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En amorce à cette réflexion sur les archives de la femme de lettres Marie‑Claire Daveluy (1880-1968), j’aimerais relater une scène de la vie quotidienne, survenue il y a trois ans environ. J’étais à la Société de l’assurance automobile, patientant pour la réception de mon nouveau permis de conduire, quand je croise au hasard une collègue historienne retraitée. Nous engageons la conversation, heureuses d’échapper à la monotonie de l’attente. Comme je tenais entre les mains un livre de Marie‑Claire Daveluy, L’Orphelinat catholique de Montréal, j’informe mon interlocutrice de mon intérêt pour la carrière de cette écrivaine et historienne[2]. « Est-ce que tu la connais ? », lui dis-je. « Si je connais Marie‑Claire Daveluy ! », me répond-elle énergiquement. « J’ai dévoré toute sa série des Perrine et Charlot quand j’étais petite. C’était une véritable vedette en son temps ! », insista-t-elle pour marquer le coup.

« Une vedette » ? Le mot de ma collègue m’avait semblé un peu fort… Je savais, grâce aux travaux de Dominique Garand sur les éditions Granger, que les livres pour enfants de Marie‑Claire Daveluy avaient connu d’excellents tirages et qu’ils avaient même fait l’objet de nombreuses réimpressions au fil des ans. Les 33 000 exemplaires du premier volume de la série des Aventures de Perrine et de Charlot en Nouvelle-France, paru une première fois en 1923, attestaient assurément d’un grand succès éditorial[3]. Pour autant, je n’avais jamais songé à la « grave et consciencieuse[4] » Daveluy comme à une célébrité…

C’est plus tard, en explorant son fonds d’archives conservé à Bibliothèque et Archives Canada, à Ottawa (LMS-0009), que j’ai pu recouper le témoignage de ma collègue historienne à d’autres documents attestant, eux aussi, de l’important rayonnement de cette écrivaine et, surtout, du fort lien qui la rattachait à ses lecteurs et lectrices.

Cet article entend contribuer à une réflexion collective sur les traces laissées par les femmes dans les archives du livre et de l’imprimé. J’y évoquerai d’abord, d’une manière générale, l’intérêt que représente le fonds d’archives de Marie‑Claire Daveluy pour éclairer et contextualiser cette carrière d’autrice en poussant la recherche au-delà de la seule oeuvre imprimée et de sa réception critique. Après ce tour d’horizon général, je m’attarderai à un sous-corpus de lettres de lecteurs et lectrices adressées à l’autrice, disséminées dans cette collection. Cette correspondance, que je n’aurais pu rassembler sans le travail intelligent des archivistes qui ont oeuvré à l’indexation du fonds, me permettra d’introduire la notion de notoriété — ou de vedettariat[5] — dans l’analyse de cette trajectoire littéraire. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il semble utile de rappeler, en quelques grandes lignes, la carrière exceptionnelle de cette femme de lettres montréalaise.

Qui était donc Marie‑Claire Daveluy ?

Si Marie‑Claire Daveluy a pu jouir en son temps d’une véritable popularité, on admettra que son nom nous est moins familier aujourd’hui et que les lieux de mémoire qui évoquent encore sa contribution au monde de la culture se font rares[6]. Pour autant, l’oeuvre protéiforme de cette romancière, dramaturge et historienne, née à Montréal la fin du XIXe siècle, n’a pas totalement échappé à la vigilance des chercheur·e·s. Son rôle de pionnière de la littérature pour la jeunesse, par exemple, a été reconnu par des spécialistes du champ[7]. Certains écrits de celle qu’on identifiait à son époque comme la Comtesse de Ségur du Canada français ont même fait l’objet d’analyses littéraires approfondies[8].

Par ailleurs, la recherche dans le domaine de bibliothéconomie a fait ressurgir un autre volet de l’apport de Daveluy au monde de l’imprimé. Ses 27 années au service de la Bibliothèque municipale de Montréal et son rôle déterminant dans la cofondation de l’École des bibliothécaires de Montréal en 1937 — ancêtre de l’actuelle École de bibliothéconomie et des sciences de l’information — n’ont pas manqué d’être soulignés[9]. Quant à la place de cette fervente disciple de Clio à l’historiographie de son temps, elle fait présentement l’objet de nouvelles investigations. Ses travaux érudits sur les origines de Ville-Marie, fruits d’une fréquentation étroite des documents anciens, de même que son rôle de vulgarisatrice de l’histoire nationale sont explorés à de nouveaux frais à l’heure où l’on se penche sur la contribution des femmes à la discipline historique[10]. Rappelons que la savante Montréalaise avait eu l’honneur, en 1917, d’être la première femme admise à la Société historique de Montréal et, cela, malgré l’avis de spécialistes du temps qui préféraient conserver exclusivement masculine la composition de ce cénacle[11].

Pour un portrait plus complet de la trajectoire de Marie‑Claire Daveluy, il faut l’associer également à la vie des idées et au monde intellectuel de son époque. Fille d’une lignée de politiciens, l’essayiste fait ses premières armes dans la vie publique en 1912 en prononçant une causerie intitulée « Glanures féministes » devant des membres de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste[12]. Dans les années 1920, on la retrouve également dans des périodiques comme LaBonne parole et LaRevue nationale, où elle signe quelques réflexions sur la société de son temps. Son engagement en faveur de la promotion des femmes et du nationalisme canadien-français tisse d’ailleurs un fil continu dans sa carrière qui permet de rallier en gerbe une oeuvre polygraphique, qui s’étend de 1913 à 1965, composée d’articles de revues, de romans, de travaux historiques, de piécettes de théâtre, d’émissions de radio et de critiques de livres.

Reconnue pour son labeur incessant, Daveluy reçut en carrière sa part de décorations : deux fois récipiendaire du prix David (1924, 1934), elle fut aussi gratifiée d’un prix de l’Académie française (1934), d’un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal (1943) et de la Médaille du centenaire de la Société historique de Montréal en 1958. Mais une personnalité reconnue par l’élite intellectuelle de son temps n’est pas, pour autant, une vedette… La fréquentation de ses archives permet de mieux prendre la mesure de son rayonnement et, surtout, de percevoir l’affection que lui vouait son lectorat en grande partie composé d’enfants et d’adolescents. Ces documents personnels et professionnels éclairent, de diverses façons, les stratégies et mécanismes qui ont favorisé sa reconnaissance dans l’espace public.

Un fonds d’archives d’une grande richesse

Représentant sept mètres de documents textuels et quelques photos, le fonds d’archives Marie‑Claire Daveluy est substantiel[13]. Les documents ont été acquis par la Bibliothèque nationale du Canada l’année précédant le décès de l’autrice, en 1967. C’est Régina Daveluy, la soeur de Marie‑Claire, mandataire et fondée de pouvoir, qui semble avoir été la principale artisane de ce legs. Au moment de l’acquisition des documents, le nouveau directeur de l’institution canadienne était nul autre que le cousin des soeurs Daveluy, Guy Sylvestre. C’est d’ailleurs sous sa gouverne qu’un programme d’acquisition d’archives littéraires avait été mis sur pied. On imagine Sylvestre militant auprès de sa cousine pour qu’elle verse les papiers attestant de sa riche carrière dans le domaine du livre et de la culture[14]. La famille pensait-elle alors qu’en plus de pérenniser la mémoire de Marie‑Claire, le versement de ses archives représenterait un petit pécule pour Régina qui avait si fidèlement soutenu sa célèbre soeur dans ses recherches et ses écrits ? Il faudrait retracer les politiques de compensation assorties à ce type de transactions à la fin des années 1960 pour y voir plus clair. Il est plausible en tout cas que l’autrice ait eu, vers la fin de sa vie, une pensée de gratitude pour cette complice qui l’avait si bien soutenue dans son labeur. Régina, après tout, était restée auprès d’elle sa vie durant sans jamais occuper de travail salarié, vraisemblablement. Les Daveluy n’étant pas indépendantes de fortune, c’est Marie‑Claire qui assumait alors le rôle de « soutien de famille » tandis que Régina s’occupait de la maisonnée[15].

Telle que nous pouvons l’établir, la séquence des événements laisse croire que le sort des papiers de la femme de lettres vieillissante n’avait pas été laissé au hasard. Et en planifiant ce legs archivistique, il est plausible que la principale intéressée — une spécialiste de la gestion documentaire, après tout — ait eu le souci de procéder à un certain classement des documents. Certaines pièces, jugées trop personnelles, ont ainsi pu être exclues de la collection, tant les traces de la vie plus intime de Daveluy se font rares dans le fonds. Tout ceci demeure dans l’ordre de la spéculation, bien évidemment, puisqu’il n’a pas été possible de consulter le dossier d’acquisition des archives et d’éclairer davantage le contexte de création de cette collection.

Dans son état actuel, le fonds d’archives de Marie‑Claire Daveluy est constitué de ce premier versement de 1967 et d’un autre plus tardif et plus restreint, réalisé en 1999 par une nièce de l’autrice. L’ensemble comprend des lettres, des rapports de recherche, des manuscrits de pièces de théâtre et de textes historiques. On y trouve aussi les notes des cours en bibliothéconomie qu’offrait Daveluy, des épreuves de ses articles et de ses livres ainsi que de la documentation liée à sa vie associative dans les domaines historique, littéraire et religieux. La Montréalaise était en effet engagée au sein de plusieurs regroupements culturels et professionnels, qu’il s’agisse de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, de l’Institut d’histoire de l’Amérique française ou de l’Académie canadienne-française, par exemple.

La correspondance de Daveluy occupe la part du lion de ce vaste fonds. Ses lettres permettent de retracer les réseaux dans lesquels elle s’inscrivait, qu’il s’agisse des cercles archivistiques et historiens (notons, par exemple, ses échanges avec les Lionel Groulx, Édouard-Zotique Massicotte, Pierre-Georges Roy, Benjamin Sulte, Albert Tessier, Maria Mondoux, et Gérard Malchelosse), du monde littéraire (Marcel Dugas, Maurice Hébert, Albert Lozeau, Félicité Angers, Rita Lasnier, Jean Bruchési, Berthelot Brunet, Séraphin Marion et Nérée Beauchemin, entre autres) ou des professionnels de la bibliothéconomie (Aegidius Fauteux, Hélène Charbonneau, Juliette Chabot, etc.). Un certain nombre de lettres échangées avec des éditeurs — l’Action française, Albert Lévesque, Granger, Fides — et avec des interlocuteurs comme le Secrétariat de la province, les membres du Conseil de l’Instruction publique et les commissions scolaires rappellent aussi ses efforts incessants pour promouvoir ses livres et en tirer le meilleur parti.

Une autre richesse du fonds Marie‑Claire Daveluy tient aux inédits qui le composent. Ils donnent à voir l’énorme travail investi par l’autrice pour la réalisation d’une partie de son oeuvre fatalement plus éphémère, puisque composée de manuscrits de conférences et de sketches radiophoniques. Des causeries ayant pour titre « Les femmes aiment-elles les livres ? » et « Nos amis les livres » ne font pas de mystère quant à la grande mission que s’était donnée Daveluy d’insuffler chez les Canadiens français le goût du savoir et de la lecture.

Vedette et modèle : le courrier de petits auditeurs et lecteurs

En 2017, une stagiaire de Bibliothèque et Archives Canada fut chargée de préparer un instrument de recherche du fonds Daveluy pour remplacer celui qui servait jusqu’alors et demeurait trop approximatif[16]. Par son étonnant degré de détail, le nouveau document qu’elle contribua à constituer sur support Excel fut particulièrement utile pour orienter mes recherches dans la correspondance touffue de Marie‑Claire Daveluy.

Loin de se limiter à une description générale du contenu des boîtes, l’inventaire s’attarde à chacun des dossiers de la correspondance. Classés par ordre alphabétique, ceux-ci rassemblent règle générale les lettres d’un épistolier unique : on aura ainsi un dossier pour les lettres d’Aegidius Fauteux, un autre pour Marie Gérin-Lajoie, un autre encore pour Albert Tessier, etc. Mais on retrouve aussi dans le fonds, pour chacune des lettres de l’alphabet ou presque, une chemise de « miscellanées », réunissant le courrier d’interlocuteurs de plus faible notoriété et n’ayant adressé qu’une lettre ou deux à Daveluy, tout au plus.

J’aurais sans doute négligé de consulter soigneusement ces dossiers de lettres mélangées si ce n’était les annotations qu’on avait pris soin d’inscrire sur l’instrument de recherche. Car la stagiaire avait eu la patience d’établir pour chacun de ces dossiers de « miscellanées » la liste complète des signataires des lettres et d’ajouter des indications concernant l’âge des correspondants. Un certain Ernest Bernard était présenté, par exemple, comme un « jeune lecteur », une personne du nom d’Odile Baril, désignée comme une « jeune lectrice de 10 ans », et le nom de Lumina Chevalier, assorti de cette parenthèse : (11 ans, 5e année).

De telles informations ont piqué ma curiosité. En allant consulter de plus près ces lettres de jeunes lecteurs, j’ai pu récolter aussi au passage certains plis rédigés par des adultes que je pouvais faire entrer dans la catégorie des admirateurs de Daveluy. J’ai ainsi rassemblé un intéressant corpus de 45 lettres dont la composition se décline ainsi (tableau 1) :

Tableau 1

Lettres d’admirateurs et d’admiratrices dans les « miscellanées » du fonds Marie‑Claire Daveluy à BAC[17]

Lettres d’admirateurs et d’admiratrices dans les « miscellanées » du fonds Marie‑Claire Daveluy à BAC17

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Rédigées entre 1935 et 1966, ces lettres sont en grande partie celles d’un jeune lectorat (à plus de 80 %). Elles sont signées par 37 filles ou femmes et seulement 8 garçons ou hommes. Certes, on ne saurait consacrer à posteriori une vedette à partir d’un corpus aussi modeste. Mais cet ensemble se révèle précieux par certaines de ses caractéristiques. D’abord les lettres donnent un rare accès historique à la voix des jeunes lecteurs et lectrices ; elles permettent une meilleure compréhension de leur rapport au livre et à la lecture en cette période qui précède les années 1970 et le développement d’une attention plus aiguisée au ressenti des jeunes[18]. Ce courrier nous instruit aussi de la posture de déférence adoptée envers Daveluy en tant que figure publique et dévoile les motifs de l’admiration qu’on lui vouait. Ce petit corpus nous éclaire encore sur les conditions de cristallisation de son vedettariat dans le contexte particulier des années 1940, nous le verrons. Enfin, s’agissant de l’enjeu du genre, les lettres permettent d’entrevoir le travail d’identification des jeunes lectrices envers cette demoiselle qui avait su se tailler une place dans un monde d’hommes[19].

Quelques considérations méthodologiques

Le caractère attendrissant de ces petits plis à la calligraphie parfois hésitante (figure 1) ne doit pas nous faire perdre notre sang-froid interprétatif. Il est tentant, en effet, de prêter une grande agentivité à ces enfants et adolescents qui avaient osé prendre la plume pour s’adresser à leur autrice préférée[20]. Bien qu’elles semblent signées par de petits agents autonomes, capables d’exprimer leurs goûts et de nommer leur émotion face à une oeuvre, certaines de ces missives n’en sont pas moins rédigées sous tutelle.

Figure 1

Lettres de Marcel Saint-Jacques (1ère année B) et de Thérèse Séguin (élève au pensionnat Notre‑Dame des Anges) à leur autrice préférée.

Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Fonds Marie‑Claire Daveluy

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En les lisant de près, on comprend que ces lettres ne jaillissent pas toutes de l’élan spontané de jeunes admirateurs. On sent parfois nettement un regard d’adulte au-dessus de l’épaule du petit correspondant. Certaines lettres nous renseignent davantage peut-être sur la façon dont Daveluy soignait ses relations avec les membres de son réseau et sur ses stratégies d’autrice pour faire circuler ses livres que sur la subjectivité des petits lecteurs. Car quelques-uns de ses correspondants sont, en effet, des enfants de ses amis ou collègues de travail. La petite Marie-Laure, par exemple, fille du patron de Daveluy à la Bibliothèque municipale, Aegidius Fauteux, lui écrit un mot de remerciement qui indique qu’elle avait bien saisi les attentes assorties à ce genre de cadeau : « […] je suis sûr de vous avoir déjà gagné plusieurs nouvelles lectrices car je n’ai pas manqué de dire à toutes mes petites amies comme vous savez admirablement conter et comme il est agréable de voyager avec vous au pays des Fées[21] ». La petite Anne Hébert, fille du critique littéraire Maurice Hébert et futur monument de notre littérature, écrit elle aussi à Daveluy pour la remercier du don d’un livre :

Comment pouvez-vous inventer si jolies histoires qui ont l’air si vraies ? Le bon Dieu vous a gâtée de ses dons. Et j’admire l’oeuvre du bon Dieu en votre coeur et votre esprit qui se dépensent pour les petits enfants comme nous. Jean vous écrira lui‑même, car Papa lui lit votre cher Filleul du Roi Grolo[22].

Ici encore, et sans que l’on puisse mettre en cause l’authenticité des sentiments des petits locuteurs et locutrices on devine qu’un parent aura rappelé à ceux-ci l’opportunité d’écrire à Mlle Daveluy pour la remercier de sa générosité. Au passage, l’adulte aura peut-être retouché la grammaire et l’orthographe de la lettre avant que l’enveloppe ne soit cachetée.

Or même les missives les plus formatées en apparence conservent quelque chose de précieux pour l’analyse, en ce qu’elles nous renseignent sur l’horizon d’attente de la période étudiée s’agissant des rapports entre enfant et adulte, du niveau de langage approprié pour s’adresser à une autrice ou du statut du livre dans une société canadienne-française encore peu scolarisée[23]. Ces témoignages de lecture nous éclairent ainsi sur le processus de fabrication de l’auteur à l’oeuvre dans le rapport dialectique entretenu avec un lectorat[24]. Enfin, les lettres adressées à Marie‑Claire Daveluy indiquent encore la résonance du projet éducatif qu’elle s’était donné et qui visait à rejoindre les enfants par le coeur pour mieux instiller le goût de la lecture et l’amour de la nation[25].

Le livre, cet objet précieux

Les lettres de petits et grands lecteurs adressées à Marie‑Claire Daveluy nous ramènent assurément à une époque de plus grande rareté du livre et, plus encore, de livres dédiés à un public jeune, quoique l’offre s’élargisse dans les années 1940 avec l’essor de maisons comme les Éditions Variétés, prolifiques dans ce créneau[26]. Même dans les familles bourgeoises, les enfants ne possèdent pas encore en propre une profusion de livres susceptibles de rendre banal un cadeau littéraire. Le sentiment de cette préciosité apparaît comme une constante dans le petit corpus étudié. Au moins deux correspondants osent demander à l’autrice de leur faire parvenir gracieusement des ouvrages. Ainsi Maria Allard, de La Tuque, une adulte qui se présente comme une pauvre malade alitée et qui se dit trop pauvre pour acheter elle-même des livres, sollicite un don. Son bonheur serait total, précise-t-elle, si Daveluy pouvait lui écrire « quelques mots à l’intérieur » de l’ouvrage offert et assortir son paquet d’une « petite lettre[27] ». Le jeune Maurice Laporte, journaliste en herbe pour Le Monde collégial du collège classique Saint-Sulpice, voudrait bien, pour sa part, mener une entrevue avec l’autrice qui vient de publier sa biographie de Jeanne Mance en 1934 : « Vous pouvez vous imaginez, écrit-il, combien un coeur de jeune patriote et une âme d’étudiant de quinze ans peuvent avoir de l’admiration pour une si remarquable historienne ». Mais, pour se préparer à l’entretien, le jeune homme explique qu’il lui faudrait d’abord lire ses oeuvres et faire la même démarche pour d’autres auteurs dont il souhaite commenter les livres dans sa colonne : « Connaissant votre générosité je vous demande bien humblement si vous ne pourriez pas m’envoyer quelques exemplaires de volumes canadiens, car je veux bien parler à mes lecteurs […][28] ».

La circulation des oeuvres de Daveluy en milieu scolaire

D’autres interlocuteurs s’adressent à Marie‑Claire Daveluy pour obtenir des notes biographiques à son sujet et, si possible, une photo. Dans bien des cas, on s’en doute, cette quête d’information s’inscrit dans le cadre de travaux scolaires. Les lettres révèlent les usages que l’on faisait alors des publications de l’autrice dans le monde éducatif et, en particulier, dans les pensionnats pour jeunes filles dirigés par des religieuses. Écrite en 1951, la lettre de la jeune Pauline Boisvert, qui s’emploie à préparer la Semaine étudiante de son école, témoigne de la renommée de l’autrice dans les milieux couventins :

Durant cette semaine, les écrivains canadiens seront à l’honneur et le nom de Marie‑Claire Daveluy doublement car cette année le programme de lecture scolaire porte sur les romans pour jeunes. Nous dégustons vos chefs-d’oeuvre avec un appétit littéraire espérant par là obtenir une parcelle de votre grande imagination.

J’ai fouillé ma Littérature Canadienne et je déplore de n’y trouver aucune note biographique à votre adresse. Mes compagnes de 9e regrettent cette sécheresse d’informations et s’unissent à moi pour vous mendier quelques miettes de votre temps pour nous parler de vous[29].

On le voit, la lettre révèle autant l’admiration de la jeune fille, nourrie par l’institution scolaire, que le désintérêt encore grand des critiques et auteurs de manuels de littérature à l’endroit des femmes autrices, surtout celles qui s’adressent à un jeune public. Or les religieuses enseignantes, manifestement, n’attendent pas ce genre de consécration pour s’enticher des oeuvres de Daveluy. En plus d’être irréprochables sur le plan des valeurs patriotiques et religieuses, ses livres ont l’avantage de rejoindre les jeunes filles en mettant de l’avant — chose rare — des héroïnes féminines, dont certaines particulièrement dégourdies et agissantes. La jeune Madeleine Valade, de Rosemont, qui s’adresse à Daveluy sur un ton admiratif, témoigne bien de la circulation de ses livres dans les écoles pour jeunes filles. Non seulement, l’écolière souligne-t-elle que « [l]a bibliothèque de notre classe compte plusieurs de vos oeuvres », mais elle informe également Daveluy de la présentation prochaine de sa pièce « À l’heure des ombres » à son école[30].

Parmi les lettres de lecteurs et lectrices retrouvées dans le fonds Daveluy déposé à BAC, plusieurs prennent la forme d’invitations adressées à cette figure connue. L’attachement de ces jeunes d’âge scolaire envers Daveluy semble attribuable en partie à la persona publique de l’autrice, celle d’une tante charmante et généreuse qui sait captiver son auditoire grâce à son « talent inné pour la narration[31] ». Cette représentation était accompagnée d’une réputation de bienveillance à l’endroit des jeunes. On comprend mieux, dès lors, que la jeunesse des écoles ait voulu non seulement lire les livres de Daveluy goulument, mais aussi la rencontrer en personne. La lettre de la jeune Thérèse Séguin, responsable du cercle d’étude scolaire du pensionnat Notre-Dame des Anges de Ville Saint-Laurent, est révélatrice à cet égard :

Vous étonnerez-vous que nous vous avons choisie en premier lieu ? C’est que nous avons l’occasion d’apprécier vos oeuvres dans lesquelles se révèlent votre affection vraie pour la jeunesse, le réel intérêt que vous lui accordez ainsi que l’entier dévouement que vous lui apportez[32].

Si l’admiration des jeunes pour la figure de Marie‑Claire Daveluy peut être attribuée à sa présence dans la sphère publique, elle procède aussi, de façon plus localisée, de la place qu’on lui accordait dans les milieux de couventines. Les propos de Rita Bourbon, présidente générale des Jeunes Laurentiennes, témoignent de cette particularité :

Celle qui vient à vous aujourd’hui est une jeune fille, qui vous a connue au Pensionnat de Longueuil alors qu’elle était étudiante et qui admirait beaucoup Mademoiselle Daveluy dont la Rév. Sr. Véronique de Jésus nous vantait les qualités[33].

Le fonds d’archives de l’autrice ne contient malheureusement pas de traces de réponses qu’elle aurait adressées à la jeune Bourbon et à ses autres admirateurs. Or des indices laissent croire qu’elle donnait suite au courrier reçu et qu’elle était généreuse de sa personne, voire encline à accepter diverses invitations. Ainsi cette missive de Monique Levasseur, élève de l’Institut de pédagogie familiale de Montréal, qui la remercie pour les renseignements obtenus à son sujet :

Chère Mademoiselle,

J’ai reçu vos deux lettres et je vous suis très reconnaissante. Vous avez dépassé de beaucoup ce que j’attendais de vous. Mon enthousiasme était si grand que je n’ai pas trouvé d’autres moyens que celui de le partager avec mes compagnes. Plusieurs ont lu vos lettres et toutes furent étonnées de l’attention que vous avez porté [sic] à ce travail[34].

La présence dans le fonds d’archives de programmes de soirée de théâtre de couvents où ses pièces sont mises à l’honneur atteste aussi de sa participation à certaines des soirées estudiantines où elle était invitée[35].

D’autres lettres adressées à Daveluy indiquent, par ailleurs, l’usage que l’on faisait de ses livres comme prix scolaires. Ainsi, le petit Marcel Saint-Jacques, âgé d’à peine 6 ans, écrit de sa petite main maladroite ce mot touchant:

Je suis l’heureux petit gagnant de « Les aventures de Perrine et de Charlot ».

J’ai six ans et je suis sorti le troisième de la 1ere année B de l’École Bruchési. Je n’ai pas eu de prix car nous avons fait le sacrifice pour obtenir la paix[36].

Une autrice en chair et en os : autographes, dédicaces et photos…

En 1937, la jeune Odile Baril, 11 ans, de Boucherville, a l’honneur, elle aussi, de recevoir un livre de Daveluy comme prix scolaire. Dans sa lettre de remerciement, la fillette se disait ravie que son livre soit autographié : « maman ne dit qu’il [ce prix] est encore plus précieux par que vous avez bien voulu le signer de votre main[37] ».

La valeur accordée par les admirateurs et admiratrices de Marie‑Claire Daveluy aux autographes, aux dédicaces et aux photos de l’autrice se présente comme une autre constante du corpus de correspondance étudié. Les jeunes lecteurs de la romancière, de même que certains admirateurs adultes, semblent attacher beaucoup d’importance aux quelques mots qu’elle pourrait leur écrire de sa main. Tout se passe comme si ces marques tangibles permettaient d’établir un lien privilégié, chaleureux et authentique entre l’écrivaine et quelques lecteurs élus. La jeune Jacqueline Boucher de Lanoraie, qui a reçu en cadeau un livre de Daveluy par l’intermédiaire d’une tante — à l’évidence, une amie de l’autrice — exprime particulièrement bien la plus-value que représente la dédicace de l’écrivaine :

Je vous remercie de tout coeur, chère mademoiselle Daveluy et je vous remercie aussi des jolies lignes que vous m’avez écrites et que vous avez signées de votre nom. Je vois déjà les regards d’envie de mes petites amies lorsqu’elles verront mon livre[38].

Lise Roy de Lévis, gratifiée elle aussi d’un livre en cadeau, assure qu’« [e]lle donnera une place d’honneur à l’autographe de Mlle Daveluy[39] ». Quant à Luc-André Biron, archiviste de la cité de Trois-Rivières, il semble un admirateur de longue date de l’autrice. En 1961, il s’adresse à elle afin qu’elle autographie Le Coeur de Perrine, un cadeau qu’il destine à ses deux enfants[40]. Or au moment où elle reçoit cette requête, Marie‑Claire Daveluy a déjà 81 ans bien sonnés et il y a longtemps qu’elle n’a plus rien publié de neuf à l’attention des jeunes. Le roman dont il est question dans la lettre a paru pour la première fois en 1940, ce qui indique assez bien la postérité de ses histoires[41]. On peut penser que Biron avait été un fervent lecteur de Daveluy durant sa propre enfance et qu’il cherchait à transmettre cette passion à sa progéniture.

Écrire en tremblant à une autrice : timidité et marques de déférence

L’extrême civilité avec laquelle la plupart des lettres adressées à Daveluy sont rédigées participe certes des normes épistolaires prévalant dans les décennies étudiées, surtout au sein de la classe bourgeoise. Mais elle témoigne aussi du caractère encore très vertical des rapports entre enfants et adultes à cette époque : le vouvoiement est systématique, les fautes de syntaxe ou d’orthographe sont souvent corrigées, les formules de politesse, multipliées... Si cette déférence indique une hiérarchie marquée entre générations, elle est redoublée par une autre, distinguant l’écrivain du simple profane. L’exemple du petit André Savoie de Montréal révèle bien cet écart de statut :

Cela me gêne beaucoup d’écrire à la dame qui a si bien écrit le joli livre que papa m’a apporté. Mais maman me dit que quand il s’agit de remercier il ne faut jamais être trop timide. Donc vous serez indulgent pour le petit garçon que je suis et qui ne sait pas encore bien écrire[42].

La lettre déjà citée de la jeune Marie-Laure Fauteux, se disant intimidée au moment de s’adresser à l’écrivaine, atteste encore de tels rapports. Bien que la jeune fille provienne d’une famille lettrée, elle ne se dit pas moins envahie par la gêne au moment d’écrire à l’autrice admirée :

Après avoir pendant plusieurs jours inutilement creusé ma petite tête pour tirer les mots rares ou exquis que les circonstances me semblaient exiger, je me suis enfin aperçue que le mieux était de laisser parler tout simplement mon coeur[43].

Tout comme la petite Marie-Laure, plusieurs écolières auront ainsi tendance à percevoir Daveluy comme revêtue d’une aura. Julienne Moreau, de l’École supérieure d’enseignement ménager de Saint Lambert, est du nombre. Elle ne craint pas l’enflure en s’adressant ainsi à la romancière : « J’admire beaucoup les génies de notre pays au rang desquels vous êtes[44] ». Moins obséquieuse, la jeune Gisèle Bourbeau s’estime tout de même privilégiée de s’adresser à l’écrivaine : « Ce n’est pas tous les jours qu’une étudiante a la chance d’écrire à un auteur et j’en suis très heureuse[45] », conclut-elle avec simplicité.

La convergence médiatique au service d’une autrice-vedette

Si Daveluy suscite l’admiration de ses lecteurs, et surtout de ses lectrices, on doit l’attribuer d’abord à sa capacité exceptionnelle à rejoindre les jeunes de son époque. On s’en étonne aujourd’hui tant sa prose est complexe, son vocabulaire recherché, ses phrases longues et ses livres, surchargés de dates et de faits historiques. Qu’à cela ne tienne, le petit Ernest Bertrand, qui signe de manière touchante « un de vos admirateurs », se dit tout simplement conquis : « J’ai lu vos compositions avec un tel amour que je serais près [sic] à les relire tant elles me plaisaient[46] ». Quant à Cécile Dorais, de Beauharnois, elle avoue aimer les sketches de Daveluy surtout parce qu’ils sont « si facile [sic] et si vivants[47] ». La petite Claude Deland, pour sa part, affirme s’être identifiée totalement à l’histoire racontée par la romancière : « je pensais pour vrai que c’était nous qui visitions le pays des fées », écrit-elle après sa lecture du conte Sur les ailes de l’Oiseau-bleu.[48].

Mais comme nous l’ont appris les historiens du livre, il y a plus dans la rencontre entre l’auteur et le lecteur que le seul talent. Le sous-corpus de lettres d’admirateurs que nous étudions recouvre, on l’a vu, les années 1935 à 1966. Ces dates, déjà, doivent attirer notre attention, car les premiers succès pour enfants de Daveluy sont plus anciens et remontent au début des années 1920. Plus encore, dans les années 1940, la Montréalaise n’écrit à peu près plus de nouvelles oeuvres pour la jeunesse, se consacrant davantage à ses travaux historiques.

Comment expliquer alors la datation des lettres d’admirateurs contenues dans notre corpus ? Formulons une première hypothèse : l’autrice, en début de carrière, n’aurait tout simplement pas pris soin de conserver les lettres reçues de ses lecteurs et lectrices. Ce ne serait que plus tard, en développant un sens plus vif de sa valeur d’écrivaine et de l’historicité de son rôle de pionnière du livre jeunesse, qu’elle se serait mise à archiver ce courrier. Un tel scénario est possible, mais je lui préfère nettement une seconde hypothèse. Au milieu des années 1930, Daveluy est consacrée grâce au succès de sa biographie de Jeanne Mance. La publicité faite à ce livre doublement primé et la réception critique dont il est l’objet permettent à son nom de circuler davantage dans les médias, confirmant de la sorte son statut de personnalité publique. Qui plus est, la polygraphe devient alors une conférencière sollicitée qu’on entend de plus en plus à la radio. Ses livres pour enfants, parus quelque vingt ans plus tôt, connaissent moult réimpressions et rééditions alors que ses pièces historiques continuent d’être jouées dans les écoles[49]

Ainsi, dans les années 1940, la notoriété de Marie‑Claire Daveluy atteint un sommet grâce à sa collaboration régulière à l’émission de Radio-Collège. Chaque semaine, entre 1943 et 1947, des comédiens bien connus du public incarnent les personnages de ses piécettes historiques qui ravissent un large auditoire. Plusieurs de celles-ci portent sur des personnages féminins de l’histoire du Canada français[50]. Le programme de l’émission est distribué largement et reproduit dans les médias avec la photo de Daveluy.

Figure 2

Exemple d'un programme-horaire annuel de l'émission Radio-Collège où les pièces historiques de Daveluy sont bien en évidence.

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Cette présence simultanée de la femme de lettres à la radio et dans les journaux, combinée au large déploiement de son oeuvre dans le réseau scolaire contribuent à créer une véritable synergie qui la porte au rang de vedette. Daveluy ne devait certes pas se plaindre d’une telle visibilité médiatique, utile à la circulation de son oeuvre. Mais on peut imaginer qu’une telle attention entrait un peu en contradiction avec la posture modeste adoptée sa vie durant par l’autrice, en conformité avec les injonctions de son temps. Cette tension a dû être difficile à assumer certains jours[51].

Quoi qu’il en soit, doublée par la puissance de rayonnement de la machine radio-canadienne, la capacité polygraphique de Daveluy avait participé à sa notoriété. La lettre de Madeleine Valade, évoquée plus haut, témoigne de cette réalité. Évoquant sa joie de fréquenter les romans et le théâtre de l’autrice, la jeune fille notait aussi le grand intérêt qu’elle trouvait à écouter ses sketches radiophoniques diffusés à l’émission de Radio-Collège[52] :

C’est avec un plaisir toujours nouveau que je me rends à l’appareil afin d’entendre vos auditions littéraires.

J’ai bien goûté ces sketches : ils nous font connaître les personnages illustres du berceau de la colonie. Dramatisés, ces personnages frappent plus notre imagination[53].

Ainsi, la présence de Daveluy sur diverses « plateformes », comme on dirait aujourd’hui, contribue à accroître son capital de visibilité[54]. D’autres lettres du corpus en témoignent aussi, ses correspondants saluant tout à la fois ses émissions de radio, ses pièces de théâtre et ses livres[55], et n’hésitant pas à l’inscrire au rang des « écrivains célèbres »[56]. L’émotion ressentie par la jeune Pauline Valiquette, 11 ans, d’Ottawa, s’explique à l’évidence par un tel effet de convergence :

L’autre jour en apercevant votre portrait sur « Le Droit », je fus toute surprise d’apprendre que l’auteur de mon livre préféré « Perrine et Charlot » vivait encore. Aussitôt, j’ai pensé à vous écrire pour vous témoigner toute ma reconnaissance. Merci chère Mademoiselle d’avoir écrit pour intéresser les petites filles de mon âge[57].

Un modèle pour les jeunes filles

« Si les femmes de lettres sont rares en notre pays encore au début de sa gloire littéraire, nous saurons aimer et admirer celles que nous possédons[58] ». C’est avec un tel mot d’ordre que l’adolescente Cécile Dorais, de Beauharnois, s’adresse à Daveluy en 1943. La lettre de cette écolière qui signe « une grande admiratrice » soulève une réflexion sur l’effet d’identification suscité par l’écrivaine-vedette auprès des jeunes filles, sachant par ailleurs que celles-ci composent jusqu’à 80 % de notre corpus.

Considérant le succès qu’elle remporte mais aussi la difficulté encore grande des femmes à percer le champ littéraire, il n’est pas étonnant que Daveluy soit sollicitée aussi pour jouer les mentores. Des jeunes filles désireuses de prendre elles-mêmes la plume se tournent, en effet, vers l’autrice-vedette pour des conseils et des encouragements. C’est le cas de Marjorie McCullin, une finissante du Pensionnat de Sainte-Thérèse de Blainville. Après avoir souligné combien elle avait apprécié l’ouvrage Aux feux de la rampe, un recueil de pièces de théâtre publié par l’autrice en 1927, la jeune femme ose lui demander de bien vouloir jeter un coup d’oeil sur ses propres écrits : « J’aimerais savoir si mon talent littéraire est assez affirmé pour publier cet ouvrage ? », explique-t-elle à propos d’un recueil de poèmes qu’elle vient d’écrire[59]. Pour sa part, le jeune Irène Roy, gagnante d’un concours d’écriture de sketches à Radio-Canada, s’adresse à Daveluy pour la remercier d’avoir incarné pour elle un véritable modèle :

En effet, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt et beaucoup d’attention vos nombreuses pièces historiques interprétées à Radio-Collège. J’avais en ma possession de beaux modèles et une forte source d’inspiration. Je vous remercie donc, Mlle Daveluy, en mon nom et au nom de toutes les Collégiennes, pour vos intéressantes leçons de « patriotisme »[60].

Enfin, Jeanne Hubert, du pensionnat Saint-Anne de Rigaud, remercie Marie‑Claire Daveluy d’avoir pris le temps de lire et de commenter un essai de son cru, intitulé « Ce que je dois à ma mère ». Les mots d’encouragement adressés par l’autrice sont reçus par la jeune aspirante « comme un premier prix[61] ».

Ces missives d’adolescentes des années 1940 et 1950 dévoilant leurs aspirations littéraires sont émouvantes, à la vérité. Les jeunes filles ne s’y étaient pas trompées en voyant en Marie‑Claire Daveluy un symbole d’émancipation par son statut d’écrivaine et de dramaturge. La plus attendrissante de ces jeunes correspondantes — et peut-être aussi la plus intéressante du point de vue des stéréotypes de genre — est la petite Claude Deland, dont la lettre à Daveluy est accompagnée d’une photo la représentant en train de livre son conte Sur les ailes de L’Oiseau bleu.

Figure 3

Lettre d'une petite lectrice soulignant son appréciation du livre Sur les ailes de l'oiseau bleu, Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Fonds Marie‑Claire Daveluy.

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Cette lectrice, qui signe du surnom de « Cloclo », en référence à un personnage de l’ouvrage, se présente sous les dehors d’une enfant sage, confortablement assise dans son décor bourgeois avec son livre presque plus gros qu’elle entre les mains. Mais, sous ses apparences inoffensives, Cloclo Deland n’était-elle pas aussi, en puissance, la redoutable femme savante qui effrayait encore les lettrés de son temps ? Du fond de ses années trente, avant même l’adoption des lois sur le suffrage des femmes et l’Instruction obligatoire au Québec, elle préfigure en effet un nouveau rapport entre femmes et savoir. Dans cette perspective, cette photo en noir et blanc peut s’inscrire dans la longue tradition des représentations, à la fois charmantes et sulfureuses, de la femme avec livre (figure 4), observée par Laure Adler :

Car les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes […] entre nous et eux, circule un courant chaud, une affinité secrète, une relation étrange et singulière tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations.

Car un texte, signé ou pas, constitue pour les femmes un puits de secrets, un vertige, une possibilité de voir le monde autrement, voire de le vivre autrement, peut donner l’élan de tout quitter, de s’envoler vers d’autres horizons en ayant conquis, par la lecture, les armes de la liberté[62].

Figure 4

Femmes avec livres (montage). Les deux premières toiles sont reproduites de l'ouvrage de Laure Adler et de Stefan Bollmann, Les femmes qui lisent sont dangereuses, Paris, Flammarion, 2006.

La photo de Claude Deland provient de Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Marie‑Claire Daveluy

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Certes, on fera ces rapprochements avec un clin d’oeil, sachant combien l’ouvrage que la jeune lectrice tient dans ses mains demeure conforme en bien des points aux valeurs dominantes de sa société. Il n’en demeure pas moins que l’habitude et l’aisance de lecture acquises au plus jeune âge, consolidées par le plaisir qui leur est associé, sont des dispositions dont on ne saurait négliger la portée.

Conclusion

En parcourant les archives de la femme de lettres Marie‑Claire Daveluy, surtout ses lettres envoyées par des admirateurs et admiratrices, on peut imaginer que les jeunes de son époque furent nombreux à se passionner pour ses oeuvres et à les trouver d’autant mieux sur leur passage que leur autrice était aussi une femme renommée. Certes on peut parler d’une popularité au rayonnement circonscrit dans un Québec d’avant la Révolution tranquille encore peu scolarisé. Néanmoins, de telles lettres indiquent le potentiel d’élargissement de la lecture qui était en voie d’actualisation par la consolidation d’un créneau éditorial « jeunesse » auquel Daveluy contribuait richement et efficacement.

Plus généralement, l’exploration du fonds d’archives de l’écrivaine permet d’éclairer le rapport avec ses lecteurs et lectrices de même que la synergie favorisée par sa présence simultanée dans différents médias de communication, surtout dans les années 1940. À cet égard, l’exploration de corpus épistolaires similaires permettrait, par le jeu des comparaisons, de situer encore plus précisément la place de cette autrice dans le champ éditorial spécialisé où elle s’inscrit. Si notre compréhension de son statut de vedette de la littérature jeunesse a pu être poussée d’un cran par l’examen de sa correspondance, cela est dû, soulignons-le au final, à l’important travail archivistique réalisé en amont de cette recherche. Permettant de tirer profit de cette masse documentaire, il redonne vie à des générations de petits lecteurs et lectrices prêts à s’embarquer dans les diverses aventures qu’une gentille demoiselle montréalaise avait bien voulu inventer pour eux.