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Omniprésente dans la réflexion de Roger Chartier, la notion d’appropriation, par laquelle l’historien du livre cherche à réaliser « une histoire sociale des usages et des interprétations […] inscrits dans les pratiques spécifiques qui les produisent[1] », s’avère d’une grande efficacité pour aborder les multiples aspects que comporte l’édition. En effet, rapprocher ces deux termes offre la possibilité de sortir d’une approche purement descriptive pour développer une herméneutique de l’imprimé en ce que, comme l’écrit encore Roger Chartier, « les livres, dans leur matérialité même, commandent la possible appropriation des discours[2] ». C’est le pari que prend le présent numéro : considérer l’objet-livre en tant qu’objet sémiotique propre à encourager des lectures appropriantes.

Dans un ouvrage plus récent, Guillaume Peureux allait aussi dans ce sens, en déplaçant le curseur de l’auteur aux lecteurs par le biais d’une « extension de l’auctorialité » aux « manières de lire[3] ». Montrant qu’« à chaque étape de leur activité, les lecteurs tendaient à régénérer ou à réinventer le texte qu’ils avaient lu[4] », il s’attaque à l’une des notions les plus centrales des études littéraires avec celle de « texte » : l’auteur qui, depuis « le sacre de l’écrivain » naguère analysé par Paul Bénichou[5], phagocyte le discours critique au point que les « traces de lectures laissées par les lecteurs de l’époque témoignent d’un rapport aux textes poétiques qui autorisait des interventions que nous n’oserions pas imaginer[6] ». La méthode de l’histoire de la lecture est apte à rendre compte de l’importance, tout à fait conséquente au xviie siècle, de ces gestes de lecture qui nous semblent intrusifs à tort, et qui sont loin d’être réductibles à des phénomènes isolés. Tout au contraire, ils offrent l’occasion unique d’entrer dans la fabrique historique de la poésie. En sortant de l’uniformisation qu’induirait une approche faisant de l’auteur le garant univoque du sens, une étude des « modalités de publication, de dissémination et d’appropriation des textes[7] » fait apparaître ces gestes et ces acteurs qui font aussi l’oeuvre, et que l’histoire littéraire et la génétique « traditionnelles » invisibilisent. Les notions de « texte » et d’« oeuvre », souvent envisagées d’un point de vue statique et hypostatique par la génétique et l’histoire littéraire, éclatent pour resserrer le regard sur la « socialisation des poèmes » et, de ce fait, sur le lien entre « genèse et vie sociale des poèmes[8] ». S’intéresser aux interactions sociales impliquées par les interventions, les collaborations et toutes les opérations de « marquage » qui fondent l’appropriation des textes et des oeuvres, révèle les « énergies sociales et culturelles[9] » qui habitent les lectures appropriantes.

Ces gestes critiques, qui permettent de sortir de problématiques exclusivement esthétiques, ne reviennent pas pour autant à envisager les oeuvres et les textes uniquement en vertu d’une approche sociologique : il s’agit plutôt de mettre au jour les déterminations socioculturelles et matérielles des esthétiques littéraires, qui les configurent de fond en comble. Il nous a semblé que la force des analyses théoriques de Guillaume Peureux pouvait contribuer à l’étude de corpus autres que poétiques. C’est par conséquent dans cette lignée que le présent numéro explore le lien étroit qu’entretiennent, pour les oeuvres publiées entre les xvie et xviiie siècles, les deux notions d’édition et d’appropriation, et ce plus particulièrement en vertu de trois entrées théoriques.

En premier lieu, les articles réunis ici abordent la dimension réversible de cette interaction, ce qui revient à travailler l’appropriation par l’édition et l’édition par l’appropriation, soit à poser que les implications heuristiques et herméneutiques engagées par le rapprochement de ces deux notions ne peuvent se faire que sur les bases d’une lecture intégrative. Ce principe est déterminant, car il aide à rassembler des gestes et des marqueurs matériels pouvant passer pour de simples accidents de la publication lorsqu’ils sont appréhendés de façon isolée, en les indexant sur une intentionnalité.

Il devient alors possible de réfléchir à l’appropriation de l’édition, soit aux procédures mises en place par divers types d’intentionnalité visant à éditer en vue de l’appropriation. En d’autres termes, il s’agit de penser la possibilité d’éditions faites avant tout pour l’appropriation, soit d’un type de lectorat spécifique, soit, sur l’autre versant, du point de vue de l’instance éditoriale. Ces éditions configurées spécifiquement pour favoriser un certain type d’appropriation (mémorialisation, consommation…) bénéficient également des approches s’intéressant à la segmentation des marchés ; songeons notamment aux travaux de Christophe Schuwey, par exemple sur les livres édités exclusivement – ou presque – pour leurs paratextes[10].

De là découle une interrogation logique : pourquoi choisir telle édition plutôt que telle autre, c’est‑à-dire qu’est-ce qui fait que l’on s’approprie une édition en particulier ? Cette décision a en effet des impacts parfois décisifs sur l’histoire littéraire, mais aussi sur l’appréhension des genres, des oeuvres et des textes. Par exemple, si un texte suscite des interprétations à partir d’une édition fautive, la chaîne des appropriations qui sera entraînée pourra être réanalysée non du point de vue du seul discours, mais en remettant sur le devant de la scène l’histoire de la lecture et l’histoire de l’édition, qui sont encore aujourd’hui les grandes refoulées de l’historiographie, alors qu’elles permettraient de sortir de conceptions par trop textualocentrées, dont la critique littéraire telle qu’elle se pratique usuellement et aussi la génétique peinent à s’extraire, pour restituer la dynamique des appropriations au coeur même de la fabrique du littéraire, quoique pas uniquement : les articles réunis ici explorent en effet une vaste gamme de supports matériels, allant du document radiophonique éclairé par les archives (Nicholas Dion) à l’anthologie (Maxime Cartron), en passant par des Mémoires édités sur plusieurs époques (Annarita Palumu), des documents ecclésiastiques en latin (John Nassichuk) ou en langue vernaculaire (Manon Chaidron), ou encore ce qui a passé pendant longtemps pour un ouvrage philosophique hétérodoxe (Jean‑François Vallée). Une telle diversité fait également état de la variété des disciplines concernées par ces appropriations, qui ne relèvent pas que de l’histoire de la littérature, loin de là : germanistique, histoire ecclésiastique, histoire de l’art, « grande » histoire, histoire de la libre pensée… Autant de domaines de recherche s’imbriquant grâce à cette dialectique de l’édition et de l’appropriation, qui fait apparaître de la sorte des phénomènes de croisements disciplinaires impossibles à mettre en lumière autrement. À cet égard, il n’est pas interdit de réfléchir à de nouvelles applications sur d’autres types de corpus, ce dossier revêtant avant tout une fonction exploratoire.

Annarita Palumu ouvre le dossier en reconstituant le parcours que forment les différentes éditions de l’ouvrage connu sous le titre Mémoires de Gaspard de Saulx, composé par Jean de Saulx, fils du maréchal de France Gaspard de Saulx. L’identification de deux exemplaires de l’édition originale à la bibliothèque Mazarine et à la bibliothèque de l’Arsenal révèle une structure typographique homogène sous laquelle se cache un contenu bigarré. Le récit de la vie de Gaspard de Saulx en est certes le sujet principal, mais le texte laisse entrevoir de multiples projets d’écriture, telles la construction d’une identité romanesque par Jean de Saulx lui-même lorsqu’il devient un personnage dans la fiction biographique ou les nombreuses réflexions d’ordre philosophique qui ponctuent et interrompent la narration, projets que masque le dispositif éditorial, notamment à l’aide des titres des chapitres. La nature de l’ouvrage se complexifie davantage au milieu du xviie siècle, puisqu’afin de tempérer les critiques de Jean de Saulx contre l’autorité royale, Christophe Fourmy joint à la seconde émission de sa propre édition les Mémoires de Guillaume de Saulx, le frère de Jean, qui « prône la fidélité aux desseins d’une monarchie forte ». On peut y voir un double phénomène d’appropriation, à la fois pour estomper le caractère subversif d’un ouvrage republié dans un contexte politique tendu – celui des années suivant la Fronde – et pour profiter de la mode des Mémoires qui prenait son essor. Aux xviiie et xixe siècles, les modifications deviennent plus importantes : Bellier-Duchesnay propose en 1787 une édition de laquelle il retranche bon nombre des réflexions philosophiques de l’auteur pour ne conserver que les récits des faits, qu’il juge plus historiques, et Petitot choisit en 1822 de retitrer les chapitres selon un découpage séculaire. Dans les deux cas, il s’agit d’appropriations qui modifient significativement le contenu ainsi que l’organisation et la typologie textuelles originales de l’ouvrage afin de l’historiciser.

Suivant une approche similaire, Jean-François Vallée retrace les multiples transformations subies par le Cymbalum mundi (1537-1538) lors de ses rééditions pendant la période allant du xixe siècle au xxie siècle. Le premier mouvement qui se dégage montre que la plupart des éditeurs du xixe siècle, dans le sillage de l’interprétation de l’académicien Charles Nodier, multiplient les pièces liminaires et autres éléments paratextuels (notices, notes de bas de page, commentaires, etc.) afin d’insister sur le caractère impie et dangereux de l’ouvrage attribué à Bonaventure des Périers. On y trouve d’ailleurs l’intérêt prononcé de cette période pour les rapports entre l’homme et l’oeuvre, ceci expliquant la place accordée à l’attribution du texte dans la réflexion et la facture matérielle des livres. Au xxe siècle, le développement des presses universitaires et de maisons spécialisées dans l’édition savante accentue les liens entre le discours critique sur le Cymbalum mundi et les choix éditoriaux qui orientent son interprétation. Que ce soit dans la collection « Textes littéraires français » de la Librairie Droz, ou dans les collections « Textes de la Renaissance » puis « Libre pensée et littérature libertine » chez Honoré Champion, fidélité au texte d’origine, modernisation de la présentation, prise en compte des variantes, index, repères chronologiques et biographiques, etc., sont autant de ressources de l’édition scientifique qui servent aux éditeurs à relancer le débat autour de l’orthodoxie du Cymbalum mundi et à en proposer, le plus souvent, une lecture appropriante qui tranche la question. Un même constat peut être fait pour les plus récentes éditions et monographies parues en ce début de xxie siècle. Vallée clôt son article par une réflexion à propos de la parenthèse Gutenberg, de ses impacts sur la circulation et les éditions presque systématiquement « orientées » du Cymbalum mundi, et sur les possibilités dialogiques, voire de désappropriation, qu’offrent les deux éditions numériques qu’il a lui-même publiées.

John Nassichuk montre pour sa part de quelles manières Nicolas Chesneau s’approprie l’Historia ecclesiae Remensis de l’historiographe rémois du xe siècle Flodoard lorsqu’il en publie une traduction française en 1580. Il replace dans un premier temps cette publication au sein de la production de Chesneau qui, dès ses débuts, est animée d’une visée parénétique explicite. Son recueil d’épigrammes Hexastichorum moralium libri duo ainsi que sa paraphrase latine de Plutarque De liberorum educatione s’accompagnent de textes liminaires qui encadrent la lecture des oeuvres en insistant sur l’importance d’une solide formation morale qui protégerait la jeunesse contre la corruption des moeurs et la déchéance morale que l’auteur anticipe déjà chez certains enfants de son époque. Il en va de même pour les traductions françaises d’oeuvres latines contemporaines qu’il publie pendant les guerres de religion. S’il traduit les Cinq livres de la Messe évangélique de Johannes Faber von Heilbronn et le Catéchisme ou briefve instruction à piété chrestienne de Michael Helding, c’est afin qu’ils servent l’orthodoxie catholique auprès des fidèles français qui pourraient se laisser égarer par la menace luthérienne. Cette réflexion, Chesneau la poursuit en outre dans son seul ouvrage rédigé en français, Le Manuel de la recherche ou antiquité de la Foy et Doctrine de l’Eglise Catholique, où il fait de la simplicité le coeur de sa rhétorique parénétique, s’éloignant au passage d’une philosophie herméneutique plus traditionnelle. On comprend de la sorte mieux la portée didactique des épîtres et des autres textes liminaires qui forment le seuil de l’Histoire de l’Église métropolitaine de Reims : « alléger le style et simplifier l’expression des idées » participe d’une volonté appropriante qui souhaite poser à la fois l’autorité historique des archevêques de Reims et la sagesse des Anciens en remparts contre l’hérésie protestante.

L’appropriation par l’édition constitue également l’angle d’analyse qu’a choisi Manon Chaidron, mais cette fois par le biais du rôle des illustrations dans la Vénérable histoire du très-saint Sacrement de miracle de Pierre de Cafmeyer (1720). L’ouvrage, qui relate un miracle eucharistique s’étant censément déroulé au xive siècle après un vol d’hosties à la chapelle Sainte-Catherine de Molenbeek-Saint-Jean, se donne comme but de « raviver la dévotion des fidèles pour le Saint Sacrement », mais également de combattre les hérésies, nommées explicitement ou non, que sont le judaïsme, le protestantisme et le jansénisme. Bien que la Vénérable histoire ait été rééditée à plusieurs reprises, ce sont les éditions princeps de 1720 qui retiennent l’attention de la chercheuse, puisque le public pouvait choisir entre deux formats, in-folio et in-octavo, et entre deux versions, avec ou sans illustrations. Le premier élément qui se dégage de la facture des livres, dans le prolongement du discours préfaciel, est l’utilisation de l’image, entre autres des reproductions des 20 toiles figurant la légende qui se trouvent à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, pour susciter l’émotion du lectorat et l’amener à méditer sur le mystère de l’eucharistie. L’étude du texte révèle que certains passages qui décrivent et commentent les illustrations sont clairement destinés aux personnes qui n’ont pas acheté une édition illustrée, signe évident d’une prise en compte de la mise en marché du livre dans sa composition. Le second élément singulier est le choix de disposer les illustrations dans un ordre qui reproduit un parcours déambulatoire à l’intérieur de la cathédrale, parcours hautement symbolique qui amène le lecteur à se projeter dans une véritable nef de papier. En outre, le format in-octavo permet aux fidèles de méditer directement dans l’espace ecclésial, de s’approprier l’ouvrage en suivant le cheminement que Cafmeyer et son éditeur leur proposent entre récit, illustrations, toiles, choeur, autel et reliques.

Maxime Cartron analyse pour sa part un autre cas tout à fait singulier : celui du germaniste collaborationniste René Lasne, qui à travers les trois éditions de son Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours (1943, 1951, 1967) suit un fil herméneutique reposant sur l’appropriation systématique des travaux de ses confrères germanistes plus autorisés, afin de les utiliser dans un but propagandiste. La transformation du contexte idéologique très chargé de 1943 n’empêche pas Lasne de persévérer dans son intention de défendre viscéralement la poésie allemande, mais en développant de nouvelles stratégies, que l’on pourrait qualifier d’adaptabilités appropriantes. Si Lasne n’est pas un spécialiste du baroque, il parvient pourtant, avec une certaine virtuosité, à s’approprier les publications des germanistes français ou suisses dont c’est le champ d’étude principal (André Moret, Geneviève Bianquis, Jean Rousset en particulier), afin de défendre son agenda idéologique, qui demeure constant de 1943 à 1967. En effet, si au départ sa démarche est carriériste et opportuniste, il semble que les deux rééditions de son Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours cherchent avant tout à trouver des stratégies de reformulation de la thèse « völkisch ». À ce titre, l’entreprise de Lasne est un chaînon essentiel pour comprendre les enjeux politiques de la traduction des poètes allemands en français durant la Seconde Guerre mondiale et au-delà, en ce qu’elle relève d’une série de réénonciations dans laquelle l’idéologie circule de diverses manières, mais toujours avec une intensité pour le moins gênante.

Nicholas Dion se penche sur un double procédé d’appropriation moderne : celui d’une fiction biographique dramatisée québécoise construite à partir d’ouvrages critiques appartenant pour la plupart à l’histoire littéraire française de la fin du xixe siècle. Le cas de la biographie dramatique de Marivaux, diffusée sur les ondes de Radio-Canada dans le cadre de la série d’émissions pédagogiques Radio-Collège en 1947, illustre comment son auteur, Fulgence Charpentier, compose la vie de l’écrivain français aussi bien à partir de données historiques que d’interprétations critiques. L’influence la plus marquée est sans grande surprise celle d’Émile Faguet, figure d’autorité incontournable à l’époque où écrit Charpentier. Les moments-clés de la vie de Marivaux qui servent à morceler sa biographie en autant d’étapes significatives se voient par exemple articulés autour de l’importance des différentes figures féminines qu’il a côtoyées, en accord avec les jugements de Faguet. Mais c’est également dans la transposition du corpus marivaudien en texte théâtral radiophonique que peut se voir l’appropriation. De fait, Charpentier n’hésite pas à puiser la matière de sa fiction biographique dans les textes journalistiques ou les pièces de théâtre de Marivaux, construisant la vie de l’écrivain à partir de son oeuvre. L’auteur québécois place ainsi dans la bouche de ses personnages des paroles tirées textuellement ou à quelques variations près de La surprise de l’amour et du Spectateur français. Replacée dans le contexte pédagogique qui était le sien, cette biographie dramatisée signale les dangers d’une appropriation qui invite à une interprétation de textes littéraires reposant sur des éléments biographiques forgés à partir de ces mêmes textes.

Enfin, puisque son ouvrage De main en main. Poètes, poèmes et lecteurs au xviie siècle a grandement inspiré la problématique du présent dossier, nous avons cru opportun de clore ce numéro par un entretien avec Guillaume Peureux, qui a gentiment et généreusement accepté de se prêter à l’exercice. Nous en avons profité pour aborder avec lui des questions plus théoriques soulevées par la notion d’appropriation et son utilisation dans le contexte de l’histoire de l’édition et des études littéraires.