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En mars 1938, Françoise Gaudet‑Smet fait paraître, avec quelques proches collaboratrices et collaborateurs, le premier numéro de sa revue Paysana, qu’elle place sous la devise « On n’attend pas les temps meilleurs, on les fait ! ». Suivant les conseils d’Olivar Asselin, qui l’encourage à se consacrer au milieu rural dont elle‑même provient, et interpellée par le courrier d’une lectrice qui lui demande, s’inquiétant de la disparition du Journal d’agriculture auquel la journaliste collaborait depuis deux ans, « Enfin, allez‑vous continuer à vous occuper de nous autres[2] », Françoise Gaudet‑Smet prend les choses en main en lançant une nouvelle revue[3]. L’aventure Paysana, qui durera une douzaine d’années, témoigne de la volonté de sa directrice d’aider les femmes de tous les milieux, comme l’affirme d’ailleurs son premier éditorial, « texte fondateur » de toute revue, selon la sociologue Andrée Fortin[4], et dans lequel Françoise annonce son projet :

Après la disparition du Journal d’Agriculture, je cherchai moi aussi UNE PLACE d’où je pourrais continuer comme jadis de vous parler en amie dans le secret de vos maisons closes, et de vous prouver mon dévouement à une cause qui nous est également chère.

Et c’est parce que je ne m’en suis pas trouvé de place que j’ai décidé d’en faire une qui sera LA NOTRE [sic][5].

La revue Paysana permet à Françoise Gaudet‑Smet de s’immiscer dans les foyers et dans le quotidien de femmes qui la considèrent comme une personne‑ressource, une amie et une confidente; la revue devient un outil indispensable dans la mission qui la guide tout au long de sa carrière : celle d’aider les femmes à s’épanouir et à améliorer leur quotidien.

Femme énergique et engagée, Françoise Gaudet‑Smet se dévoue corps et âme aux projets qui lui tiennent à coeur, dont Paysana, au centre de son travail de journaliste. Certaines de ses nombreuses activités se croisent parfois, une tribune permettant d’en promouvoir une autre : Paysana se transforme par exemple en maison d’édition, publiant d’abord des albums de tricot et d’artisanat puis des textes d’auteurs[6]. Pourtant, malgré le dévouement de sa directrice, la gestion de la revue présente des défis logistiques et financiers auxquels Françoise et son équipe doivent faire face : il faut se dévouer, mais aussi survivre.

Cet article propose d’explorer les diverses stratégies mises en place pour nourrir et financer la revue, dans un monde médiatique encore majoritairement masculin. Notre analyse puise principalement au dépouillement de la revue Paysana, et se nourrit au Fonds Françoise Gaudet‑Smet, conservé au Centre d’archives régionales, Séminaire de Nicolet[7]. Elle réfère également au journal Le Nouvelliste[8] et à la biographie de Françoise Gaudet-Smet signée Jeanne Desrochers[9]. Dans la perspective ethnologique, ces sources offrent la possibilité d’aborder l’expérience proposée par la revue Paysana sous différentes facettes : les aléas de sa production, son contenu thématique et publicitaire ainsi que sa réception auprès de son lectorat[10].

Dans son entreprise, Françoise Gaudet‑Smet s’entoure d’une équipe essentiellement féminine dont le soutien est indispensable au succès de la revue. Nous verrons cependant que la communauté Paysana s’étend au‑delà des membres de la maison et de ses proches collaboratrices : les lectrices sont invitées à jouer un rôle actif et à s’approprier la revue de diverses manières. En retour, Paysana se montre très généreuse envers ses abonnées, malgré un budget parfois serré. L’aventure Paysana en sera une de solidarité féminine, d’éducation populaire, de marketing de soi et de casse‑tête financier qui aura finalement raison de la revue.

La maison Paysana et ses collaboratrices

Françoise Gaudet‑Smet est à la fois l’âme de la revue et la dynamo de l’entreprise. Elle s’entoure de personnes de son milieu, de parents, d’amis, de connaissances, notamment du milieu littéraire qu’elle fréquente dès sa jeunesse[11]. Elle constitue ainsi un large réseau et une équipe majoritairement féminine dès le départ, à laquelle se joindront tout de même quelques hommes invités à contribuer au contenu des numéros. En plus de puiser dans son milieu d’origine, la région de Nicolet, Centre‑du‑Québec, Françoise Gaudet‑Smet tisse sa toile à même ses amitiés montréalaises. Amie de Claude‑Henri Grignon[12], elle rencontre grâce à lui sa belle‑soeur, Fanchette Lambert qui habite sur le boulevard Dorchester où louera, dans le même bâtiment, le ménage Smet « pour abriter la famille et la nouvelle entreprise[13] ». Cette Fanchette omniprésente pendant plusieurs années se dévoue, comme Françoise, au succès de la revue, assumant le rôle de secrétaire générale pendant de nombreuses années. Elle tiendra un Comptoir Paysana au service des artisans canadiens, surtout des artisanes[14]. Elle s’occupera aussi des finances de la revue consciencieusement en déplorant que deux et deux ne font jamais que quatre alors que certains jours ils devraient donner vingt‑deux[15].

La dominante féminine est manifeste lors d’une fête organisée pour souligner le deuxième anniversaire de Paysana, en mars 1940 : pas moins de 15 femmes composent alors l’équipe de collaboratrices, dont 12 sont à la fête; « Les messieurs — même les Smet, père et fils — ont défendu de signaler leur présence. Ils estiment que, dans cette affaire, ce sont surtout les femmes qui comptent puisque ce sont elles qui travaillent[16]. » On rapporte l’événement comme une fête de famille où elles sont regroupées pour fêter comme pour travailler. L’esprit de famille constitue d’ailleurs un thème récurrent dans la manière de présenter la revue et l’équipe qui la soutient, concordant avec les valeurs qui orientent le projet et sa directrice. De cette soirée, Fanchette est la maîtresse d’oeuvre, car elle « fait encore plus que les autres parties de la maison, puisqu’elle y habite en permanence[17] ».

Françoise est très bien entourée : outre Fanchette, s’y trouvent Germaine Guèvremont, écrivaine; Flore Chaput, directrice de l’Institut de beauté « France »; Laurette Cotnoir‑Capponi, propriétaire d’une école de couture où l’on enseigne les techniques de la haute‑couture à Montréal[18]; Cécile Chabot, écrivaine et artiste; Bella Cousineau, journaliste; Léonie Laplante, qui possède l’atelier Arts féminin sur la rue Sherbrooke, à Montréal[19]; France Brégent, première à figurer sur la liste des amis de Paysana ; Suzanne Paquette, qui offre des cours de diction annoncés dans la revue[20] ; Alice Huot[21], Annette Lafrance, qui deviendra responsable de la circulation de Paysana à partir de 1941; sont absentes la docteure Josèphe Comtois‑Chauveau qui tiendra une chronique sur la santé, la journaliste et grande amie de Françoise, Jeanne Grisé‑Allard et Germaine Bernier, aussi journaliste. On reconnaît dans ces femmes les signataires de textes publiés dans Paysana, voire de chroniques régulières.

Dans ce cercle amical et familial, Germaine Guèvremont, née Marianne‑Germaine Grignon, cousine de Claude‑Henri Grignon, fait ses premières armes dans Paysana. Elle y publie 14 récits, des « paysanneries », surtout durant les premières années de la revue et occasionnellement par la suite jusqu’en 1948[22]. Cette autrice participe intensément au volet littéraire de la revue en y contribuant dès le premier numéro avec le texte au titre annonciateur de « Les survenants[23] », qu’elle reprendra sous « Chauffe, le poêle » dans son recueil intitulé En pleine terre qui paraîtra aux éditions Paysana en 1942. Elle y publie également, entre avril 1939 et octobre 1940, le roman‑feuilleton, Tu seras journaliste, dans lequel elle aborde sa propre relation avec le métier[24]. Elle est donc une proche et fidèle de Françoise.

Plusieurs autres collaboratrices, souvent journalistes, publient dans diverses revues, notamment dans Paysana. C’est le cas de Jeanne Grisé qu’elle a rencontrée à Montréal et qui partage son intérêt pour le journalisme et le lectorat féminin. Le Bulletin des agriculteurs pour lequel travaille Jeanne fait place relativement tôt à des chroniques féminines, écrites par des femmes, et son arrivée en 1938 les consacrera non seulement importantes, mais incontournables. Sous le pseudonyme d’Alice Ber, Jeanne Grisé s’y consacre pendant 40 ans (1938‑1978)[25], ce qui ne l’empêche pas de collaborer périodiquement à d’autres revues, telle Paysana et de donner des conférences comme son amie Françoise.

Bella Cousineau est aussi journaliste et l’une des plus proches et des plus fidèles collaboratrices de Paysana. En plus des articles qu’elle continue de rédiger, elle se voit confier la chronique culinaire dès 1939 et devient la responsable de la rédaction de la revue en 1941, en plus de s’occuper pendant quelques mois de la publicité. Un voyage à Vancouver, où elle accompagne son mari lui aussi journaliste, l’amène à découvrir la vie paysanne de l’Ouest canadien dont elle fera profiter Paysana. Bella Cousineau assure également l’intérim à la direction de Paysana lors d’un voyage de Françoise Gaudet‑Smet, en octobre 1948.

Les artistes et les artisans ont une grande importance dans la revue de Françoise Gaudet‑Smet, telle Cécile Chabot, diplômée de l’École des Beaux‑Arts de Montréal et de l’École des arts et métiers[26]; elle est notamment responsable de la couverture de la revue[27]. Dans sa jeunesse, elle avait fréquenté Saint‑Césaire, lieu de naissance de Jeanne Grisé; ce lieu les aurait-il toutes deux rapprochées ?

La dominante féminine est frappante sur la photographie publiée à l’aube de la 10e année de Paysana, en mars 1947 (figure 1). Sont attablé·es avec Françoise Gaudet‑Smet, chez elle, à Claire‑Vallée[28], cinq femmes et un homme, un crayon à la main pour exercer leurs responsabilités respectives. Sous la photographie, il est écrit : « Après le travail du jour, l’équipe de Claire‑Vallée se réunit le soir pour étudier ensemble. Tout ce monde vous salue[29] ! »

Figure 1

L’équipe de Claire‑Vallée, automne 1946. Appartenance Mauricie Société d’histoire régionale, fonds Le Nouvelliste.

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Dans la légende, les personnes sont brièvement présentées, ce qui permet de constater que les tâches des membres de l’équipe de Claire‑Vallée se confondent avec celles relatives à l’édition de la revue. Autour de Françoise, assise au centre, se trouvent : Thérèse Hélie (devant, à droite), chef du tirage de Paysana; Jacqueline Pellerin (debout à gauche), qui travaille au service des abonnements; Marthe Beaudry (à la droite de Françoise Gaudet‑Smet) secrétaire de la rédaction; Marcelle Leblanc (à gauche de Françoise Gaudet‑Smet) secrétaire aux abonnements et Germaine Caya (assise derrière à droite) qui est, entre autres, au service des patrons. Le seul homme présent est Louis Beauchemin, secrétaire à la circulation au moment de la photographie. Il est intéressant de remarquer les qualifications mises en lumière : une diplômée de l’École Ménagère de Sainte‑Martine, Thérèse Hélie; une assistante sociale, Marthe Beaudry; une responsable du service des patrons et de la section théâtre et loisirs, Germaine Caya. Puisque la revue en est une « d’arts ménagers » (figure 2), de compter dans son équipe une diplômée d’une école ménagère reconnue[30] donne de la crédibilité à la publication. À l’instar du périodique Le Bulletin des agriculteurs, Paysana propose que « travail et loisirs se côtoient dans une sorte d’imbroglio de fonctions[31] », ce qui se révèle dans les responsabilités combinées de Germaine Caya qui, en plus de s’occuper des patrons annoncés dans la revue, a aussi à sa charge le théâtre et les loisirs.

Figure 2

Paysana, Revue mensuelle d’arts ménagers, avril 1941.

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Ces femmes font partie de la maison, peut‑être pas autant que l’était Fanchette remplacée maintenant par Thérèse Hélie, mais elles y travaillent, y gravitent, s’y réfèrent comme le prolongement de Françoise, l’incontestable directrice de la revue. Dans les dernières années, il faut cependant noter que les articles sont de plus en plus souvent signés par des hommes, et que les chroniques féminines sont plus rarement signées[32]. La direction continue d’être assurée par des femmes, mais les collaborations féminines se sont‑elles essoufflées ? Les femmes de l’entourage de Françoise étaient‑elles moins disponibles ? Les activités de Claire‑Vallée prenaient‑elles trop d’énergie ? Et Françoise qui voyage beaucoup dirige à distance, ce qui ne lui facilite pas la tâche.

Susciter l’adhésion : la communauté Paysana

Les nombreuses collaborations sur lesquelles s’appuie Paysana illustrent bien l’esprit qui semble guider Françoise dans cette entreprise : il s’agit, pour elle, d’un moyen de communiquer avec ses lectrices, de leur parler dans leurs foyers et dans leur quotidien. En témoigne cette invitation, signée de la directrice qui conclut le premier numéro : « Vous m’écrirez ? Demandez‑moi tout ce que vous voudrez. Et je vous répondrai en toute amitié, avec ce grand désir que j’ai de vous être utile. Écrivons‑nous ! » Les lectrices connaissent déjà Françoise, qui avait été responsable des pages féminines de nombreux journaux, et ne tardent pas à lui écrire : le courrier a été volumineux, annonce‑t‑elle dans le numéro d’avril 1939, et elle promet d’y répondre dès le mois suivant. La chronique « Écrivons‑nous », qui devient, à partir de 1941, « Le courrier Paysana », occupe une place de choix dans la revue. Même si sa publication n’est pas systématique d’un numéro à l’autre, la correspondance demeure abondante et les mots de la rédactrice laissent sous‑entendre que plusieurs reçoivent aussi des réponses personnelles par retour de courrier. D’autres collaboratrices répondent aussi à des lettres de lectrices; c’est le cas de Flore Chaput puis d’Andrée Chantal, qui offrent des conseils beauté, et de Jehanne Patenaude‑Benoît, responsable de la chronique culinaire dans les dernières années de Paysana. Françoise demeure toutefois celle à qui l’on s’adresse le plus souvent.

Les thèmes abordés sont variés et les correspondantes — et quelques correspondants — s’adressent à Françoise comme à une amie à qui elles demandent conseil. Elles la prient de partager ses recettes, elles s’informent à propos de diverses maladies, elles s’enquièrent de la meilleure école ménagère à fréquenter, elles lui demandent conseil à propos de leurs relations amoureuses ou familiales. Au fil des numéros, un sentiment d’appartenir à une communauté semble s’installer dans le courrier des lectrices, qui font toutes partie de la « grande famille » Paysana[33]. La revue devient dès lors un moyen de tisser des liens avec d’autres femmes de partout dans la province. Madame B. Guay, de « Thetford les Mines » exploite par exemple le potentiel qu’offre ce réseau pour offrir un service de tricoteuse à domicile; l’offre est publiée dans le courrier du numéro de juillet‑août 1948. Les réponses sont nombreuses, même si elles ne correspondent pas aux attentes de la tricoteuse. Un avis aux lectrices doit même être publié quelques mois plus tard :

Mme B. Guay, de Thetford‑Mines, remercie les nombreuses personnes qui lui ont écrit. Malheureusement elle n’a aucune machine à tricoter à vendre.

Une personne à laquelle elle s’intéresse vivement, désire faire au crochet des vêtements pour bébé. La tricoteuse à domicile est cette personne, il ne s’agit pas de machines[34].

Le courrier semble susciter un réel intérêt de la part de lectrices qui n’hésitent pas à proposer elles aussi leurs conseils aux autres abonnées. En témoigne cette lettre d’une dénommée Gisèle, qui réagit à une question posée dans un numéro précédent :

Une dame, signant Ninette dans votre numéro de septembre, vous demande conseil pour conserver les aliments verts nature.

Si la chose vous intéresse, quelqu’un de ma connaissance, les transplante avec les pieds dans des pots de terre cuite. Fournir d’autres informations à ce sujet sera un plaisir[35].

De cette réponse transparaît la richesse de la communauté à laquelle l’abonnement à la revue donne accès, qui s’étend dans les réseaux d’interconnaissance de l’ensemble du lectorat. Ces ressources constituent un atout non négligeable qui a pu contribuer à maintenir l’adhésion des femmes à Paysana et qui constitue une forme de communauté élargie avant l’ère des réseaux sociaux. Les conseils de Françoise Gaudet‑Smet demeurent toutefois le principal attrait, la revue étant une courroie de transmission directe afin de communiquer avec cette femme que l’on respecte et qui apparaît comme un modèle et une référence.

L’adhésion des lectrices à Paysana se fait d’ailleurs sentir avant même que la revue ne voit officiellement le jour. Lorsque le Journal d’agriculture cesse de paraître, Françoise conduit une étude de marché à propos d’une nouvelle revue qu’elle envisage de fonder : elle pige 2000 noms parmi les lettres de lectrices qu’elle avait conservées et sonde leur intérêt pour ce nouveau projet. Plusieurs lui répondent avec enthousiasme, à un point tel que le sondage se transforme en souscription :

Car non seulement 1 500 femmes disent oui, on s’abonne à cette revue que vous voulez lancer (le chiffre est peut‑être gonflé, elle a dit une autre fois 800 réponses sur 1 500 lettres), mais elles envoient un dollar sans avoir vu la première ligne de ce nouveau projet. Un dollar, ça couvrait les frais d’une année scolaire au primaire, avant l’école gratuite. Un dollar, c’était la moitié du prix d’une paire de bas de soie[36].

L’intérêt marqué pour ce projet se reflète également sur le tableau d’honneur des « amis de Paysana » publié dans les premiers numéros de la revue et réservé aux « personnes obligeantes et dévouées qui se sont penchées avec sympathie sur son berceau et ont bien voulu ajouter à leur abonnement un “cadeau de naissance”, ou plusieurs abonnements[37] ». Près de la moitié sont des femmes, l’autre moitié se compose d’hommes d’Église qu’on suppose être intéressés par les questions rurales dont Paysana traite abondamment.

Le soutien des lectrices est de nouveau sollicité lorsque paraît le premier numéro : un article invite les fermières à faire connaître la revue à leurs amies de la ville afin de les sensibiliser aux problèmes de la campagne. Ces efforts semblent porter leurs fruits : un sondage réalisé quelques années plus tard démontre que les citadines comptent pour un peu plus de la moitié des abonnées de Paysana, soit 52 %[38]. On invite également celles qui le souhaitent à devenir « marraine » en offrant un abonnement à une famille de colons[39]. De manière générale, Paysana dépend largement du membership associatif et entretient des liens étroits avec les cercles de fermières; selon l’historienne Micheline Dumont, Paysana « représente […] le volet idéologique de cette importante association[40] ». Une compétition entre cercles est d’ailleurs organisée l’année du lancement de la revue qui témoigne du lien étroit entre Paysana et cette association. L’annonce des lauréates paraît en septembre 1938 : le cercle des fermières de La Sarre, en Abitibi, remporte le premier prix — un métier à tisser — pour le plus grand nombre d’abonnements obtenus.

Un esprit d’entraide et de collaboration guide Françoise et l’équipe derrière Paysana. La directrice manifeste une grande générosité envers ses abonnées, leur offrant de nombreux privilèges pour les inciter à y souscrire. La revue propose notamment des primes pour celles qui s’abonnent ou se réabonnent, particulièrement lors des premières années, alors que le lectorat est encore en train de se construire. En février 1939, à la fin de sa première année, Paysana propose un cahier de tricot pour dames ou pour bébés à celles qui se réabonnent pour un an, au coût d’un dollar, ou encore pour trois ans, pour deux dollars. Celles qui ajoutaient un nouvel abonnement recevaient en plus un cahier de 125 modèles de tapis en couleurs. Ces ouvrages, publiés par Paysana, étaient normalement vendus au coût de 30 cents chacun. Pour sa deuxième année, l’équipe récidive, offrant cette fois des toiles étampées et prêtes à être brodées : un coussin à celles qui s’abonnent pour un an, et un ensemble de parure trois‑pièces pour fauteuils pour l’abonnement de trois ans[41]. Les coûts sont les mêmes que l’année précédente et demeurent inchangés jusqu’en 1947.

Afin de promouvoir l’artisanat et la confection domestique, la revue offre également pour son année de lancement un cadeau de cinq dollars aux mariées de 1938 qui tisseraient elles‑mêmes leur manteau ou leur costume de noces. Il faut attendre septembre avant que Françoise annonce, avec un grand enthousiasme, une première récipiendaire du cadeau de noces de Paysana : mademoiselle Réjeane Coderre qui « épouse monsieur l’agronome Lucien Archambault. Un agronome ! Et ça va faire deux bons apôtres de la terre. Qu’ils vivent heureux et longtemps surtout [42]! » La proposition ne dure qu’une seule année. Le travail à réaliser est considérable, ce qui suggère que le nombre de mariées ayant bénéficié de ce prix pourrait être limité. Aucune autre mention n’est faite de ce concours par la suite.

S’ajoutent à ces élans de générosité de nombreux concours que l’équipe de Paysana organise, assortis de prix variés. En juin 1938, par exemple, la revue offre un prix de 50 dollars, et 20 prix de cinq dollars aux personnes qui estimeraient le mieux le nombre d’abonnés de la revue. Pour participer, il fallait toutefois souscrire à un abonnement nouveau. Quelques hommes figurent parmi les lauréats de ce concours, mais la majorité sont des femmes. En 1941, un concours aux couturières est lancé prenant la forme d’un questionnaire à compléter sur les techniques de couture. Le concours est divisé en deux sections. La première, réservée aux étudiantes, offre deux bourses d’études de 50 dollars pour l’inscription d’une année dans une école ménagère, et une bourse échangeable contre un cours de coupe à celles ayant obtenu les meilleurs pointages. La seconde est ouverte à toutes les femmes — les étudiantes pouvant aussi s’y inscrire — et offre de généreux prix en argent, dont un premier prix de 50 dollars. Le concours sert encore une fois à mousser les abonnements : cinq points bonis sont alloués pour un nouvel abonnement d’un an, et 15 points pour un nouvel abonnement de trois ans. Les concours sont généreux, mais constituent en même temps des incitatifs à multiplier les abonnements.

À partir de la rentrée scolaire de 1938, la revue organise également des « concours mensuels aux écoliers ». Ayant le souci d’économie, Françoise propose aux institutrices de s’occuper elles‑mêmes de l’envoi des travaux, afin d’éviter les frais de poste aux parents. Ces concours s’adressent par moments aux élèves du primaire, et d’autres aux étudiantes des écoles ménagères et écoles normales. La revue propose des activités qui varient chaque mois : composition d’un modèle de tapis, concours d’écriture, calculs mathématiques du prix du sirop d’érable. Les prix offerts sont aussi variés que les propositions; ils incluent des prix en argent, des cartes à collectionner, assez d’étoffe pour confectionner un complet, pour un garçon, ou un manteau, pour une fille. Paysana invite ainsi ses lecteurs, mais surtout ses lectrices à s’investir dans les activités qu’elle propose.

L’esprit de communauté qu’inspire la revue s’exprime également dans la campagne que Françoise organise, en 1941, pour réclamer un meilleur accès au lin, dont l’essentiel de la production est alors exporté. Pendant ce temps, dit‑elle, les Canadiennes doivent se tourner vers le coton importé des États‑Unis, qu’elles achètent à prix fort[43]. Elle incite les fileuses du Québec à écrire au ministre de l’Agriculture et au premier ministre du Québec, Adélard Godbout, « pour lui prouver que l’espèce n’est pas, comme il le croit, en voie de disparition[44] ». Dans la force du nombre s’affirme le pouvoir des femmes : non seulement la production de lin augmente, mais les abonnées de Paysana bénéficient d’un approvisionnement à prix avantageux par le biais du comptoir Paysana[45].

L’abonnement confère également certains privilèges. En janvier 1939, la rédaction annonce que les abonnées auront dorénavant droit à deux annonces gratuites par année, à condition qu’il s’agisse « de produits domestiques, récoltés sur la ferme, et non de réclames commerciales[46] ». Elles bénéficient aussi de la possibilité d’un service de correspondance pour des informations médicales offertes par la médecin Josèphe Comtois‑Chauveau réservé exclusivement aux abonnées; l’annonce est faite dans le numéro de juillet 1939 et suggère que les renseignements seront transmis par retour de courrier. Les incitatifs à l’abonnement sont ainsi nombreux, mais si l’esprit d’entraide qui anime la revue contribue sans doute à susciter et à maintenir l’adhésion des lectrices, il est probablement d’une aide limitée pour soutenir sa santé financière.

La délicate question du revenu

Malgré l’intérêt que portent les femmes à la revue, les abonnements ne suffisent pas à la financer entièrement, d’autant plus que le coût de l’abonnement demeure le même jusqu’en 1947; il passe alors d’un dollar à 1,50 $ par année, mais comme celles qui étaient déjà abonnées ont l’occasion de se réabonner en conservant leur ancien prix, il semble que les gains nets ont dû être négligeables. Cette offre aux lectrices fidèles témoigne de la préoccupation sincère de Françoise pour ses abonnées, mais il lui faut tout de même trouver des sources de revenus. Cette réponse qu’elle adresse à une lectrice qu’on suppose s’être plainte d’une publicité à saveur politique le démontre :

C’est une stricte question d’affaires. PAYSANA coûte $900.00 par mois d’impression, de vignettes et de papier, et ce ne sont pas les quelques sous que donne chaque abonné qui peuvent fournir à payer ces frais, même que toutes les collaboratrices travaillent sans salaire. L’annonce en question a été acceptée, sans que j’y sois pour rien, par les éditeurs‑imprimeurs, responsables de la partie financière de la revue, au même tarif que l’avait été le mois précédent l’annonce détaillant les activités du secrétariat de la province et cela se fait comme on annonce la laine ou de la farine. Personnellement, je ne fais pas et ne ferai jamais de politique, vous pouvez m’en croire et l’avenir le prouvera bien[47].

Le commentaire, qui n’a malheureusement pas été reproduit dans la revue à une époque où seules les réponses de sa directrice étaient publiées, semble porter sur une publicité dirigée contre le bilan économique du gouvernement de Maurice Duplessis et payée par le Comité Central Libéral, tout juste avant les élections provinciales d’octobre 1939. Le cas paraît exceptionnel, même si la revue fait place à de l’information d’intérêt public provenant des différents gouvernements.

Réfractaire à une certaine publicité, du moins celle qu’elle qualifie de « saloperie » comme les annonces de bière[48], Françoise Gaudet‑Smet doit tout de même miser sur une publicité sélectionnée en accord avec ses principes et l’orientation de Paysana afin de faire vivre la revue. Durant les premières années, les produits et commerces de son entourage et de sa famille dominent, par exemple, le magasin Chez Fanchette (figure 3) et l’entreprise de son père Alexandre Gaudet (figure 4).

Figure 3

Chez Fanchette, avril 1938. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds Conrad Poirier (P48, S1, P2565 et P48,S1, P2578). La boutique était sise au 1610 ouest, Sainte‑Catherine.

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Figure 4

Publicité pour la meunerie Alexandre Gaudet, père de Françoise Gaudet‑Smet, juin 1938.

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Au fil des années et des numéros, les réclames se diversifient et croissent en nombre, possiblement pour couvrir des coûts de production grandissants. Pour atténuer ses soucis financiers, Françoise doit s’adresser à des hommes, car ce sont eux qui ont l’argent, mais les publicités visent presque exclusivement les femmes. La directrice privilégie ce qui est susceptible d’intéresser la maîtresse de maison en quête de confort et de modernité : serviettes hygiéniques, poêles et autres électroménagers, farine Ogilvie, biscuits David, produits pour nourrisson, margarine, etc. (figure 5).

Figure 5 a, b, c, d, e

Exemples de publicités présentées dans Paysana : Peptonine (mai 1939), métiers à tisser Codaire et Frères (janvier 1941), farine Chef Royal d’Ogilvie (mai 1941), poêles A. Bélanger (septembre 1941), et serviettes hygiéniques Modess (mai 1947).

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Les messages publicitaires s’accrochent aux thématiques de la revue qui valorise le quotidien, prône l’artisanat textile et instruit sur l’alimentation. À l’instar des écoles ménagères, ce périodique d’arts ménagers propose des outils, des techniques, une philosophie de vie organisée et en bon ordre; en rehaussement, la notion d’art appliqué et d’artisanat bien exécuté avec un souci de modernité et de bon sens populaire : « Vieilles traditions, méthodes modernes[49] ».

L’esprit de service de Paysana s’exprime aussi dans l’assistance sociale chère à Françoise et à sa famille, ainsi que dans les outils offerts aux lectrices, comme des patrons qu’elle a réussi à faire traduire en français[50]. À la suite d’une demande d’une lectrice du Journal d’agriculture, Françoise avait pris conscience du besoin des Canadiennes de se procurer des cahiers de tricot en français, avec les mesures en pieds et en pouces[51]. Elle en offre plusieurs dans Paysana et, dans le courrier des lectrices, suggère ces albums à nombre de femmes qui lui demandent où s’en procurer; ces ouvrages sont en vente chez Fanchette, puis directement à Claire‑Vallée où l’équipe s’installe à partir de 1945[52]. Elle cherche sans doute à s’assurer ainsi d’un certain revenu, au‑delà du fait que ces cahiers avaient été offerts comme prime de réabonnement aux lectrices de la première heure. Même si les prix sont voulus très abordables parce que « Le bonheur selon FGS », est d’» aider, toujours aider[53] », cela n’est pas gratuit pour les lectrices et chèrement négocié pour la directrice de la revue et son équipe qui s’ingénient à trouver des façons d’augmenter ses revenus.

Non seulement oeuvre d’éducation, Paysana est aussi une entreprise, même si pour la revue comme dans ses autres projets :

Françoise Gaudet‑Smet n’est pas reconnue pour ses succès financiers. Pour faire vivre sa revue, elle est toujours à la recherche de revenus et de commandites. Néanmoins, elle a un sens du marketing pour faire la promotion des activités des gens de son réseau comme des siennes propres, en publicisant notamment les cours offerts à Claire‑Vallée ainsi que les produits et les publications associés à Paysana[54].

Françoise a en effet le don de développer des collaborations permettant de soutenir la revue, directement ou indirectement. Sa participation à l’émission radiophonique Le Réveil rural, publicisée dans les pages de Paysana, lui permet notamment de rejoindre un grand nombre de femmes et de conforter la renommée qu’elle a déjà établie. La tournée de conférences qu’elle entame avec la compagnie Lever Brothers et associée au savon Rinso illustre son véritable statut de vedette : les organisateurs se l’arrachent et, entre 1942 et 1943, elle ne visite pas moins de 400 paroisses partout au Québec[55]. Même si ces conférences n’ont a priori rien à voir avec Paysana, elles offrent à Françoise l’occasion de se faire voir et, probablement, de faire la promotion de sa revue et des cahiers de modèles qu’elle publie. L’entrecroisement de ses projets s’avère essentiel à la réussite en mettant à contribution son équipe polyvalente, qui assure avec elle à la fois le contenu, la gestion, les revenus.

Ce réseau de collaboration s’avère d’autant plus important que la période où naît Paysana est particulièrement difficile pour l’ensemble des revues et journaux du Canada, qui souffrent du rationnement qu’entraîne la Seconde Guerre mondiale. Pour affronter les restrictions, plusieurs doivent, à partir de la fin de l’année 1942, réduire le nombre de leurs pages et utiliser une typographie plus serrée afin de ménager le papier[56]. Les restrictions s’observent à la lecture de Paysana, dont la qualité du papier se modifie à partir du numéro de janvier 1942. Alors qu’elle employait auparavant un papier d’apparence lustrée, la revue est dès lors imprimée sur un papier plus mince et beaucoup plus poreux, s’apparentant davantage au papier journal. Malgré ces adaptations, les difficultés s’accumulent et le dévouement entier dont Françoise fait preuve pour soutenir la revue ne suffit plus : « [Pendant treize ans], je me suis occupée moi‑même de son édition et [j’ai dû] tout laisser tomber à 70 000 copies de tirage parce qu’un problème administratif se posait et je ne pouvais le solutionner par mes propres moyens[57] », dira‑t‑elle des années plus tard en évoquant la disparition de Paysana.

Entretenir des liens sans Paysana

Malgré l’appel général pour un « Coup de main » lancé dans la revue en mai 1947, la publication cesse brusquement après la parution du numéro de septembre‑octobre 1949 sans explication de la part de sa directrice qui a toujours évité de s’étendre sur le sujet. Il apparaît probable que la décision soit liée en partie aux coûts de production grandissants, d’autant plus que la fin des années 1940 connaît un taux d’inflation extrêmement important, avoisinant les 15 % en 1948[58]. « Treize années d’exaltation et de misère [59]» dira‑t‑elle en rétrospective.

Françoise a toujours su se faire valoir auprès de son public, dans une sorte de « marketing » de soi qui a servi à faire connaître et rayonner Paysana comme ses autres entreprises. Mais l’après Paysana s’amorce difficilement; son mari Paul Smet, décède en 1950. Elle écrira, publiera et éditera de plus belle, des livres, des contes, des billets dans les journaux, des carnets et des cahiers d’artisanat, plus tard des agendas; elle n’arrête pas, poursuivant toujours son éducation populaire alors qu’elle propose, entre autres, des cures de « santé culturelle » — selon sa propre expression — et des cours d’été. Elle fait beaucoup de radio, puis de la télévision entre 1967 et 1983[60], canaux puissants pour rejoindre « ses amies » et des auditeurs nombreux, car elle a compris le pouvoir des médias (figure 6).

Figure 6

Françoise Gaudet‑Smet au magasin Dupuis Frères, à Montréal, lors d’un événement en lien avec le lancement de Tenir maison, 29 novembre 1968.

Photographie d’Antoine Désilets. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds La Presse (P833, S2, D2187). Photographie reproduite avec l’autorisation de Luc Désilets

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Françoise Gaudet‑Smet éditait elle‑même sa revue. Portée par son expérience — « on n’est jamais si bien servi que par soi‑même » — elle publiera aussi des oeuvres et des travaux d’auteurs comme Germaine Guèvremont (1942) et Marius Barbeau (1945). Ces expériences comme les autres projets qui animent Françoise Gaudet‑Smet ont aussi pu contribuer à dissiper les énergies; Claire‑Vallée et Gaudetbourg, maison familiale qu’elle acquerra au début des années 1970, ont besoin d’attention et d’investissement en temps et en argent. Et puis, les médias audiovisuels s’avèrent de plus en plus incontournables.

Son énergie semble sans limites, à l’instar d’un phénix, elle renaît toujours de ses cendres, mais le manque d’argent l’oblige à recanaliser son enthousiasme. Son ingéniosité et son audace la rendent presque invincible, mais surtout, son entourage et sa famille, les réseaux qu’elle tisse et, encore plus, ses proches collaboratrices qui lui sont fidèles sont ô combien indispensables. Toute sa vie, Françoise aura offert beaucoup de place aux femmes et elle comptait sur elles pour la prendre.