salons du livre, les discours, les entretiens avec les auteurs, les critiques, etc. Les photographies d’écrivains relèvent de cette catégorie[8].

Jusqu’au milieu du xixe siècle, l’image physique de l’auteur était limitée à la peinture, au dessin, à la gravure, reproduits en frontispice des livres, ou au buste sculpté. Avec l’apparition de la photographie s’opère une véritable révolution dans la représentation de l’écrivain. Le grand public prend connaissance de l’apparence physique de l’écrivain, de sa corporalité, ce qui a une incidence directe sur l’imaginaire collectif et, par la suite, sur la littérature. Aujourd’hui, à l’ère du visuel, la photographie d’écrivain s’est multipliée à un tel point qu’elle s’avère omniprésente et indispensable dans le processus de création d’une posture auctoriale. Ainsi, « par sa persistance, sa diffusion et sa reproductibilité sur divers supports, la photographie contribue fortement à la diffusion d’une posture. Figée et reproductible, elle assigne plus que jamais l’auteur à son image. […] Le portrait photographique d’écrivain […] objective le processus de singularisation de l’artiste tout en l’archivant[9]. » Dans les mémoires d’éditeurs, le péritexte iconographique est composé des clichés qui se trouvent (ou non, selon le cas) sur la couverture (première et quatrième de couverture) et à l’intérieur du livre.

Parce que le portrait photographique de l’auteur sur la couverture représente un élément non négligeable du dispositif éditorial, sa présence (ou son absence) est le produit d’une négociation entre l’auteur et son éditeur. Bien que, dans notre cas, les auteurs soient tous des éditeurs d’expérience, dont quatre se sont même autoédités, la décision du portrait d’écrivain en couverture découle des mêmes pourparlers, car l’auteur, fût-il un éditeur, voire son propre éditeur, doit obéir à la politique éditoriale de la (ou sa) maison d’édition et aux exigences du genre autobiographique, dont la photo en couverture constitue presque un passage obligé.

Sur la couverture des livres Occasions de bonheur d’Alain Stanké, L’aventure de Jacques Fortin et Les mots des autres de Victor-Lévy Beaulieu, les auteurs-éditeurs sont figés (détemporalisés[10]) dans une pose presque identique : une orientation verticale du sujet, de semi-profil, une image réduite en couleurs, mate, aux dimensions de la couverture, avec une texture souple. Les clichés les montrent plus ou moins à l’âge de l’écriture du récit. Dans le cas de Stanké (sur le cliché de la première édition) et de Jacques Fortin, les photographes, de concert avec les auteurs, optent pour un décadrage corporel qui met l’accent sur le visage. Les traits du visage (les expressions du front, du nez ou de la bouche) ont leur signification, mais le point nodal se situe dans le regard[11]. « Le regard est fondamental, il traverse les âges. Il traverse tout, continue son chemin, et plante un clou dans la mémoire[12]. » Les auteurs, a fortiori des éditeurs d’expérience, n’ignorent pas que leur portrait laissera une marque indélébile dans l’esprit du lecteur, à travers leur regard. Le regard confiant de Stanké et de Fortin pourrait exprimer leur succès en affaires, tandis que celui de Beaulieu évoquerait plutôt l’érudition. Cela dit, cette interprétation reste spéculative et subjective, chaque spectateur ayant une vision propre, indissociable de soi. Chacun voit dans une image ce qu’il désire voir. Jean-Pierre Bertrand propose une autre piste de réflexion : peut-être que le portrait n’est pas l’unique cible du regard du lecteur, mais que le lecteur est à son tour l’objet du regard de l’auteur[13]. Les éditeurs, en posant devant le photographe, établissent à travers celui-ci un dialogue visuel avec le lecteur, destinataire du portrait et du récit. Dans cette situation de face à face, ils semblent lui (nous) dire : « J’ai écrit ce livre pour toi, pour que tu saches qui je suis et ce que j’ai accompli pour le monde de l’édition québécoise. » Ce style de cadrage « décadré » qui favorise l’agrandissement du visage pourrait donc être interprété comme une façon, pour le sujet (l’auteur), de se rapprocher du spectateur (le lecteur).

L’éditeur Marcel Broquet affiche trois portraits de lui-même à trois périodes différentes de sa vie. Ces images personnelles montrent le côté autobiographique sur lequel l’auteur met l’accent. Ce dernier prépare le lecteur pour ce qui suit dans le récit et offre déjà une clef de lecture de son oeuvre. Le collage des photographies de Broquet sur la couverture retrace l’histoire du petit garçon franc, libre, ouvert, souriant, qui domine la couverture, jusqu’au moment où il arrive à l’âge de la sagesse, quand il a atteint le comble de son bonheur dans les livres. Sur le premier cliché, les yeux innocents du jeune Marcel Broquet établissent un contact direct avec celui qui l’observe. Toutefois, à l’origine, ce regard n’était pas adressé au lecteur d’aujourd’hui (est-ce une photo de classe, une photo de famille?). C’est la décision ultérieure de l’auteur de le mettre sur la couverture qui ouvre le dialogue avec le lecteur. Ce même choix peut attester l’importance que l’auteur accorde à la recherche de l’enfance (recherche plutôt autobiographique que professionnelle) ou bien la volonté d’ancrer sa vocation de libraire et d’éditeur dans l’antériorité, le passé. Pour le deuxième portrait, l’auteur se donne à voir dans sa bibliothèque, espace privé qui met les livres en valeur (une pose de prédilection des écrivains). L’auteur tient dans ses mains un livre imposant avec une mise en page sur deux colonnes, mais il ne refuse pas son regard au lecteur. Il ne fait pas semblant d’être un écrivain absorbé par la lecture. L’éditeur ne souscrit pas à théâtralité de cette mise en scène. Son regard déclaratif révèle au lecteur le prix qu’il attache à la lecture. Cette pose « en lecture » implique un certain rapport à la littérature : il pose en homme de lettres, ce qui ne veut pas dire qu’il se construit nécessairement une posture d’écrivain. Sur la quatrième de couverture, Marcel Broquet ajoute, à côté de la note biographique, un petit portrait-buste, pris en studio, classique, bien cadré, coloré, qui le montre à un âge intermédiaire, entre l’enfance et l’âge d’or. De ces clichés ressortent au moins deux questions posturales: Broquet est-il un homme d’affaires qui pose en homme de lettres? Ou est-il un homme de lettres qui pose en homme d’affaires?

Alain Horic, avec son récit personnel, fait une mise au point, très documentée, au sujet de sa relation avec Gaston Miron et de son propre rôle d’éditeur aux Éditions de l’Hexagone, et l’auteur concentre tous ses efforts à cette fin. Comme élément non verbal, l’auteur opte pour une image qui le place aux côtés du poète national et « pionnier de l’édition québécoise[14] » Gaston Miron. En utilisant un cliché où il se trouve en « bonne compagnie », Alain Horic tente de se légitimer comme éditeur par un transfert de capital symbolique, ce cliché étant, dans le contexte des mémoires d’éditeur, une prise de position dans le champ éditorial québécois. Il faut souligner le fait que le lieu même d’exposition de la photographie détermine son usage. Si le cliché avait été publié dans un article sur les poètes québécois, par exemple, il aurait plutôt participé à la posture de poète de Horic. En même temps, la photographie, prise en 1979 à l’époque où Horic et Miron oeuvraient de concert dans le domaine de l’édition à titre d’associés, de codirecteurs et de coanimateurs de l’Hexagone, sert à authentifier la véracité des propos de l’auteur.

Les livres de Paul Michaud et de Jacques Hébert recourent à un même type de présentation non verbale de soi, soit un portrait en quatrième de couverture. Les « marqueurs formels », matériels (photo en noir et blanc, sur un papier mat et une couverture souple), sont similaires. Un détail les différencie : le portrait de Michaud est placé dans le coin inférieur droit, tandis que celui d’Hébert occupe tout l’espace de la quatrième de couverture. L’âge des auteurs-éditeurs sur ces clichés diffère également. Comme ils sont nés à la même époque, c’est donc le moment de la prise de la photographie qui varie. Quoique le récit de Paul Michaud ait paru quand l’auteur avait 81 ans (en 1996), le cliché retenu pour la publication donne l’impression qu’il approche de la quarantaine (l’éditeur étant né en 1915, le cliché daterait donc des années 1950). Michaud désirant évoquer, dans ses mémoires, les années 1949-1961, il se peut que l’effet recherché consiste à offrir une image de soi correspondant à ces années d’éditeur. En ce qui concerne Jacques Hébert, né en 1923, l’éditeur-sénateur libéral couche ses mémoires sur papier à l’âge de 79 ans (en 2002). Le portrait, qui le représente à un âge plus proche du moment de l’écriture du récit, participerait donc plus à la construction de la posture auctoriale qu’éditoriale (l’auteur cesse ses activités éditoriales en 1974, à 51 ans, mais il continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, en 2007). Quant aux « descripteurs scénographiques » de ces clichés, ils sont opposés (sauf la position debout). Paul Michaud est placé dans un contexte littéraire (dans une bibliothèque ou une librairie : d’abord libraire, Michaud est un amoureux des livres, qui forment l’essentiel, la base, le fond de sa posture auctoriale), tandis que Jacques Hébert se trouve dans un contexte récréatif (les éléments du décor naturel suggèrent un jardin tropical, probablement à La Havane, le lieu d’écriture du livre). Hébert, grand voyageur, semble s’identifier encore au globe-trotter qu’il était dans sa jeunesse. Les éléments vestimentaires des auteurs-éditeurs sont adaptés à la personnalité de chacun, mais aussi aux circonstances et à l’époque de la prise des clichés. L’image de Paul Michaud correspond à celle de tout « notable » des années 1950, costume trois-pièces, chemise blanche et cravate, tandis que le portrait photographique de Jacques Hébert se démarque par le non-conformisme du sujet. L’auteur, probablement de commun accord avec son éditeur Victor-Lévy Beaulieu, choisit une image qui le représente le mieux comme auteur de récits de voyage. Bien qu’il soit une personnalité politique publique, Hébert opte pour un portrait d’écrivain en vacances. Le décor naturel, le chapeau de plein air, la chemise fleurie et le palmier en arrière-plan s’éloignent des indices classiques d’identification d’un écrivain (table de travail, machine à écrire, stylo, livres, bibliothèque, séance d’écriture), et qui plus est d’un politicien. L’écrivain au repos, loin de son espace de travail, reprend contact avec la nature, il redevient un « homme dans le monde[15] ». Sur ce cliché qui tient de la sphère privée, le regard photographique est celui d’un ami, d’un proche, et non celui d’un professionnel. C’est par la diffusion ultérieure de la photographie que le public pénètre dans cet espace privé de l’écrivain, en prenant la place de l’ami-photographe dans la scénographie[16].

Sur leurs photos, Paul Michaud et Jacques Hébert ne regardent pas l’objectif. Le premier détourne les yeux de l’appareil photographique (est-il photographié par surprise?) et le deuxième choisit une pose de semi-profil, le regard tourné vers le haut. Dans le cas d’Hébert, le choix de ce cliché semble délibéré, car il existe des clichés pris dans le même cadre exotique qui le montrent de face. Par leur posture, tous deux semblent ignorer le « spectateur », comme s’ils ne désiraient pas établir un dialogue avec lui. Ils préfèrent porter leur regard ailleurs, brisant la présence directe et déconcertant ainsi le spectateur. Les portraits de Paul Michaud et Jacques Hébert s’apparentent plutôt à des « instantanés » qu’à des « poses », car ces clichés nous introduisent dans la vie privée de l’auteur (dans sa bibliothèque/librairie, pour l’un, et dans ses vacances, pour l’autre).

Le livre de Pierre Graveline ne contient aucune photographie. L’absence de toute trace iconographique de l’auteur laisse penser que la personne cherche à s’effacer devant la « carrière ». Toutefois, l’explication de l’absence de portrait auctorial réside plutôt dans le dialogue entre l’auteur et l’éditeur. Dans son cas, l’éditeur Fides a le dernier mot. Les stratégies éditoriales de cette ancienne maison d’édition prévoient que « la photographie de l’écrivain ne franchit l’espace sacré de la couverture qu’à titre exceptionnel, lorsque la renommée de l’écrivain dépasse celle du livre[17] ». Comme ce n’est pas le cas de Graveline, la couverture de son ouvrage est ornée de la gravure sur bois de l’artiste multidisciplinaire René Derouin, Tiempo libre (1989).

Si le portrait sur la couverture résulte d’une négociation entre auteur et éditeur, les clichés publiés à l’intérieur du livre sont spontanément considérés comme l’oeuvre de l’auteur. Il en est responsable au même titre que de son texte. Entrées discrètement dans le livre entre 1860 et 1880, en passant par le journal, les photographies ont une valeur documentaire reconnue. Elles témoignent d’une réalité ou, pour citer Roland Barthes, d’un « ça-a-été[18] » relatif à un lieu, à un visage ou à un objet qui, à un moment donné, s’est trouvé devant un objectif photographique. Dans le cas de ce corpus, l’affirmation est d’autant plus vraie que, parmi les images photographiques utilisées, figurent des couvertures de livres, des lieux de passage de l’auteur, des maisons d’édition, des portraits d’autres médiateurs et des photos prises à différentes époques de la vie de l’éditeur.

Tous n’utilisent pas d’images à l’intérieur du livre. Pierre Graveline, Victor-Lévy Beaulieu, Paul Michaud, Jacques Hébert et Alain Horic ignorent l’usage endogène de la photographie dans la construction de l’identité et de la posture de l’écrivain et de l’éditeur, non par modestie, mais suivant un désir de donner plus de littérarité à leur récit. Alain Stanké, Jacques Fortin et Marcel Broquet sont les seuls à se servir de ce moyen de présentation de soi à l’intérieur du livre, le premier par « déformation professionnelle » (il a pratiqué le métier de reporter en même temps que celui d’éditeur), le second pour corroborer sa version des faits et valider ses propos, et le dernier pour situer le récit dans l’espace physique. Ces images peuvent être regroupées en cinq catégories : des portraits de soi, des portraits d’autres personnes (surtout des auteurs-vedettes et des personnalités publiques), des clichés de l’auteur en compagnie de différentes personnalités publiques, des couvertures de livres publiés et divers lieux.

Alain Stanké, « a people person », qui inclut 61 clichés à l’intérieur de son livre, priorise les portraits de personnalités qu’il a rencontrées dans sa vie et qui ont influencé sa route, et les clichés où il se trouve « en bonne compagnie ». Ce phénomène pourrait s’expliquer par le fait que l’éditeur est un passeur qui ne travaille pas seul. Contrairement au mythe de l’auteur solitaire, l’éditeur est un intermédiaire, toujours en relation avec les autres acteurs de la chaîne du livre, et le choix photographique atteste cette réalité.

Le côté professionnel des mémoires d’éditeurs ressort de la rétrospective de carrière, avec le parcours éditorial, les livres publiés, les succès et les échecs professionnels. Dans la dimension non verbale de la construction de la posture, ce côté est représenté par des images de couvertures de livres. À cet égard, Jacques Fortin est le plus « professionnel », car, des 72 images au total, pas moins de 40 illustrent des couvertures. Parmi celles-ci, quatre sont des photographies de « groupe » de livres, soit des catalogues soit des collections, ce qui porte le nombre de titres mis en lumière dans le récit à 70. D’ailleurs, la première image publiée à l’intérieur du livre (page 21) est la couverture du livre qui a été à l’origine de la maison d’édition Québec Amérique, Pédagogie et lecture de Denyse Bourneuf et André Paré. Toutes les couvertures présentées appartiennent aux grands succès de librairie qui ont donné de la visibilité à Québec Amérique.

Parmi les procédés de connotation, le lieu où l’image a été prise (le cadre, le décor) peut également être considéré comme un puissant catalyseur de signification[19]. Les photographies des lieux constituent le choix visuel primordial de Marcel Broquet. Pour l’auteur, le lieu a une importance certaine, l’information topologique devant donc être transmise. Il publie neuf photographies de lieux (à une exception près, toutes de Suisse), soit des panoramas des villages ou villes où il a vécu, soit des maisons (ou autres immeubles importants dans la vie de l’auteur). Tous ces clichés personnels renforcent le côté autobiographique du récit et, implicitement, une posture d’autobiographe.

La dimension non verbale de la posture, mise en oeuvre dans les mémoires d’éditeurs par les photographies, bien qu’importante, voire centrale dans le dispositif éditorial, ne reflète que la partie la plus « visible » de l’image d’auteur-éditeur. C’est la dimension verbale (rhétorique, linguistique) qui constitue la plus grande part de cette construction. Celle-ci inclut le texte (le récit) lui-même et tout discours d’escorte qui gravite autour du texte, dans l’espace du même volume[20] », c’est-à-dire le péritexte.

Le péritexte linguistique

Le péritexte, lieu d’échange entre l’auteur et le lecteur, espace de transition littéraire, détermine l’usage des textes, oriente, facilite et encourage (ou dissuade) la lecture. Comme dans tous les livres, le péritexte (qu’on appelle linguistique pour le différencier du péritexte iconographique) dans les mémoires d’éditeurs comprend le nom de l’auteur et de l’éditeur, le titre et les sous-titres, la liste des ouvrages de l’auteur (du même auteur), la ou les préfaces, les dédicaces, l’épigraphe, les remerciements, les notes en bas de page, les annexes, la quatrième de couverture. Tous ces discours d’accompagnement n’ont pas la même envergure, mais tous donnent des indices sur la construction de la posture aucto-éditoriale.

Sur la couverture d’un livre, le premier élément péritextuel linguistique qui interpelle le lecteur potentiel est le nom de l’auteur et le titre. Le nom de l’auteur d’un récit intime établit d’emblée le « pacte autobiographique ». Les mémoires d’éditeurs québécois respectent tous, à une exception près, l’exigence de l’identité du nom d’auteur (la personne civile), du narrateur (l’inscripteur ou l’énonciateur) et du personnage principal. Cela dit, l’exception en question est celle d’un auteur (Alain Stanké, de son vrai nom Aloyzas-Vytas Stankevicius) qui francise son nom par désir d’intégration, et non par refus du pacte autobiographique. Sur la couverture apparaît également le nom de l’éditeur qui est responsable de la publication d’un livre. Si le mémorialiste est en même temps son propre éditeur, une autre dimension s’ajoute à l’identité auctoriale nominale, surtout si sa maison d’édition porte son nom. Il y a alors une quadruple identité : la personne civile qui signe le récit et en est garante juridiquement, le raconteur, le sujet de l’histoire et l’éditeur. Dans cette catégorie se trouvent Alain Stanké (1re édition), Marcel Broquet et Jacques Fortin. De même, Pierre Graveline publie ses mémoires à la maison à laquelle il s’est associé après son départ de la direction littéraire du Groupe Ville-Marie, en 2005, c’est-à-dire chez Fides. Quant à Alain Horic et Victor-Lévy Beaulieu, ils font paraître leurs mémoires dans leurs anciennes maisons d’édition, soit à l’Hexagone et chez VLB Éditeur.

Les titres privilégiés par Michaud, Fortin, Beaulieu et Broquet, par leur littérarité, révèlent une posture qui favorise l’écriture (Au temps de l’Index, L’Aventure, Les mots des autres, Laissez-moi vous raconter…), mais ils se doublent de sous-titres qui ne laissent pas de doute sur la posture éditoriale adoptée dans le récit (Mémoires d’un éditeur, Récit d’un éditeur, La passion d’éditer, 53 ans dans le monde du livre). Le titre Occasions de bonheur d’Alain Stanké peut sembler uniquement littéraire, mais si l’on sait que le livre Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy a été l’un des grands succès de l’éditeur Stanké, ce jeu de mots renvoie simultanément à une posture éditoriale et littéraire.

Par l’élément péritextuel nommé « Du même auteur », on découvre l’expérience d’auteur de chaque mémorialiste. Beaulieu, Hébert et Stanké bénéficient d’une très longue pratique d’écriture derrière eux au moment de la rédaction de leurs mémoires. Mais Graveline, Horic et Michaud ne sont pas non plus des novices dans ce domaine. Par contre, pour Fortin et Broquet, les récits de carrière fondent la première expérience d’écriture d’un livre. En parcourant la liste des ouvrages d’un même auteur, la posture aucto-éditoriale se dévoile progressivement. Une première image, quoiqu’encore floue, de chaque auteur s’esquisse : Stanké-journaliste, Beaulieu-romancier, Hébert-voyageur-auteur engagé, Horic-poète, Graveline-essayiste-amateur de poésie-auteur engagé, Fortin-éditeur.

La préface constitue le discours d’escorte le plus développé. Elle est « particulièrement propice à la mise en scène de soi, à l’autoportrait, à la fabrication de son image et de son message, à la création d’une “posture”[21] ». Cet avant-texte peut revêtir différents intitulés, tels que avant-propos, avertissement, avis (au lecteur), discours préliminaire, examen, exorde, introduction, note, notice, préambule, préface, prélude, présentation, prière d’insérer, prolégomènes, prologue, prodrome, etc. Dans le cas des récits d’éditeurs, les auteurs favorisent les appellations : « Préface », « Avant-propos », « Avertissement » et « Introduction ». Il est intéressant d’observer deux directions opposées dans la taxinomie préfacielle des mémoires d’éditeurs. D’un côté, il y a les textes qui possèdent une préface allographe, doublée d’une préface autographe (Broquet, Fortin et Michaud); d’un autre côté, les textes qui ne sont accompagnés d’aucune préface (Beaulieu, Graveline et Horic). Les éditeurs qui ont peu écrit optent pour deux préfaces, comme si l’autolégitimation de leur propre démarche n’était pas suffisante, faisant intervenir une autorité externe susceptible de soutenir cette légitimation. Les seconds, qui ont produit de nombreuses oeuvres, n’utilisent aucun texte explicatif de leur oeuvre. Cela dit, il existe aussi une ligne médiane. Stanké et Hébert, les deux journalistes, ont opté pour une préface autographe.

Le dernier appareil péritextuel, mais non le moindre, se trouve en quatrième de couverture d’un livre. Cet espace, habituellement la prérogative de l’éditeur, constitue avec la couverture l’essentiel de ce que Genette nomme le « péritexte éditorial », lequel agit comme un label apposé sur l’ouvrage pour en garantir la qualité ou, si l’on veut, comme une signature de l’éditeur. Ici, comme les auteurs sont des éditeurs, parfois même leur propre éditeur, il est fort probable qu’ils se soient livrés eux-mêmes à cet exercice consistant à parler de soi comme d’un autre (d’ailleurs, dans le cas d’Alain Stanké, sa signature à la fin du texte d’escorte de la première édition ne laisse pas de doute sur son auteur). Stanké se positionne comme un témoin privilégié du monde de l’édition. Il se présente comme l’éditeur de Gabrielle Roy, Yves Thériault, Roger Lemelin, Victor-Lévy Beaulieu et plusieurs autres. Il se construit ainsi une posture d’éditeur. Beaulieu et Michaud utilisent la même technique (il est intéressant de remarquer que ce sont presque les mêmes noms qui reviennent). Quant à Horic, c’est la maison d’édition qui est mentionnée, et non les poètes publiés. La posture auctoriale ressort de ces textes d’accompagnement par la présentation du style d’écriture de l’auteur. À titre d’exemple, la quatrième de couverture de Stanké promet un style vivant, humour proverbial, mots touchants, rebondissements, rythme alerte et « anecdotes savoureuses »; celle de Michaud, un « récit savoureux, agréable alliage de lucidité et d’humour ». De même, la quatrième de couverture de Jacques Hébert assure que le récit est « plein d’anecdotes cocasses et le plus souvent d’une grande drôlerie », dans un style fortement célinien.

Le texte

La dimension verbale est à peine ébauchée dans le péritexte linguistique. C’est au fil de son énonciation écrite qu’un auteur se construit une image sociale et psychologique crédible par l’intermédiaire de la laquelle il espère que le lecteur pourra adhérer, par identification, à son récit. Cette image s’élabore dans le texte par ce que dit un auteur (le propos) et par sa manière de le dire (la façon dont le propos est formulé). Le « quoi » et le « comment » constituent les manières inséparables par lesquelles l’auteur se présente dans le texte, plus ou moins consciemment. L’analyse du contenu du récit et de la forme textuelle permettra de suivre la construction de la posture aucto-éditoriale dans les mémoires d’éditeurs.

Les éléments du contenu textuel

Selon le genre du discours, un texte favorise une certaine forme, mais présuppose aussi un certain fond. Dans le cas des mémoires d’éditeurs, l’autobiographie et l’histoire, éléments de contenu indispensables au genre mémorial, sont imprégnées de l’aspect professionnel. L’autobiographie met l’accent sur la carrière de l’éditeur (le parcours, les relations avec les autres agents du livre…), tout en fournissant des détails de sa vie personnelle. L’histoire est celle de ce métier et de l’état du champ, témoignant aussi de l’Histoire (politique et sociale).

L’autobiographie

La vie professionnelle

La rétrospective du parcours professionnel de l’auteur-éditeur occupe la plus grande partie du récit, constituant ainsi l’essentiel du discours éditorial. Elle comprend plusieurs éléments récurrents, comme la mention des métiers antérieurs à celui d’éditeur, des circonstances dans lesquelles le mémorialiste est devenu éditeur, ses motivations et sa mission, ses stratégies, son catalogue, ses difficultés et ses satisfactions, ses succès, ses échecs, ses regrets, sa reconnaissance publique (prix), ses procès juridiques éventuels, son pouvoir, sa vie mondaine. Par tous ces indices, l’auteur se crée une (nouvelle) identité éditoriale.

Comme la reconstitution en détail des huit parcours éditoriaux n’est pas l’objectif de cet article, seuls les résultats de cette analyse seront donnés, c’est-à-dire la posture que les éditeurs se construisent dans leurs mémoires. Ainsi, les auteurs s’identifient comme libraire-éditeur (Michaud et Broquet), journaliste-écrivain-éditeur (Hébert, Stanké, Beaulieu et Graveline), poète-éditeur (Horic) et éditeur « pur » (Fortin). Cette taxinomie coïncide avec la manière dont ils sont entrés dans le monde de l’édition. Michaud et Broquet ont été longtemps libraires avant de franchir le pas de l’édition. Hébert, Stanké, Beaulieu et Graveline ont débuté comme journalistes et écrivains, ajoutant ensuite à leurs fonctions le métier d’éditeur. Horic, avant d’assumer la direction de l’Hexagone, a collaboré à cette maison d’édition comme poète. Quant à Fortin, après un bref emploi dans l’enseignement et dans le journalisme (sans toutefois s’identifier ni comme enseignant ni comme journaliste), il a toujours travaillé dans le monde de l’édition.

L’édition, commerce des livres, combine entrepreneuriat et littérature. Elle permet à ses travailleurs de satisfaire en même temps leur goût pour les lettres et pour le commerce. Bien que les deux aspects soient indispensables dans ce métier, les éditeurs, dans leurs mémoires, mettent l’accent sur l’un des deux (sans pour autant occulter complètement l’autre), selon la posture qu’ils désirent construire : une posture d’homme de lettres ou une posture d’homme d’affaires. Paul Michaud, Pierre Graveline et Marcel Broquet soulignent leur amour passionné pour la littérature, en précisant aussi l’aspect matériel (les best-sellers, les difficultés financières, les stratégies économiques, le nombre d’exemplaires et le profit financier, les contrats avec les auteurs, les prix). Jacques Fortin, Jacques Hébert, Alain Stanké, Alain Horic et Victor-Lévy Beaulieu expriment leur passion pour la production du livre, tout en mentionnant l’aspect littéraire de l’édition. Cependant, selon le catalogue de la maison, les huit mémorialistes se séparent en deux types d’éditeurs et cette catégorisation correspond plus ou moins à la posture qu’ils désirent afficher. Ainsi, Michaud, Horic, Beaulieu et Graveline sont des éditeurs littéraires, et Hébert, Stanké, Fortin et Broquet, des éditeurs généralistes.

Puisque l’éditeur ne travaille jamais seul, il s’avère impossible de présenter l’origine de sa carrière, son parcours professionnel et, dans quelques cas, la fin de son activité, autrement qu’en rapport avec l’ensemble du monde éditorial et littéraire québécois. L’éditeur se construit en relation avec les autres agents du livre, comme le libraire, le distributeur, le correcteur, le réviseur, le comité de lecture, l’imprimeur, les autres éditeurs, les journalistes, les critiques, ainsi qu’avec les auteurs, surtout les plus célèbres, de son écurie. Cet article limite l’analyse à la relation que l’éditeur entretient avec le libraire.

Paul Michaud et Marcel Broquet, ayant été libraires et distributeurs avant d’être éditeurs, ont de cet agent du champ éditorial qu’est le libraire une vision différente de celle des autres auteurs. Puisque le premier ouvre sa librairie au début des années 1940 et le second en 1959, le combat qu’ils ont mené comme libraires diverge d’un certain point de vue et converge d’un autre, ce qui a une incidence sur leur posture aucto-éditoriale. Paul Michaud construit d’abord sa posture comme libraire laïque, contre le libraire religieux. Cette posture anticléricale se prolonge dans le métier d’éditeur. Au moment où il devient éditeur, il voit donc le libraire laïque plutôt comme un allié et un agent progressiste que comme un intermédiaire qui prend la « plus grande part du gâteau ». Quant à Marcel Broquet-libraire, il situe son combat à un autre niveau, face aux libraires-grossistes et aux grossistes-éditeurs. D’un côté, il sait d’expérience que le libraire est submergé par l’offre et les nouveautés, en raison de la surpublication des éditeurs. D’un autre côté, comme éditeur, il est lui-même contraint à trop publier, à cause du système éditorial, du marché compliqué du livre, etc. De plus, Broquet souligne que les nouveaux lieux de vente du livre (pharmacies, dépanneurs, grands magasins) nuisent au libraire (ce qui n’empêche pas l’éditeur de vendre, comme tous les autres, via internet, éliminant ainsi le libraire-intermédiaire).

La production initialement artisanale de l’Hexagone implique une vente des livres par souscription, ce qui exclut le libraire-médiateur. Au moment où la maison sort de cette phase artisanale, vers 1967, la vente par souscription a été remplacée par des méthodes de commercialisation plus adéquates. Si une partie de la production est vendue au Secrétariat de la Province, le reste des recueils de poésie est mis en vente par la librairie Déom qui, bien qu’assumant vaillamment la diffusion de presque toute la poésie québécoise, ne cherche pas la rentabilité. La relation d’Alain Horic avec le libraire Jean Bode semble cordiale, car le libraire incarne pour l’éditeur un maillon indispensable dans la vie d’un livre.

Victor-Lévy Beaulieu, de son côté, apprécie beaucoup le passionné, courageux et érudit libraire-éditeur Jean Bode, qui lui rappelle le libraire-éditeur parisien José Corti dont le départ a laissé un vide dans la vie de Beaulieu. Mais l’auteur n’a pas la même estime pour Henri Tranquille, auquel il trouve une réputation surfaite, ni pour le libraire (qui n’est pas nommé) de livres érotiques, à qui pourtant il doit la découverte du monde de l’édition. En même temps, le libraire-professeur gauchiste à barbe longue de la Librairie québécoise sur la rue Saint-Denis lui est indifférent. Ainsi, dans son récit, Beaulieu présente moins ses rapports professionnels avec l’agent-libraire, ou ses opinions sur les échanges éditeur-libraire, que ses relations personnelles avec les gens qui se trouvent derrière ces appellations.

Contrairement aux autres, Fortin ne se montre pas très compréhensif à l’égard du libraire. C’est même le contraire. Il accuse le libraire qui importe trop de livres de France de sabotage de la littérature nationale et de l’édition québécoise. De même, Jacques Hébert désire se libérer du libraire et sortir du ghetto des librairies (au nombre d’environ 25 dans tout le Québec en 1958). À cet effet, il imagine la formule du livre à un dollar qui devient disponible dans les kiosques à journaux et à tabac et dans les dépanneurs (lui aussi aspire donc à éliminer le libraire, ce commerçant qui exige 40 % du prix d’un livre).

Alain Stanké et Pierre Graveline n’abordent pas cette relation, qui peut être cordiale ou houleuse, entre libraire et éditeur.

La vie privée

Même si la vie personnelle est plus ou moins développée dans ces discours d’éditeurs, la présentation ou l’omission de la naissance, de l’origine, du milieu de vie, de la famille, de la fratrie, de l’opulence ou de la misère matérielle, des études, des amours, de la sexualité, des voyages, des pratiques d’écriture, participent à la projection d’une image de l’auteur-éditeur sur la scène publique, c’est-à-dire à la construction de sa posture.

Les récits de Pierre Graveline, Alain Stanké et Victor-Lévy Beaulieu occultent presque complètement leur vie privée. Le premier mentionne une seule fois ses trois filles et « leur avocate de mère » et, à la fin du livre, évoque en quelques mots son père et sa soeur. Par contre, à l’image maternelle, il accorde une page, hommage à celle que l’auteur aimait profondément. Alain Stanké semble vouloir séparer sa vie personnelle de sa vie professionnelle en les concentrant dans des récits distincts, puisqu’il écrit trois autobiographies. Dans ses souvenirs professionnels, nous n’apprenons rien sur sa famille, son enfance, ses études, son émigration… Quant à son/ses amour(s), l’auteur ne considère pas qu’ils ont ici leur place. Toutefois, la dernière page de la seconde édition de ses mémoires est consacrée à une miraculeuse apparition féminine, une certaine L., dernier bonheur en date de l’auteur. En ce qui concerne Beaulieu, utilisant l’écriture comme échappatoire au quotidien, à 14 ans déjà, il décide de devenir écrivain (puisque la pauvreté, la misère sociale et culturelle de « Morial-Mort » lui interdisent de devenir biologiste, il s’oriente vers une autre sorte d’exploration du cerveau humain). La vie familiale n’est évoquée par l’auteur que très vaguement, par bribes, et uniquement pour justifier sa volonté de devenir écrivain et, par la suite, éditeur, car il considère finalement appartenir plutôt à la grande famille des gens de lettres.

Sur Alain Horic, émigrant politique fuyant sa Bosnie natale, nous apprenons que, grâce à un billet payé par un ami, il atterrit à Dorval le 7 février 1952 avec une valise, 20 dollars en poche, une machine à écrire et un manteau peu approprié pour l’hiver canadien. Amoureux de la littérature et prédisposé au commerce (ses parents y oeuvrant), il se spécialise dans deux domaines, faisant une maîtrise en littérature slave pour son propre plaisir et, par correspondance, des études en sciences commerciales à l’Université La Salle de Chicago. S’il participe activement à la vie littéraire québécoise (comme poète, animateur de radio), ses emplois se rattachent presque tous au commerce. Par ces précisions externes à son parcours éditorial, Horic cherche à montrer la cohérence de son parcours professionnel, possédant les deux compétences requises (bien qu’elles semblent opposées) pour être un authentique éditeur littéraire, soit l’amour des lettres et l’esprit de commerce.

Quant à Jacques Fortin, même si sa vie personnelle occupe peu d’espace, elle est assez bien esquissée. D’une famille modeste d’agriculteurs établis à Saint-Romain, il est le douzième enfant de 15. Encouragé à faire des études pour devenir frère ou curé, il opte pour l’enseignement. Après un passage dans l’enseignement et le journalisme, il est pédagogue chez Larousse et Nathan, ce qui va le conduire tout droit au monde de l’édition. Ces informations personnelles ne font donc qu’introduire le parcours d’éditeur. En plus de cette incursion rapide, il mentionne à quelques reprises, au fil du récit, ses enfants et petits-enfants, car Québec Amérique, maison d’édition indépendante, est avant tout une affaire familiale.

Pareillement, la vie personnelle de Jacques Hébert sert de justification/explication à son entrée dans le monde des lettres (d’abord, dans le monde de l’écriture et, par la suite, dans celui de l’édition). Fils de médecin montréalais, il prend conscience de la force de la parole écrite au moment où il rédige son premier article. Malgré le désir paternel de faire de lui un médecin, ou au moins un avocat, au pire un dentiste, Jacques Hébert choisit l’École des hautes études commerciales (les HEC, comme Pierre Bordas, Alain Horic et Marcel Broquet). La combinaison « doué en français » et « études commerciales » pourrait expliquer son choix ultérieur de devenir éditeur.

Paul Michaud et Marcel Broquet écrivent un récit où l’aspect privé est très présent, surtout l’enfance, placée sous le signe du père (présent ou absent). Dans le cas de Paul Michaud, le père, trop autoritaire, désire le voir devenir membre du clergé. Sa famille modeste, bien que le grand-père maternel semblât posséder un château et être riche, n’a pas les ressources financières nécessaires pour payer à ce deuxième enfant sur 12 les 25 sous mensuels de frais de scolarité. Quand il réussit à aller à l’école, il se révèle doué en arithmétique, en anglais, en grec et en latin, mais peu brillant en philosophie, étant plus sensitif que théologique ». Contrairement aux éditeurs français, il est plutôt rare que l’auteur-éditeur québécois aborde ses premières expériences sexuelles dans ses mémoires professionnels. Stanké le précise même : « je refuse absolument de révéler comment je fais l’amour et à qui j’accorde mon vote (deux actes parfaitement légaux, mais accomplis en cachette)[22] ». Paul Michaud et Victor-Lévy Beaulieu font exception à cette pudeur, possible opposition au passé catholique. Michaud relate sa première expérience sexuelle, le langage et des scènes sexuelles émaillant le récit.

L’image paternelle dans le récit de Marcel Broquet est évoquée pour son absence. Le père, que l’enfant adorait, était rarement présent. Si l’autorité paternelle dans le cas de Michaud l’a fait devenir athée et adopter une certaine posture dans sa vie personnelle et professionnelle, en quoi l’absence paternelle, dans le cas de Broquet, a-t-elle influencé sa vision et sa posture? Elle a probablement eu un impact sur la relation avec son propre fils, Antoine Broquet, qui va lui succéder à la tête de la première maison d’édition Marcel Broquet. L’auteur, Suisse d’origine, a un faible pour l’histoire et les récits historiques, il n’est donc guère surprenant qu’il fasse remonter sa généalogie familiale au xiiie siècle. Troisième de cinq garçons d’une famille de paysans, il n’a pas été un enfant désiré : « [ma mère] parlait de me noyer dans la rivière comme on le faisait avec les chatons trop nombreux, elle ne manquait jamais de le préciser. J’y ai cru longtemps, car cette remarque revenait souvent[23]. » À cause de la guerre, il commence l’école tardivement et apprend à lire et à écrire vers 10 ans. Après de nombreuses difficultés, il réussit à être admis à l’École supérieure de Commerce de Delémont (en Suisse) où il apprend la comptabilité. Après avoir, comme Stanké et Horic, émigré au Canada le 5 mai 1958, avec 10 dollars en poche, il se marie avec une Québécoise et s’installe pour de bon. Assez vite, il entre dans le monde du livre au Québec et ouvre une librairie (il est conseillé par Henri Tranquille, Paul-André Ménard et Jean Bode), ce qui va le conduire ensuite à l’édition.

L’autoportrait

La plus évidente construction d’une image de soi réside dans la réalisation de l’autoportrait. Dans les mémoires d’éditeurs, les auteurs se portraiturent au fil des énoncés en relation avec le métier d’éditeur. En rassemblant les récurrences des traits psychologiques et moraux, un « archétype » de l’éditeur s’esquisse.

Les éditeurs-mémorialistes se perçoivent tout d’abord et immanquablement comme des êtres passionnés. Ils se présentent tous, sans exception, comme des amoureux soit de la littérature et de la lecture, soit de l’objet-livre et sa création, soit des mots et de la forme des lettres, voire de tous ces aspects à la fois. Sans cette passion qui les motive, personne ne participerait à cette aventure (la phrase « l’édition est une aventure » revient comme un leitmotiv dans les récits d’éditeurs français et québécois, et dans les entretiens avec les éditeurs), personne ne prendrait ce risque, personne ne choisirait ce métier ardu, « scabreux[24] », « étrange[25] », sollicitant, épuisant. Un éditeur doit avoir des « reins solides[26] ». La plupart des auteurs-éditeurs posent en travailleurs acharnés. Graveline répète de nombreuses fois l’état d’épuisement dans lequel 10 ans de métier l’ont laissé. Fortin a longtemps travaillé sept jours sur sept, 12 heures par jour, et Beaulieu s’est tellement épuisé à la tâche qu’il est devenu alcoolique. Horic confirme lui aussi que l’édition littéraire exige de l’individu tout son temps, son énergie et ses ressources. Les éditeurs soulignent, de plus, la nécessité d’avoir du flair et un caractère dynamique, d’être avides d’action et ne craignant pas les risques. L’athéisme, l’anticléricalisme, l’antireligion (ou toute autre variante sur ce thème) semblent être d’autres traits communs aux éditeurs qui ont oeuvré autour de la Révolution tranquille. Bien que Graveline et Michaud soient les seuls à les affirmer haut et fort, les récits des autres (sauf peut-être Stanké et Broquet) suggèrent une même position. Dans la société québécoise post-Révolution tranquille, l’anticléricalisme et l’antireligion étaient symboles de modernité, de progrès et d’intellectualité. En se réclamant d’eux, les éditeurs se donnent à voir comme des participants actifs à l’évolution de la société québécoise. Militants pour l’émancipation sociopolitique et culturelle du Québec, ils se positionnent en éditeurs-auteurs engagés. Plusieurs se dépeignent en idéalistes qui veulent changer le monde par les livres qu’ils publient (tels Jacques Hébert, Alain Horic, Jacques Fortin, Pierre Graveline et Paul Michaud). Finalement, intermédiaire entre l’auteur et le lecteur, producteur de culture, « faiseur de gloire », l’éditeur s’efface devant ses auteurs-vedettes.

L’histoire

Si, dans les mémoires d’éditeurs français, l’Histoire est très présente à cause de la Seconde Guerre mondiale, elle est surtout liée, dans les mémoires d’éditeurs québécois, à l’état du champ éditorial, la Révolution tranquille n’étant mentionnée qu’en lien direct avec l’édition. En témoignant sur le sujet l’auteur-éditeur québécois se positionne dans ce champ.

Paul Michaud, qui oeuvre comme libraire et éditeur à l’époque du Refus global, à la période pré-Révolution tranquille (1940-1961), se frappe de la totale indifférence de ses contemporains, démunis et peu concernés, apathiques, inactifs et restant à l’écart, ce qui fait que les auteurs, les libraires, les éditeurs étaient « dans la mouise[27] ». À peu de choses près, rien ne bougeait. « Nous sommes tombés cliniquement morts et sommes restés dans un coma qui dura plus de cinq ans[28]. » Les éditeurs étaient paralysés, ne misaient plus sur rien et pratiquaient l’abstention[29]. Dans cet état de choses, Paul Michaud se positionne comme étant progressiste, laïciste, émancipateur, pro-français, et gardant le fort pendant les années difficiles – un élément-clef de l’édition d’avant la Révolution tranquille.

Jacques Hébert, qui amorce sa carrière d’éditeur vers la fin de la Grande noirceur, semble marquer les débuts d’une nouvelle étape socioculturelle. Il confirme les dires de Michaud : Beauchemin et Fides étaient les plus grands éditeurs de l’époque, bien qu’il se publiât très peu de livres au Québec à ce moment-là. En 1948, quand il fait paraître son premier récit de voyage, Autour des trois Amériques, chez Beauchemin, celui-ci était l’un des rares éditeurs à publier autre chose que des manuels scolaires. Pour son deuxième récit de voyage, Autour de l’Afrique (1950), il est sollicité[30] par Fides, « éditeur religieux qui, Dieu merci! publiait de plus en plus d’ouvrages profanes[31] ». Dans cet état du monde du livre, Jacques Hébert se présente comme celui qui a élargi le bassin restreint des lecteurs québécois, en sortant le livre du ghetto des librairies avec la formule du livre à un dollar, publié en grande quantité et distribué dans les kiosques à journaux et tabac, et dans les petits commerces.

Si Hébert voit d’un regard positif cette publication massive, Marcel Broquet la voit plutôt comme un problème de l’édition de ces années-là. Le libraire-éditeur dénonce le fait qu’au Québec on écrit et publie trop. « Dans les années 50, 60 et par la suite, les éditeurs publiaient trop et n’importe quoi. La course à la quantité avait commencé. Cela ne s’arrêtait plus. On remarquait alors une prolifération de publications que je qualifierais parfois d’inutiles. […] J’entrerai quelques années plus tard de plain-pied dans ce système en publiant… beaucoup trop[32]! » Les quelques grands libraires grossistes, qui étaient en général aussi éditeurs, se partageaient et contrôlaient le marché du livre, où régnait « l’anarchie la plus totale[33] ». La bataille du livre se poursuivait également entre les quelques libraires indépendants et les grossistes, contre le système, contre le favoritisme, etc. En même temps, les distributeurs-éditeurs français tentaient d’avoir mainmise sur le marché du livre au Québec et « faisaient évidemment fi du livre québécois qui ne trouvait pas sa place. La question se posait d’ailleurs rarement quant à sa place. Les médias n’en avaient cure. Quant aux auteurs, les plus audacieux traversaient l’océan et allaient se faire éditer en France (Anne Hébert, Jacques Godbout, Jacques Folch-Ribas et quelques autres)[34]. » À ce moment-là, les Québécois (éditeurs, libraires et lecteurs) n’avaient pas grand intérêt pour la littérature d’ici, régionale et en joual[35]. Dans ce contexte éditorial, Marcel Broquet se positionne comme l’éditeur qui a remarqué et comblé l’absence de deux créneaux dans le commerce du livre québécois, soit le beau livre d’art et le beau livre sur la nature (dans les domaines de l’ornithologie et de l’horticulture), les deux étant jusqu’alors importés des États-Unis.

Sur l’ébullition socioculturelle québécoise que représente la Révolution tranquille, le récit d’Alain Stanké ne fournit que peu de détails. Comme l’accent est mis sur les portraits, sans aucun souci chronologique, il est difficile, partant de l’anthologie de récits biographiques réalisée par l’auteur-éditeur-journaliste, de reconstituer l’état du champ éditorial québécois au moment où il amorce sa carrière (en 1961, Alain Stanké remplace Jacques Hébert à la direction des Éditions de l’Homme). On peut toutefois avancer qu’Alain Stanké projette de lui-même l’image d’un éditeur qui a trouvé la solution à la bataille du livre importé, voire qui a réussi à tourner ce problème à son avantage. Au lieu de se plaindre de la cherté des livres importés, il décide d’acquérir les droits d’auteurs connus et de publier ces derniers au Québec. Stanké se construit donc d’emblée une posture d’éditeur international. Dans le champ éditorial québécois, il se positionne également comme un éditeur entrepreneur, rationnel, pratique, qui prend en compte la rentabilité de la maison tout en s’efforçant de ne négliger aucun genre de publications (livres pratiques et d’actualité – instant books –, essais, oeuvres littéraires, etc.).

Pour Alain Horic, il n’y a pas de doute que les Éditions de l’Hexagone ont catalysé la révolution sociale et culturelle des années 60. L’auteur-poète estime que la poésie incarne les idéaux d’un peuple et que cette maison d’édition artisanale, par l’intermédiaire de ses poètes, a ainsi marqué la naissance de la littérature québécoise moderne et du Québec contemporain. De par sa position de codirigeant de l’Hexagone, Horic se présente comme un membre actif de ce changement socioculturel, voire comme l’un des acteurs essentiels de la modernité littéraire et politique du Québec, par son action poétique, mais surtout par son travail éditorial littéraire.

Le récit de la vie professionnelle de Victor-Lévy Beaulieu est intimement lié au témoignage sur l’état du champ culturel dans la deuxième moitié du xxe siècle au Québec. D’ailleurs, il se présente d’emblée comme le témoin d’un demi-siècle de vie culturelle québécoise. L’auteur, écrivain très prolifique, qui commence sa carrière d’éditeur aux Éditions du Jour en 1968 aux côtés de Jacques Hébert et qui travaille aujourd’hui encore (2018) dans le domaine de l’édition, a beaucoup à dire sur la vie culturelle québécoise, sur ses hauts et ses bas, et sur l’évolution du champ éditorial. Beaulieu touche à un aspect du monde du livre complètement occulté par les autres auteurs-éditeurs : la littérature érotique. Le libraire (qui n’est pas nommé) de littérature érotique dont parle Beaulieu importait des livres de France et les vendait au Québec sous le manteau. La rupture des années 60 avec la tradition permettra à ce créneau de se développer, surtout avec l’aide du secrétaire (qui devient par la suite directeur) du Conseil supérieur du livre, Jules-Zénon-Léon Patenaude. Devant l’indifférence du gouvernement à l’égard de la littérature et de l’édition québécoises, Beaulieu adopte une posture de militant et d’écrivain-éditeur engagé. Il est indigné par le fait que les gouvernements à ce temps-là considéraient l’aide à l’édition comme un geste de charité. Un autre facteur qui influence, selon lui, l’état du champ éditorial québécois de ces années concerne la situation du papier. Le Québec, grand producteur de papier de qualité, l’exportait alors presque en totalité, principalement aux États-Unis. En plus de sa position culturelle progressiste, commune aux éditeurs oeuvrant dans la période de la Révolution tranquille, l’auteur s’affiche comme indépendantiste. Le désir d’émancipation et de décolonisation de la littérature, de la langue et de la culture québécoises forme le crédo de sa vie professionnelle et personnelle.

Jacques Fortin fait de l’écrivain Gilbert LaRocque, son premier directeur littéraire, le porte-parole de l’état du champ éditorial dans les années 1970 (post-Révolution tranquille). Celui-ci affirme que trop d’éditeurs publient n’importe quoi et que les maisons d’édition du Québec sont « presque toutes pourries[36] ». Fortin avoue s’être lui-même montré peu scrupuleux à ses débuts éditoriaux, mais, avec l’aide de LaRocque, compte s’améliorer. L’aspect du champ éditorial de cette époque qui préoccupe l’éditeur concerne surtout les éditeurs français. Fortin se positionne d’entrée de jeu comme un militant contre l’invasion des librairies québécoises par le livre français et pour la reconnaissance de l’éditeur québécois comme un éditeur professionnel. Il prône l’importance de l’ouverture du livre québécois à l’étranger.

Le monde éditorial québécois de la fin de xxe siècle est, selon Jacques Michon, le théâtre d’une concentration accrue des entreprises éditoriales[37]. C’est dans ces circonstances que Pierre Graveline entre dans le monde de l’édition. L’éditeur fait face aux mêmes situations que ses prédécesseurs. Il explique que, au moment où il écrit, le lectorat littéraire québécois est composé de 5 000 lecteurs (d’où tient-il ce chiffre?) et que la plupart des romans québécois se vendent à moins de 1 000 exemplaires. Par ailleurs, 80 % des manuscrits qu’il reçoit sont des « romans thérapeutiques » qui ne trouveront pas de lectorat en dehors du cercle de l’auteur[38]. En même temps, Graveline souligne comme Fortin que le désir irrépressible des auteurs québécois d’être publiés en France, l’esprit colonisé jouant à plein, les pousse à accepter de la part des éditeurs français des conditions financières inférieures à celles qu’un éditeur québécois aurait pu leur offrir. Par la suite, le livre s’écoule presque exclusivement sur le marché québécois, n’ayant en France qu’une présence symbolique, et donc une visibilité quasi nulle. Après Beaulieu, Graveline combat à son tour « l’exécrable colonialisme culturel[39] » qui domine sur « cette terre d’inculture qui est la nôtre[40] ». De plus, il présente le milieu de la poésie comme l’un des « plus durs et des plus mesquins qu[’il a] eu l’occasion de fréquenter dans [s]a vie. On s’y jalouse, on s’y vilipende avec une hargne peu commune. Bien plus en tout cas que chez les romanciers, les dramaturges ou les essayistes. Cela doit être inversement proportionnel au nombre de livres que l’on vend et au public que l’on rejoint[41]. » Compte tenu de son passé d’indépendantiste et de sa personnalité combative, il n’est guère surprenant que Graveline se positionne dans le champ culturel québécois actuel comme un militant engagé, promoteur et défenseur de l’indépendance du Québec et, implicitement, de la langue française et de la culture québécoise.

Quant à Marcel Broquet, qui a fondé sa seconde maison d’édition en 2007 après avoir cédé la première à son fils, il observe, comme petit éditeur indépendant, de profonds changements dans le monde du livre des années 1990-2000 à cause des nouveaux marchés qui s’ouvrent à lui (dans les magasins à rabais comme Costco et Walmart) et affirme clairement sa position sur la question du prix unique. En 2011, l’auteur soutient que le monde du livre se situe à un tournant majeur, sans préciser à quoi il fait référence.

Les éléments formels du texte

Si le contenu est plus ou moins similaire (tous racontent leur expérience éditoriale), la forme, vecteur d’un discours[42] est individuelle. Chaque auteur, selon son expérience de vie (habitus, études, personnalité, circonstances, etc.), a une manière personnelle d’évoquer sa carrière professionnelle. Cette signature propre participe, autant que le discours rhétorique, au dévoilement du personnage. Le choix du registre de langue et des formes lexicales, la planification textuelle, l’intonation, en passant par le rythme et le débit, apportent aussi à l’image de l’auteur et à sa posture, surtout auctoriale.

Le style

La façon d’écrire d’un auteur, souvent nommée « le style », a été abondamment étudiée. Le croisement de plusieurs recherches sur le style nous permet de conclure que le style est issu de différents facteurs, qu’on peut grouper en « facteurs intentionnels » et « facteurs involontaires ». Les « facteurs intentionnels », qui tiennent de la volonté de l’auteur, pourraient correspondre au choix du sujet, de la scène d’énonciation, au but de l’écriture, au respect d’une concordance entre le sujet, le destinataire et les circonstances d’énonciation, au choix du registre et du niveau de langue, du vocabulaire, au désir d’originalité de l’auteur, etc. Les « facteurs involontaires », qui échappent à l’auteur, renvoient à la personnalité de l’auteur, ses caractéristiques propres, ses qualités et défauts, sa psychologie (donc, à son individualité), ainsi qu’à son origine, son éducation, sa vision du monde et ses croyances (donc, à son habitus). À ceux-ci s’ajoutent les circonstances sociohistoriques et culturelles dont l’auteur est le produit et non le maître. Les deux groupes de facteurs, volontaires et involontaires, se combinent pour créer une forme singulière d’expression, une marque personnelle de l’auteur dans le traitement des textes et leur mise en récit; autrement dit, une signature identifiante. Le style auctorial peut ainsi devenir une forme d’identité littéraire et projeter une image d’auteur unique. Tous ces éléments qui relèvent de la volition auctoriale et de l’automaticité scripturale pourraient constituer, à un niveau socio-individuel, une nouvelle approche d’analyse de cette notion ancienne.

Dans le cas du genre mémorial, il existe une certaine méfiance à l’égard du « style », autant de la part de l’auteur que du lecteur. Comme le souci de véracité prédomine généralement, « la plupart des écrits-témoignages justifient par un désir de sincérité et d’authenticité l’absence de recherche de style dont s’enorgueillit leur auteur[43] ». Le mémorialiste ne chercherait pas nécessairement à afficher un style littéraire, mais un style simple, direct, franc, qui pourrait mieux refléter le pacte autobiographique. Cependant, le mémorialiste écrit son récit personnel de manière rétrospective, ce qui lui permet de donner à sa vie et à son propre personnage une unité qu’ordinairement ils ne possèdent pas. Il peut construire et projeter une image désirée de soi, par omission volontaire de certains événements, par exemple. Cette composition rétrospective, inhérente aux mémoires, explique l’impression d’un « style de plaidoirie » et même d’apologie de soi que laisse fréquemment la lecture des mémoires. En ce qui concerne le lecteur de récits autobiographiques, l’oeuvre construite et la phrase trop travaillée du mémorialiste, abondant en figures de style, pourraient éveiller sa suspicion, car il est fort probable que ce lecteur recherche précisément l’authenticité, la sincérité, le naturel et, ultimement, l’identification.

Dans les mémoires d’éditeurs, en dépit du fait que les auteurs-éditeurs choisissent le même sujet (le récit d’une carrière éditoriale), qu’ils expriment par la même scène générique d’énonciation (des mémoires), l’empreinte stylistique laissée par chacun est individuelle. Ainsi, Alain Stanké, optimiste incorrigible (il donne des conférences sur l’optimisme), écrit dans un style vivant. Il est exalté par les rencontres qu’il a eu la chance de faire au long de sa vie professionnelle. Cette exultation l’amène à peindre des portraits animés et dynamiques. Le style frétillant de l’auteur est doublé d’un style romanesque qui se traduit au niveau de la langue par l’utilisation du passé simple, de phrases courtes qui créent un rythme narratif alerte, et de nombreux traits de dialogue. Similairement, Jacques Hébert se livre dans un « style fort célinien » (selon la quatrième de couverture). Ses choix métaphoriques composent un récit amusant, agréable à lire. Quant au style de Paul Michaud, contrairement à l’étiquette apposée par Réginald Martel en préface, il est tout sauf simple. L’auteur prend de nombreux détours pour exprimer son idée, laquelle, une fois aboutie, n’éclaircit pas toujours son sens. Son style pourrait donc être dit contourné, voire tortueux. Michaud utilise, dans un registre familier, un langage vieilli et régional, souvent chargé d’images populaires, un langage très métaphorique qui puise dans ses racines québécoises « pure laine ». En ce qui concerne Marcel Broquet, qui cumule et les narrations historiques et les citations en provenance de livres d’histoire, on peut parler d’un style descriptif historique, livré dans un registre standard. Quant à l’écriture de Victor-Lévy Beaulieu, elle découle de son ethos d’écrivain engagé et de souverainiste révolté. Beaulieu revendique une langue originale pour le Québec, inventée par des gens originaux, dans une société originale. La « mise en valeur d’un registre de langue relevant du parler québécois se fait notamment grâce à la création lexicale. [Beaulieu] casse de l’intérieur les structures du français normatif[44] ». De même, Alain Horic et Pierre Graveline défendent un Québec libre, doté d’une langue et d’une littérature nationales. Comme dans tout récit qui soutient et justifie une cause ou une idéologie, le style de ces derniers est apologétique, voire militant.

Le ton

La posture auctoriale discursive s’exprime par le ton de l’énoncé. Tout texte écrit (intime ou fictionnel) détient son ton propre (timbre de la voix de l’auteur), qui permet au lecteur de le rapporter à une caractérisation du corps de l’énonciateur (et non du corps du locuteur extradiscursif) ou à une particularité psychosociale de l’énonciateur. Cette notion n’est pas vraiment palpable; il s’agit plutôt d’une impression, d’une image mentale du caractère de l’écrivain, qui se crée et ressort de l’ensemble du texte, au-delà des mots. Si le style stimule le lecteur au niveau rationnel, le ton, qui tient d’une résonance du texte, d’une « vocalité » textuelle, atteint l’affect du lecteur, car, par l’intermédiaire du ton, le locuteur investit son discours d’une « émotion centrale du sujet capable de colorer l’ensemble de ses énoncés[45] ». C’est le ton, filigrane invisible et insaisissable, qui entre en interaction directe avec l’affect et l’habitus du lecteur. Il met le lecteur en confiance, en colère, dans une bonne disposition, etc. Le ton constitue, si l’on veut, l’« arrière-goût » de la lecture. Cette impression que laisse la lecture est personnelle, propre à chaque lecteur. Elle relève d’une interprétation purement subjective (mais pas moins réelle pour le lecteur) de l’image de l’inscripteur. La vocalité textuelle et l’image auctoriale sont donc intimement liées.

Les mémoires partagent en général quelques caractéristiques qui ressortissent au genre même du discours (comme dans le cas du style). Un ton autojustificatif et autoapologétique ainsi qu’un ton sincère et honnête sont de mise dans ce genre littéraire. En ce qui concerne Alain Stanké, son ton positif et optimiste, discret par moments, est fort amusant, passionnant et convaincant. Quant à Paul Michaud, le ton humble, qui rend tout le monde sympathique, se double du ton intimiste, proche de la confidence, d’une personne en quête de soi. Mais de ce récit se dégage aussi un autre sentiment, en raison du ton tourmenté, vindicatif et véhément qu’il véhicule par ailleurs. Paul Michaud se révolte, négocie, trouve des explications et, finalement, se réconcilie plus ou moins avec ce qui le tourmente : l’autorité paternelle (et par extrapolation l’Église, associée au père et confondue avec lui), et l’adversité du destin à son égard. Il n’est guère surprenant que le ton soit parfois amer, accusateur, mélancolique. Par exemple, l’auteur regrette, mi-blagueur, mi-sérieux, de n’avoir pas poussé Yves Thériault dans la Seine, l’écrivain étant la cause supposée de ses tracas éditoriaux, et finalement de son infarctus de myocarde. Le ton léger, auto-ironique, distrayant adopté par Jacques Hébert favorise une lecture rapide et agréable de son récit. Par cet indice tonal, le récit incite son lecteur à ranger l’auteur parmi les « héritiers » de Louis-Ferdinand Céline. Par contre, la première lecture du texte de Graveline provoque un désagrément, voire un agacement, malgré la qualité littéraire indéniable de l’écrit. L’auteur s’exprime sur un ton autoritaire, militant et laudatif à l’égard de sa personne. Quant à Alain Horic, il emprunte un ton moins poétique que celui auquel on se serait attendu de la part d’un poète, et plus factuel, comme si le chef d’entreprise prenait ici la parole, à l’instar de Jacques Fortin. Horic désire plus mettre « les pendules à la bonne heure[46] » que composer un poème-hommage au poète national. Le ton expéditif, voire belliqueux, s’explique par sa révolte contre la banalisation de sa présence à l’Hexagone[47].

Conclusions

Le processus complexe de construction d’une posture auctoriale est interactif, incessant et paradoxal. Cette mise en scène dans l’espace d’un livre s’avère limitée. Elle offre un seul angle de vue sur la posture, une seule perspective, celle de l’auteur. Cela dit, si ce livre est un texte autobiographique, l’angle de vue suffit à une vision claire de la posture que l’auteur désire afficher et de l’identité littéraire qu’il tente de (re)créer. En outre, les mémoires d’éditeurs, par leur contenu et par l’identité du locuteur, ne constituent pas des autobiographies ordinaires. L’énoncé retrace un parcours professionnel, des relations dans le monde du livre, des positionnements dans le champ éditorial, etc. Par cette représentation de soi-même, forcément subjective, et sa projection dans l’espace littéraire, l’éditeur cherche à légitimer sa fonction, à se justifier et à se (re)positionner dans le champ éditorial, ou seulement de laisser une trace de son existence et un témoignage sur le métier d’éditeur. L’auteur (l’énonciateur) est doublé d’un éditeur (le méta-énonciateur) : il rédige son récit personnel dans la perspective de ce dernier. Cette posture déclenche le travail d’écriture et perdure durant le processus de rédaction des mémoires. Alors, au moment où un éditeur écrit ses mémoires professionnels, se forge une posture unique, une posture auctoriale inextricable de la posture éditoriale; une posture qui englobe autant d’attitudes d’auteur (inhérentes à tout texte écrit) que d’éditeur (par la posture initiale d’écriture). Cette posture particulière, nous l’avons nommée « posture aucto-éditoriale ».

Partant de la brève définition de la posture de Jérôme Meizoz, nous avons développé notre propre modèle d’analyse, adéquat à ce corpus. En passant par tous les éléments, verbaux et non verbaux, péritextuels et textuels, de contenu et de forme, nous avons essayé de n’occulter aucun aspect des mémoires d’éditeurs qui pourrait, de proche ou de loin, participer à la construction de cette posture singulière. Ce modèle peut s’appliquer à d’autres mémoires professionnels.