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En octobre 1892, Louis Baïssas, reporter du quotidien parisien Le Journal, s’envole en ballon en compagnie de quelques aéronautes plus expérimentés. Depuis l’usine à gaz de La Villette, à la périphérie de Paris, il s’élève à bord d’un aérostat nommé avec à-propos « Le Journal ». Le but de cette « expédition scientifique accompagnée d’un reportage exceptionnel[1] » est présenté de manière quelque peu tarabiscotée. Le discours annonçant l’ascension, signé par la rédaction du journal, entremêle en effet sensationnalisme, voyage pittoresque, sport et légitimité de l’expérimentation :

Après avoir traversé Paris, […] le ballon Le Journal compte exécuter un record laissant derrière lui les voyages aériens les plus renommés. Pendant ce voyage, et grâce aux instruments de précision qui ont été mis spécialement à notre disposition par l’Observatoire de la Tour Saint-Jacques et divers ingénieurs, les observations et les expériences les plus curieuses seront faites. […] / Ce n’est pas une simple excursion, une vulgaire promenade […] : c’est, nous le répétons, une véritable expédition scientifique[2].

Quand le vol de Baïssas donne le coup d’envoi d’une série d’articles assurant le battage médiatique autour de l’événement[3], le quotidien Le Journal en est à sa troisième semaine d’existence. Son directeur, Fernand Xau, ambitionne de le positionner parmi les grands titres de la presse parisienne en revendiquant une identité littéraire, nourrie par la collaboration de grandes plumes, mais aussi en usant des pratiques journalistiques au goût du jour. Parmi celles-ci, le reportage, que Xau n’hésite pas à qualifier d’« américain[4] », est partie prenante de l’autopromotion du Journal.

Or, le ballon, objet technique, origine du voyage aventureux, support des textes et des imprimés qui en sont issus, offre un potentiel symbolique particulier parmi tous les sujets de reportages possibles. Selon un principe de réflexivité médiatique dont cet article vise à exposer les ressorts, l’aérostat, miroir du journal dont il porte le nom, agit comme métonymie de l’organe de presse. Il confère une visibilité littérale au quotidien dont il porte l’étendard au-dessus de Paris et des contrées environnantes. De plus, l’entreprise du Journal n’est pas isolée : elle s’inscrit dans une série de vols médiatiques qui, dans les décennies précédant la Grande Guerre, placent en vis-à-vis un journal et un aérostat qui en porte le nom. En France, en plus du Journal, qui réitère l’expérience de 1892 en 1897, l’Association de la presse républicaine (en 1881), puis les quotidiens Le Matin (entre 1884 et 1907) et La Presse (en 1890), font voler un ballon à leur nom. En 1911, l’idée traverse l’Atlantique et nourrit une couverture de plusieurs mois au quotidien La Presse de Montréal. Elle se décline dans la presse mensuelle thématique, dont le Journal des voyages (en 1894), et dans la presse aéronautique spécialisée, notamment dans L’Aérophile (entre 1893 et 1896). Cet ensemble de vols promotionnels, qui ne devait au départ comprendre que les entreprises de journaux français, a été repéré par la recherche de mots-clés (« ballon [nom du journal] », « rallye-ballon ») dans les principaux quotidiens (en termes de tirage) numérisés par la Bibliothèque nationale de France. Des dépouillements portant sur d’autres objets ont également permis de rencontrer accidentellement quelques cas au sein de la presse périodique thématique et il n’est pas exclu que bien d’autres encore nous aient échappé. L’échantillon recueilli suffit néanmoins à attester la fréquence d’un phénomène et en montrer les diverses formes, dont les occurrences se concentrent entre 1890 et 1914. Le seul cas canadien du corpus, quant à lui, a été rencontré au hasard du dépouillement de La Presse de Paris. Bien qu’étant isolé, il apporte la preuve de la vogue internationale des ballons commandités et présente un intérêt pour la connaissance du système médiatique francophone transatlantique, comme on le verra. Ces éléments justifient l’intégration de ce cas dans l’analyse, malgré que nous n’ayons pas effectué de recherche systématique au sein des journaux nord-américains. Une recherche complémentaire pourrait être réalisée afin de voir si le ballon de La Presse de Montréal est unique (ou non) en Amérique du Nord.

La restriction du corpus était nécessaire dans la mesure où ce type d’événement promotionnel doit être repéré par coups de sonde et où il n’a jamais, à notre connaissance, été répertorié. En effet, si des travaux antérieurs ont produit une histoire technique, sociale et culturelle des premiers aérostats à la fin de l’Ancien Régime[5], s’ils ont étudié les connotations métaphysiques et les transpositions esthétiques du vol chez les écrivains du xixe siècle[6], l’emploi des aérostats dans les compétitions sportives de la « Belle Époque »[7] ou leur médiatisation dans la presse illustrée de la même période[8], rien n’a été fait sur les usages publicitaires des ballons, encore moins lorsqu’il s’agit de servir grâce à eux la promotion d’organes de presse. Benoît Lenoble a certes considéré ponctuellement certains événements promotionnels de quotidiens intégrant un aérostat, mais ce, au sein d’un travail beaucoup plus vaste sur le « réclamisme » et les pratiques autopromotionnelles de la presse[9] qui n’avait pour objet ni d’interroger les significations spécifiques que revêtaient les artéfacts aérostatiques pour les journaux, ni de répertorier leurs usages. En ce sens, le présent article s’engage dans deux pistes neuves : l’une, à poursuivre, amorce une histoire inédite du ballon comme support publicitaire; l’autre s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche mené depuis 2015[10] sur l’imaginaire aéronautique des médias de grande diffusion. Considérée sous cet angle, la presse ne constitue pas une source parmi d’autres, mais un support médiatique qui comporte ses contraintes et son langage propres, donnant une forme et un sens uniques aux représentations, aux héros et aux machines du vol, et qui, dans sa manière de parler du vol, engage une réflexivité médiatique.

Le coeur de notre propos vise donc à déployer les aspects de cette réflexivité entre le journal et le ballon; autrement dit, il s’agit de considérer les liens qui, les unissant, motivent l’usage de l’aérostat comme vecteur publicitaire et conduisent à en faire un emblème de l’organe de presse. La réponse réside à notre avis dans le partage de certaines parentés fonctionnelles et symboliques qui permettent au journal, en médiatisant le ballon, de parler de lui-même, soit de se construire une identité comme média. Comme le journal, le ballon est à la fois un objet en circulation dans l’espace, rassemblant une communauté (celle des spectateurs du vol s’apparentant à celles des lecteurs du journal), un produit de la technique associé aux idées de progrès et de modernité, et un média. Ces dimensions de la réflexivité entre le journal et le ballon seront explorées tour à tour. Nous aborderons d’abord la matérialité du ballon, qui, avant d’être un support publicitaire, demeure un moyen de transport, et nous décrirons les types d’événements promotionnels, voyages ou épreuves sportives, dans lesquels il s’insère. La portée symbolique dont l’aérostat est revêtu par la presse sera ensuite exposée en lien avec l’imaginaire du vol et les conceptions du progrès et de la modernité dont il est tributaire à l’aube du xxe siècle. Objet médiatisé, le ballon joue aussi, comme nous le verrons, une fonction de média qui l’apparente au journal en tant que générateur d’événements, support et moyen de diffusion de textes de diverses natures, fédérateur de communautés médiatisées. L’un des derniers textes, en ordre chronologique, générés par le ballon, est le compte rendu journalistique; produit par un journaliste-aéronaute au double statut, à la fois médiateur et participant du vol. Ce compte rendu vient sceller le lien entre expériences du ballon et du journal. Enfin, la reproductibilité et la postérité des vols en ballon commandités par la presse permettront de montrer comment la répétition d’un événement autopromotionnel peut soit réactiver l’appartenance à un système médiatique ou à une communauté internationale (en l’occurrence francophone), soit contribuer à cimenter une communauté nationale, en devenant objet de mémoire, le ballon se chargeant au fil du temps d’un caractère nostalgique qui supplante sa modernité et le relie à des épisodes historiques marquants. Toutefois, comprendre les motivations variées, la densité d’enjeux symboliques, éditoriaux et scripturaux tissés autour de ces ballons commandités, interroger les significations de leur inscription dans la culture médiatique de la fin du xixe siècle nécessite, au préalable, la prise en compte de l’histoire imbriquée de la presse et du vol.

Repères historiques : la presse et la conquête de l’air

Dès l’invention des ascensions, dans la France de 1783, les comptes rendus de voyages en ballon connaissent une grande fortune littéraire et journalistique. La presse contribue à diffuser la technique nouvelle en Europe, à nourrir des débats, à donner sens au spectacle inédit de l’envol[11]. Au siècle suivant, la vogue des récits de voyages aérostatiques perdure[12], malgré des inflexions dans la popularité de l’aérostation. Dans les dernières décennies du xixe siècle, après une stagnation des recherches sur la dirigeabilité, le vol en ballon connaît un regain d’intérêt dans le registre des loisirs, du tourisme et du sport, mais d’un sport plus mondain que démocratique ou bourgeois, c’est-à-dire d’abord réservé à une élite rassemblant sportsmen, scientifiques, grande bourgeoisie industrielle et amateurs fortunés, comme l’a montré Luc Robène[13]. En plus de cette clientèle élitiste, le vol attire journalistes, écrivains, comédiens et artistes[14]. Ainsi, nombreux sont les aéronautes amateurs en mesure de publier dans la presse les récits de leurs ascensions, à l’instar des écrivains Guy de Maupassant[15] et Jules Verne[16], ou encore des premiers journalistes sportifs. La presse de grande diffusion permet alors le partage de ces témoignages auprès d’un public qui, en majorité, n’y a pas accès. Contribuent également au renouveau du vol fin-de-siècle le développement des dirigeables, les expériences scientifiques et les publications spécialisées de groupes comme la Société Aéronautique et Météorologique de France, la Société Française de Navigation Aérienne et l’Union aérophile de France[17]. Cette dernière, née en 1893, est responsable de la publication du mensuel L’Aérophile, où les amateurs retrouvent des récits d’ascensions scientifiques et pittoresques. L’Aéro-Club de France, fondé en 1898, « à la fois cercle scientifique et mondain, club sportif, et société d’encouragement à la navigation aérienne[18] », joue aussi un rôle clé dans la multiplication des ascensions, effectuées depuis son terrain de Saint-Cloud à partir de 1901.

L’époque du comte Henry de la Vaulx, d’Alberto Santos-Dumont, des frères Wright et autres pionniers s’enthousiasme pour les compétitions aérostatiques et aéronautiques financées par les quotidiens et médiatisées dans la presse sportive illustrée. Comme à la fin de l’Ancien Régime, la presse poursuit un important « travail d’acculturation » : elle « invente littéralement une forme de théâtralité de l’exploit aérien et forge de nouveaux outils médiatiques[19] ». S’il ne sera pas question ici des dirigeables ni de l’aviation, on doit noter que la conquête de la dirigeabilité, la fondation de l’Aéro-Club de France et la frénésie entourant les premiers essais d’aéroplanes nourrissent la popularité du vol sous toutes ses formes. Les vols en ballon bénéficient de l’enthousiasme généralisé pour les nuées, à un moment de jonction entre le développement de la technique aéronautique et la mutation de la presse, où s’impose le langage du journalisme d’information. Le tournant du siècle est en effet déterminant sur le plan de l’innovation médiatique, tout autant que pour les techniques aéronautiques : le reportage et l’interview s’installent pour de bon dans le langage journalistique, le reporter supplante le chroniqueur dans les rédactions comme dans l’imaginaire[20]. La modernisation de l’énonciation éditoriale de la presse passe aussi par une mise en page plus dynamique, intégrant la photographie, et par la naissance d’une presse hebdomadaire illustrée qui renouvelle les représentations du vol, ainsi que Thierry Gervais l’a montré[21]. Le journalisme sportif se développe dans l’apparition de rubriques et de rédacteurs spécialisés, dont certains se consacrent à l’aéronautique. Inversement, des aéronautes-journalistes collaborent aux publications, vulgarisent les avancées et racontent leurs ascensions.

Cette jonction détermine des mutations dans les manières de parler du vol, comme l’ont exposé quelques travaux abordant la poétique des articles journalistiques dédiés à ce sujet : le récit de voyage poétique ou contemplatif du xviiie et du premier xixe siècle laisse place à une « production privilégiant le rythme, la nouveauté, l’information, sa promotion sensationnelle[22] » et sa consommation. Les aéronautes savent désormais tirer parti des médiateurs de presse et organisent savamment la scénographie de leurs envols; ainsi de Santos-Dumont contournant la tour Eiffel ou atterrissant sur les Champs-Élysées pour s’assurer la présence d’une foule et ancrer ses exploits dans la ville parisienne, capitale médiatique propice à leur rayonnement. Dans un mouvement inverse, les journaux exploitent le vol, devenu partie prenante d’un dispositif promotionnel. Avant même les compétitions aéronautiques organisées par les patrons de presse dans la seconde moitié des années 1900, les envols en ballons homonymes, beaucoup moins connus à ce titre peut-être parce qu’éclipsés par les débuts spectaculaires de l’aviation, constituent des événements publicitaires dont l’objectif est de permettre à un journal de se démarquer, dans un contexte concurrentiel où ce type d’entreprise se multiplie, au coeur de l’époque du « réclamisme[23] ».

Par ces appropriations journalistiques du ballon, l’ascension devient non seulement un instrument promotionnel, mais aussi un symbole de l’identité, de la renommée et de la diffusion du journal. Cette portée symbolique de l’aérostat, objet qui participe à la construction d’un imaginaire et d’une identité médiatiques, n’a jamais été remarquée par les travaux antérieurs, qui se sont plutôt consacrés à l’histoire sociale et technique du vol[24] ou, sur le plan culturel, aux sources littéraires, artistiques et journalistiques des représentations du vol aérostatique[25] et, plus tard, de l’aviation. Or, étudier le journal comme source d’une histoire de l’imaginaire du vol doit aussi impliquer une analyse réciproque, largement inédite, prenant en compte les significations spécifiques de la médiatisation du vol pour les patrons de presse et les journalistes, ou encore, pourrait-on dire, le rôle des représentations du vol dans l’établissement d’un « imaginaire médiatique[26] ». Pourquoi parler des ballons? Pourquoi les choisir comme support publicitaire d’un média écrit? Que nous révèle le ballon sur le journal qui l’exhibe comme emblème?

La réponse à ces interrogations tient pour partie à la modernité que, dans le registre technique, les machines permettant le vol incarnent au tournant du xxe siècle. Si le travail de Robert Wohl sur les représentations de l’aviation dans l’imaginaire occidental des premières décennies du xxe siècle ne mentionne pas la portée réflexive que le vol a pu revêtir pour les médias journalistiques modernes, il signale que les peintres d’avant-garde européens ont fait du motif de l’avion l’un des signes de la rupture et de la modernité esthétique qu’ils revendiquaient[27]. Ce phénomène n’est pas sans écho avec l’analyse qui nous occupe. On remarque en effet, dans le domaine du journalisme, des connotations semblables prêtées à l’aviation : les journalistes et patrons de presse, comme les artistes et écrivains contemporains, inspirés par les représentations et discours alors en circulation, ont sans doute vu dans les ballons et aéroplanes des emblèmes de la modernité susceptibles d’exprimer et de publiciser, mieux que tout autre artéfact, la modernité médiatique de leur propre production imprimée. Source d’un récit de voyage et d’un discours publicitaire, le ballon semble tout désigné pour devenir le noyau d’un dispositif journalistique circulaire : il est la prémisse du voyage et sa fin, puisque du haut des airs se déploie une entreprise commerciale à large portée. Sous le couvert de la réalisation d’un record ou d’une aventure à teneur scientifique, une entreprise moderne de publicité voit le jour, dont les ressorts matériels, symboliques et médiatiques seront maintenant plus finement exposés.

Un support publicitaire pour une aventure en trois dimensions

Au contraire des supports publicitaires imprimés ou sonores, le ballon possède plusieurs dimensions. Placé au centre du spectacle de l’envol, avant d’être une toile sur laquelle s’imprime le nom du journal, il constitue en soi un objet de curiosité évoluant dans l’espace. Peu importe la nature de l’événement autopromotionnel mis en place par un journal, le ballon a un rôle tout matériel à y jouer, en permettant le déplacement des protagonistes médiatisés et la réalisation d’une aventure narrée depuis les préparatifs du départ jusqu’à l’atterrissage.

Les événements auxquels les ballons des journaux donnent naissance sont de diverses natures : il peut s’agir d’un simple voyage, dont l’ampleur varie de quelques heures (comme pour le ballon « Le Journal », en 1892) à plusieurs jours, tel le « Tour de France » entrepris par l’aéronaute-journaliste Wilfrid de Fonvielle et son compagnon, le constructeur aéronautique Maurice Mallet, à bord du « Journal des Voyages » le 19 septembre 1894. Relaté en une douzaine de feuilletons hebdomadaires dans le périodique éponyme[28], le voyage en six étapes porte les aéronautes jusqu’à Essigny-le-Petit, à environ 150 kilomètres au nord-est de Paris. Il ne constitue pas à proprement parler un tour de France, mais revendique ce titre par sa durée et la distance franchie, qui visent à prouver la capacité de rétention du gaz de l’aérostat en vue d’effectuer des voyages dans des régions non ravitaillées comme les colonies africaines. L’imaginaire des Six semaines en ballon de Jules Verne est d’ailleurs évoqué par Fonvielle :

N’est-il point intéressant d’étudier la manière dont il faudrait s’y prendre pour y réaliser [dans les colonies françaises] le roman de M. Jules Verne […]. N’était-il pas utile de présenter non pas un tableau de fantaisie mais des aventures réelles, arrivées, vécues, exécutées par un aéronaute ayant une indiscutable expérience[29].

Le fait que son récit repose sur une aventure vécue – gage, selon lui, de l’intérêt public de son entreprise – est intimement lié à la nature matérielle du ballon, support publicitaire, mais d’abord et avant tout moyen de locomotion.

Dans la culture médiatique et sportive du dix-neuvième siècle finissant, le ballon est également sportif, festif et spectaculaire. Certains vols de ballons homonymes n’ont pas pour objet un voyage au long cours, mais plutôt un type particulier d’événement sportif né vers 1894 et tenu à l’occasion de fêtes publiques, le « rallye-ballon ». À la croisée du voyage et du sport, le rallye-ballon joint à l’aérostation une autre innovation considérée « moderne » par excellence, la vélocipédie, en proposant à des coureurs cyclistes de poursuivre un ballon lancé au gré des vents. Dans certaines variantes, un aéronaute-cycliste prend place à bord de la nacelle et tente, à l’atterrissage, d’échapper à ses poursuivants, afin de parvenir à télégraphier une dépêche dont la capture ou l’envoi détermine l’issue de la course. Ce ne sont pas les journaux qui ont inventé le rallye-ballon, mais un aéronaute nommé Gilbert[30]. Le Journal[31] et Le Matin[32] s’emparent après-coup (respectivement en 1897 et 1907) de cette course dans l’air du temps, à des fins d’autopromotion.

Dans d’autres cas, le ballon fournit l’occasion d’une simple ascension, libre ou captive, lors d’une fête promotionnelle organisée par la presse, mais associée à une cause, soit médiatique (à l’instar de la fête orchestrée par l’Association de la presse républicaine, qui donne lieu à l’envol du ballon « La Presse républicaine », le 18 septembre 1881 aux Tuileries[33]), soit d’une autre nature (sportive, commémorative, philanthropique, etc.), tels les multiples envols du ballon « Le Matin » à partir de 1904. Ces derniers sont effectués dans le cadre de l’épreuve sportive « La marche de l’armée[34] » (mai 1904) et de la « Fête de l’enseignement primaire[35] » (juin 1904), célébration nationale de l’école laïque républicaine à l’occasion de laquelle Le Matin met sur pied une « Fête des enfants », dans la Galerie des Machines et le jardin du Champ-de-Mars, avec un lancer de ballon. En 1906 et 1907, Le Matin insère l’envol en ballon dans le programme de deux événements de charité, une kermesse aux Tuileries[36] et une fête champêtre au bénéfice de l’Orphelinat des employés de Banque et de Bourse au Val-Notre-Dame[37]. Dans chaque cas, l’envol en ballon prolonge la visibilité du quotidien mécène et responsable d’un événement qui peut comprendre des épreuves sportives, des jeux, des spectacles musicaux, des kiosques, de la distribution de nourriture. Le ballon ne constitue qu’un élément parmi d’autres des festivités, et l’entreprise publicitaire aéronautique doit être comprise comme simple partie d’un dispositif autopromotionnel plus vaste. L’impact publicitaire du ballon se fait alors sans doute davantage sentir dans la scénographie réelle de l’événement que dans sa médiatisation par le journal, où il ne trouve que de brèves mentions. Comme l’indique Benoît Lenoble, ce type d’événement, caractéristique de la période 1904-1914 durant laquelle les festivités inaugurées par la presse se généralisent, est à comprendre à la lumière de la concurrence et de la rivalité commerciale entre les grands quotidiens parisiens[38]. Enfin, plus rarement, le ballon du journal se réduit à un pur vecteur publicitaire, mais sa médiatisation se révèle alors moindre, détachée de tout événement exogène la justifiant : elle devient moyen plutôt que fin, comme lorsque le Matin emploie un aérostat pour faire pleuvoir sur Paris des prospectus « annonçant la publication de son nouveau feuilleton[39] ».

On mesure la diversité des cadres événementiels où prennent place les envols en ballons homonymes : les voyages entremêlent aventure, pittoresque et but scientifique, tandis que les fêtes et les épreuves sportives se veulent plus franchement promotionnelles et divertissantes. Dans tous les cas, le ballon évolue hors du monde de l’imprimé. Avant d’être une publicité iconographique, en deux dimensions, il demeure un objet matériel et symbolique, formé d’un assemblage de matières, de la nacelle à la toile et aux instruments de mesure. Les rédactions des journaux exploitent cette matérialité à des fins promotionnelles : Le Journal, en 1892, expose dans sa salle des dépêches, dont l’accès est ouvert au public, non seulement des portraits photographiques des aviateurs[40], mais également « la nacelle et les instruments enregistreurs[41] » que le reporter Baïssas a expédiés à son journal. Dans la même optique, la publication de photographies ou de gravures illustrant le ballon incarne dans les pages du journal la matérialité de l’objet, son aspect monumental, sa fonction de moyen de transport.

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Journal des voyages, 14 octobre 1894.

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La publicité portée par le ballon investit bel et bien le réel, et toutes les traces, tout l’appareillage issus du vol présentent dans le journal d’information un caractère probatoire et documentaire. L’envol est donc publicité, mais aussi expérience.

La portée symbolique d’une expérience promotionnelle

Quelles qu’en soient les modalités, cette expérience comporte une dimension symbolique forte, qui découle de l’imaginaire du vol constitué depuis plusieurs siècles (on peut penser à des figures mythologiques, tels Icare et Dédale) et devenu prégnant à la suite des innovations aéronautiques de la fin de l’Ancien Régime et du xixe siècle. Des recherches récentes ont tracé l’histoire de l’imaginaire du vol, montrant que cet imaginaire concerne les récits de voyage comme la littérature d’anticipation, la poésie et la presse, l’iconographie comme les discours médicaux et scientifiques[42]. À l’instar de l’avion après lui, le ballon incarne jusqu’à l’aube du xxe siècle une conception moderniste et positiviste du « Progrès », technique et scientifique, bien sûr, mais aussi social. À la fin de l’Ancien Régime, l’invention du ballon est d’emblée associée à la perception d’un temps nouveau, moderne, par les contemporains[43] : elle figure l’élan démocratique dans la mesure où le ballon est, au moins de manière potentielle, une « machine par tous reproductible[44] », note Marie Thébaud-Sorger. Même si la nouveauté du ballon s’estompe par la suite, l’objet demeure tout au long du siècle une métaphore forte du progrès technique, social, moral – il libèrerait des contraintes terrestres et porterait à la contemplation –, non sans donner lieu à des interprétations politiques et métaphysiques[45]. Tant que la maîtrise du vol demeure inachevée, c’est-à-dire tout au long du xixe siècle et un peu au-delà, ces connotations progressistes persistent et le ballon n’entre pas encore dans le domaine de la nostalgie technique.

S’il est impossible de dire dans quelle mesure les rédactions des journaux ayant choisi le ballon comme instrument promotionnel étaient conscientes de ces connotations, elles les convoquaient à tout le moins dans leurs articles et celles-ci, dès lors, participaient à l’élaboration d’une identité symbolique pour le journal. Faire du ballon un support publicitaire n’est pas anodin, car le support, dans ce cas-ci, draine un imaginaire fort, ancré dans une grande diversité de productions culturelles et qui, par réfraction, sert la construction d’une image de marque pour le journal, teintée de modernité et de progrès. Lorsque Le Matin lance son ballon « Le Matin » à la « Fête des enfants » de juin 1904, il évoque la portée symbolique de l’événement :

[…] la fête bat son plein. Le ballon Le Matin s’est élevé au milieu de l’acclamation, unanime. Il semble que cette ascension résume et symbolise cette fête de l’Enfance, fête de l’enseignement, fête du progrès, qui célèbre l’élévation des jeunes générations vers des destinées toujours plus hautes. Et la devise du Matin, qui est fier d’avoir si largement participé à une si belle solennité, n’est-elle pas aussi : Excelsior! Toujours plus haut[46]!

Le ballon est exploité comme symbole d’élévation sociale, morale, reflet des valeurs que le journal entend défendre. Son évocation exalte un idéal républicain du progrès par l’enseignement laïc et méritocratique (la fête est organisée dans le cadre de célébrations nationales pour l’enseignement primaire). Convoquer le ballon comme objet symbolique et publicitaire revient ainsi, pour un organe de presse, à s’ériger en acteur du progrès social.

De telles associations se retrouvent dans un récit d’une ascension en haute altitude publié dans L’Aérophile. Le vol n’est pas habité et des instruments techniques élaborés par le chimiste Gustave Hermite doivent enregistrer les paramètres de l’ascension du ballon « L’Aérophile ». En conséquence, Hermite prie, dans les pages de L’Aérophile, toute personne trouvant le ballon de bien vouloir « transporter [ses instruments] chez M. le Maire ou M. l’Instituteur de la commune la plus voisine », afin que ceux-ci les restituent à l’Union aérophile de France. À la fin de son récit, Hermite raconte comment il est allé récupérer le ballon, retrouvé dans un champ, sauvé et remisé par le maire et l’instituteur de la commune, tandis qu’une « foule de gamins » déchirait l’enveloppe de l’aérostat[47]. Le succès de l’expérience est donné comme tributaire de la présence de figures incarnant la politique et l’éducation de la France républicaine, sans qui les précieux instruments auraient peut-être été détruits, faute de culture scientifique chez le public récepteur. Encore en 1911, La Presse de Montréal rattache son entreprise aérostatique à la volonté de défendre le bien public et de développer le progrès technique au Canada, comme elle affirme avoir contribué à le faire auparavant, en menant des campagnes pour la navigation dans le Saint-Laurent et pour l’installation de la première station de télégraphie sans fil au Québec[48].

En outre, les envols prennent souvent place, comme on l’a vu, dans des cadres festifs, par exemple au moment des fêtes nationales (du 24 juin au Québec, du 14 juillet en France) : les ballons des journaux deviennent symboles patriotiques, dans un contexte de liesse populaire qui favorise la bonne réception de l’entreprise promotionnelle.

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Une de La Presse, 24 juin 1911. L’événement souligne non seulement la fête nationale mais également les fêtes du couronnement du roi britannique, George V.

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Les ascensions en ballons homonymes, par leurs échos symboliques, mettent en relief une fonction des médias de l’ère contemporaine : il est primordial, pour l’organe de presse, de médiatiser des objets qui participent à la construction de son identité et à la représentation de son rôle social idéal. L’usage de l’imaginaire et des techniques aéronautiques par les médias fait ressortir les connotations symboliques du vol et la dimension réflexive qui entre en jeu dans toute énonciation journalistique. La portée de cette réflexivité découle par ailleurs intimement du fait que le ballon constitue un fructifiant outil médiatique : il est à la fois le support visuel de la publicité et le générateur d’une manne d’imprimés, puisque le voyage peut être raconté et médiatisé.

Faire voler l’imprimé, imprimer le vol

Le ballon est un objet en trois dimensions, mobile, mais sa toile se destine aussi à être lue : elle exhibe, en deux dimensions, le nom du journal.

Image 3

Une de La Presse, 10 juin 1911.

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Les photographies et les comptes rendus de presse restituent les témoignages de spectateurs attestant que le nom du journal apparaît en toutes lettres sur une banderole bien visible, soit étalée sur la largeur de la toile du ballon, soit traînant au vent depuis la nacelle : « Le passage de notre ballon, dont la large banderole flotte au vent, a été signalé. Des foules s’amassent. De nouvelles acclamations, des vivats nous arrivent : “Vive le Matin! Vive le Matin!”[49]. » L’exhibition du nom du journal par ces « oriflammes » multicolores est un élément souvent réitéré dans les articles, sans doute parce qu’essentiel à la scénographie des ascensions et au fonctionnement de leur mécanisme promotionnel. Il suscite l’enthousiasme des foules, les informe, même à distance du lieu de l’envol, de l’identité de l’aérostat aperçu. Plus encore, il fait du ballon une matérialisation symbolique du frontispice du journal, voire un symbole de la circulation et de la diffusion du journal; on peut voir dans ce parallélisme le sens du bon mot de la rédaction, affirmant que l’expérience de Louis Baïssas « portera le nom du Journal jusque dans les nues[50] ».

De plus, l’expérience dont le ballon forme le coeur est elle-même génératrice d’imprimés. Que l’aérostat soit à la fois le support, le producteur et le diffuseur de textes divers renforce sa portée comme objet publicitaire et sa parenté avec le journal, puisque tous deux sont des médias (au sens large de support de données et de moyen de transmission d’information). Des imprimés de diverses natures sont produits et distribués avant, pendant et après le vol, essaim qui annonce l’envol du ballon et que celui-ci laisse dans son sillage. On les évoquera en respectant le déroulement chronologique du vol. À la variété des modalités événementielles exposée précédemment répond une même diversité dans la production imprimée.

Avant le vol, la presse se charge de diffuser des encadrés publicitaires, des illustrations, de petits articles annonçant le vol et le programme de l’événement dans lequel il s’insère. La Presse de Montréal fournit en 1911 le cas le plus pléthorique de cet effet d’annonce, qui n’est pas sans rappeler le battage promotionnel effectué avant la publication des romans-feuilletons. La Presse publie pendant plusieurs jours, à l’été 1911, une série d’encadrés, toujours placés à sa « une », présentant sous différents angles le programme et le sens d’un vol prévu pour la fête nationale du 24 juin, à Montréal – on notera qu’ils mobilisent constamment la silhouette du ballon, séduisante et capable de résumer d’un seul coup d’oeil l’essentiel du propos :

Images 4, 5, 6 et 7

Encadrés publicitaires publiés à la une de La Presse, respectivement les 12, 13, 14 et 16 juin 1911.

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Dans un style plus discret, le Journal des voyages annonce le « Tour de France » de Fonvielle et Mallet : « Ceux de nos lecteurs qui désireraient assister à l’ascension du ballon Le Journal des Voyages sont priés d’adresser une demande par lettre affranchie à l’administration, qui se fera un plaisir de leur envoyer une carte valable pour quatre personnes[51]. » Le Journal des voyages envoie également de telles cartes d’invitation à ses abonnés et à des journalistes. Le geste trace un lien symbolique du lecteur au spectateur de l’envol du ballon : tous deux appartiendraient, au moins de manière potentielle, à la même communauté, à la même foule, celle tantôt virtuellement rassemblée dans la lecture du périodique, tantôt se rencontrant au départ du ballon; pour ces dernières, l’envol, vu ou médiatisé, est un événement spectacularisé et rassembleur.

Pendant le vol, le ballon prend le relais du journal et revêt à son tour la fonction de média, de plateforme distributrice d’imprimés. Différentes feuilles volantes sont lancées au sol depuis la nacelle – cartes, prospectus publicitaires – ou envoyées par pigeon voyageur, à l’instar des dépêches visant à informer la rédaction de la progression du vol. Le ballon « Le Journal », en 1892, sème ainsi sur son passage des cartes postales (au nombre de 10 000, selon ses dires) que le public est appelé à remplir et à renvoyer à la rédaction, à Paris, pour l’informer du trajet précis du ballon[52]. Une reproduction de ces cartes paraît même dans Le Journal, informant et sollicitant le lecteur comme s’il était un spectateur potentiel du passage du ballon :

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Le Journal, 22 octobre 1892, p. 1.

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Le même article évoque ensuite les réponses et les commentaires inscrits sur les cartes déjà reçues, recomposant a posteriori un échantillon de la communauté des spectateurs du ballon, leur donnant voix dans le journal, au profit des lecteurs, parmi lesquels se trouvent peut-être quelques-uns de ces spectateurs. Le dispositif appuie l’association, d’une part, du lecteur au spectateur et, d’autre part, du journal imprimé à son avatar symbolique (le ballon), tous deux se trouvant producteurs de textes et de contenus médiatisés, objets en circulation fédérant une communauté distante dans l’espace, mais rassemblée dans la page du journal. Une telle réflexivité entre lecteur et spectateur, figures placées en miroir et constituant chacune une métaphore de l’autre, n’est pas fortuite; elle s’ajoute à la parenté entre le journal et son aérostat, mise en scène, par exemple, par le reporter du Matin : dans les « bravos » et les « cris » – « “Vive le Matin! Vive le Matin! » – qui « retentissent » des « milliers de têtes levées » lors de l’envol de juin 1904, il est difficile de distinguer le ballon du journal, le journaliste de l’aéronaute, les spectateurs des lecteurs[53].

Un dispositif de distribution de cartes similaire à celui du Journal est mis en place en 1893 à l’occasion du vol inhabité de L’Aérophile, bien que celui-ci se donne une mission plus scientifique. Énumérant les instruments lancés avec le ballon, Gustave Hermite mentionne :

3° Un distributeur de cartes-questionnaires constitué par une baguette horizontale, sur laquelle est fixée une mèche d’amadou qui est traversée par des fils auxquels sont suspendus les paquets de cartes. / Par suite de la combustion de la mèche, les paquets se déclenchent successivement et tombent en voltigeant dans l’espace. Elles doivent être renvoyées au destinataire. Il y avait 600 cartes-questionnaires environ […][54].

Quoique le nombre de cartes soit bien inférieur à celui revendiqué par Le Journal (600 contre 10 000), la description accentue le caractère mécanique et massif de la distribution, et rappelle le fonctionnement des presses industrielles qui produisent les journaux. Comme la mention des banderoles au nom du journal, la description de l’envol d’imprimés depuis le ballon est un topos des comptes rendus journalistiques; elle donne même lieu à des séquences poétiques. Wilfrid de Fonvielle, à bord du « Journal des voyages », décrit ainsi les prospectus virevoltant dans le ciel :

Les milliers de prospectus, que l’administration du Journal [des voyages] a bien voulu nous confier, forment de véritables nuages, que nous laissons derrière nous, et qui jalonnent pendant quelques secondes la place où nous avons passé. Notre sillage est en quelque sorte matérialisé, et nous pouvons apprécier ses gracieux serpentements. / En se rapprochant de terre, ces feuilles légères tourbillonnent sur elles-mêmes […]. Elles se trouvent distribuées à chaque instant, suivant toutes les inclinaisons. Il s’en place toujours un certain nombre de manière qu’elles renvoient vers nous les rayons du soleil qui les illumine encore de ses feux mourants. Pendant quelque temps, nous les voyons scintiller très vigoureusement, nous pourrions supposer que nous sommes suivis par un vol d’oiseaux phosphorescents […]. / Un effet analogue doit être produit sur la population qui nous regarde. Elle voit sans doute tomber du ciel comme une nuée de confetti lumineux. En effet, nous entendons de temps en temps des appels joyeux monter jusqu’à nous[55].

Les prospectus figurent symboliquement les mouvements du ballon principal, répétés en miniature dans le sillage de celui-ci. Ils reflètent le soleil tant vers les aéronautes que vers la population au sol : l’imprimé en suspension souligne le rôle médiatique du ballon, il assure une liaison matérielle entre le ballon et ses spectateurs, qui y répondent vocalement. Le prospectus n’a pas alors pour but d’être restitué au Journal des voyages, mais, reliant l’aérostat à la terre, d’informer la population restée au sol de l’identité du ballon et de son projet, au fur et à mesure du voyage.

Les dépêches d’aéronautes, transmises par pigeon voyageur, constituent le dernier type d’imprimé envoyé ou transporté depuis le ballon. Portées par l’aérostier d’un rallye-ballon, elles visent à informer le journal de l’issue de la course, comme c’est le cas dans le rallye organisé par Le Journal en mai 1897. De manière plus générale, elles ont pour but d’assurer une communication en cours de vol entre le ballon et la rédaction, par exemple lors de la première ascension du ballon « La Presse » de Montréal en sol américain : deux pigeons sont embarqués dans la nacelle en vue d’acheminer à Montréal des nouvelles des voyageurs (les oiseaux, toutefois, ne seront finalement pas employés à cet effet)[56]. La volonté d’avoir le moyen de donner des nouvelles souligne la rupture de communication qui survient pendant l’ascension, alors que les aéronautes survolent la terre en solitaires, suivant le cours imprévisible du vent. Cette rupture peut rappeler la dichotomie spatiale souvent placée au coeur des romans d’aventures de la fin du xixe siècle, notamment ceux de Jules Verne, dans lesquels les protagonistes, pour vivre les péripéties qui les attendent, quittent la civilisation et s’enfoncent dans des contrées où les médias ne trouvent aucun écho[57]. En ce sens, le voyage en ballon s’avère une entreprise promotionnelle paradoxale, car, avant l’invention de la radio, il échappe à sa propre médiatisation, exceptés aux moments de l’envol devant public et du jeté de prospectus et de cartes. Hormis ces deux actes, le ballon évolue loin du bruit médiatique et urbain; « Paris n’est plus, tout là-bas, qu’un vaste échiquier dont on distingue à peine les places et les monuments[58] », note un aéronaute-journaliste du Matin, en juin 1904. Ce faisant, celui-ci affirme implicitement la puissance de son journal, capable d’aller partout, de relater toute chose, même un événement se déroulant dans une sphère inaccessible : la réussite d’une couverture médiatique à priori impossible participe en ce sens au sensationnalisme de l’événement.

Les dépêches générées en cours de vol peuvent aussi, à l’inverse, parvenir à la rédaction du journal depuis la terre, attestant notamment l’observation ou la disparition du ballon, telles celles transmises par quelques observatoires scientifiques des environs de Paris lors du troisième vol en haute altitude effectué par « L’Aérophile », en 1896[59]. À l’instar du « texte de la dépêche du service télégraphique annonçant le départ du puissant sphérique [le ballon “La Presse”] à tous les journaux du continent américain », inséré dans La Presse montréalaise du 20 février 1911, les dépêches de témoins au sol et les comptes rendus des envols produits par d’autres journaux que le journal éponyme confirment la répercussion de l’événement auprès d’un public plus vaste, comme si toute la population, au moment du vol, avait été transformée en un bassin de spectateurs tendus dans l’attente d’une vision aérostatique. C’est pourquoi le journal éponyme n’hésite pas à mentionner ces échos, voire à les reproduire dans ses pages, ainsi que le fait La Presse. Dans le numéro du 20 février 1911, la reproduction juxtaposée de coupures issues de la presse américaine constitue une petite revue visuelle qui renforce l’impact promotionnel de l’événement et augmente la masse d’imprimés qui en découle :

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La Presse, 20 février 1911, p. 2. Sous le montage, on lit : « Les rapports flatteurs de plusieurs journaux américains ».

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On pourrait enfin ajouter à ces divers imprimés toute une nuée d’écrits produits après le vol, dans un temps distendu qui court des tout premiers moments suivant l’atterrissage (tel un procès-verbal attestant le passage du ballon, dans le cadre d’une épreuve de direction[60]) aux jours et semaines subséquents. Le récit du vol, publié après-coup, retiendra maintenant notre attention, dans la mesure où il prend place dans le dispositif médiatique du « reportage-événement » et permet de restituer la temporalité et les péripéties d’une aventure vécue loin des journalistes et du brouhaha urbain.

Écrire le vol : le reportage-événement

La publication du récit du vol produit par le journaliste-aéronaute contribue à affirmer la circularité de l’entreprise autopromotionnelle et le parallèle symbolique tissé entre le journal et son ballon. En effet, la narration du vol, qui se veut le témoignage d’une aventure vécue, est publiée, on l’aura deviné, dans le journal commanditaire et éponyme, à l’instar du reportage de Louis Baïssas pour Le Journal (présenté comme un « journal de bord »)[61], d’Émile Massard pour La Presse de Paris[62], d’Ernest La Jeunesse et d’Auguste Marin à l’occasion des rallyes-ballons du Journal[63], du récit de voyage de Wilfrid de Fonvielle, paru en feuilleton dans le Journal des voyages[64], ou des brefs comptes rendus, souvent anonymes, parus dans Le Matin à l’occasion des ascensions de son ballon, entre 1890 et 1907[65]. Les ascensions non habitées de « L’Aérophile » se rangent à part, puisqu’elles ne peuvent donner lieu qu’à une transposition scientifique du récit du voyage, recomposé à partir de données enregistrées par les instruments de bord. Néanmoins, ces articles dressés par Gustave Hermite, responsable des expériences, respectent une logique similaire en paraissant dans L’Aérophile[66]. Une autre variante est fournie par les récits du couple d’aéronautes au service de La Presse de Montréal, Monsieur et Madame Barlatier : au contraire des reportages écrits à la première personne, leurs témoignages sont enchâssés dans des articles anonymes rédigés par un autre reporter. Ce dispositif particulier du journal canadien, où l’usage de la signature est beaucoup moins marqué que dans les journaux français de la même époque, notamment pour le genre du reportage, accentue le caractère héroïque des aéronautes et tend à masquer le fait qu’Émile Barlatier, avant d’être un aéronaute, est bel et bien un reporter sportif mandaté par La Presse[67].

Tous ces aéronautes ont en commun une carrière journalistique, à l’exception de Madame Barlatier, chanteuse et actrice évoluant sous le nom Simone Rivière et ayant immigré au Québec après avoir fait ses débuts dans les théâtres parisiens. La présence à bord de la nacelle de celle qui, en 1910, remporte un certain succès à Montréal, selon la revue musicale illustrée Montréal qui chante[68], a d’ailleurs pu servir la publicisation du voyage du ballon « La Presse ». En ce qui concerne le reste des aéronautes-journalistes, dans un contexte où la professionnalisation du champ journalistique est loin d’être achevée[69] et où une grande part du personnel journalistique présente un profil hybride (d’écrivain, d’homme politique, de sportif, etc.), on peut considérer que le groupe qui nous occupe est formé de collaborateurs réguliers d’organes de presse. Des nuances nous autorisent toutefois à délimiter trois profils parmi eux. Distinguons d’abord le statut de Gustave Hermite ou de Wilfrid de Fonvielle, dont les profils hybrides se situent à mi-chemin d’un champ exogène (la science pour Hermite, l’aéronautique pour Fonvielle) et du journalisme : ce sont des médiateurs spécialisés qui décrivent dans la presse leurs expériences et voyages aéronautiques en vue du développement et de la diffusion des connaissances. Viennent ensuite les journalistes sportifs, à l’instar d’Émile Barlatier, qui appartiennent à un groupe en émergence au tournant du xixe siècle, en lien avec la codification et la diffusion des sports modernes[70]. Barlatier n’est pas un aéronaute émérite; il apprend à naviguer expressément pour la mission que lui confie son journal. Enfin, le troisième groupe, où se rangent Louis Baïssas, Émile Massard, Ernest La Jeunesse, Auguste Marin, est celui des journalistes généralistes, qui effectuent le voyage en ballon comme ils se seraient prêtés à un autre reportage, en passagers occasionnels, non sans mettre à l’oeuvre un talent d’écrivain (les comptes rendus de La Jeunesse et de Marin possèdent un caractère poétique et pittoresque cohérent avec l’orientation du Journal et qu’on peut juger tributaire de leurs activités littéraires).

Malgré une proximité plus ou moins grande avec le monde de l’aéronautique, l’émergence de ce groupe de journalistes-aéronautes – échantillon d’un ensemble plus vaste – signale l’intérêt que porte alors la presse à la navigation aérienne, intérêt sensiblement accru depuis les expériences de dirigeabilité des années 1880 et la constitution de l’aéronautique comme sport dans les années 1890. Les ascensions promotionnelles exposent à elles seules les intérêts conjoints de la presse et de l’aéronautique, que d’autres événements se chargent aussi de rappeler. L’Aérophile, par exemple, médiatise en 1897 une cérémonie organisée à l’occasion de sa dernière ascension en haute altitude; plusieurs confrères de la presse y prennent part, dont Émile Massard et Ernest La Jeunesse (en plus de noms bien connus, tels ceux de René Ghil du Gaulois, ou de Félix Fénéon de La Revue blanche)[71]. Ce type de sociabilité révèle un engouement marqué des journalistes, même généralistes, pour l’aérostation, sujet actuel et littéraire par excellence.

Le ballon permet l’écriture, il fournit une aventure à raconter poétiquement et, en ce sens, dessine une affinité entre les silhouettes de l’aéronaute et du journaliste. L’aéronaute monte en son ballon comme il écrit en son journal. À titre de passager, son rôle dans la nacelle, qui concerne la mise en place de la scénographie de l’envol et son enregistrement par écrit, est médiatique, comme le raconte Émile Massard :

Je suis chargé de plusieurs fonctions. D’abord : je dois tirer une ficelle pour dérouler les banderoles multicolores – car il ne faut oublier la mise en scène. Ensuite : tenir le baromètre de poche, la carte topographique et le carnet de bord d’une main, le crayon de l’autre; ce n’est pas très commode[72].

Massard se met en scène en témoin naïf et craintif, chargé de vivre et de comprendre l’expérience du vol – inconnue pour lui jusqu’à ce jour – afin de la rendre intelligible au lecteur. À cet effet, il mobilise des codes médiatiques habituels, comme l’adresse au lecteur, la comparaison entre les impressions du vol et les réalités connues, ce qui instaure une relation de connivence. Journaliste professionnel, le reporter s’est pour un temps transformé en aéronaute improvisé, prêt à risquer son corps dans l’aventure. Après un atterrissage rude, Massard conclut : « Je suis à terre, un peu étourdi, je l’avoue. Je regarde autour de moi : ça tourne, me semble-t-il. Je me tâte, j’ai quelques bosses à la tête et je me suis mordu fortement la langue qui saigne[73]. »

Le directeur du journal, en tant que mécène, est susceptible de jouer auprès de son journaliste-aéronaute le même rôle de supervision qui est le sien dans la hiérarchie journalistique. Louis Baïssas rapporte les préoccupations et conseils de Fernand Xau avant le départ du ballon :

M. Fernand Xau, notre directeur, arrive à l’usine et son premier soin est de s’enquérir des risques que le changement de temps pourrait nous faire courir. Mais la pluie persistante n’a d’autre inconvénient que de surcharger le ballon. Nous rassurons donc notre directeur et nous insistons pour partir. / Fernand Xau y consent, mais, pour alléger l’aérostat et supprimer toute chance d’accident, il nous impose de laisser à terre un transparent lumineux qui devait promener dans le ciel noir le titre du Journal. / Notre directeur ne veut, pour rien au monde, exposer la vie de ses collaborateurs[74]

L’opération de l’envol semble réduite à une décision prise entre le directeur du journal et son reporter-aéronaute, alors que l’on devine bien que l’avis des aéronautes plus expérimentés qui accompagnent Baïssas – Georges Besançon (directeur de L’Aérophile et ingénieur), Georges Bans et William Sossa – compte sans doute davantage. Néanmoins, l’anecdote participe au fondu des silhouettes du journaliste et de l’aéronaute, du directeur et du commanditaire. Dans le même esprit, Baïssas note : « Pour la circonstance, mon carnet de reporter se trouve transformé en un journal de bord, où j’enregistrerai tous les incidents tragiques ou gais de notre voyage[75]. »

Il serait intéressant, à ce point de l’analyse, de décrire en détail la poétique journalistique du récit de vol en ballon. Celle-ci appellerait cependant à elle seule une étude. Nous nous contenterons donc de souligner que, conformément à la poétique du reportage qui se diffuse au tournant du siècle[76], et non sans résonance avec les topoï repérés dans l’intertexte des récits de voyage en ballon parus depuis la fin du xviiie siècle[77], les articles des journalistes-aéronautes insistent sur trois aspects : les impressions sensorielles (sons, visions de la terre, variations du ciel, sensations physiques), les considérations poétiques ou métaphysiques nourries par ses sensations et les péripéties du vol (instants avant le lâcher du ballon, montées et descentes au gré des courants aériens, repas, incidents, dialogues entre les aéronautes, perte ou recherche de repères, échanges signalétiques avec des spectateurs au sol, atterrissage). La poétique et les motifs topiques suscités par le vol sont si prégnants que, lorsqu’Auguste Marin narre son ascension à l’occasion du rallye-ballon du Journal, les impressions subjectives et la description pittoresque y occupent une place bien plus importante que la couverture de la course qui se déroule entre le ballon et les cyclistes[78]. L’aéronaute amateur demeure un écrivain-journaliste, et la médiatisation finale du voyage, grâce à sa plume, affirme la parenté symbolique déjà esquissée par le choix du nom du ballon.

Ces récits ont tous en commun de paraître dans un second temps médiatique, après les annonces publicisant les ascensions, le programme des événements ou les préparatifs des vols, souvent même après les articles annonçant le succès de l’événement. Dernière étape de l’opération médiatique, le récit du journaliste-aéronaute se distingue des autres articles, entrefilets et publicités évoquant l’ascension, parce qu’il est celui d’un témoin, signé et authentifié, au contraire des autres textes généralement issus de la rédaction du journal et dont l’énonciation est collective et anonyme. Le témoignage sur le vol ne constitue donc que l’un des morceaux d’un dispositif poétique et éditorial plus vaste, que l’on peut rattacher au « reportage-événement[79] », c’est-à-dire un reportage autopromotionnel, rendant palpables les moyens et la dépense du journal qui le finance et signalant son prestige. Son invention, comme celle des autres formes de réclame et d’autopromotion, est intimement liée au contexte de concurrence entre journaux à la fin du siècle[80]. Le reportage-événement repose sur un artifice médiatique : il n’est pas arrimé à un événement dont la survenue serait indépendante du journal, il est au contraire organisé par la presse. En outre, il se caractérise par un dispositif énonciatif double, co-construit par la juxtaposition des voix de la rédaction, de plusieurs reporters, parfois même de celles des lecteurs, une polyphonie qui accroît son retentissement et qui donne forme à une communauté virtuelle admirative du spectacle et des bienfaits apportés par le média.

Enfin, le reportage-événement met en oeuvre une relation métonymique nette entre le journal et les objets du reportage, comme c’est le cas pour les vols en ballons. On le voit bien avec la série de journaux qui, en 1901, lancent chacun un reporter dans une course autour du monde, depuis Paris (Le Journal, Le Matin) et Montréal (La Presse)[81]. Les mêmes grands quotidiens d’information sont impliqués dans la course de 1901 et dans les ascensions en ballons homonymes, un recoupement qui signale l’application systématique de la logique autopromotionnelle. Lors des tours du monde, chaque reporter concurrent devient le cheval de course de son journal, selon un transfert métonymique similaire à celui s’opérant du journal au ballon. Ce transfert métonymique (et homonymique dans le cas du ballon), caractéristique du reportage-événement, est le signe du patronage du journal et des visées promotionnelles des ascensions. Il entre en résonnance avec un imaginaire réflexif du média qui organise sa propre mise en scène, objet matériel, distribué, lu, que « tous les Montréalais se [disputent] » dans la ville[82] : la popularité du journal La Presse serait en partie due à son ballon.

Reproductibilité et postérité

En comparaison des tours du monde de 1901 qui orchestrent une compétition internationale, les ascensions en ballon ont une portée plus locale, même si elles reposent sur des mécanismes similaires. Néanmoins, leur reproductibilité est remarquable. De Paris à Montréal, la répétition des vols illustre la capacité de circulation d’un dispositif autopromotionnel qui, en trouvant des adaptations au fil de quelques décennies, devient sériel et semble réaffirmer, comme à la fin de l’Ancien Régime, la nature démocratique de l’ascension, chaque journal étant susceptible d’avoir son propre ballon. Le journal s’est alors substitué au roi, au savant, à l’amateur éclairé du xviiie siècle comme commanditaire et organisateur des ascensions[83], un fait qui renvoie à la puissance du « quatrième pouvoir » et à la culture médiatique dans laquelle les ascensions s’inscrivent.

L’importation de l’ascension homonyme à Montréal constitue la meilleure preuve de la reproductibilité de ces événements. Par sa volonté de se doter d’un ballon et d’entourer ses envols d’un battage médiatique sans commune mesure, La Presse s’est non seulement attiré les foudres de son concurrent Le Devoir[84], mais semble avoir cherché à renforcer son inscription dans le système médiatique francophone international qu’a décrit Guillaume Pinson[85]. Paris y occupe une place centrale au tournant du xixe siècle, comme il se situe au coeur des sociabilités et rivalités entourant le vol. Le cas met en lumière le rayonnement, tant médiatique qu’aéronautique, de la capitale française. Émile Barlatier, envoyé par La Presse de Montréal, achète son aérostat à l’Aéro-Club de France. Il effectue sa première ascension au parc de Saint-Cloud, en prenant à bord les reporters parisiens Armand Massard[86], de La Presse de Paris, et Louis Bourazin, de La Libre Parole. Les premiers récits de ce vol que publie La Presse de Montréal sont ceux que les reporters français ont donnés à leur journal respectif, La Presse les reproduisant dans ses pages[87] avant même que Barlatier fournisse sa version de l’expérience. Ce geste peut être interprété, à l’instar de la reproduction de dépêches et de lettres de lecteurs, comme visant à exhiber les échos médiatiques internationaux d’un événement qui fait connaître le nom du journal canadien outre-atlantique. De plus, La Presse de Montréal joue de son lien nominal avec La Presse de Paris en invitant le reporter de ce journal à se joindre au vol, renforçant le principe publicitaire et réflexif au coeur des vols en ballons homonymes. Une fois l’aérostat rapporté en Amérique du Nord, le voyage du couple Barlatier, des États-Unis jusqu’à Montréal, incarne à trois niveaux – matériel, humain et conceptuel – la circulation au sein du système médiatique francophone international et la liaison entre les grandes capitales médiatiques que sont Paris, New York et, dans une moindre mesure, Montréal : leur ballon est un produit de la technique française importé en Amérique; Simone Rivière-Barlatier, par sa trajectoire antérieure de Paris à Montréal, est elle-même une immigrante française et une médiatrice culturelle, comme le sont beaucoup de journalistes et patrons de journaux franco-américains et franco-canadiens de l’époque[88]; de plus, l’idée d’user du ballon comme support publicitaire d’un journal, mise à profit par La Presse, provient, on l’a vu, de la presse française. Enfin, le trajet du ballon vers Montréal passe par un point d’entrée ancien du contenu médiatique d’origine européenne en Amérique, depuis le xviiie siècle : New-York[89]. En ce sens, Barlatier et son ballon suivent le même parcours qu’une part considérable de l’information et des journaux français importés en Amérique, New-York et son Courrier des États-Unis (1828-1938) ayant constitué « une importante zone de transit international des nouvelles et sans doute le pivot de la redistribution continentale[90] » au sein du système francophone international. Ce rôle de pivot s’atténue certes après les années 1860, en raison du développement du réseau télégraphique, mais New York demeure une capitale médiatique et un pôle de transmission de dépêches vers le Canada encore au début du xxe siècle. Dès lors, s’il y a passage par les États-Unis lors du premier vol nord-américain du ballon « La Presse », c’est peut-être en partie pour répéter dans le ciel un trajet fondamental des médias franco-américains, itinéraire à la fois immatériel et matériel, emprunté par les fils télégraphiques et les moyens de transport ayant véhiculé, de New-York à Montréal, des nouvelles d’Europe, reproduites de journal en journal. Ainsi inscrite dans le mouvement de circulation des poétiques et des dispositifs dans le système médiatique francophone, l’entreprise alliant le couple Barlatier et La Presse de Montréal s’apparente cependant aussi à une forme d’appropriation, d’adaptation locale, tributaire des formats médiatiques nord-américains. La distinction avec la médiatisation des vols commandités français passe par un journal beaucoup plus long (16 à 18 pages) que les quotidiens parisiens de l’époque et dans lequel les pages d’annonces et de publicités augmentent en conséquence. Sa mise en page est déjà plus tabulaire et illustrée que celle des journaux français contemporains et le numéro du samedi, en particulier, présente une manne d’illustrations, une grande diversité de pages thématiques qui, dans la France des années 1900-1910, se rencontrent davantage dans les hebdomadaires que dans les journaux quotidiens. Enfin, le régime de signature est bien distinct, comme on l’a mentionné, et le dispositif poétique déployé autour du voyage du ballon « La Presse » diffère considérablement par la quasi-absence du reportage à la première personne, Barlatier, pourtant lui-même journaliste, apparaissant plutôt comme un héros dont d’autres rédacteurs racontent le périple.

À cette reproductibilité des vols promotionnels dans l’espace, il faut ajouter pour finir une reproductibilité dans le temps. Si les vols en ballons commandités par les journaux connaissent leur heure de gloire au tournant du xixe siècle, ancrés dans un contexte médiatique, sportif et technique précis, ils ne disparaissent pas du jour au lendemain. Leur postérité et la manière dont les ascensions ultérieures sont médiatisées renseignent sur une mutation dans l’imaginaire de l’aérostation comme dans les pratiques autopromotionnelles. Pour l’essentiel, les envols de ballons homonymes prennent place, après 1918, dans des courses de rallye-ballon, selon la formule inventée en 1894. Le Petit Parisien organise une série de rallyes dans les années 1920, à Paris – un rallye-ballon se tient le 13 juillet 1924 à Montmartre –, mais surtout en province, à Mulhouse (10 août 1924), Strasbourg (1er septembre 1924), Nancy (7 juin 1925), Limours (12 octobre 1925). Le Petit Parisien tire très peu parti de la médiatisation de ces événements : ceux-ci ne sont mentionnés que par de brefs comptes rendus de la rubrique « La vie sportive ». Cette discrétion indique que la portée des ascensions est plutôt liée à la tenue de l’événement lui-même, qui promeut le nom du quotidien en province. Benoît Lenoble interprète en ce sens la visée de ces rallyes, pour lesquels le ballon « Le Petit Parisien » effectue une tournée provinciale : ils appartiennent à un « deuxième temps » de l’histoire des manifestations autopromotionnelles de la presse, pendant lequel « […] des attractions locales sont orchestrées par les “grands” dans les départements. Peu ou pas médiatisées, elles sont destinées à améliorer le capital de sympathie des périodiques[91]. »

De plus, la portée symbolique du ballon se reconfigure de manière significative. Les envols relèvent désormais d’une nostalgie technique : le ballon ne fascine plus autant que l’avion, il n’incarne plus une concurrence technologique, ni même un sport neuf ou un moyen de transport procurant des sensations inédites, mais bien un passé dépassé. Il s’est figé comme un divertissement champêtre, fixé dans l’épreuve sportive du rallye-ballon. Si ce type de course possède encore des connotations modernistes, celles-ci ne découlent pas du ballon, mais de la mise en lice de coureurs automobilistes ou motocyclistes, comme à l’occasion du rallye de Limours, ou encore de celui qu’organise Le Journal en août 1929, à Saint-Maur[92]. Le ballon présente désormais un caractère archaïque auquel les contemporains se montrent sensibles et qui n’est pas dénué de séduction, comme le note – peut-être avec un brin d’ironie – un reporter du Journal :

[…] rien, ni le dirigeable, ni l’avion n’ont la grâce arrondie et nonchalante, l’esprit fantaisiste d’un ballon qui vogue au gré des vents. / Et toutes les machines plus ou moins modernes : vélos, motos, autos, furent tributaires, hier, de sa fantaisie. Elles durent suivre le caprice de ce bon gros ballon sphérique, déchaînées en un rallye frénétique […][93].

Le ballon, devenu embrayeur temporel, appartient au xixe siècle révolu et renvoie à des épisodes marquants de la mémoire nationale, que l’on puise dans un passé plus ancien que l’époque de la fondation de l’Aéro-Club de France. Rétrospectivement, le ballon relie en pointillé de grands moments révolutionnaires. Lors du rallye-ballon du Petit Parisien à Montmartre, tenu la veille de la fête nationale du 14 juillet 1924, l’envol du ballon s’inscrit dans un événement commémoratif de la Commune de 1870. L’aérostation avait été employée, pendant la guerre franco-prussienne, pour transporter de Paris assiégé en province des passagers, des pigeons voyageurs et de petites feuilles à mi-chemin du journal et de la correspondance privée (telles Le Ballon-Poste, Dépêche-ballon et Journal-ballon). Même si elle introduit un certain brouillage temporel (puisque ce service n’existait pas lors de la Commune, mais juste avant, pendant le siège de Paris), la convocation du ballon durant la commémoration de 1924 évoque par association un épisode de la mémoire nationale et une fonction désormais dépassée de l’aérostat, quoique brièvement réactivée par le rallye-ballon : celle de média, de relais postal, de moyen de communication. Une boucle semble bel et bien bouclée dans l’âge d’or des relations de la presse et du ballon, au coeur duquel le tournant du xxe siècle a été un moment phare mais vite révolu.

La nostalgie de cette note finale ne doit pas masquer la densité des enjeux matériels, symboliques et médiatiques qui ont nourri la réflexivité entre le journal et le ballon, deux médias de masse à la fin du xixe siècle, deux supports d’imprimés, qui sont aussi les catalyseurs et les diffuseurs d’autres imprimés dont la production est motivée par l’entreprise médiatique du vol. Inaugurée par le choix du nom du ballon, qui reprend celui du journal et fait de l’aérostat un frontispice symbolique se déplaçant dans l’espace, cette réflexivité se manifeste également dans la capacité du ballon à incarner des valeurs auxquelles le journal se rattache : élévation morale, progrès technique et social, démocratie, exploration aventureuse du monde, communication. La réflexivité du journal au ballon trouve encore des prolongements dans les couples du journaliste et de l’aéronaute, du lecteur et du spectateur. Ainsi, le ballon a pu matérialiser dans les nuées la circulation, la portée et les moyens du journal au tournant du xxe siècle. Il aura été, pour les patrons de presse, bien plus qu’un simple engin de locomotion : un artéfact complexe, actuel et séduisant, un sujet de reportage, un emblème, une enseigne, une légère et ronde extension de la feuille imprimée.