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Depuis la réhabilitation savante de Zola écrivain dans les années 1950, la critique universitaire tient pour acquis que l’auteur des Rougon-Macquart aurait connu une période de purgatoire dans le premier xxe siècle[2]. Certes reconnu comme citoyen engagé dans l’affaire Dreyfus, célèbre pour son fameux « J’accuse », Zola romancier aurait été largement ignoré, voire mis au ban de la « bonne » littérature et empêché d’entrer dans le patrimoine littéraire français, en dépit du transfert de ses cendres au Panthéon dès 1908. Les années 1950 auraient mis un terme au purgatoire à la faveur de différentes entreprises de réhabilitation de l’oeuvre de Zola : en 1952, la Bibliothèque nationale commémore le cinquantenaire de sa mort par une grande exposition ; la même année, Guy Robert publie sa grande thèse sur La Terre ; en 1953, un recueil d’hommages paraît chez Fasquelle sous le titre Présence de Zola ; en 1954, Germinal est inscrit au programme de l’agrégation ; en 1955, les Cahiers naturalistes sont fondés tandis qu’en 1960, la Pléiade commence l’édition des Rougon-Macquart.

Si la culture savante et la critique universitaire s’emparent ainsi de l’oeuvre de Zola dans ce qu’on peut appeler un « moment années 1950 », considérer qu’elle est ignorée et méprisée dans la période qui précède relève d’un biais de lecture et constitue un « savoir situé[3] » dans la culture d’en haut. Car, si l’on tourne le regard un peu plus bas sur l’échelle des valeurs de la critique, on constate très vite, au contraire, la grande vitalité de la figure de Zola et de son oeuvre dans la presse du premier xxe siècle : quotidiens, revues, hebdomadaires accordent une large place au Zola citoyen et au Zola écrivain. Comme l’écrit Edmond Jaloux en 1940 dans Marianne : « […] à partir de 1900 […] Zola connut un véritable exil de la part de l’élite intellectuelle, [mais] les lecteurs moyens continuèrent de l’acheter[4]. »

Dans le cadre d’un travail au long cours sur la culture naturaliste, l’hypothèse que je voudrais explorer dans cet article est celle du rôle majeur du magazine dans la « moyennisation » de Zola — au sens de middlebrow —, c’est-à-dire dans la rencontre, l’articulation et l’hybridation entre un Zola d’en haut, du côté légitime, et un Zola d’en bas, du côté populaire. Le magazine participe en effet à véhiculer la culture naturaliste — dont on peut situer le développement autour de la fin des années 1870 — et à la reconfigurer du côté de la culture moyenne au xxe siècle.

Avant d’entrer dans le vif du propos, une mise au point définitionnelle est nécessaire : sur la notion de magazine et sur celle de culture moyenne. Le Manuel d’analyse de la presse magazine, dirigé par Claire Blandin, propose trois critères de définition de ce périodique : « importance du visuel, relative déconnexion de l’actualité et accessibilité[5] », auxquels, avec Adrien Rannaud et Jean-Philippe Warren, nous pouvons en ajouter un quatrième, celui de l’hétérogénéité des contenus[6]. C’est cette grille que j’ai appliquée à un corpus médiatique qui inclut des hebdomadaires généralistes depuis l’entre-deux-guerres jusqu’aux Trente Glorieuses. En effet, avant le news magazine des années 1960, les hebdomadaires mettent déjà en place ce qu’on appellera une culture magazine, du point de vue tant du dispositif que du mode de diffusion qui remplissent les quatre critères évoqués[7]. Faisant la part belle à l’image, notamment à la photographie, les hebdomadaires ont un rapport plus lâche à l’actualité que les quotidiens, leurs tirages sont très importants et leurs contenus très hétérogènes. À partir de ces critères, j’ai réuni un corpus allant de VU et Voilà à Paris Match et Radar, en passant par Marianne et Regards, en m’autorisant des incursions ponctuelles dans des hebdomadaires/magazines spécialisés.

Quant à la culture moyenne, la définition qu’en propose Adrien Rannaud dans son ouvrage sur La Revue moderne me semble la plus pertinente pour analyser l’articulation entre le middlebrow et le médiatique. La culture moyenne, c’est « un ensemble de récits médiatiques (Lits, 2008) forgé par et pour de nouvelles classes socioculturelles, et qui table sur l’importance d’une ligne médiane (Robert, 1993), d’un aplanissement des hiérarchies entre low-brow et high-brow favorisant la rencontre et le consensus entre différentes esthétiques et représentations du social[8] ».

À partir de ces deux définitions, à la fois précises et souples, l’étude dépliera en trois temps la manière dont le magazine « moyennise » Zola et son oeuvre : d’abord, il s’agira de montrer que le magazine emprunte les codes de la culture d’en haut pour participer à la patrimonialisation de Zola avec une visée tout à la fois mémorielle et éducative ; puis, je m’interrogerai sur l’actualisation ludique de Zola grâce à son éclatement dans toutes les rubriques du magazine ; enfin, j’examinerai l’hypothèse selon laquelle c’est précisément cette lecture « moyenne » de Zola qui a permis le maintien de la culture naturaliste et même sa vitalité dans le champ culturel du premier xxe siècle.

Patrimonialisation de Zola : quand le magazine regarde vers le haut

En tant qu’interface médiane, espace intermédiaire, les hebdomadaires sont un lieu de brassage des cultures d’en haut et d’en bas. Que l’on comprenne bien mon propos : il ne s’agit pas du tout de penser le highbrow, le middlebrow et le lowbrow comme des entités définies selon des critères stables et fixes. Au contraire, les cultures, quelle que soit leur position sur l’échelle des valeurs, se déplacent, s’entrelacent : leur mobilité et leur historicité sont essentielles. Concernant la culture magazine qui nous occupe, elle agit comme un carrefour où se croisent plusieurs flux culturels, ce dont témoigne la présence de Zola dans ses pages. En effet, le Zola des hebdomadaires-magazines est représenté selon deux mouvements simultanés : la patrimonialisation, qui emprunte plutôt ses codes à la culture d’en haut, et l’actualisation, qui se tourne plutôt vers les codes de la culture populaire sous la forme d’une appropriation ludique de la fiction zolienne.

Des années 1920 aux années 1950, les hebdomadaires enquêtent sur le devenir de Zola, comme le fait la grande presse parisienne (quotidiens et revues confondus[9]). Certes, il s’agit le plus souvent d’hebdomadaires littéraires comme France Observateur et L’Express, mais des hebdomadaires plus généralistes comme Marianne s’interrogent aussi sur la « situation actuelle » de Zola ; tous se situent significativement à gauche sur l’échiquier politique et idéologique. À l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain en 1940, Edmond Jaloux, tout en faisant l’éloge de l’oeuvre zolienne, en traque la présence dans la littérature contemporaine : les romans de Pierre Lafue, Georges Magnane et Raymond Guérin sont tour à tour évoqués dans le numéro du 22 mai. Cet article de Marianne partage, dans sa forme sérieuse et son intention patrimoniale, dans sa longueur aussi, les stratégies médiatiques de légitimation de la culture d’en haut, incarnée par les grandes revues littéraires et artistiques. Deux mois plus tôt, le 27 mars 1940, dans le même Marianne, une double page était consacrée au centenaire de la naissance de Zola. Cette fois, la dimension visuelle domine largement l’hommage. Des portraits en médaillon, des oeuvres picturales, des caricatures, des photographies de famille, enfin la photographie d’une lettre autographe forment une mosaïque sur les deux pages. L’hétérogénéité des supports visuels rassemblés, du portrait édifiant à la caricature, illustre littéralement la dynamique médiane du magazine, qui réunit des contenus hétérogènes sur l’échelle des valeurs et se caractérise par ce qu’on pourrait appeler une force centripète. À coups d’articles de fond, d’une longueur assez remarquable, et de portraits photographiques édifiants, fondés sur le modèle pictural, les hebdomadaires s’approprient les codes de la culture savante pour participer à légitimer et canoniser l’oeuvre zolienne. De ce point de vue, la presse de gauche, communiste notamment, est particulièrement active, car la patrimonialisation de Zola correspond à une stratégie politique : en donnant une forte légitimité à l’écrivain et en citant abondamment Germinal, elle donne du même coup une haute valeur aux luttes et aux revendications sociales. Autrement dit, les codes d’en haut (au sens médiatique) servent à légitimer le bas (au sens social).

Mais on trouve également dans la presse le mouvement inverse : quand la culture d’en haut s’approprie celle du bas. En témoigne l’énorme campagne publicitaire pour l’édition des oeuvres complètes de Zola au Cercle du Bibliophile : « Émile Zola ? Le romancier le plus demandé dans les bibliothèques. Le plus vendu en livre de poche. Le plus adapté au cinéma. Le plus traduit. Et pourtant, les deux tiers de son oeuvre sont, depuis 40 ans, introuvables en librairie. La voici, telle que vous la rêvez, en édition nationale et définitive » (Paris Match, 17 septembre 1966).

Avec son aspect visuel, sa rhétorique superlative et ses anaphores, cette publicité sensationnelle pour une édition savante confirme l’hypothèse selon laquelle le magazine, lié à l’avènement des classes moyennes, articule le haut et le bas sans que cela fasse problème : la distinction entre haut et bas est un outil théorique qui nous aide à penser les usages, mais elle ne correspond en aucun cas aux pratiques médianes, à la culture « moyenne », justement, qui fonctionne bien sur le mode du flux. Patrimonialisation (édition savante, bibliophilie) et actualisation (sensationnalisme, lecture de masse) se combinent sans problème dans cette publicité, alors que vraisemblablement, en haut, on ne pourrait pas souffrir ce type de réclame pour Zola, et qu’en bas, on n’irait pas lire Zola dans l’édition du Cercle du Bibliophile… La culture moyenne, incarnée par le magazine, se caractérise par l’éclectisme de ses références et de ses objets qu’elle « avale » et hybride dans les espaces où elle s’exprime.

Liée à l’entreprise de patrimonialisation, l’actualisation de la matière zolienne est un autre aspect important de la poétique des hebdomadaires-magazines. À la faveur de l’actualité politique, la presse magazine convoque Zola comme modèle du citoyen engagé. Par exemple, l’hebdomadaire communiste Regards concentre le nombre le plus important d’occurrences de « Zola » en 1936, au moment du Front populaire, et en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale. La figure du grand homme, porteur d’un engagement politique et social fort, est massivement représentée dans la presse quotidienne, tantôt à l’occasion de différentes commémorations (naissance et mort de Zola, anniversaire de la publication de tel ou tel roman, etc.), tantôt à la faveur de l’actualité politique et sociale. C’est à cette grande presse parisienne que les hebdomadaires-magazines empruntent leur discours et leur dispositif pour patrimonialiser Zola citoyen. Mais à la différence des grands quotidiens parisiens et au-delà d’une actualité urgente et brûlante, le magazine mobilise Zola tous azimuts. L’actualisation de l’écrivain passe par son éclatement dans toutes les rubriques de l’hebdomadaire-magazine.

Zola dans tous les coins et à (presque) toutes les sauces : quand le magazine regarde en bas

La forte présence de Zola et de son oeuvre dans les hebdomadaires-magazines étonne d’abord en regard du topos critique évoqué en introduction, à savoir le mépris dont le Zola romancier aurait fait l’objet dans le premier xxe siècle — à rebours du Zola citoyen engagé qui, lui, est au contraire très fortement mis en valeur et patrimonialisé. Cependant, une fois constatée la fréquence de ses apparitions dans la presse en tant qu’écrivain, on est surtout frappé par leur extrême plasticité. Loin de se cantonner à la rubrique littéraire, Zola se « case » dans toutes les rubriques : les faits divers, l’actualité politique, la mode, le reportage, l’écho. La référence à l’imaginaire zolien endosse une fonction ludique évidente dans le magazine.

Dans Voilà, le 5 décembre 1931, Francis Ambrière propose un reportage, « L’amour dans les grands magasins », qui s’appuie sur la référence au roman Au Bonheur des Dames[10], de même que Victor Margueritte, le 19 août 1933, quand il enquête sur les femmes qui travaillent dans les grands magasins[11]. En août 1953, Détective se penche sur les Halles centrales de Paris et convoque Le Ventre de Paris comme référence[12]. Témoignant de la porosité historique entre naturalisme et reportage, ces quelques exemples montrent également la persistance et la vitalité du roman zolien dans l’imaginaire culturel populaire. C’est aussi parce qu’il pratiquait lui‑même le reportage et hybridait ce genre médiatique avec le roman que Zola est une référence incontournable pour les reporters du xxe siècle. Les mentions de la fiction zolienne dans le magazine endossent ainsi une évidente fonction généalogique et architextuelle, mais pas seulement. Même les échos, rubrique d’actualité souvent humoristique, accueillent Zola, comme c’est le cas dans ELLE en octobre 1952[13]. Une citation de Zola, extraite du recueil Mes haines (1866), vient appuyer le propos du magazine sur la bêtise :

Je hais la bêtise, les préjugés, la médiocrité, la foule hurlante et bêlante, les moutons de Panurge, la mauvaise foi, le flirt artificiel, le rire bête. J’aime cette phrase de Zola : « La haine est sainte, elle est l’indignation des coeurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise. Haïr c’est aimer, c’est sentir son âme chaude et généreuse, c’est vivre largement du mépris des choses honteuses et bêtes. La haine soulage, la haine fait justice, la haine grandit. »

Outre sa fonction d’autorité légitimante, la citation montre que le magazine puise dans Zola comme dans une sorte de fonds culturel commun, à valeur quasiment proverbiale. Enfin, la presse revient aux Rougon-Macquart à l’occasion des multiples adaptations françaises et étrangères dont différents romans font l’objet dans le premier xxe siècle (Germinal en 1903, 1905, 1912, 1913 ; La Terre en 1921 ; Le Rêve en 1921 et 1931 ; Nana en 1926, 1934 et 1955 ; L’argent en 1928 ; Au Bonheur des Dames en 1930 et 1943 ; L’Assommoir en 1931, 1933 et 1956 ; La Bête humaine en 1938 et 1954)[14].

Tous ces exemples sont représentatifs de la manière dont Zola, dans la « culture hebdo », constitue une matière commune dans laquelle le discours médiatique puise pour incarner l’actualité. La fiction, autrement dit, vient attester le réel, dans une forme de renversement fonctionnel : la fiction ne s’articule pas au réel, c’est le réel qui s’articule à la fiction. Mais est‑ce le magazine qui passe ainsi « la matière zolienne » à la moulinette de son dispositif et de ses contenus hétérogènes ? Ou bien est-ce Zola qui s’adapte particulièrement bien, par nature si l’on peut dire, au support magazine ?

Zola et le naturalisme constituent un prisme particulièrement intéressant pour penser la construction de cette « ligne médiane » dans le magazine et pour réfléchir aux circulations et appropriations socioculturelles. En effet, la littérature naturaliste se positionne dès le xixe siècle comme une littérature « moyenne »[15]. Avec, d’un côté, un circuit large de diffusion éditoriale et médiatique, une volonté d’édification et une visée démocratique et, d’un autre côté, des prétentions esthétiques sérieuses construites autour de la doctrine expérimentale, le naturalisme se situe, en tant que mouvement littéraire, dans un espace intermédiaire, sur une ligne médiane entre la littérature d’en haut et la littérature d’en bas, entre l’élitisme esthétique et l’efficacité pragmatique. Or, alors que la culture d’en haut, méprisant l’oeuvre zolienne dans le premier xxe siècle, va entamer sa réhabilitation et sa légitimation littéraires dans les années 1950, la presse, notamment par l’intermédiaire des hebdomadaires-magazines, continue tout au long du premier xxe siècle à faire circuler le naturalisme dans un espace intermédiaire et, ce faisant, elle en poursuit la moyennisation amorcée dès la fin des années 1870.

En outre, la manière dont Zola envisageait l’écriture est tout à fait média-compatible. Outre sa propre pratique journalistique et l’hybridation à laquelle il travaille entre le reportage et le roman, Zola définit son projet littéraire par une ambition panoramique et un geste de classement que le magazine s’approprie en éclatant la matière fictionnelle zolienne dans toutes les rubriques du magazine, du fait divers à l’écho en passant par la mode et le reportage. Finalement, en convoquant Zola tous azimuts, le magazine propose une lecture thématique assez juste de l’oeuvre. Il incorpore quelques thèmes de la fiction (alcool, prostitution, consommation, misère sociale) qui constituent déjà, à la fin du xixe siècle, des marqueurs zoliens alors objets de scandale. Ces thèmes fonctionnent comme des marques, comme des balises naturalistes que l’hebdomadaire-magazine propose comme grille de lecture de l’actualité dans les années 1920-1950. Le parfum de scandale qui, depuis L’Assommoir, entourait l’oeuvre zolienne s’est alors tari : avec la libéralisation de l’espace public et de la presse sous la IIIe République, les marqueurs naturalistes sont devenus acceptables au point de constituer des prismes de lecture de l’actualité. Cette acceptabilité de la fiction zolienne est précisément le fait du processus de moyennisation opéré par le discours médiatique considéré en diachronie, sur la longue durée. En effet, les scandales largement exploités par la presse sont intenses, marquants, mais ponctuels, tandis que la moyennisation — qui est une forme de normalisation — est puissante et constante, mais invisible en raison de cette constance « tranquille » qui ne signale pas et opère à bas bruit. Or, incarnée par le magazine qui quadrille l’oeuvre de Zola en articulant quelques-uns de ses thèmes à ses propres rubriques, cette lecture « moyenne » participe à la diffusion de la culture naturaliste dans le champ littéraire, artistique et culturel du premier xxe siècle.

Lectures « moyennes » de Zola : la vitalité de la culture naturaliste au xxe siècle

Dans son étude sur l’industrie culturelle[16] publiée en 1961, Edgar Morin propose la notion de « syncrétisme homogénéisé » pour définir la culture de masse :

Le syncrétisme homogénéisé tend à recouvrir l’ensemble des deux secteurs de la culture industrielle : le secteur de l’information et le secteur du romanesque. Dans le secteur de l’information font prime les faits divers, c’est-à-dire cette frange de réel où l’inattendu, le bizarre, la tragédie, le meurtre, l’accident, l’aventure font irruption dans la vie quotidienne, et les vedettes de tous ordres, c’est-à-dire ces personnages qui semblent vivre au-dessus de la réalité quotidienne. Tout ce qui dans la vie réelle ressemble au roman ou au rêve est privilégié. Bien plus, l’information s’enrobe d’éléments romanesques, souvent inventés ou imaginés par les journalistes (amours de vedettes et de princes). Inversement, dans le secteur imaginaire, le réalisme domine, c’est-à-dire les actions et intrigues romanesques qui ont les apparences de la réalité. La culture de masse est animée par ce double mouvement de l’imaginaire mimant le réel et du réel prenant les couleurs de l’imaginaire[17].

À l’image de la « gnoséologie romanesque[18] » théorisée par Marc Angenot plus tard, en 1989, « le syncrétisme homogénéisé » de Morin propose un mode de lecture des récits médiatiques dont Adrien Rannaud fait l’un des fondements de la culture moyenne, du moins quand on l’envisage depuis le magazine[19]. C’est aussi dans cette perspective que Marie-Ève Thérenty a analysé la poétique du « romancement » dans Paris Match[20], en montrant que le reportage y est « rewrité » avec une forte matrice romanesque. En s’appuyant sur ces différents travaux, on peut avancer que les discours et récits de la culture moyenne, notamment par l’intermédiaire du magazine qui est son support médiatique (imprimé) de prédilection, se caractérisent par l’imbrication du romanesque et de la matière factuelle. Or, en l’occurrence, si Zola constitue une grille de lecture de l’actualité où le réel s’arrime à la fiction, qu’en est-il, par effet retour, du « romancement » de la fiction réaliste ? Que devient la fiction zolienne quand elle est passée à la moulinette du « syncrétisme homogénéisé » ? Quel « roman » devient donc le roman zolien dans le magazine ?

Comme la partie précédente l’a montré, le roman zolien clignote de rubrique en rubrique : L’Assommoir pour parler d’alcoolisme ; Germinal pour parler des grèves et de la misère ; Nana pour parler de la prostitution ; La Terre pour parler de la ruralité et des paysans ; Au Bonheur des Dames pour parler de mode et, parfois, du travail des femmes. Ces cinq volumes des Rougon-Macquart correspondent à cinq grands sujets d’actualité et différentes rubriques. L’hebdomadaire-magazine opère dans le sens d’une thématisation choisie de l’oeuvre — ces thèmes sont choisis plutôt que d’autres — et chaque référence à tel ou tel roman fonctionne comme le clignotant fictionnel qui participe, par sa seule mention, à « romancer » l’actualité. Ce phénomène de fictionnalisation de l’actualité est bien connu des spécialistes de la presse[21]. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est ce que devient le roman zolien dans ce contexte médiatique. L’hebdomadaire-magazine « homogénéise » la fiction zolienne pour la faire coller à sa propre maquette éditoriale, à sa propre manière de lire l’actualité : c’est là que se situe le « syncrétisme homogénéisé » du magazine. Or, puisque les thématiques que le magazine choisit de retenir chez Zola, conformément à sa propre grille, sont surtout l’alcool, la prostitution, la misère et le peuple, l’oeuvre zolienne version hebdomadaire-magazine devient une sorte de marque littéraire vague mais efficace dans laquelle, au cours de la décennie 1930, puisent le roman des bas-fonds à la Kessel, le roman populiste d’un Thérive et le roman prolétarien d’un Dabit[22].

Grâce aux clignotants naturalistes que mobilise abondamment la presse, des liens de parenté sont établis avec le roman zolien, de Joseph Kessel et Francis Carco à Eugène Dabit, André Thérive, Léon Lemonnier, Henri Barbusse et Henry Poulaille. Les écrivains populistes et prolétariens revendiquent eux-mêmes l’héritage naturaliste via les mêmes clignotants. Henri Barbusse publie par exemple une biographie de Zola en 1932, tandis que le Manifeste du populisme de Léon Lemonnier en 1931 reconnaît sa dette à l’égard du naturalisme. D’ailleurs, la presse ne cesse de représenter le courant populiste comme un néonaturalisme dès 1929. Léon Lemonnier publie le 1er octobre 1929 dans La Revue mondiale un article clairement intitulé « Du naturalisme au populisme ». La célèbre formule de Paul Alexis dans l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, « Naturalisme pas mort », fait florès dans la presse du tournant des années 1930 pour désigner le populisme comme du néo-Zola : « son influence [de Zola] n’est pas épuisée, elle ne s’épuisera pas de sitôt ! Un renouveau lui est même promis avec le populisme[23] » ; « Qu’est-ce en effet que le populisme de M. André Thérive, si ce n’est un néo‑naturalisme, autrement dit un nouvel effort de la littérature narrative vers la réalité extérieure populaire et sociale, une reprise de contact avec la vie quotidienne, en réaction contre le roman psychologique[24] ? » Ces exemples en témoignent : la diffusion de la culture naturaliste – littéraire en l’occurrence — dans le champ littéraire et artistique du premier xxe siècle est notamment le fait de la presse située en position médiane dans le champ médiatique. Car c’est la lecture médiatique « moyenne » de Zola qui, en définissant son oeuvre par quelques clignotants forts mais souples, a articulé le naturalisme à d’autres écritures des années 1930. D’aucuns crieraient à la perte de valeur et convoqueraient le « syncrétisme homogénéisé » de la culture moyenne pour en condamner la standardisation. Pourtant, d’une part, la présence médiatique et transmédiatique de Zola assure sa vitalité dans le premier xxe siècle, comme marqueur d’actualité et référent culturel commun ; d’autre part, c’est sa moyennisation en quelques « clignotants » efficaces qui diffuse le naturalisme dans de nombreuses oeuvres à tendance réaliste : du côté de la littérature, Kessel, Carco, Dabit, une bonne partie des Prix Goncourt qui récompensent des oeuvres réalistes-naturalistes, du côté du cinéma, des films comme La Bête humaine de Jean Renoir en 1938, puis Désirs humains de Fritz Lang en 1953 ou encore Gervaise de René Clément en 1955. La manière dont cette « marque » naturaliste au xxe siècle a été tantôt valorisée, tantôt invisibilisée, relève précisément des conflits de valeurs et des hiérarchies culturelles sur lesquelles fonctionne la critique littéraire.

Dans le premier xxe siècle, les articles des grands quotidiens et revues spécialisées concernant l’écriture de Zola en soulignent la dimension lyrique, épique, mythologique. Il s’agit alors, pour la culture d’en haut, de dénoncer la « fausseté » du réalisme de Zola et de sa doctrine naturaliste. Cette lecture de l’oeuvre, qui débusque le poème dans le roman, est en fait très juste et sera d’ailleurs reprise dans un sens positif lorsque Zola sera réhabilité par la critique des années 1950. La dimension documentaire de l’oeuvre est alors tempérée, de même qu’est minorée l’importance de l’observation comme processus de création. L’écriture épico-lyrique de Zola, créatrice de mythes, témoignerait d’un mode de création « inspiré » et, par conséquent, fortement marqué par le romantisme.

En revanche, dans la culture moyenne et populaire du premier xxe siècle, on ne trouve pas de mention du lyrisme de Zola et de sa tendance à l’épopée. Ce qu’on retient de lui, comme on l’a vu, c’est le roman du peuple, de la misère, des revendications sociales et de la consommation. Or, c’est cette lecture moyenne du naturalisme qui vient articuler Zola à Kessel et Dabit. Il est tout à fait frappant que la culture d’en haut et, parfois, la critique littéraire actuelle restent sourdes à ces généalogies et à ces croisements culturels : la forte présence de la culture naturaliste dans la littérature et les arts du premier xxe siècle est un impensé, du moins pour les spécialistes de littérature qui ont préféré lire Kessel ou Dabit comme des héritiers d’Eugène Sue, écrivain « populaire ». Pourtant, la critique savante de l’entre-deux-guerres n’avait, elle, aucun mal à avancer l’idée d’une filiation entre Zola et les courants populiste et prolétarien : tous relevaient, pour elle, de la littérature moyenne, justement. Mais quand Zola a rejoint la culture d’en haut et le canon littéraire dans les années 1950, alors la critique, très logiquement, a rompu cette généalogie et raccroché le populisme aux Mystères de Paris plutôt qu’aux Rougon-Macquart. Le naturalisme, lui, a été déplacé du côté du lyrisme, du mythe, de l’épopée ; dès lors, son importance dans l’histoire des écritures réalistes et sociales du xxe siècle a été largement ignorée, voire stratégiquement invisibilisée.

Depuis le xixe siècle, pourtant, la littérature naturaliste est une littérature moyenne, sérieuse, mais grand public, ayant des prétentions à la fois esthétiques et démocratiques. Zola lui-même encourageait les reprises de son oeuvre, les adaptations, la large diffusion, sur tout support, du naturalisme, même sous forme dérivée[25]. Dès les années 1880, la déclinaison du naturalisme sur différentes scènes énonciatives — roman, presse, théâtre, spectacle de manière générale (chanson, mime), puis cinéma — est profondément liée à la position médiane du naturalisme dans le champ culturel. Or, des quotidiens du xixe siècle aux hebdomadaires et magazines du xxe, la presse a largement oeuvré à maintenir l’oeuvre zolienne dans un espace intermédiaire, sur une ligne médiane entre littérature savante et littérature populaire. C’est précisément sur cette ligne médiane que voisinent, sans hiérarchie, un roman des Rougon-Macquart, un fait divers qui le rappelle, une adaptation cinématographique ; c’est également sur cette ligne que se croisent Zola, Kessel, Barbusse et Dabit.

Au bout du compte, le « syncrétisme homogénéisé » qui passe Zola au tamis du magazine participe à la vitalité et à la diffusion de la culture naturaliste, dans un grand écart qui va d’un film de Jean Renoir à un reportage sur le travail des femmes dans les grands magasins. Enfin, on l’aura compris, l’écart n’est grand que du point de vue d’en haut car, à hauteur moyenne, Zola, Renoir et une employée anonyme voisinent sans problème, sans produire aucun choc visuel pour le lecteur de magazine.

***

L’enquête sur les représentations de Zola et du naturalisme dans la presse magazine a permis de montrer le rôle essentiel de ces périodiques dans le maintien et le développement d’une culture naturaliste dans le premier xxe siècle. On peut ainsi mesurer la vitalité de la référence zolienne et le recours massif à l’étiquette « naturaliste » pour désigner les productions culturelles de la période. Si l’on s’en tient au champ littéraire, cette enquête a permis de mettre au jour les généalogies tracées par la presse, parfois également revendiquées par les écrivains eux-mêmes : les romanciers prolétariens et populistes (Lemonnier, Lhotte, Thérive, Dabit, Barbusse, Poulaille, Audoux), les romanciers-reporters (Kessel, Carco, Mac Orlan) ainsi qu’une bonne part des lauréats du Prix Goncourt sont rattachés ou se rattachent volontairement à Zola et, ce faisant, appartiennent à la culture littéraire naturaliste du premier xxe siècle. Cette ligne forte des écritures romanesques qui se développent sous la IIIe République est pourtant absente des histoires littéraires qui, d’une part, ont défendu l’idée d’une fin du naturalisme, tantôt avec l’achèvement des Rougon-Macquart en 1893, tantôt avec la mort de Zola en 1902, d’autre part ont largement mis en valeur les avant-gardes et les écrivains de l’autonomie, du surréalisme au Nouveau Roman, en invisibilisant toute cette littérature réaliste et sociale, placée par la critique de l’époque ou se plaçant elle-même dans la lignée du naturalisme[26].

Contre une histoire littéraire canonique fonctionnant sur des entrées essentiellement monographiques, la critique universitaire s’attache depuis plusieurs années à la littérature dite « populaire » ou « de genre »[27]. Mais sans doute faut-il à présent s’intéresser à l’immense corpus de la littérature moyenne que l’on peut, pour l’heure, définir ainsi : une littérature sérieuse et transitive, mue par un projet et des ambitions esthétiques, arrimée à une écriture réaliste, rencontrant de beaux succès de vente et accédant à une importante couverture médiatique, offrant enfin de nombreux prolongements transmédiatiques (adaptations et remédiations diverses) et dont les auteurs et autrices entrent dans le régime de la célébrité[28]. Zola et son oeuvre cochent décidément toutes les cases.