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À la suite de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (1997), dans l’introduction de leur Histoire de la lecture dans le monde occidental[1], deux idées forces ont nourri notre réflexion pour ce numéro de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à la lecture. La première est que la lecture d’un texte ne peut être envisagée sans une variation entre les intentions de l’émetteur et « l’usage ou l’interprétation » des lecteurs. La seconde est qu’un texte nait à partir du moment où il est lu. Ces deux postulats posés, il appert que c’est dans la rencontre entre le « monde du texte » et celui des lecteurs, formé par des « communautés d’interprétations », selon l’expression de Stanley Fish[2], que se joue et s’incarne la lecture. Se nouent alors de complexes et étroites relations entre les transformations du livre et celles des pratiques de lecture. Ce dossier propose des analyses qui envisagent la lecture dans la multiplicité des questions que cette activité peut soulever. Devant les nombreuses transformations technologiques et la multiplication subséquente ou éventuelle des supports de lecture, quels nouveaux agents, pratiques, usages et discours émergent? Alors que l’histoire de la lecture met en lumière l’association entre le format du livre, le genre du texte, le moment et le mode de lecture, comment un éditeur de poésie, par exemple, peut-il interpréter cette relation? Lorsque Cavallo et Chartier rappellent « qu’il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire (ou à entendre), hors la circonstance dans laquelle il est lu (ou entendu)[3] », ils soulèvent la question de la performance de lecture, pour soi ou pour autrui, mobilisant alors un lecteur-performeur et un lecteur-auditeur. Dans le second cas, quels sont les enjeux au coeur de la relation entre ces deux types de lecteurs? Dans le même esprit, selon quelles modalités les agents de la chaîne du livre, tels que définis par Robert Darnton, préparent-ils, proposent-ils, et parfois même orientent-ils la lecture d’une oeuvre pour un public? Quelles incidences ces « lectures » peuvent-elles avoir sur les usages du livre et les pratiques des lecteurs? En quoi les plus récentes études sur les bibliothèques publiques et privées attestent-elles de nouveaux comportements de lecteurs? Réunis autour du thème « La lecture : agents, pratiques, usages et discours », cinq chercheurs issus de différents champs disciplinaires réfléchissent ici à ces questions.

Dans son article, Julie Frédette étudie la maison d’édition anglo-montréalaise Villeneuve Publications, fondée par les poètes et éditeurs Robyn Sarah et Fred Louder en 1976. L’auteure retrace les influences du mouvement britannique arts and crafts au Canada anglais. Elle situe ensuite Villeneuve Publications dans le paysage éditorial québécois qui, en matière de livres artisanaux, s’est développé depuis les années 1940. À partir d’entrevues inédites, elle révèle ce qui est au coeur de ce projet éditorial : la volonté d’allier le souci de la forme matérielle à l’élégance du langage. Guidés par cet objectif, Fred Louder et Sarah Robyn impriment neuf recueils de poésie ainsi que des poèmes affiches sur une période de onze ans. Enfin, l’auteure propose de considérer la lecture du typographe-éditeur comme une forme de conditionnement du texte, mais également d’intégrer cette pratique comme une manifestation d’appartenance à une communauté culturelle.

Bertrand Gervais et Geneviève Gendron s’intéressent au rôle des deux agents mobilisés par la « lecture » d’un texte enregistré, le lecteur-performeur et le lecteur-auditeur. Ils cherchent à « comprendre de quelle façon l’écoute de l’oeuvre sonore se distingue de la lecture du texte qui en est à l’origine ». À partir d’une étude de cas s’appuyant sur le livre sonore Christine Angot lit L’inceste, qui présente la particularité d’être lu par son auteure, les chercheurs interrogent la complexité interprétative de ce dédoublement de la situation de lecture. Résultat de lectures préparatoires dans lesquelles interviennent non seulement le lecteur-performeur, mais aussi d’autres agents tels que le réalisateur, la lecture performance ne peut être objective puisqu’elle est profondément liée à l’interprétation du performeur. Ils font voir à partir d’exemples comment « la mise en livre » (typographie, signes diacritiques, mise en page, disposition du texte), expression empruntée à Roger Chartier, se trouve « interprété[e], transformé[e], voire adapté[e] », par la lecture-performance et de quelle façon l’auditeur doit prendre le relais de l’interprétation du performeur avec toutes les difficultés que cela suppose en l’absence de support écrit et soumis qu’il est aux modalités du dire du performeur.

Nicholas Giguère s’intéresse aux 14 préfaces des recueils de la collection « Poètes du Jour », discours où sont énoncés aussi bien des préceptes théoriques qu’esthétiques. Il analyse et identifie les principales poétiques déterminées par ces préfaces. En plus de procéder à un examen de la matérialité des livres et de leurs conditions de mise en marché, il entend repérer les publics ciblés. Après un retour théorique sur la notion de préface, l’auteur scrute le positionnement original de la collection qui adopte la formule du livre à 1$, la diffusion élargie et les tirages importants (1000-1500 exemplaires), autant d’éléments nouveaux ou inhabituels en poésie. Il dépeint comment, dans les années 1960, les préfaces participent à l’esthétique dominante qui promeut une poésie classique et nationaliste. Il analyse ensuite la rupture des années 1970, où désormais les préfaces participent au mouvement contestant l’engagement de la poésie et projettent de renouveler l’écriture poétique.

Pour sa part, Laure Miranda remet en question le lien entre ce qu’un individu dit de ses lectures et de sa bibliothèque. Elle confronte le discours de l’écrivaine Anne Hébert à une première analyse de sa bibliothèque, tel que l’objet est parvenu aux mains des chercheurs. L’auteure observe comment l’écrivaine module son discours selon les circonstances, évoquant volontiers la littérature française et mondiale, mais taisant des aspects significativement importants tels que la littérature policière ou bien les livres pratiques qui lui ont également appartenu.

À partir d’une enquête menée auprès du réseau des bibliothèques publiques parisiennes, Cécile Rabot examine comment l’offre de lecture publique prend en compte les demandes, explicites ou implicites, de tous et de chacun. Réfléchissant à la notion de « service public », elle questionne la délicate articulation entre valeur symbolique et valeur d’usage. Considéré à l’excès, ce principe peut conduire à une « censure par la moyenne ». L’auteure réfléchit enfin à la question de la démocratisation culturelle alors que la bibliothèque, par ses choix d’organisation, de classification et d’acquisitions, sélectionne et exclut certains publics.

En varia, trois articles complètent et clôturent ce numéro. Dans son texte, Dominique Cartellier questionne les conditions de vulgarisation des savoirs à l’ère des technologies d’information et de communication. Dans un monde où la diffusion des savoirs s’impose désormais comme une nécessité, les nouvelles réalités technologiques permettent d’accéder à une infinité de connaissances sans avoir à passer par la médiation d’un vulgarisateur ou d’un enseignant, par exemple. Or, cette « mise en public » de la science ne remettrait pas en cause la place des médiateurs, mais les rapports que la société entretient avec le savoir. Dominique Cartellier montre que l’accès « direct » aux connaissances, permis notamment par Internet, ne conduit pas à une disparition des médiations, mais en rejoue les formes. Plus encore, il force les chercheurs à maîtriser ces nouveaux codes, et apparaît comme un nouvel enjeu scientifique.

Corinne Abensour propose une réflexion croisée sur la multiplication des prix littéraires « pour adultes » et celle des prix pour la jeunesse. Si les premiers sont depuis longtemps en proie à différentes polémiques qui viennent entacher leur réputation, les seconds prolifèrent grâce aux nombreuses instances qui les attribuent (institutions, associations, salons du livre, médias, établissements scolaires, etc.) et contribuent efficacement à la découverte de la littérature par les jeunes. L’auteure évoque notamment une caractéristique importante des prix littéraires pour la jeunesse dont les enfants sont parfois les jurés : les processus qu’ils mettent en oeuvre apparaissent plus importants que l’affichage de leur palmarès. Ils encouragent la phase de lecture, les débats et les confrontations de points de vue, tout en favorisant une proximité avec les auteurs. En somme, c’est davantage le lecteur que l’auteur qui y gagne.

La contribution de Björn-Olav Dozo consiste en un recensement bibliographique des oeuvres d’écrivains belges francophones de l’entre-deux-guerres, période assez méconnue en ce qui concerne l’édition littéraire. Élaboré à partir de la base de données du Collectif interuniversitaire d’étude du littéraire (CIEL), dont l’auteur présente les principaux objectifs et les caractéristiques importantes, l’article montre les potentialités d’une approche sérielle du fait littéraire. Il examine les tendances génériques de la production belge de l’entre-deux-guerres (De quelle manière les genres sont-ils mobilisés dans le paratexte? Comment sont-ils collationnés par l’histoire de la littérature?), ce qui l’amène à remonter aux maisons d’édition qui font paraître cette production en librairie (Quelles sont les maisons les plus actives? Quelle est la nationalité de ces maisons d’édition? Qu’éditent-elles?). Enfin, l’auteur avance des hypothèses pour expliquer les variations observées.

Ainsi, c’est en considérant la lecture comme une activité de médiation, qui participe elle aussi à la production du sens, que le présent numéro de Mémoires du livre/Studies in Book Culture entend apporter sa contribution à une meilleure compréhension de la lecture, phénomène complexe dont l’histoire peut, comme le rappelle Darnton, être aussi alambiquée à reconstituer que l’histoire de la pensée[4].