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L’histoire de l’édition féministe au Québec est relativement jeune. Les Éditions de la Pleine Lune, fondées en 1975, ont d’abord publié « des textes littéraires et des essais de psychanalyse[1] » pour ensuite se tourner, en 1980, vers une littérature plus générale[2]. C’est en 1976 que les Éditions du Remue-ménage sont mises sur pied par des militantes issues du Centre des femmes de Montréal, qui souhaitent la diffusion d’une littérature féministe. Pour ne pas jouer sur le même tableau que la Pleine Lune, les nouvelles éditrices se sont employées à publier des essais, surtout dans le champ de l’histoire et de la sociologie[3]. La chercheure Isabelle Boisclair, de l’Université de Sherbrooke, a étudié l’évolution de l’édition féministe au Québec, notamment dans son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat[4]. Inspirée par ses recherches, nous avons choisi de nous pencher sur un projet mené par les Éditions du Remue-Ménage depuis 1978, soit l’Agenda des femmes[5]. Il faut savoir que l’idée de départ, à l’époque, n’était pas de produire un agenda à proprement parler, mais plutôt de rédiger un ouvrage sur l’histoire des femmes au Québec. Le projet ne s’étant pas concrétisé, les éditrices ont eu l’idée de créer l’agenda[6]. Depuis, plus d’une quarantaine ont été publiés. Chacun d’eux est structuré autour d’un thème[7], expliqué brièvement par un éditorial à l’intérieur duquel sont nommées, la plupart du temps, les auteures des textes. Un court essai de chacune des auteures se rapportant au thème annuel précède le calendrier de chacun des mois. Enfin, dans chaque calendrier, des dates importantes sont mentionnées, liées bien sûr aux luttes et aux célébrations du mouvement des femmes. À ce jour, aucune recherche autour des agendas n’a été effectuée. Or, ces derniers constituent les archives d’un militantisme social et dévoilent les trajectoires de militantes, d’auteures et de travailleuses communautaires qui, au fil des ans, ont gravité autour de la maison d’édition. À travers plus d’une quarantaine d’agendas, diverses communautés de femmes prennent la parole sur de nombreux enjeux féministes et montrent que ces derniers sont des enjeux de société de premier plan. Pour les Éditions du Remue-ménage, l’agenda n’a cessé d’incarner un espace de militance et de réflexion, un réseau informel au sein duquel s’est forgé l’héritage féministe que les premières collaboratrices cherchaient à développer. Le présent texte examinera certaines composantes des quelque 40 Agendas des femmes, soit la quatrième de couverture, l’éditorial et le sommaire, en s’attachant particulièrement aux liens entre les thèmes abordés et les collaboratrices à la rédaction, de manière à mettre en lumière quelques réseaux, à la fois littéraires et militants.

Quelques considérations théoriques

Pour bonifier nos analyses des agendas, nous nous tournerons vers les travaux d’Isabelle Boisclair, particulièrement ceux entourant les réseaux littéraires féministes. Ils n’ont pas été pensés pour analyser spécifiquement l’Agenda des femmes, mais nous y puisons plusieurs observations nous permettant de faire des recoupements intéressants. En premier lieu, il est important de considérer que toute « […] maison d’édition s’avère […] un outil qui permettra l’amplification et la diffusion des intérêts du groupe formel ou du réseau informel auquel appartient l’éditeur […][8] ». Dans le cas du Remue-ménage, il s’agit de promouvoir des intérêts féministes et de mettre l’histoire des femmes au premier plan. La notion de « réseau informel » s’avère particulièrement féconde pour tenter de comprendre les relations qui se tissent autour du projet des agendas. À ce chapitre, Boisclair mentionne quatre moments ou lieux qui fondent des espaces de rencontre, à l’intérieur de la maison d’édition[9] : il s’agit du groupe fondateur, des comités de lecture, du catalogue et des lancements. Selon la chercheure, le catalogue « témoigne des associations qui résultent de ses choix éditoriaux[10] ». Or, l’Agenda des femmes nous apparaît justement comme un autre espace contribuant à l’« amplification » et à la promotion des idées, des valeurs et des écrits féministes. Il incarne un lieu de « rencontre symbolique et virtuel[11] ». Boisclair soutient à cet égard que le réseau littéraire du Remue-ménage est hybride et, en effet, la constitution de son agenda au fil des ans montre la circularité et l’entrelacement de plusieurs actrices des milieux communautaires, littéraires et institutionnels féministes[12]. L’Agenda des femmes s’apparente aussi à un petit journal annuel, qui, tels Le Coin du feu ou encore Le Journal de Françoise dont parle Chantal Savoie, « permet […] à des écrivaines de s’adonner à l’écriture avec une grande régularité et, surtout, […] favorise […] le rayonnement des discours centrés sur les intérêts féminins[13] ». Dans le cas qui nous intéresse, ce ne sont pas seulement des auteures qui prennent la parole par leur plume, mais surtout des militantes féministes provenant de différents milieux. Ce sont d’abord ces militantes qui s’approprieront l’agenda; un peu plus tard, viendront s’y ajouter les voix d’auteures affiliées – ou non – à la maison. Cette diversité d’intervenantes féministes, Diane Lamoureux en souligne l’importance dans son ouvrage Les possibles du féminisme. Agir sans « nous » :

Le féminisme doit soutenir la diversité entre les femmes au moins sur trois plans : d’abord, prendre acte que lutter contre une assignation sociale, c’est avant tout permettre qu’émergent des individues […]; ensuite, plutôt que de prioriser l’unification du mouvement, préserver la diversité des collectifs et des engagements; enfin, assurer la diversité des courants de pensée et affronter les différends d’orientation en se gardant de tout recours à l’orthodoxie. Il s’ensuit que le féminisme est le lieu d’une diversité idéologique qui ne constitue pas un frein, mais plutôt un moyen fécond de réfléchir et de se développer[14].

Ses trois plans sont applicables aux agendas, à différents moments au cours des décennies, et l’analyse confirmera que l’Agenda des femmes des Éditions du Remue-ménage représente un outil féministe par lequel l’évolution du mouvement des femmes au Québec s’observe dans toute sa diversité.

Approche méthodologique et limites de l’étude

Le présent texte rend compte d’une recherche effectuée à partir des 40 agendas des Éditions du Remue-ménage, recherche concentrée sur trois parties spécifiques du petit livre, soit la quatrième de couverture, le sommaire, et enfin l’éditorial, parfois appelé introduction ou avant-propos. Notre choix d’examiner l’ensemble des agendas par l’entremise de ces trois sections a été guidé par le souhait d’exposer l’héritage féministe qui se crée au fil des 40 numéros. Ce choix méthodologique s’est imposé au détriment d’une analyse plus restreinte et approfondie de quelques numéros entiers qui aurait pu servir à mettre en valeur un thème en particulier. Le point focal de notre travail se situe donc dans la diversité des thèmes abordés et des collaboratrices invitées. L’entrelacement de ces éléments et les discours qui circulent entre eux forment des réseaux, à la fois littéraires, sociaux et militants, et nous permettent d’examiner l’évolution de la maison d’édition et du mouvement féministe[15]. En retraçant la trajectoire globale des thèmes et leurs liens avec les collaboratrices, nous sommes en mesure de voir apparaître ledit héritage laissé par le mouvement féministe dans l’Agenda des femmes. Nous passons globalement en revue les quatre décennies – 1978-1989, 1990-1999, 2000-2009 et, dans une moindre mesure, 2010-2017 –, dans le but de faire ressortir les récurrences thématiques, auctoriales et discursives. Nous tenons toutefois à souligner une limite qui s’est imposée à notre recherche. Pour pouvoir établir des liens plus directs, par exemple, entre le choix des collaboratrices, les thèmes et les textes des agendas, il aurait fallu dépouiller exhaustivement les archives du Remue-ménage. Voulant circonscrire notre travail dans des limites de temps raisonnables, nous avons donc dû nous en tenir à une cartographie plus générale de ces relations[16].

Entre histoire, travail et amour : la décennie 1978-1989

Dans cette première décennie étudiée, l’histoire des femmes se trouve à l’avant-plan, propulsée par la nécessité de créer un précédent en termes d’héritage féministe. Cet objectif, quoique d’abord collectif dans les discours et se réalisant au fil de la décennie, permet aussi l’émergence de la parole singulière d’individues, pour reprendre les mots de Diane Lamoureux. À travers les éditoriaux, nous percevons le refus des femmes d’être assignées à l’invisible, nous entrevoyons le désir que leurs voix soient entendues. Par exemple, celles-ci écrivent dans l’éditorial de 1980 :

les expériences dont rend compte l’Agenda 80 nous apprennent beaucoup sur l’impossible norme de la « féminité » […]. Femme de, fille de, mère de, maîtresse de… : nous en avons assez d’être derrière quelqu’un. À chaque fois qu’une femme réagit contre même la plus banale marque de mépris, elle contribue à affirmer la force potentielle des femmes.

Les agendas de cette décennie emploient un vocabulaire éditorial plus militant, politique et convaincu, les éditrices mettant à profit, surtout au cours des cinq premières années, une critique ouvertement marxiste. L’importance du point de vue sociologique et politique transparaît dans les thèmes et le ton et met en lumière le passé militant de plusieurs des collaboratrices, comme nous en discuterons plus loin. Ces points de vue socialement situés se manifestent dans la récurrence des thèmes de la ménagère, son histoire, son autonomie, ainsi que de l’effort au travail des femmes et la solidarité qui les unit dans leurs luttes. Dès 1982, les éditrices prennent le temps de faire un récapitulatif des agendas précédents. Ce petit retour en arrière pose ainsi le numéro de 1982 dans une logique de continuité et esquisse un premier héritage féministe.

En nous penchant sur les agendas des années 1983 et 1984, nous constatons certaines tensions entre le travail militant et communautaire et le sujet du rêve, de la « fiction » féministe. Un souci de justifier leur discours sur le rêve d’un avenir féministe semble guider les éditrices. Elles écrivent, par exemple, qu’il leur « faut mettre de l’avant les armes de l’imaginaire[17] » et qu’il est « urgent et indispensable de recharger [leurs] batteries[18] », notamment contre le ressac antiféministe qui se fait déjà sentir dans la société civile. Pourtant, il est difficile d’imaginer l’avenir, selon certaines collaboratrices, et il y aurait là une nécessité de « s’engager dans des luttes bien réelles, de s’impliquer personnellement dans le monde actuel[19] ». En 1984, les éditrices affirment d’ailleurs : « il faut revenir les deux pieds sur terre[20] », comme si rêver l’avenir féministe, le thème de l’agenda de 1983, ne faisait plus partie des moyens légitimes pour faire avancer les luttes féministes. Ce rapport un peu malaisé à l’art et à la création féministes au sein de ces numéros trahit une incertitude sur la mission de la maison d’édition au courant des années 1980.

L’édition de 1985 marque la diminution du nombre de coordonnatrices de l’Agenda. Des 20 qu’elles étaient habituellement, il n’en reste plus que sept. Nous posons l’hypothèse que ces changements résultent de coupes budgétaires, les années 1980 étant caractérisées, on le sait, par une montée de la droite néolibérale et conservatrice. Des changements sociaux semblent peser à nouveau, en 1987, alors que l’éditorial répond à des critiques alléguant que « le féminisme est mort, ou pire encore […] que le féminisme est essoufflé […] ». Se font ici entendre en creux les balbutiements du ressac antiféministe auquel feront constamment face les milieux féministes au cours des années suivantes. L’Agenda des femmes du Remue-ménage tentera d’y répondre par un discours critique et, bien souvent, humoristique. C’est en 1988 que l’agenda accueille des militantes extérieures aux milieux montréalais. Le numéro est titré « Des nouvelles de nous » et ces nouvelles viennent d’un peu partout au Québec. Dans l’éditorial, on peut lire : « on a pris nos Agendas, repéré des noms et on a téléphoné… ». Ce court segment confirme le rapport très personnel que les collaboratrices entretenaient avec de nombreuses femmes du mouvement féministe, dispersées dans la province. Ainsi, les femmes qui ont pris la parole en 1988, tout en permettant de faire voir un coin différent du Québec, élargissent le réseau des collaboratrices du Remue-ménage et en montrent la diversité.

Enfin, cette décennie se clôt avec l’agenda de 1989, dont le thème est « À un an du cinquantième anniversaire du droit de vote des femmes ». La question du droit de vote des femmes autochtones y est abordée. À celles qui pourraient reprocher aux éditrices d’être trop « blanches », il faut mentionner que, tout au long de la décennie, des sujets touchant aux femmes non-blanches, non-hétérosexuelles et issues de classes sociales diverses ont été traités. Dans l’éditorial titré « Que la fête commence », pour la première fois, les signataires des textes mensuels sont nommées (leurs noms n’apparaissaient auparavant que dans le sommaire). Par ailleurs, un « avant-mot », signé par le collectif Femmes en tête, précède l’éditorial. Ce collectif « né du groupe Relais-Femmes […] est chargé d’organiser les États généraux des femmes du Québec[21] ». Cette première association avec un groupe de femmes structuré et organisé politiquement met la table pour de futures collaborations entre les milieux communautaires, littéraires et politiques. L’institutionnalisation du mouvement féministe prendra une importance considérable durant la décennie 2000-2010.

La diversité des courants de pensée qui apparaît graduellement au fil de la décennie à travers les thèmes et les discours est portée par des collaboratrices qui sont bien implantées dans les milieux féministes de l’époque. Ainsi, les écrits de Nicole Lacelle, de Line Chamberland et de Francine Pelletier sont récurrents, les deux premières étant des militantes féministes et lesbiennes très impliquées au sein de ces communautés, et la troisième, journaliste, chroniqueuse et écrivaine[22]. On retrouve également les noms des écrivaines Louise Dupré, Louky Bersianik, Carole David, Nicole Brossard, Hélène Pedneault, sans oublier ceux de Michaëlle Jean et de Louise Toupin qui se greffent aussi à certains numéros. Ces écrivaines comptent parmi les voix féministes les plus importantes du courant de l’écriture au féminin, qui s’est révélé marquant pour la littérature québécoise[23], alors que Jean et Toupin sont des spécialistes de la justice et de l’histoire des femmes. Ces femmes, regroupées dans le projet collectif de l’Agenda des femmes, permettent de situer les Éditions du Remue-ménage dans un réseau militant, au coeur d’une société en grande mutation.

Ce qui ressort de la décennie 1978-1989, c’est surtout le désir de tracer une histoire des femmes en parcourant une multiplicité de sujets, discutés par des militantes et des écrivaines. Les thèmes de l’histoire et du travail des femmes sont davantage priorisés, ce qui nous permet de croire que le défi que s’étaient posé les éditrices de mettre en valeur l’histoire occultée des femmes a été relevé.

Nouveautés et continuité : de 1990 à 1999

À la lumière de l’ensemble des numéros dont elle est constituée, la décennie 1990-1999 expose à peu près les mêmes questionnements que la décennie précédente, mais elle explore aussi d’autres enjeux qui marqueront davantage les années 2000, comme la question des médias d’information et la mondialisation. C’est également durant cette décennie que le sujet de l’édition est abordé dans les éditoriaux et où la question littéraire prend une place plus importante. L’Agenda 1990 ouvre d’ailleurs la décennie avec les collaboratrices Suzanne Jacob, Monique Proulx, Hélène Pedneault, Jocelyne Corbeil des Folles Alliées[24], des écrivaines et des femmes de théâtre très près des mouvements féministes de l’époque. Dans l’introduction de 1992, les éditrices mentionnent : « Un midi du mois d’avril, alors que nous lunchions avec une de nos auteures, nous discutions des thèmes possibles pour l’Agenda de 1992[25]. » Cette indication suggère que les écrivaines du Remue-ménage sont partie intégrante de certains processus et projets propres à leur maison d’édition, ou, du moins, que les liens d’amitié qui unissent éditrices et collaboratrices se déclinent parfois en partenariat. Cela fait écho à ce que Chantal Savoie avance au sujet des périodiques féminins du début du xxe siècle, soit qu’ils « portent l’empreinte du réseau des femmes de lettres qui les dirigent et évoquent nombre de liens, rencontres et collaborations qui façonnent la place occupée par les femmes de lettres dans le champ littéraire[26] ». Il en est de même pour l’Agenda des femmes, et c’est ainsi que se dessine le réseau informel entre les auteures, les projets, la maison d’édition et l’Agenda.

Portant sur le thème de l’information, le numéro de l’année 1993 propose plusieurs nouveautés : d’abord, deux pages complètes forment l’éditorial où, pour la première fois, on explique le parcours des auteures. Cette manière de faire rend compte du travail collectif qui s’effectue dans l’Agenda, tout en mettant en valeur la singularité de chaque voix, de chaque individue. L’introduction de l’année 1993 révèle ensuite, de façon inédite, certains rapports directs que la maison d’édition entretient avec des collaboratrices : le résumé biographique de l’historienne Andrée Lévesque indique, par exemple, que celle-ci, « en plus d’avoir publié Virage à gauche interdit (Boréal) et La Norme et les Déviantes (Remue-ménage), travaille à faire connaître des aspects inexplorés de l’histoire des femmes[27] ». Nous pouvons donc établir un lien entre la collaboration de l’historienne à l’Agenda, son sujet de prédilection (l’histoire des femmes) et la publication de son livre au Remue-ménage. C’est également dans cette édition, plus précisément dans la biographie d’Élaine Audet, qu’est faite la première mention de la tuerie de Polytechnique, en 1989 : « Devant le musellement des femmes lors de la tragédie de Polytechnique, la bêtise des médias traditionnels et l’absence d’une presse féministe structurée […][28]. » Les informations contenues ici ne sont pas banales : elles brossent le portrait d’enjeux féministes qui sont à l’avant-plan de la société québécoise de l’époque et qui resteront marquants pour le mouvement féministe.

L’Agenda de 1994 est consacré à un projet à la fois littéraire, communautaire et universitaire. À l’occasion du 350e anniversaire de Montréal, des chercheures de l’UQÀM, entre autres Francine Descarries et Lyne Kurtzman, et des collaboratrices de longue date du Remue-ménage, comme Line Chamberland et Louise Toupin, se réunissent autour d’un projet de livre intitulé « Ces femmes qui ont bâti Montréal ». Cet ouvrage rassemble 350 chroniques dont 12 ont été sélectionnées pour former l’Agenda de 1994. L’accent est mis sur la multiplicité des styles, des discours et sur l’originalité qui émerge de l’entrecroisement de ces diverses voix au sein du numéro. Cet exemple nous permet d’affirmer que les Éditions du Remue-ménage restent à l’affût des moindres projets féministes de la communauté québécoise et que leur réseau de collaboratrices provient de nombreuses sphères sociales.

L’année 1996, qui célèbre les 20 ans des Éditions du Remue-ménage, marque un précédent pour l’héritage féministe. Les éditrices mentionnent : « Un Agenda avec des femmes qui ont vingt ans, c’est notre façon à nous de souligner le vingtième anniversaire des Éditions du Remue-ménage[29]. » Un lien de filiation se dessine entre de « jeunes » féministes et une maison d’édition forte de ces 20 ans d’histoire. En parlant à la fois des accomplissements des 20 dernières années et des nouveaux enjeux féministes portés par de nouvelles voix, l’Agenda des femmes présente une vision de la filiation qui va dans le sens de ce qu’en dit la philosophe Françoise Collin, selon laquelle « la filiation est un art de tenir le fil et de casser le fil[30] ». C’est aussi une des rares fois où les éditrices évoquent explicitement leur travail d’édition : « vingt ans plus tard, nous voulons encore et toujours, publier des livres qui font réfléchir, qui font avancer la cause des femmes[31] ». Ce lien tracé entre l’héritage d’une maison d’édition féministe et la nécessité de miser sur de « nouvelles collaboratrices, et surtout de nouvelles complices[32] », témoigne d’un certain tournant pour l’Agenda des femmes.

Le numéro de 1999 laisse voir, en filigrane, le rôle joué par les lectrices de l’Agenda dans l’émergence de certains thèmes. En effet, c’est « en réponse à une enquête concernant notre Agenda [que] plusieurs lectrices ont manifesté leur souhait de lire davantage de textes liés à la création artistique[33] ». Cette indication souligne deux choses : d’abord, que les lectrices ont relevé la quasi absence de thèmes artistiques dans les agendas au fil des ans; ensuite, que les éditrices ont à coeur les opinions et intérêts de leurs lectrices et, ainsi, qu’elles considèrent ces dernières comme étant une composante essentielle de leur réseau. L’Agenda 1999 ouvre donc ses pages à la comédienne Anne-Marie Cadieux, par l’entremise de la metteure en scène Brigitte Haentjens, à l’auteure dramatique Pascale Rafie sous la plume de Paule Baillargeon, ou encore à Nancy Morin que rencontre l’écrivaine Marie-Célie Agnant.

Pour conclure l’analyse de cette décennie, il est important d’évoquer le ton particulier employé à certains moments par les éditrices. Après la publication d’une vingtaine d’agendas, nous voyons se dessiner un portrait d’ensemble des sujets abordés et de leur traitement dans les éditoriaux. Dès 1990, apparaît un mécanisme discursif qui sera de plus en plus utilisé : après avoir émis un commentaire critique, ou fait mention des luttes féministes restantes, les éditrices ajoutent presque systématiquement une boutade, empruntant un ton ludique, joyeux, ce qui a pour effet d’alléger l’inflexion revendicatrice habituelle. De plus, à compter de ce moment, les thèmes de la fête, de la célébration et de la solidarité des femmes imprègnent très souvent les discours. Certes, en 1991, le ton se veut sérieux pour discuter des enjeux de l’heure, liés à la maternité et au droit à l’avortement. Mais, même alors, le dernier paragraphe de l’éditorial, tout en rappelant que « c’est à une réflexion très sérieuse que nous convient ces textes », précise sans tarder, de manière rassurante et inclusive, que s’ensuivront des discussions « passionnantes »[34]. Qu’est-ce qui justifie l’usage répété de ce vocabulaire de la célébration? Serait-ce un moyen de contrer les discours médiatiques post-Polytechnique, de déjouer le ressac féministe après la tragédie du 6 décembre 1989? Le ton de certains éditoriaux de la décennie 1990 suggère en tous les cas la nécessité de la prudence dans la manière d’émettre des critiques ou d’exprimer la colère et la conscience des bénéfices de la bonne humeur, de l’écoute et de la bonne foi. Les agendas de cette époque, en tant que canaux du mouvement et des discours féministes, auraient-ils neutralisé leur propre militance par crainte de violence à leur égard?

Cette décennie 1990-1999 apparaît comme une période tampon pour l’Agenda des femmes. Si une continuité thématique s’observe, au sujet de l’emploi par exemple, une ouverture à des enjeux inhérents à l’époque, comme la question de la mondialisation et de l’information, se perçoit également. Certaines collaboratrices, comme les Chamberland, Toupin et Dumont, traversent les générations, alors que de nouvelles se greffent à l’Agenda, comme Marie-Célie Agnant, Viola Léger ou Hélène Monette.

L’institutionnalisation du féminisme : la décennie 2000-2009

L’entrée dans une nouvelle décennie – et un nouveau millénaire – est marquée par un élargissement des collaborations et des thèmes abordés. Nous pouvons lire dans l’éditorial de l’Agenda 2004 :

Cette année encore, l’Agenda des femmes demeure un lieu privilégié où notre maison d’édition est appelée à exprimer son point de vue sur des événements d’actualité. Ce rendez-vous annuel nous sert de tribune éditoriale et nous profitons de l’occasion pour établir des collaborations et des complicités avec des personnes ou des groupes-ressources qui se sentent interpellés par le sujet retenu[35].

Ce court extrait expose les changements qui seront mis en place dans les agendas tout au long de la décennie 2000-2009. En effet, depuis la seconde moitié de la décennie 1990, les auteures des textes de l’Agenda sont de plus en plus souvent associées à un organisme communautaire ou gouvernemental. Cette tendance apparaît en 1997 et 1998, alors que le thème de l’emploi des femmes est à l’honneur. Ces partenariats avec des organismes s’accentuent au cours de la décennie et donnent lieu à des thématiques plus larges, qui dépassent le cadre québécois : les femmes et la santé (2001), les femmes et l’environnement (2002), les femmes et la mondialisation (2003), les femmes et la paix (2004), ou encore les femmes et le logement (2006). Les réflexions autour de ces enjeux, en lien avec la situation des femmes et le mouvement féministe dans le monde, se veulent une réponse à la montée de la mondialisation, du néolibéralisme et de leurs effets. L’essor de l’institutionnalisation du féminisme et des questions transnationales dans les agendas semble aller de pair avec une politique d’exportation des ouvrages du Remue-ménage dans la francophonie, dont le but est d’élargir le réseau de diffusion. À cet effet, Isabelle Boisclair mentionne :

De par sa spécialisation même, l’édition féministe invite au dépassement des frontières nationales – et linguistiques. […] C’est pourquoi les éditrices travaillent de plus en plus activement à l’exportation, qui peut prendre la forme d’ententes de traductions, de coéditions et de diffusion[36].

En examinant qui sont les femmes et les organismes s’exprimant dans les agendas de la décennie 2000, nous constatons l’évolution mais aussi l’intégration des idées et des enjeux féministes dans nombre de sphères de la société civile. Un exemple intéressant se trouve dans l’Agenda 2000, où paraît une page de soutien de la part du gouvernement québécois et de la ministre des relations internationales de l’époque, Louise Beaudoin. De même, l’éditorial du numéro de cette année-là, qui porte sur la Marche mondiale des femmes, est écrit conjointement avec la Fédération des femmes du Québec. La première page de l’éditorial rappelle le rôle de l’Agenda, c’est-à-dire propager « la nouvelle » avec « joie » et dans la « solidarité[37] ». Cette institutionnalisation des questions féministes ne rend pas seulement compte d’une plus grande acceptation sociale du mouvement des femmes, mais témoigne aussi de l’intégration et de la légitimation de la maison d’édition du Remue-ménage dans la société et dans les réseaux littéraires et communautaires. Diverses associations avec des organismes internationaux, tels que l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQUCI), le Centre canadien d’études et de coopération internationale (CECI) ou encore Développement et Paix, montrent que l’Agenda des femmes est devenu un espace important de dialogue et de collaborations majeures. L’éditorial de 2000, constitué d’un message des éditrices et d’un autre de la Fédération des femmes du Québec, traite de l’importance de sensibiliser les décideurs internationaux à l’urgence des enjeux féministes. Du texte des éditrices du Remue-ménage ressortent les mots « succès », « détermination » et « dynamisme[38] », et le même enthousiasme colore l’éditorial de la FFQ. Ce dernier rappelle par exemple que « plus de 2250 groupes répartis dans 138 pays ont manifesté leur intérêt à participer à la Marche mondiale des femmes[39] ». Cette action féministe d’envergure mondiale trouve en l’Agenda des femmes un espace de mise en valeur et de promotion. Un simple coup d’oeil au sommaire permet d’ailleurs de constater que la parole est donnée à des femmes de partout dans le monde, du Pérou au Maroc, en passant par le Sénégal, le Mexique et la Zambie.

L’année 2001 est consacrée à la santé des femmes. Une grande place est accordée à la Fédération du Québec pour le planning des naissances, ainsi qu’au Réseau québécois d’action pour la santé des femmes, qui signe trois textes dans cette livraison. En 2002, comme la question environnementale devient de plus en plus importante pour les mouvements féministes, l’Agenda des femmes collabore avec plusieurs groupes environnementaux. L’institutionnalisation du féminisme s’étend aussi aux milieux universitaires; on note l’implication accrue de départements et de chaires d’études, tel que l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQÀM, et de chercheures comme Sandrine Ricci et Rébecca Beauvais, rattachées à l’UQÀM (en 2003, en 2007).

Si l’Agenda des femmes s’est associé à de nombreux organismes d’envergure internationale au fil des ans, les réseaux de « personnes » importent autant pour aborder certains sujets. Dans l’Agenda de 2008 consacré aux jeunes filles de 8 à 12 ans, les éditrices soulignent la difficulté d’entrer en contact avec des mineures, a fortiori lorsque celles-ci proviennent d’autres pays. Elles précisent alors que « plusieurs personnes ont été d’un grand secours [comme] Ariane Bertouille, Catherine Giroux, Julie Théroux-Séguin, Kim Cornelissen, Sylvie Frigon, Lilia Goldfarb et Luzma Nava Jimenez[40] ». Une analyse plus spécifique des relations qui unissent ces femmes à la maison d’édition pourrait permettre de cartographier les connexions, formelles et informelles, sous-tendant ce réseau. Il en va de même pour l’éditorial de 2009, qui laisse entrevoir les liens informels entre le Remue-ménage et divers organismes, par exemple La Centrale/Powerhouse, lieu de diffusion d’art féministe, ou encore le Studio XX, spécialisé dans les arts numériques, deux espaces « incontournables sur la scène québécoise[41] ». Les éditrices terminent d’ailleurs aussi cette introduction en rappelant que « cet Agenda des femmes n’aurait pu être le même sans la collaboration de Diane Trépanière et de Louise-Andrée Lauzière, toutes deux artistes et femmes engagées[42] ». Ce faisant, elles laissent des traces permettant de comprendre ce qui les unit à ces organismes et artistes féministes.

La décennie 2000-2009 diffère des autres périodes, notamment par les liens étroits qu’entretiennent les Éditions du Remue-ménage avec des organismes provinciaux, nationaux et internationaux. Ces relations ont soutenu le rayonnement de la maison d’édition à l’étranger, tout en légitimant sa démarche politique et littéraire au sein de la société civile québécoise.

Vers un renouveau générationnel : brèves notes sur les années 2010-2017

La décennie 2010-2019 n’étant pas terminée, nous avons préféré arrêter notre analyse à l’année 2009. Mentionnons toutefois deux aspects importants concernant les années 2010 à 2017 : l’apparent renouveau générationnel au sein des Éditions du Remue-ménage[43] et la mise en valeur de l’héritage féministe longtemps espéré. Dans l’édition 2012, il est rappelé que l’Agenda constitue « un lieu privilégié pour discuter des sujets qui nous préoccupent ou que nous souhaitons approfondir; c’est un espace ouvert où nous pouvons entrer en contact avec notre communauté, nos alliées, nos amies[44] ». Un certain tournant dans les sujets abordés est notable, de même qu’une nouvelle dynamique dans les discours, qui semble aller de pair avec les collaboratrices invitées à participer à la rédaction des textes de l’Agenda. Ce changement de cap générationnel paraît principalement alimenté par le maillage avec les milieux universitaires (particulièrement en 2013, où les militantes de la grève étudiante de 2012 sont à l’honneur), lequel s’étend aussi aux milieux culturels et communautaires. L’arrivée de Valérie Lefebvre-Faucher à titre d’éditrice (elle signe également plusieurs éditoriaux au cours des années 2013 à 2017) semble participer à ce renouveau féministe. Enfin, le numéro de 2016 révèle l’importance de l’héritage féministe, alors que la maison d’édition célèbre ses 40 ans.

Grâce à l’analyse détaillée des agendas au fil des ans, nous observons l’évolution du mouvement féministe québécois, identifions ses moments forts, ses actrices de premier plan, son ouverture sur le monde ainsi que sa légitimation à travers le prisme de l’institutionnalisation. À l’occasion du 40e anniversaire, les éditrices dressent ce bilan :

relire les textes [des agendas] offerts aux éditrices du Remue-ménage à travers les décennies, c’est voir apparaître l’histoire du plus grand mouvement révolutionnaire de ce siècle […]. L’Agenda des femmes s’est surtout révélé être un lieu où s’expriment la solidarité et l’engagement des femmes de tous horizons[45].

Il est donc possible pour les femmes d’aujourd’hui de se tourner vers le passé pour y trouver des modèles, des inspirations et, surtout, un héritage à partir duquel tracer le chemin de la militance de demain.

Tisser des liens

Examiner les liens entre les thèmes et les réseaux de collaboratrices établis au cours des 40 années de production des Agendas des femmes par les Éditions du Remue-ménage permet de constater que cet objet d’organisation et de gestion du temps, devenu objet éditorial dans tous les sens du terme, représente une porte d’entrée sur les idées et les réflexions de la seule maison d’édition féministe au Québec. Des milieux communautaires aux réseaux littéraires, en passant par la sphère artistique, nombre de femmes y ont pris la parole, s’y sont exprimées sur une variété de sujets, nous donnant accès à la multiplicité des enjeux situés au coeur des différentes générations féministes.

Cette cartographie des réseaux de femmes et de féministes entourant les Éditions du Remue-ménage ne peut certes pas se réduire à l’examen des agendas. Ce dernier permet toutefois de lever le voile sur certaines solidarités qui se sont tissées par l’entremise de la maison d’édition depuis 1978 (ou 1976, année de fondation du Remue-ménage). Grâce à l’Agenda des femmes, ce n’est pas seulement à des auteures que le Remue-ménage donne la parole, mais à un ensemble de voix féministes qui participent à l’avancement de la société. S’ajoutant aux catalogues, comités de lectures, publications littéraires et lancements[46], les agendas constituent ainsi un outil de réflexion collectif pour le Remue-ménage et contribuent concrètement à mettre en valeur la diversité des féminismes d’ici et d’ailleurs.