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Le culte de l’Auteur, bien que volontiers attaché à une incarnation particulière, n’est pas monothéïste. Sous l’abstraite figure du Créateur, affublée d’une majuscule marquant la sacralité, des dizaines d’hypostases sont jugées dignes d’appartenir au Panthéon[1]. L’inscription gravée sur ce monument signale d’ailleurs la dimension collective (et masculine) de cette patriotique reconnaissance. Production équivalente, sur le plan éditorial, au projet du Panthéon, par le rassemblement de grands noms à célébrer, les collections de monographies illustrées d’écrivain, des « Poètes d’aujourd’hui » aux « Albums de la Pléiade », poussent un cran plus loin la tension entre singularité exceptionnelle et multiplicité. Bien que tout entiers centrés sur le lien constitutif entre un nom propre et une figure, entre le nom d’auteur affiché sur le titre et le corps exhibé dans les illustrations, ces iconotextes s’avèrent dans les faits abondamment peuplés d’autres noms propres, d’autres figures (surtout d’écrivains, mais non exclusivement). L’Album Raymond Queneau[2] mentionne ainsi pas moins de 368 noms propres d’individus, au fil de ses 277 pages et en identifie jusqu’à 172 dans les légendes accompagnant l’iconographie. L’Album Montherlant[3], plus court et beaucoup plus étroitement attentif à son seul héros, contient pourtant 182 mentions textuelles et 47 mentions iconographiques. Paul Valéry, dans sa leçon inaugurale du cours de poétique au Collège de France, rêvait, on s’en souvient, d’une histoire de la littérature où ne figurerait aucun nom propre[4]. Manifestement, avec les monographies illustrées, on est loin du compte : la littérature, telle qu’elle s’y raconte, par le mot et par l’image, tend vers l’énumération de multiples noms propres. L’écrivain y est plongé dans une foule.

Mais qui sont ces autres noms, ces autres corps, qui hantent ce corpus? Pourquoi l’explication d’une vie, d’une oeuvre, celle de Raymond Queneau, par exemple, convoque-t-elle autant de personnages? Adeline Wrona, dans son étude sur le portrait, a cerné le noeud du problème quand elle souligne que, « pour qu’il y ait portrait, il faut qu’il y ait relation, d’individu à individu[5] ». Je retiens tout particulièrement, de son analyse, l’attention aux relations triangulaires entre le peintre, le modèle et le commanditaire (ou le public), lesquelles serviront de critère départageant quelques-uns des modes d’exposition du lien social dans les monographies illustrées. Cependant, je porterai aussi mon regard sur les relations entre individus telles que (re)configurées par l’iconographie. Ce sont en effet ces relations internes, sémiotisées, que je souhaite interroger, afin de voir ce qu’elles dévoilent quant à la dimension sociale du fait littéraire. En un mot : quel est, dans ces iconotextes, le sens du lien social entre l’écrivain et autrui, l’écrivain et ses pairs, surtout[6]? Pourquoi a-t-on choisi de figurer ces sociabilités pour « tirer le portrait » d’un écrivain, par le biais d’un album photographique, ou pour reconstituer sa biographie?

Précisons le cadre théorique et méthodologique de ces recherches, avant d’amorcer l’analyse. Sur le plan le plus concret, ce travail constitue le prolongement d’une étude antérieure, menée avec Pascal Brissette, sur les photographies des groupes littéraires québécois[7]; cet examen de la dimension iconographique de la vie littéraire m’a poussé à examiner la littérature française dans une perspective semblable, en me penchant sur le corpus des monographies illustrées, dans le sillage du projet de recherche dirigé par David Martens[8]. De manière plus générale, ce travail est issu de mes recherches des dernières années sur les sociabilités littéraires, que je cherche à théoriser, documenter et analyser, en portant une attention spécifique à leur mise en discours, en texte et, depuis peu, en images[9]. Les soubassements théoriques de cette entreprise sont multiples, mais tiennent principalement à la sociocritique de l’épistolaire, à la sociologie des sociabilités et à l’analyse du discours, lesquels permettent de repenser les relations concrètes entre écrivains comme phénomène sociohistorique et dans leur médiation discursive, mais aussi de remettre sur le métier la notion d’auteur, à partir de la mise en scène de soi et du travail sur la situation d’énonciation[10].

Pour ce qui est du corpus analysé dans le présent travail, il a essentiellement été constitué en me concentrant sur les ouvrages des collections de monographies illustrées de Seghers, du Seuil et de Gallimard, consacrées aux écrivains français du xxe siècle dont les trajectoires ont croisé trois « collectifs » importants : la NRF, les surréalistes et l’existentialisme. Puis, ce corpus a été élargi afin d’intégrer, aussi, des écrivains dont les images d’auteurs « canoniques » n’impliquent pas de référence forte à quelque groupe que ce soit (Aymé, Giraudoux, Montherlant, etc.). Il y a ainsi, au final, 40 ouvrages dans le corpus étudié, respectivement tirés des « Albums de la Pléiade », d’« Écrivains de toujours » du Seuil et de « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers[11]. Cette dernière collection est peu représentée, du fait de la part relativement faible réservée à l’iconographie des sociabilités, car la part de celle-ci baisse drastiquement dès que le nombre total d'illustrations diminue. Quand il y a peu d’illustrations, l’écrivain biographé tend à être la seule figure représentée[12].

Jupons et rangs d’oignons : la famille et l’école

L’écrivain « en société », lié à autrui par des liens révélés par l’iconographie, c’est d’abord, dans la plupart des biographies, albums et essais critico-biographiques, un enfant dans les bras de sa mère. La famille, en effet, est constituée dans mon corpus comme la première, l’incontournable communauté, avec force photographies des parents, de la fratrie et, si possible, des aïeux. Ce constat, bien que d’une affligeante banalité, permet néanmoins de mettre en évidence d’éventuelles stratégies de déplacement, dont celle adoptée aux « Écrivains de toujours », où un chapitre synthétique précède souvent le véritable début du récit biographique, lancé par la généalogie familiale. Il y a, de ce fait, dévaluation relative du lien familial dans cette collection, en comparaison du foisonnement des « Albums de la Pléiade ». Il y aurait lieu de s’interroger, en passant, sur les déterminants sociaux de l’abondance iconographique familiale; les écrivains issus des fractions dominantes (Gide et Montherlant, par exemple) mettent à la disposition de leurs biographes un matériel iconographique plus riche, plus diversifié, aussi bien en ce qui concerne les aïeux et les moments d’intimité familiale que pour les éléments du patrimoine : intérieurs, résidences principales et secondaires, etc. Les iconobiographies[13] tendent de ce fait à accentuer l’importance du lien familial, dans le cas de ces écrivains, qui sont précisément issus de familles pour lesquelles l’ascendance, le patrimoine, le rang social de la famille comptaient particulièrement.

S’il est volontiers fils, fils de bonne famille de surcroît, l’écrivain est bien plus rarement père ou grand-père. La part de l’illustration biographique exemplifiant ces rôles est nettement plus restreinte et n’a pas de lieu spécifique, structurel, dans l’organisation en séries ou chapitres des images. Implicitement, cela ne saurait compter dans la vie d’un écrivain, dans son oeuvre[14], au contraire des relations amoureuses, amants et maîtresses comprises[15]. On voit ainsi certains de ces parcours biographiques s’infléchir dans la direction des « périodes créatrices » des Castex et Surer ou Lagarde et Michard, qui divisaient l’oeuvre en sous-corpus attribuables à des inspiratrices spécifiques. Par-là, on fait la part belle à Éros, dans les relations sociales des écrivains en question (Baudelaire et Apollinaire, entre autres, mais aussi Aragon, Cocteau, Gide, Queneau et Sartre). Ces femmes (et quelques hommes), présentées comme des Muses, contribuent à engendrer l’oeuvre, comme la famille a engendré l’Auteur, voilà pourquoi on les retrouve dans ces vies d’écrivains, contrairement aux êtres de chair qu’a engendrés ce même Auteur.

Après la Famille, l’École. Ce parcours apparemment obligatoire n’est pourtant pas structurellement constitutif de toutes les iconobiographies. Les portraits du futur écrivain parmi ses condisciples ou aux côtés de ses professeurs sont très inégalement répartis. Les « Écrivains de toujours » et les « Albums de la Pléiade » adoptent des pratiques opposées, à cet égard, les seconds reproduisant quasi systématiquement des portraits de classe, là où les premiers ne le font qu’accidentellement. Cela tient peut-être à l’abondance iconographique nettement supérieure des « Albums de la Pléiade[16] », permettant ainsi l’inclusion de photographies du « non-encore écrivain », bien qu’estimées d’importance secondaire; cela tient peut-être aussi au public partiellement scolaire de la collection du Seuil : pour ces étudiants, lycéens ou universitaires, contraints d’étudier la vie de tel ou tel écrivain, dans le cadre même de l’école, l’intérêt pour la scolarité de leurs sujets est probablement plus faible que pour les lecteurs bourgeois des albums, lesquels peuvent aborder l’École avec nostalgie.

Mais revenons à la représentation iconographique de la sociabilité scolaire : en plus d’être inégalement valorisée, comme élément biographique, donc inégalement reproduite dans les ouvrages, elle mène à des procédés d’identification encore plus différenciés. Là où, pour les photos de famille, les légendes visent à nommer tous les personnages, l’anonymat règne en maître, quand elles concernent l’école. On ne nommera, parfois même on ne montrera, parmi les condisciples, que ceux qui se seront eux aussi fait un nom dans l’histoire littéraire ou artistique, quelque faible que puisse être cette renommée[17]. Cette tendance est plus forte encore, opère une sélection plus restreinte, dans le cas des sociabilités amicales de l’âge adulte. Cela réduit à une portion congrue, voire à la disparition complète, les éventuels collègues de travail; lors même qu’ils ont droit à une rarissime photo, ils demeurent le plus souvent d’anonymes figurants[18]. Ces photographies ne cherchent pas à rendre visibles les anciens collègues, ni à préciser la nature de leurs liens avec l’écrivain biographé; elles témoignent plutôt d’une héroïque phase de petits boulots non littéraires, précédant le moment crucial où le futur grand écrivain a décidé de consacrer sa vie à la littérature. En d’autres termes, ces liens sociaux ont surtout une valeur morale et ne méritent pas d’être nommés, détaillés, racontés. Peut-être cela tient-il à la dimension « hexagonale » de mon corpus; on peut du moins faire l’hypothèse que, dans le cas d’écrivains américains, par exemple, on trouverait davantage d’images de l’écrivain au turbin. Quoi qu’il en soit, ce sont presque toutes les relations « non littéraires », presque toutes les relations de sociabilité avec des acteurs étrangers à la vie littéraire qui passent à la trappe. D’où l’importance d’examiner de plus près celles qu’on met ainsi en avant (en réduisant l’importance des autres liens) : les sociabilités « littéraires ».

Afin de mieux analyser la reconstitution par l’image des relations entre écrivains, telle qu’accomplie dans mon corpus, je m’attaquerai dans un premier temps aux formes de sociabilité exhibées, avant de me pencher, plus rapidement, sur le type de document iconographique utilisé pour ce faire, bien qu’il y ait d’étroites correspondances entre formes de sociabilité et type de document. Cela fait d’ailleurs surgir un questionnement méthodologique de portée plus globale : quelles sont, sémiotiquement et historiquement, les sociabilités que les photographies, tableaux, caricatures, montages peuvent respectivement illustrer? Inversement, quels seraient les documents iconographiques susceptibles de nous éclairer sur la bohème, les cénacles, les avant-gardes, les comités de lecture, les salons mondains, les fêtes amicales, etc.? Quel degré d’abondance ou de rareté pour ces documents? Ce sont là des questions que je ne peux que lancer, sans espoir de trouver des réponses, dans l’état actuel des recherches.

Il faut dire que les repères manquent dès lors qu’il s’agit de distinguer clairement entre les formes historiques de sociabilité littéraire, malgré les efforts récents pour y remédier[19]. Ces lacunes sont presque totales, en ce qui concerne le versant iconographique de l’histoire des sociabilités, d’où le danger de plaquer sur l’iconographie des critères historiques ou sociologiques. En guise de premier quadrillage de ce corpus, je distinguerai dans les pages suivantes entre les scénographies de l’intimité, les sociabilités de café, les photographies de groupe et les scénographies impliquant le public[20]. Je laisserai ainsi dans l’ombre d’autres catégories éventuelles, parmi lesquelles les scènes mondaines ou de cénacles, les séances de travail et les photographies des coulisses théâtrales, tout en soulignant l’abondance de ces dernières, qui se révèlent dans les ouvrages consacrés à Camus, Claudel, Giraudoux et Montherlant les plus abondantes et parfois les seules manifestations de sociabilité[21]. Il ne s’agit pas tant, ici, de construire une typologie à forte visée théorique, que de mettre en lumière quelques-uns des principaux facteurs structurant la mise en scène iconographique du lien social dans les collections examinées, ceci de manière heuristique. Parmi ces facteurs, qui serviront de critères pour distinguer entre les scénographies énumérées ci-dessus, je retiens, en premier lieu, le caractère privé, public ou semi-public des sociabilités photographiées. Creusant un peu ce rapport, on peut au surplus tenter de voir si les sociabilités en question instauraient, au moment même de leur déroulement, une opposition nette entre les « modèles », les « sujets » des portraits photographiques, et un « public » a priori inconnu des premiers. Dans ces photographies, les configurations opposent un lien social relativement fort (par exemple, entre les participants à une tribune) à une relation sociale relativement abstraite, qui ne préexiste pas à l’événement saisi par la photographie, à savoir la relation entre les modèles et les « spectateurs ». Enfin, en plus du type de sociabilité et de lien social, il faut aussi tenir compte des divers usages des « photographies de groupe » et autres « images d’intimité littéraire ». Dans quelle mesure la mise en scène des rapports sociaux est-elle destinée, d’emblée, à circuler dans des cercles intimes ou, au contraire, dans de larges circuits, y compris ceux des médias?

Écrivains au café

J’aborderai les sociabilités de café, en premier lieu, parce que la disposition des corps autour des tables impose une mise en scène évidente, immédiatement lisible, et parce que le regard sur cette scène, tel que canalisé par la photographie, chevauche précisément la frontière entre sphère intime et sphère publique, frontière qui me servira de principal critère analytique, en sus du rapport au champ littéraire. L’oeil du photographe, dans ces scènes de café[22], pourrait tout aussi bien être celui de l’ami, accoudé à ces tables quelques minutes plus tôt, que celui d’un tiers, étranger au cercle intime, celui d’un photojournaliste par exemple, ceci précisément parce que ce type de sociabilité se déroule en public mais sans public, sans exhibition publique de sociabilité. La photographie capte ainsi ce qui s’offrait au regard de tous, mais le transforme en spectacle du lien.

Que nous montrent ces portraits au café? En plaçant le biographé dans un cadre informel, amical, où il n’occupe pas de place privilégiée, où rien ne le distingue a priori des autres corps rassemblés, en donnant à voir, malgré la distance historique, ce qui pouvait être vu par tout client ou passant, ils ouvrent virtuellement le cercle au lecteur, tendent à défaire implicitement le stéréotype de l’écrivain inaccessible, élitiste, retranché dans sa mythique tour d’ivoire, associant plutôt l’image d’auteur à des sèmes de familiarité, de simplicité, voire d’égalité, construisant ainsi une posture littéraire de « copain ». En même temps, ils rejouent à fond l’imaginaire, tout aussi stéréotypé, de la joyeuse, pétillante et ô combien parisienne sociabilité de café[23]. Étrangement cependant, celle-ci paraît centrée dans mon corpus sur la période germanopratine et la figure de Sartre : pas de cafés dans les monographies illustrées d’Apollinaire, de Bataille ou des surréalistes[24]. Ceci ouvre d’intéressantes pistes de recherche quant aux représentations des sociabilités, et plus spécifiquement quant au hiatus entre l’iconographie des sociabilités de café, extrêmement rare dans les collections de monographies illustrées, et l’abondant discours sur les cafés littéraires qui figure dans les mêmes ouvrages. Le hiatus est-il le fait du corpus de collections biographiques, ou est-il dû à une rareté généralisée des photographies de café réalisées avant la Seconde Guerre mondiale ou à une fluctuation historique de la valeur symbolique associée à ces lieux? Des enquêtes plus poussées seraient nécessaires, pour répondre à ces questions.

Scénographie de l’intimité : l’entre-soi et l’oeil de l’Histoire

À cheval entre le privé et le public, dans leur scénographie même, les photographies de sociabilité de café se distinguent aisément, à première vue, de celles donnant à voir des relations se déroulant dans un cadre privé et échappant ainsi, a priori, au regard public. Ces scénographies de l’intimité constituent pourtant une catégorie paradoxale, car, précisément, la publication ultérieure de ces images semble briser le cadre intime. Ceci paraît même une des motivations majeures de ces collections : permettre au lecteur d’accéder, par la médiation de l’image, à une intimité qui lui est en temps normal interdite[25]. Les photos de famille sont placées à la même enseigne, d’ailleurs. Toutefois, à y regarder de plus près, on découvre que les rapports entre intimité et publication, sociabilité de l’entre-soi et regard extérieur, sont plus variés et complexes qu’il n’y paraît à première vue. Par ailleurs, les modalités d’articulation entre sphère intime et sphère littéraire, elles aussi fort diverses, distinguent les « scénographies de l’intimité » croquant l’écrivain à l’âge adulte, au milieu de ses pairs et amis, des photos de famille abordées plus haut.

Les images de Cocteau bronzant sur la plage aux côtés de Radiguet[26], d’Éluard s’adonnant au ski avec Gala et Ernst[27] ou de Queneau en maillot de bain en compagnie de Max Morise montrant ses fesses à l’objectif[28], reposent sur des scénographies originellement étrangères à l’image d’auteur, à la posture publique des écrivains. Bien qu’intégrées dans des ouvrages entièrement centrés sur l’image d’auteur, au sens littéral comme au sens théorique[29], contribuant à accentuer le capital symbolique de leurs sujets, l’espace social que ces images circonscrivent repose, me semble-t-il, sur d’autres codes, d’autres logiques que celles du champ littéraire, celles des vacances entre amis, moment d’exposition des corps dénudés, de détente. Ce sont bien des écrivains en vacances, comme dans la célèbre mythologie de Barthes, mais il n’y a pas de photo-reportage, et la photographie, prise par un des amis, est destinée à circuler entre amis ou parents, comme témoin d’une mémoire collective mais restreinte, sans incidences sur les collectivités englobantes, pas même la sphère littéraire. Plusieurs d’entre elles, d’ailleurs, rassemblent des personnages n’ayant pas d’existence « littéraire », montrant ainsi l’imbrication des liens « littéraires », amicaux, amoureux, etc[30].

En revanche, les célèbres photographies de Gide avec Sartre, reproduites dans la plupart des monographies illustrées concernant ces écrivains[31], transforment dans leur composition même le cadre intime en événement littéraire, celui de la rencontre des grands esprits, sinon du relais symbolique de l’écrivain emblématique de l’entre-deux-guerres à celui symbolisant la littérature engagée de l’après-guerre. Cette transformation nécessite un usage spécifique de la photographie, c’est-à-dire sa publication; toutefois, la pose manifeste des deux écrivains signale la conscience, chez tous les participants, photographe compris, du fait que l’objectif fait surgir sur cette scène le regard de l’Histoire. C’est le cas, de manière aussi évidente, pour le trio d’académiciens du Barrès par lui-même, faussement surpris en séance « de travail[32] ». L’intimité prend alors un aspect « officiel », protocolaire et guindé, comme dans les tournées d’écrivains français en Union soviétique, croqués aux côtés de Gorki, Pasternak et autres[33]… La sociabilité amicale manifestée par la photographie paraît ainsi tournée d’avance vers une publication éventuelle, vers la manifestation publique d’amitié littéraire[34].

Il serait cependant vain de chercher des critères définitifs permettant de séparer sans ambiguïté ce qui serait mise en scène de l’intimité littéraire à destination publique et ce qui appartiendrait à une « pure » intimité échappant au monde littéraire, surtout si cela tend à opposer fabrication et authenticité. Les travaux sur l’ethos et les interactions ont en effet montré qu’on n’échappe pas à la mise en scène de soi[35]. Il me paraît plus intéressant d’examiner quelles sont les circulations ultérieures de l’image inscrites dans les scénographies, quels sont les déplacements ou ruptures suscités par les usages de ces photos et, plus encore, d’étudier les cas qui ébranlent l’artisanale typologie proposée. Le double portrait d’Aragon et Breton regardant intensément dans la même direction[36], le double portrait de Breton et Éluard, unis par un regard réciproque et le port décontracté de la chemise[37], les portraits de Gide avec Roger Martin du Gard[38] ou avec Malraux[39], l’image de Sartre avec Camus[40], paraissent en quelque sorte prédestinés à paraître dans des albums biographiques, dans la mesure où leur fabrication obéit à l’impératif d’immortaliser les liens entre les amis-écrivains, en les faisant circuler dans un cercle plus large. Il y a une disjonction, dans ces photos, entre deux formes de lien social : celui unissant les individus exposés sur la photographie, et celui qui unit ces modèles au photographe et au lecteur d’albums. La photographie ne vient pas, ici, saisir un moment de sociabilité, interrompre temporairement le déroulement des échanges amicaux, mais vient au contraire surdéterminer le rassemblement de ces corps comme « devenir-historique » de l’amitié littéraire. L’espace métonymique de la photographie, la temporalité sous-jacente, sont ceux du champ littéraire, pas ceux de l’intimité, du quotidien.

Dans d’autres photographies, celle montrant Éluard à Saint-Brice, entouré de sa fille Cécile, de Gala, sa femme, ainsi que de Lou, Max et Jimmy Ernst[41], et celle de Breton, aux côtés d’Éluard, de Karol Teige et de sa femme Jacqueline, dans une rue de Prague[42], la distinction ne va pas de soi entre la mémoire amicale, le souvenir de touristes, fussent-ils célèbres, et la pose destinée à montrer l’unité entre artistes et écrivains, si ce n’est de la présence des femmes ou des enfants. Les femmes sont nettement moins fréquentes, dans celles ayant un caractère officiel, comme si le dévoilement public de la sociabilité littéraire ne les concernait guère, comme si, du point de vue de l’histoire littéraire, au sens fort, elles ne comptaient pas (sauf exceptions notables, comme celle de Simone de Beauvoir).

La juxtaposition, dans l’Album Gide, de photogrammes distincts d’un même film, mais manifestant des scénographies nettement différentes, permet de voir l’importance du cadrage, du décor, des poses, mais surtout des relations doubles et constitutives entre acteurs du « portrait de groupe » : les relations exposées et la relation d’exposition. Dans un de ces photogrammes[43], Gide et Valéry sont réunis sans être vraiment unis par un autre lien que la pose, l’attente de l’exécution de la photographie. Ils ne se regardent pas et se tournent presque le dos, dans le mouvement de torsion du corps en direction de la caméra. Dans celui placé au-dessous, sur la même page[44], les deux hommes se font face et semblent esquisser le partage d’une cigarette ou d’une allumette. Les corps sont saisis dans le mouvement qui les rapproche, celui de Valéry étant au surplus légèrement penché vers Gide, geste qui ne correspond aucunement à une posture intériorisant l’attente de la capture par l’image. Le lecteur a ainsi étrangement droit, dans une juxtaposition paradoxale, à une image « officielle » de l’amitié, image où les amis posent pour la postérité, mais qui ne manifeste cette amitié qu’en fonction d’une lecture historique rétrospective, et à une image de la relation amicale en exercice, image n’étant pas censée être publiée, d’autant plus qu’elle est « tachée » par un éclat de surexposition lumineuse.

Que la diffusion médiatique ultérieure structure dès le départ la scénographie ou qu’elle survienne plus tardivement, par décision éditoriale externe, la « publicité » accordée aux relations amicales constitue un des traits dominants des iconobiographies; du moins, c’est très net dans les « Albums de la Pléiade », et plus variable dans les collections de Seghers et du Seuil. Dans ce corpus l’écrivain n’est pas un solitaire, un écrivain maudit[45], mais l’ami, plongé dans une sociabilité heureuse (il n’y a pas en effet d’images de rupture, d’hostilité manifeste, au point d’ailleurs où le passage consacré à la polémique Camus-Sartre, dans l’album de ce dernier, est accompagné d’une photographie les montrant ensemble, souriants). Tout se passe ainsi, à feuilleter les photographies, détachées des textes, comme si le monde littéraire était un univers parfaitement irénique. Il y a donc une constitutive attente de l’iconographie amicale, ou du moins, un déploiement systématique de celle-ci, ce qui laisse entrevoir que les éditeurs misent sur la force de cette attente. Je ne peux qu’en affleurer les raisons, sous peine de déséquilibrer le survol des diverses scénographies du lien littéraire; cependant les enjeux de légitimation me paraissent cruciaux et expliquent pourquoi les amis ayant le malheur d’être avocats, médecins, professeurs, scientifiques, etc., ne sont pas jugés dignes de figurer auprès de l’écrivain consacré. Il y a certes une justification historique, documentaire, à ces panoramas amicaux, néanmoins, la logique sous-jacente et prédominante est manifestée de façon exemplaire dans l’Album Simenon, pourtant un des plus dépourvus à cet égard, dans le passage qui fait du premier contact avec Gide « la rencontre peut-être la plus importante de l’existence de Simenon[46] », précisant : « Gide va lui apporter ce dont il avait le plus envie et le plus besoin : une véritable reconnaissance littéraire[47] ». L’amitié entre écrivains est ainsi vue comme le signe par excellence de la légitimité octroyée par les pairs. Le capital symbolique « de proximité », collectivement détenu par les amis du biographé, rejaillit ainsi sur ce dernier, par opération implicite du capital social[48].

Portraits de groupe

Les portraits de groupe ont été une variante majeure du genre du portrait, dans l’histoire de l’art comme dans l’histoire de la photographie. Cependant, cette pratique a été nettement moins théorisée ou balisée méthodologiquement[49]. Dans le cas des groupes littéraires, le domaine est presque totalement en friche, alors même que la théorie de l’avant-garde a généré un sous-champ théorique spécifique[50]. J’avancerai donc, pour donner des balises à la catégorie des photographies de groupes, que les traits caractéristiques de cette production sont l’anticipation du regard extérieur (regard du public, de l’Histoire) et de la circulation « externe », via la publication[51], la composition exclusivement littéraire (ou artistique) du collectif représenté, et enfin la réunion d’un nombre relativement élevé de participants. Ces distinctions ne visent pas à instituer des frontières étanches entre catégories, mais à mettre en lumière, d’un même souffle, des tendances majeures, ainsi que des zones grises.

Ainsi, poser comme critère d’inclusion à cet ensemble la poursuite d’une carrière littéraire ou artistique ne vise pas à « invisibiliser » les « non-littéraires » (dont les femmes), mais à souligner que les photographies de groupe, « portraits officiels » de collectifs oeuvrant publiquement sur la scène littéraire (ou artistique), tendent précisément à restreindre leurs figurants aux seuls vrais acteurs du champ. Les usages ultérieurs, dont ceux des iconobiographies, rassemblent pêle-mêle, dans leurs pages, les scénographies d’intimité amicale et les portraits de groupe, alors même que les usages premiers, contemporains des prises de vues, ont séparé les deux ensembles, les premières étant largement restreintes à la sphère privée, alors que les seconds sont conçus pour afficher publiquement l’image du groupe.

Le critère du nombre de participants à la scène exposée invite à explorer plus avant les nuances, capitales, entre des portraits de configurations minimales, duos ou trios par exemple, et les portraits de « grands groupes », à distinguer, par exemple, entre les photographies d’Aragon et Breton ou d’Éluard et Breton mentionnées ci-dessus, et celle du « groupe dada en 1921 », premier « portrait de groupe » à figurer dans l’Album Breton[52]. Il ne s’agit certes pas de restreindre les portraits de groupe à ceux exposant la liste complète des membres « officiels », mais de soulever la question des effets métonymiques. En fonction de quels traits scénographiques, de quels individus, de quels usages (en particulier les légendes), peut-on ou doit-on faire des corps rassemblés sur la photographie l’incarnation matérielle d’un « corps collectif » qui serait celui du groupe? Noémie Suisse a soulevé cette question, dans son analyse des portraits d’André Breton; elle y avance que : « plus qu’une partie du tout, le chef de file a ceci de particulier qu’il incarne le tout[53] ». Breton représenterait ainsi, par sa seule présence, le groupe dans son ensemble. Je distinguerais plutôt, dans de tels cas, deux types d’effets métonymiques, celui de monstration du lien au groupe[54] et celui de monstration du groupe lui-même[55]. Tous les cas où plusieurs acteurs d’un même groupe littéraire ou artistique donné se trouvent réunis sur une même photographie ne constituent pas, ipso facto, des « photographies de groupe ». La scène peut, en effet, être clairement « intime », et la photographie, destinée à une circulation restreinte, privée. Certains membres du groupe, jugés essentiels, peuvent manquer, alors que d’autres, qui n’ont jamais signalé publiquement leur appartenance au groupe, se trouvent présents, etc. Enfin, la « photographie de groupe » peut tout aussi bien être obtenue par reconstitution, par la réunion de portraits individuels : les « montages » des journaux comme les « pêle-mêle » surréalistes[56] l’ont bien montré.

Entre rassemblement réticulaire, plus ou moins informel, et affirmation combative (« portrait de troupe », pour reprendre l’expression de Didi-Huberman[57]), la force du rapport entre noms des figurants et « nom-de-groupe » est variable, tout autant que les scénographies qui les donnent à voir. Les surréalistes (phase dada comprise) ont abondamment pratiqué les portraits de groupe, en particulier sous leur forme photographique[58]. De la photographie « en rang d’oignons », où rien ne signale une quelconque disposition esthétique particulière, encore moins la radicalité avant-gardiste, comme celle prise à l’occasion de la manifestation à St-Julien-le-Pauvre[59], à celles du procès Barrès exhibant des figurants costumés[60], de l’Échiquier surréaliste ou du Rêve éveillé de Man Ray, pour ne mentionner que celles-ci, ils surent explorer les possibilités esthétiques et médiatiques de ce genre.

Toutefois, il ne faut pas restreindre à ce corpus les traits et variantes du portrait de groupe. Il est révélateur, à cet égard, d’explorer les usages de deux « albums » consacrés à des collectifs[61]. Celui consacré au Nouveau Roman, par exemple, élaboré par Jean Ricardou, dans une réflexivité aussi frontale mais moins humoristique que le Roland Barthes par Roland Barthes, offre un cas particulièrement intéressant, avec deux séries de photographies de groupe, lesquelles correspondent à deux séances distinctes : la première est celle, célèbre, du photoreportage de Mario Dondero[62], la seconde celle du colloque de Cerisy de 1971. Abordant, dès les premières pages, la question du vocable, de la « collection d’écrivains », Ricardou en vient à proposer de suivre l’autodétermination accomplie, à ses yeux, par ledit colloque : « à partir d’une hypothèse des organisateurs, les écrivains ont eux-mêmes fait le départ entre ceux qui ne se sont pas sentis impliqués, et ceux qui, s’agissant du Nouveau Roman, s’y sont estimés en nécessaire et suffisante compagnie[63] ». Il peut ainsi établir ce qui serait la véritable liste des écrivains s’identifiant au Nouveau Roman : « Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon[64] ». Ce faisant, Ricardou tend à présenter les deux clichés de la séance de Dondero repris dans son ouvrage comme non représentatifs de ce collectif, d’où sans doute la formule étrangement vague de la légende : « Quelques écrivains réunis (en 1959) pour la photographie. De gauche à droite : A. Robbe-Grillet, Cl. Simon, Cl. Mauriac, J. Lindon (éditeur), R. Pinget, S. Beckett, N. Sarraute, Cl. Ollier[65]. » En vertu même de son « autodéfinition[66] », Ricardou, absent des séances de 1959, se trouve désormais au centre des « photographies officielles » du rassemblement de 1971, et la scénographie de groupe littéraire prend l’aspect d’intellectuels discutant entre deux séances de colloque.

La très abondante iconographie rassemblée dans L’Album NRF[67] mériterait une analyse ciblée, mais je me contenterai de souligner ici quelques aspects importants, sur le plan méthodologique. La NRF, c’est bien sûr, en tout premier lieu, une revue. Aussi est-ce une reproduction de la première couverture qui constitue la première illustration de l’album[68]. Mais quel est le « véritable collectif », méritant d’être associé à la revue ou aux éditions qui en surgirent? Les difficultés sont d’autant plus grandes que l’histoire de la revue couvrait déjà presque 100 ans, au moment de la publication de l’album, que ses pages avaient rassemblé des centaines et centaines de collaborateurs, et que les éditions de la NRF/éditions Gallimard, de même, avaient accumulé, dans leur catalogue, une liste extrêmement longue d’auteurs. La solution évidente, dès lors, pourrait être de se tourner vers l’équipe de direction. La photographie d’Arland, Aury et Paulhan, prise en 1953, année de réapparition de la revue, sous le titre de La Nouvelle nouvelle revue française, va dans ce sens[69]. Il est cependant étonnant qu’il n’y ait aucune illustration équivalente pour les périodes 1908-1914 ou 1919-1940[70]. On ne trouve guère, pour ces périodes et les écrivains concernés, que des photographies de duos ou trios, à de très rares exceptions près. Or, parmi ces exceptions, on compte deux larges rassemblements, dont les illustrations sont stratégiquement placées au tout début de l’album, ceux des décades de Pontigny de 1910 et de 1923, lesquelles tiennent lieu de portrait des « fondateurs ». Le jeu des nominations est particulièrement révélateur, ici : pour la seconde, l’énumération est systématique et donne droit de cité à tous les figurants de la photographie[71]; pour la première, la légende de l’album ne mentionne que quelques-uns des figurants[72] (six), insistant sur le rôle de la NRF, alors que les annotations, sur la photographie, en identifient 15[73]. Ce ne sont là que des exemples rapides, mais ils indiquent l’importance des scénographies et des usages dans les « images de groupe », sous-ensemble foisonnant et complexe des images d’auteur.

Sur la tribune : l’écrivain et la politique

Dans les scénographies du lien social examinées jusqu’ici, aucune place n’est réservée à des figures incarnant le public, bien que les photographies de groupe et certaines des scènes d’amitié postulaient implicitement, dans le jeu des regards, celui d’un spectateur anonyme, inconnu, extérieur à la communauté de l’image. Dans les photographies amicales, comme on l’a vu, l’objectif épouse le regard d’un intime s’étant temporairement extrait du cercle d’amis, cercle à l’intérieur duquel la photographie est destinée à circuler. Pas de relations triangulaires, alors, entre sujet, photographe et public, mais circulaires, plutôt, jusqu’à ce que la publication brise cette sphère. Le jeu de relations est tout à fait distinct, dans le cas des scénographies mettant aux prises l’écrivain et un rassemblement de lecteurs ou de spectateurs venus le voir, l’écouter, lui parler. Dans ces photographies, le public est métonymiquement exposé, par le biais d’un ou plusieurs corps; de son côté, le photographe le saisit dans son image (ou du moins l’intègre dans l’espace, car quelques cadrages relèguent les spectateurs dans les marges, voire dans le hors-champ, tout en signalant sa présence, son lien avec l’écrivain ou les écrivains juchés sur la tribune[74]). Les événements, ici, ne sont plus à la frontière du public et du privé, comme pour les sociabilités de café, mais nettement d’ordre public. De plus, il y a une séparation claire entre l’écrivain et ses pairs, d’une part, et le public, d’autre part.

Le corpus étudié est étrangement révélateur en ce qui concerne ce type de photos : dans la plupart des monographies illustrées, le public est le grand absent, et quand l’écrivain, exceptionnellement, se confronte à lui, le contexte s’avère politique, bien plus que littéraire ou culturel. On ne trouve presque jamais de lancements, de séances de signature, de lectures ou récitals[75]. La littérature ne saurait être objet de rencontre, fondement d’une relation concrète, fut-elle temporaire, entre l’écrivain et ses lecteurs, mais la politique le peut.

Il n’y a donc de relation visible au public que sous les auspices de la politique, et encore, dans quelques ouvrages seulement, dont ceux sur Barrès, Gide, Malraux et Sartre[76]. On pourrait être tenté de distinguer les photographies mettant plus clairement en scène l’homme politique (député ou ministre) que l’écrivain, dans le cas de Barrès et Malraux, mais ce serait peine perdue, car le dispositif demeure le même, pour l’essentiel, opposant un petit nombre d’acteurs, centraux sur la photo, à un groupe nettement plus large, plus périphérique, à qui les premiers adressent la parole, comme le signale la distribution des places ainsi que les lutrins ou micros. Du nationaliste de droite du début du siècle au maoïste des années 70, en passant par les meetings antifascistes de l’entre-deux-guerres, il n’y a guère de variations que dans le cadrage, surtout dans l’échelle des plans, qui détermine en quelque sorte l’espace laissé au public.

Un exemple l’illustre particulièrement bien, quoiqu’a contrario, celui d’une photographie du Camus des « Écrivains de toujours »[77]. Focalisée sur ce dernier et dépourvue de légende, cette image ne met guère en évidence la prise de parole, puisque la pose de l’écrivain, les yeux tournés vers l’horizon, est méditative. De plus, les figures à l’arrière-plan (sans doute des membres du service de sécurité) regardent dans la même direction que l’écrivain. Ces figurants, placés dans l’ombre, ne tendent guère à donner corps à un éventuel public. Le microphone est bien visible, dans la main de Camus, mais comme par inadvertance. Le texte tire cette image dans une autre direction, celle de l’écrivain « cerné de regards avides[78] », de l’écrivain subitement placé en pleine lumière, rayonnant, objet d’adoration, en somme. C’est tout le contraire dans le cas de l’image montrant Sartre s’adressant aux étudiants, en mai 1968, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne[79]. Peu flatteuse pour l’écrivain saisi en pleine élocution, elle confère une force symbolique puissante à la relation au public, à cette foule compacte. La foule, alors, n’est plus simplement un public, le relais éventuel des idées de l’orateur, mais la manifestation d’un acteur collectif. Ce sont là les deux pôles extrêmes, sans doute, des scénographies de l’écrivain-intellectuel haranguant la foule : d’un côté, la réduction du public à un rôle accessoire, son effacement, de l’autre, la manifestation de son rôle politique, comme « collectivité » élargie. Quoi qu’il en soit, le lien social exhibé (ou neutralisé), celui entre l’écrivain et le public, comme celui entre les figures composant le public, n’est pas informé par un rapport à la littérature ni par une quelconque intimité. La configuration est celle du rassemblement « public », la scénographie transforme les lieux en « espace public », qu’il s’agisse de la rue, d’une salle de réunion ou d’un amphithéâtre.

Documenter les liens : lettres, revues, oeuvres

Les pages qui précèdent, centrées sur l’apport des photographies, ont implicitement restreint à celles-ci la mise en scène iconographique du lien social accomplie dans le corpus de monographies illustrées. Or, bien d’autres documents sont mobilisés, dans ces ouvrages, pour illustrer des liens sociaux. Mais avant de faire le saut, je soulignerais l’usage très particulier des portraits individuels d’autrui, dans le corpus. Une fois le chapitre consacré aux liens familiaux terminé, clos, ces portraits témoignent in absentia d’une relation littéraire ou artistique amicale[80]. Avant même de recourir aux légendes, dès qu’il remarque que le sujet de ces images n’est pas le sujet de la biographie, le lecteur peut en effet présumer qu’il s’agit d’un autre écrivain, lequel aurait été un ami relativement intime du biographé. Il est exceptionnel que ces portraits servent à préciser les traits d’un adversaire résolu[81]. Ici aussi, en somme, la bonne entente règne, dans le monde littéraire.

Mais pourquoi recourir à de tels portraits, plutôt qu’à des images de sociabilité amicale, s’il s’agit de documenter celle-ci? Pourquoi telle ou telle amitié a-t-elle engendré une abondante iconographie, au contraire de telle autre qui semble réfractaire à l’image? Outre les problèmes archivistiques, la propension relative à la photographie, dans les différents cercles littéraires, et le type de rapport à l’image d’auteur (discursive et iconographique), les lieux de résidence constituent une autre piste d’explication[82]. Un Giono, peu disposé à quitter sa chère Provence, un Claudel occupant des postes diplomatiques à l’étranger auront moins d’occasions de fréquenter les confrères établis à Paris, et par conséquent, auront de plus faibles chances de garder un souvenir photographique de telles fréquentations, quelle que soit par ailleurs leur disposition quant aux sociabilités littéraires ou mondaines.

Le cas de Claudel me permettra de passer à un premier type de document « non photographique », du moins à un premier degré, celui des lettres. L’iconographie relationnelle et littéraire est particulièrement faible, dans les monographies illustrées qui lui sont consacrées[83]. Cependant, dans le cas de l’« Album de la Pléiade », cette iconographie s’appuie volontiers sur des reproductions de lettres : 14 en tout, chiffre auquel il faut ajouter les pages de couverture des éditions de correspondance avec Jacques Rivière et avec André Gide. L’Album Giono, de même, ne reproduit pas moins de 19 lettres[84]. La part épistolaire de l’iconographie est hautement variable : moins d’une dizaine dans l’Album Queneau, contre plus de 50 dans celui d’Apollinaire.

L’emploi de la lettre pour documenter et surtout illustrer les liens entre écrivains obéit à une tout autre logique que celle des photographies. Ces dernières, sauf exception, matérialisent et mémorialisent une relation dont l’essentiel se situe ailleurs. On ne se réunit pas pour prendre une photo, on prend une photo parce que l’on est réuni. La lettre, elle, est le medium même de la relation, c’est par elle, par l’indissociable travail d’écriture et de sociabilité qu’elle accomplit, que se nouent et se dénouent, se resserrent ou se relâchent les liens entre destinateur et destinataire. Cependant, ce travail textuel, au centre des études sur l’épistolaire, n’intéresse que partiellement les éditeurs; nombre de lettres sont tronquées[85], ou peu lisibles d’ailleurs. Du point de vue sémiotique, on peut y voir le recours iconographique à l’indice; la lettre, alors, n’est plus un ensemble de signes écrits envoyés au destinataire, mais le signe visuel de la trace, du contact physique entre écrivains[86].

Il n’y a ainsi pas de différence, dans l’usage biographique, entre ces lettres et les envois dédicacés, qui ont pourtant, sur le plan générique comme sur le plan social, une tout autre portée. L’envoi, c’est un don de livre, une invitation à la lecture, à une relation passant par l’oeuvre, mais condensée en une phrase, souvent dans des formules figées. Pour quiconque a travaillé sur les sociabilités littéraires, le recours à ce type de document plutôt qu’à la lettre signale la faiblesse voire l’inexistence du lien, non pas la proximité. L’Album Aymé, qui en est friand, mais dépourvu de lettres et fort pauvre quant aux photographies de sociabilité littéraire, défait donc, iconographiquement, par le manque, la figure d’écrivain fréquentant avec tact de multiples cercles littéraires, sans se laisser happer par aucun d’eux[87]. L’interprétation est plus délicate, en ce qui concerne les envois de photos dédicacées : les recherches que j’ai pu mener jusqu’à présent sur les correspondances me conduiraient à voir dans l’offrande du portrait un geste de consolidation d’une relation déjà établie, voire un moment d’intensification émotive (comme chez Mme de Lafayette). Il y aurait lieu, d’ailleurs, de se pencher sur ces dons de photos entre écrivains.

En plus des lettres, on trouve fréquemment dans mon corpus des reproductions de pages couvertures de revues (plus rarement de tirés à part d’articles). Ces images, comme celles des alter-écrivains posés seuls, induisent une association automatique entre le biographé et la revue. Voir apparaître dans l’Album GionoLa Criée, les Cahiers de l’artisan, Commerce, puis Les Cahiers du Contadour, mène à postuler, sans même lire les légendes, que Giono a successivement collaboré à chacune d’elles[88]. La double page du Bataille des « Écrivains de toujours », affichant les couvertures de Contre-Attaque, de Critique et de la Nouvelle Revue française, associe Bataille à chacune d’elles[89]. Ces illustrations devraient d’une certaine manière être structurellement constitutives des iconobiographies et mettre fin aux photos de famille ou aux photos de classe, quand ces dernières sont présentes, si les récits élaborés par l’iconographie étaient vraiment ceux des carrières littéraires. Les débuts de carrière littéraire, pour la plupart des écrivains, les toutes premières publications, eurent en effet lieu dans des revues, souvent dans des revues étudiantes.

Plus encore que les photographies de groupe, celles des revues constituent d’une certaine manière les véritables images des groupes littéraires, des liens qui les fondent, dans la mesure où, selon la logique du champ, revues et groupes reposent sur le rassemblement de noms propres et de textes, sur le projet d’écrire ensemble. Cependant, la logique du champ n’est pas la seule à informer les sociabilités : pour les groupes animés par l’utopie avant-gardiste de la fusion communautaire, la dynamique fondamentale n’était pas celle du champ, et impliquait bel et bien les corps des écrivains, pas seulement leur corpus.

On trouve enfin un autre grand type de document visant à illustrer le lien social : le portrait illustré[90]. Pour quelques écrivains, en effet, les portraits que firent d’eux un ou plusieurs artistes servent de trace iconographique d’une relation artistico-littéraire[91]. Le texte, d’ailleurs, ne manque pas de signaler la relation unissant le portraitiste et son « modèle », sujet par ailleurs de la biographie illustrée. Ces oeuvres accomplissent ainsi plusieurs fonctions à la fois : en plus de documenter, visuellement, ces liens entre le biographé et le monde artistique, elles contribuent à renforcer le prestige « artistique » de l’écrivain en question, à le présenter comme un acteur impliqué dans le champ artistique, en même temps qu’à améliorer la facture visuelle de la biographie elle-même. On ne peut inférer de chaque « portrait » (au sens pictural) reproduit dans les monographies qu’il y avait un lien fort entre l’artiste et le modèle, mais, le plus souvent, l’amitié sera présumée, de la même manière que les photographies individuelles laissent supposer l’existence d’une relation amicale.

Ce tour d’horizon, basé sur une typologie à visée heuristique, exploratoire, met en évidence, en premier lieu, la pluralité des types de documents et de liens représentés, et de ce fait, la richesse herméneutique de cet objet d’étude. Cette incursion du côté de l’iconographie du lien social dans les collections de monographies illustrées, de nature schématique, n’a cependant exploré qu’une dimension de l’image d’auteur, celle de nature picturale, précisément; pour explorer les collections comme iconotextes, il faudra aussi examiner le pendant discursif de l’image d’auteur, et plus spécifiquement la mise en discours du lien social : lexique, topoï, emplois rhétoriques (dont l’énumération).

Le dépouillement accompli pour le présent travail a fait surgir, à ce sujet, l’hypothèse d’une absence quasi systématique du terme de groupe, de même qu’une rareté significative des étiquettes collectives (« surréaliste », « existentialiste », etc.), en regard d’un emploi abondant du registre de l’amitié. Des travaux ultérieurs seront nécessaires pour infirmer ou confirmer cette hypothèse et voir s’il s’agit là d’un biais interprétatif lié à une des conclusions majeures de l’examen de l’iconographie, à savoir la prédominance quasi généralisée des scénographies d’amitié sur les portraits de groupe (alors même que notre corpus a privilégié des écrivains fortement associés à des groupes ayant marqué l’histoire littéraire du xxe siècle).

Comment expliquer la surabondance de l’amitié et l’atténuation des relations au groupe, dans ce corpus? Un détour vers les Pays-Bas du xviie siècle offrira peut-être une piste d’explication : les commissaires d’une récente exposition sur les portraits de groupe de cette époque soulignaient le déplacement symbolique menant des portraits de monarque, portraits individuels censés illustrer le double « corps du roi » et la nature aristocratique du pouvoir, vers ces portraits de collectivités laïques, bourgeoises, assumant désormais le pouvoir dans une délicate combinaison d’élitisme et d’égalitarisme[92]. Dans cette perspective, l’iconographie du lien social, telle que travaillée par les collections de monographies illustrées, signalerait une nette réticence à faire passer « l’empire de l’auteur[93] » de sa sacralisation individuelle vers la logique communautaire, fortement associée à l’avant-garde[94], sans doute trop politique. Le portrait de l’écrivain en « ami » esquisse ainsi une image d’écrivain « familier », intime, mais reconduisant finalement son « élection ». Cet écrivain, en effet, évolue essentiellement dans un univers littéraire, aux côtés d’autres grands noms.

Je terminerai cet examen des diverses manifestations iconographiques des sociabilités littéraires avec trois remarques de portée plus générale. La première concerne le statut distinct des femmes et des hommes dans le sous-ensemble des scénographies de l’intimité. Dans l’intimité dévoilée par ces photos, on trouve deux types de noms, essentiellement : ceux des hommes sont des noms d’auteurs, des noms d’artistes, porteurs de renom, de capital symbolique, alors que ceux des femmes sont des noms d’état civil, des noms sans oeuvre, sans signature, dans l’écrasante majorité des cas. En même temps, comme on a vu, il n’y a pas d’autres acteurs non littéraires qu’elles, dans ces photographies. Sans le dire, cette iconographie montre qu’il n’y a pas de communauté littéraire amicale sans femmes, que ces corps féminins omniprésents peuvent inspirer l’écrivain, discuter avec lui, lancer des idées, mais ne peuvent devenir des corps de gloire, comme le dit Michon[95]. Les collections elles-mêmes, dans leur choix d’écrivain, confirment cette exclusion[96].

L’examen des différentes catégories de l’iconographie permet en second lieu de découvrir que l’image dominante (et nettement dominante) des microcommunautés littéraires est celle de l’amitié. Et pourtant, cette notion d’amitié littéraire, la diversité des pratiques qu’elle recouvre, l’importance des enjeux qui la traversent, tout cela est encore largement terra incognita des travaux en études littéraires, et en particulier des réflexions théoriques autour de la posture et de l’image d’auteur.

Mon ultime remarque concernera cette dernière notion. J’ai tenté de montrer, au long de cet article, l’importance des « tiers inclus », dont les écrivains autres que le sujet de ces iconobiographies. Mais qu’en est-il de leur image d’auteur hors de ces corpus? Quand, par quelles médiations, grâce à quels acteurs, l’image d’auteur d’un écrivain donné a-t-elle été associée à d’autres écrivains (et lesquels)? Y a-t-il des régularités, des spécificités, selon les époques, les positions dans le champ, de cette image alter-auctoriale? Découvre-t-on des décalages entre associations onomastiques et juxtapositions iconographiques[97]? À toutes ces questions, les recherches actuelles offrent bien peu de réponses; ce sont là, de ce fait, autant de domaines ouverts à des explorations futures.