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En novembre 2012, le journal Le Devoir donnait aux livres anciens une rare visibilité dans un périodique non spécialisé : on pouvait y lire à la une l’amorce d’un article de la journaliste Isabelle Paré intitulé « Des trésors de papier au bout de vos doigts[1] ». Cet article évoquait plusieurs ouvrages appartenant à la collection de livres anciens de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et que la journaliste avait pu tenir dans ses propres mains, quelques jours auparavant, à l’occasion de sa visite au Centre de conservation de BAnQ, qui abrite cette collection et veille à en garantir l’accès. Toutefois, comme le soulignait Isabelle Robitaille à la journaliste, « très peu de gens nous demandent de consulter ces livres uniques », alors que BAnQ possède des « curiosités que les collectionneurs s’arracheraient! ».

Aussi rares et précieux soient-ils, ces « trésors » sont pourtant bel et bien offerts à la consultation, que ce soit à la demande des chercheurs et des étudiants ou encore à celle du grand public. Muni de gants, le lecteur, grâce à l’utilisation de supports particuliers et en fonction des consignes que lui donne le personnel, peut en effet les manipuler dans le respect des principes de conservation. Cet article participe du même esprit, c’est-à-dire qu’il prolonge la volonté de BAnQ de mieux faire connaître et apprécier le patrimoine documentaire québécois qu’elle possède et, en l’occurrence, le patrimoine imprimé ancien. Car la collection de livres anciens est sans contredit l’une des plus riches collections patrimoniales de l’institution, en raison de son histoire et des titres qui la constituent. Après en avoir dressé le portrait, nous souhaitons insister plus particulièrement sur l’apport de BAnQ au projet Inventaire des imprimés anciens au Québec (IMAQ), auquel l’institution est associée depuis ses débuts.

La collection de livres anciens de BAnQ représente un corpus d’environ 11 000 titres publiés entre le xve siècle et l’année 1850[2]. Sa richesse s’explique par le fait que la collection s’est développée sur plus de quatre siècles. Le coeur en a été constitué par les Sulpiciens, d’abord pour les fins et besoins de la communauté (et ce, dès leur arrivée en Nouvelle-France), puis en faveur de l’Oeuvre des bons livres (mise sur pied en 1844) et du Cabinet de lecture paroissial (fondé en 1857) et, enfin, pour la Bibliothèque Saint-Sulpice (ouverte en 1915), dont la Bibliothèque nationale du Québec héritera plus tard du fonds documentaire[3]. À ce noyau se sont greffées des collections d’autres communautés religieuses (telle celle des Pères franciscains de Québec), de notables canadiens (celles, entre autres, de Louis-Joseph Papineau, de John Neilson, du juge Louis-Wilfrid Sicotte et de Philéas Gagnon) et d’institutions (celle, notamment, de l’Institut canadien de Montréal).

En raison de son histoire, la collection est très exhaustive quant aux ouvrages qualifiés, dans notre vocabulaire, de « relatifs au Québec » et quant aux ouvrages qui ont été imprimés au Québec après 1764. On y trouve par exemple le Catéchisme du diocèse de Sens – le premier livre imprimé au Québec –, les récits de voyage de Champlain (Paris, éditions de 1613 et de 1632) et la série des Relations des Jésuites en Nouvelle-France (Paris, 1632-1672), qui est presque complète, en deux exemplaires, et qui inclut de nombreuses variantes. À ce premier ensemble s’est ajoutée, dans le cadre de la fusion entre la Bibliothèque nationale du Québec et la Grande Bibliothèque du Québec, la collection du bibliophile Philéas Gagnon – acquise par la Ville de Montréal en 1910 et développée subséquemment par la Bibliothèque centrale de Montréal –, qui a enrichi la collection de livres anciens d’imprimés québécois parfois uniques au monde[4]. Celle-ci, au surplus, contient nombre de livres publiés à l’étranger, en Europe ou aux États-Unis, généralement avant 1801, avec, par exemple, le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (La Haye, 1690), l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et D’Alembert (Paris, 1751-1772) et une édition moderne de la Geographia universalis de Ptolémée (Bâle, 1545). Elle comprend aussi un certain nombre de feuilles volantes, de gravures et de périodiques, ainsi que 73 incunables. Les livres religieux y sont évidemment nombreux, mais on y trouve également des ouvrages traitant d’histoire, de géographie et de droit, ainsi que des traités de sciences naturelles, de mathématiques, de médecine, d’architecture, de philosophie et sur les beaux-arts.

La collection de livres anciens bénéficie d’un budget annuel d’acquisition qui permet à BAnQ de continuer de la développer parallèlement aux ouvrages que l’institution reçoit en don. En moyenne, une dizaine de nouveaux livres s’ajoutent à la collection chaque année. Les titres les plus importants sont décrits dans la rubrique « Coup d’oeil sur les acquisitions patrimoniales », qui paraît dans chacune des livraisons de la revue À rayons ouverts[5]. Tous les ouvrages acquis font l’objet d’une notice dans le catalogue Iris de BAnQ, produite par un bibliothécaire spécialisé dans le traitement des ouvrages anciens. Depuis quelques années, suivant l’objectif de rendre visibles au catalogue (donc au public) les avancées issues de l’analyse des ouvrages en collection par la bibliothécaire qui en est responsable, les notices catalographiques comprennent, en plus des données de base, des notes sur les marques de provenance visibles dans les exemplaires ainsi que sur la reliure de ceux-ci. Grâce à ces ajouts, il est dorénavant possible de reconstituer a posteriori des « bibliothèques » ayant appartenu à des individus ou à des institutions, ce qui ne manquera pas d’être particulièrement utile aux chercheurs en histoire du livre et en histoire culturelle.

Deux expositions produites par BAnQ au cours des dernières années ont permis à la population de découvrir quelques-uns des « trésors » de l’institution. Précisons que les livres anciens requièrent des conditions d’exposition particulières, notamment en ce qui concerne l’éclairage et le taux d’humidité relative. Parce que ces deux facteurs cruciaux ne peuvent évidemment être aussi contrôlés dans une vitrine que dans les réserves du Centre de conservation, la durée d’exposition des livres anciens est généralement limitée à six mois. Du 19 mars au 21 octobre 2007, à l’occasion du 350e anniversaire de l’arrivée des Sulpiciens en Nouvelle-France[6], prenait place au Centre d’archives de Montréal de BAnQ l’exposition La Bibliothèque de « Ces Messieurs », préparée par les commissaires Michel Brisebois, alors responsable de la collection de livres anciens, et Julie Roy, alors archiviste à Bibliothèque et Archives Canada. Résultat d’un patient travail d’inventaire des provenances sulpiciennes, l’exposition illustrait le rôle important joué par les Sulpiciens dans l’introduction de livres au sein de la colonie.

En 2012, BAnQ présentait à la Grande Bibliothèque, dans l’espace de la Collection nationale, l’exposition Le livre de la Renaissance à Montréal, qui réunissait, partagés en deux volets dont chacun durait six mois, des ouvrages anciens issus des collections de BAnQ, de la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus (collège Jean-de-Brébeuf), de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université McGill[7]. Dans l’entretien paru dans le numéro 88 de la revue À rayons ouverts, la commissaire Brenda Dunn-Lardeau, professeure à l’Université du Québec à Montréal, souhaitait que l’exposition « permette au grand public et aux étudiants de découvrir et d’admirer [quelques-uns des] monuments des débuts de la typographie conservés à Montréal » et qu’elle « suscite des recherches sur ce riche patrimoine[8] », deux objectifs qui font parfaitement écho aux orientations de BAnQ en matière de diffusion du patrimoine documentaire québécois ou relatif au Québec.

La contribution de BAnQ au projet IMAQ

C’est évidemment en raison de sa collection de livres anciens et à la lumière de ce contexte général que les professeurs Marc André Bernier, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et Claude La Charité, de l’Université du Québec à Rimouski, ont invité BAnQ à participer au projet Inventaire des imprimés anciens au Québec (IMAQ), et ce, dès les premières étapes du projet. Les échanges issus de cette alliance on ne peut plus naturelle ont commencé en 2004, lors d’un colloque tenu dans le cadre du 72e congrès de l’Acfas, organisé par BAnQ en collaboration avec le professeur Michel De Waele, de l’Université Laval. Chercheurs, professeurs, bibliothécaires et responsables de collections anciennes s’étaient alors réunis pour discuter de questions portant sur la constitution, la description et la protection du patrimoine documentaire ancien présent sur le territoire québécois. En octobre de la même année, BAnQ soutenait officiellement la demande de subvention du professeur Bernier auprès de la Fondation canadienne pour l’innovation en vue de la mise sur pied officielle du projet d’inventaire. L’automne suivant, BAnQ soutenait la demande du professeur La Charité. L’histoire aura donné raison à BAnQ quant à la pertinence de ces demandes, puisque les deux professeurs ont obtenu le financement escompté, à la fois lors des demandes initiales et lors du renouvellement de ces subventions.

Si les ouvrages anciens présents dans les collections des bibliothèques universitaires sont généralement inventoriés et décrits dans un catalogue informatisé, la situation diffère pour les collections présentes dans les autres établissements d’enseignement et dans les bibliothèques de communautés religieuses. Or, on ne saurait avoir une juste connaissance de la présence et de la circulation du livre en Nouvelle-France – et qui plus est, de la présence et de la circulation du savoir et des idées ‒, sans avoir au préalable défini le corpus des ouvrages qui ont circulé dans la colonie. C’est cet important objectif que poursuit le projet IMAQ depuis 2005, projet qui fait écho lui-même à plusieurs ambitions chères à une institution comme BAnQ : celle d’oeuvrer à la reconnaissance et à la préservation du patrimoine documentaire, mais aussi celle de partager son expertise unique en matière de bibliothéconomie et d’archivistique avec des intervenants issus de différents milieux, afin de seconder des initiatives qui rejoignent ses mandats, mais qu’elle ne pourrait réaliser à elle seule. Plus long partenariat universitaire de BAnQ à ce jour, la collaboration avec les universités et professeurs rattachés au projet IMAQ témoigne à la fois de l’engagement de BAnQ quant à ce partage d’expertise et de l’intérêt réel qu’y voient les représentants de la communauté scientifique, dont les préoccupations ne sont pourtant pas a priori tournées vers des enjeux propres aux milieux documentaires.

En 2005, la collaboration entre BAnQ et les responsables du projet IMAQ a pris une forme concrète, avec la formation des étudiants appelés à faire la description de livres anciens non répertoriés et non catalogués. Comment distingue-t-on les éditions d’un même ouvrage? Comment date-t-on un livre ancien? Comment détermine-t-on son format? Autant de questions auxquelles une formation en histoire ou en littérature ne permet pas toujours de répondre. À cet égard, les bibliothécaires (ceux de BAnQ, bien entendu, mais aussi ceux de l’Université du Québec à Trois-Rivières) se sont révélés de précieux alliés pour résoudre les défis et problèmes inhérents au catalogage, à l’indexation et à la description matérielle des livres anciens, d’une part, et à la maîtrise du format électronique des notices (format MARC), à l’enregistrement des données dans les zones adéquates au sein d’une notice (auteur, titre, année de publication, etc.) et au contrôle de qualité des notices, d’autre part. Toutes ces questions ont finalement trouvé réponse dans le procédurier officiel du projet, rédigé en majeure partie par BAnQ au terme de passionnantes discussions qui se sont déroulées lors de nombreuses réunions avec les participants au projet et qui ont permis de définir plus clairement les orientations à adopter dans le cadre du catalogage et les limites du corpus à décrire. Le procédurier sert depuis de guide pour les étudiants qui analysent chacun des livres à inclure dans l’inventaire. En plus de faire la description des livres, les étudiants prennent des photographies numériques de la page de titre et des marques de provenance qui y sont observées, lesquelles sont jointes à la notice bibliographique qui paraît au catalogue. À tout moment, BAnQ est appelée à jouer un rôle-conseil auprès des étudiants rattachés au projet pour résoudre les cas particuliers auxquels le procédurier n’apporte pas de réponse.

Maintenant que la recension et la description des livres sont choses courantes et que quelques milliers de nouvelles notices ont été créées et diffusées, BAnQ poursuit sa collaboration avec IMAQ dans le cadre de projets qui favorisent la mise en valeur du corpus nouvellement accessible ainsi que sur la diffusion de connaissances inédites sur celui-ci. BAnQ assiste les professeurs Bernier et La Charité dans la préparation des deux premières monographies officielles auxquelles le projet donne forme et qui sont actuellement en cours de rédaction, et dans la création d’une nouvelle collection vouée au patrimoine livresque ancien, intitulée « Patrimoine imprimé du Québec » et à paraître chez Fides. BAnQ a elle-même accueilli dans les pages de sa revue savante deux textes rédigés par Claude La Charité dans la foulée de recherches liées au projet IMAQ[9]. Partenaire du projet depuis les tout débuts, BAnQ est une collaboratrice fidèle et demeure ouverte à la mise en oeuvre d’activités de promotion et de sensibilisation relatives au patrimoine documentaire ancien.