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La guerre d’indépendance des Canadas est un ajout stimulant à l’historiographie des patriotes. Depuis la soutenance de sa thèse de doctorat à l’Université du Québec à Montréal, en 2016, dont ce livre est un remaniement, l’historien Julien Mauduit a régulièrement publié des études innovantes qui annonçaient cet ouvrage. La guerre d’indépendance des Canadas couronne ainsi une suite de travaux qui tâchent, par une approche transnationale et l’examen d’archives provenant des États-Unis et des deux Canadas, de repenser le mouvement patriote sur les plans idéologique, politique, économique, militaire et géopolitique. L’ampleur, la portée, jusqu’à la nature même du mouvement sont ici l’objet d’une réévaluation.

Dans le premier chapitre, « L’Amérique révolutionnaire des années 1830 », Mauduit avance qu’existait parmi la population des Canadas un véritable esprit révolutionnaire qui, en se radicalisant, a préparé la lutte armée amorcée en 1837. Cette radicalisation se fondait notamment sur l’idée que les institutions politiques coloniales étaient antidémocratiques et, partant, contraires au cours de l’Histoire et à l’ordre naturel du Nouveau Monde. Tout cela ne constitue certes pas une matière nouvelle. Plus notable, cependant, est l’affirmation que la radicalisation idéologique des patriotes a incontestablement légitimé la militarisation du mouvement. Ce phénomène est bien réel, souvent envisagé par les chefs des patriotes, sinon encouragé, même avant novembre 1837, insiste Mauduit. Ainsi, comme les autorités coloniales qui « opèrent des mouvements de troupes » et comme les ultra-tories qui ne rechignent pas à l’idée de réprimer à bras raccourcis les « rebelles », les révolutionnaires canadiens participent également à la mise en place d’un horizon au bout duquel seul un affrontement armé paraît inévitable (p. 33). De l’autre côté de la frontière, Mauduit observe la même radicalisation des esprits. L’Amérique jacksonienne est alors marquée par de forts contrastes sociaux forgés par des crises économiques et financières récentes et est divisée sur la question de l’esclavage et de l’expansion possible de la république. Nombreux sont les Américains qui s’inspirent du spirit of ‘76 pour réclamer une démocratisation de la vie politique et économique. Cette situation voisine n’échappe pas aux patriotes canadiens, eux-mêmes imprégnés de « l’esprit de 1776 »; aussi trouveront-ils d’importants appuis dans les États frontaliers à compter de 1838 (p. 50).

Le chapitre 2, « Amalgame des nations », est l’occasion pour l’auteur de réaffirmer le caractère essentiellement politique, républicain, et non pas nationalitaire, du mouvement patriote. Mauduit rappelle que la création d’un « espace républicain » où peuvent s’épanouir dans le respect des droits naturels de l’homme « différentes nationalités européennes » (p. 51) amalgamées – placées en situation de cohabitation sans qu’une culture soi-disant supérieure serve de pôle d’assimilation –, est l’utopie privilégiée des patriotes. Dans leur discours, lorsqu’il est question des Canadiens des deux provinces, des Américains, des Irlandais, etc., impliqués dans la cause, le même verbe républicain, conjugué au « nous », est constamment employé. Les nombreuses difficultés qu’ils rencontrent ébranlent toutefois, dès 1838, ce désir d’amalgame des nationalités chez les patriotes, tout comme elles font ressortir les limites de leur cosmopolitisme (p. 188-192).

Dans le troisième chapitre (« Droits naturels et égaux : démocratiser l’expérience républicaine »), Mauduit brosse le portrait du « socle philosophique amplement partagé » (p. 108) sur lequel repose le républicanisme des patriotes canadiens (surtout ceux qui en viennent à dominer le mouvement à compter de 1838) et des radicaux américains, aussi appelés les « vrais » républicains. Ces hommes, imprégnés des Lumières radicales, considèrent que les institutions politiques coloniales et étatsuniennes, de même que l’organisation sociale du Nouveau Monde plus généralement, ne respectent pas les droits naturels des hommes (Blancs d’ascendance européenne), tout comme leur égalité devant ces droits. Sur le plan économique, ceux-ci sont d’avis que l’essor du commerce moderne s’est fait de manière trop inégalitaire. Le coupable : un capitalisme sans morale ni portée sociale. Ils sont plusieurs aussi à déplorer l’existence persistante de privilèges et de monopoles encouragés par l’État. Une profonde réorientation sociale – égalitaire et démocratique – se dessine donc dans leurs idées. La clé ici me semble résider en ce que pour les républicains radicaux, l’institutionnalisation des principes qui ont inspiré la révolution américaine ne s’est pas accomplie, déroutée par le frein qu’impose à l’élan démocratique le spirit of ’87 incarné par la Constitution.

Pour accomplir la réorientation souhaitée, les patriotes formulent de nombreuses solutions qui agissent sur les mécanismes de l’économie. Celles-ci sont détaillées dans le chapitre 4, intitulé « “Laissez-nous faire” : démocratiser la société commerciale ». Le nous de cette formule renvoie à la volonté de remettre entre les mains du peuple la gestion d’une économie certes libérale, mais dont la nature forcément individualiste se trouve pondérée par des garde-fous moraux, altruistes, parfois inspirés de la religion chrétienne et mis en place par un État réduit. Parmi les mesures préconisées, je note la fin de l’octroi de chartes royales ou législatives, perçues comme un héritage médiéval instituant arbitrairement, entre autres, des monopoles; l’abolition du régime seigneurial, autre institution féodale source de privilèges indus et, comme dernier exemple, l’adoption d’une hard money policy afin de limiter l’endettement, la spéculation et le pouvoir de « l’aristocratie de l’argent » (p. 136). Dans ce chapitre, Mauduit peut paraître particulièrement loin de la « guerre »; c’est qu’il souhaite montrer la profondeur, la cohérence, voire la singularité des républicains radicaux sur le front des idées économiques. Et, après tout, les idées ne sont-elles pas des tremplins à l’action?

Julien Mauduit parcourt le terrain des opérations militaires dans le cinquième chapitre, intitulé « Guerre d’indépendance ». Il s’efforce de restituer l’ampleur du conflit armé touchant « les territoires depuis la côte atlantique jusqu’aux Grands Lacs » (p. 141). Il évoque des faits et des statistiques parfois surprenantes sur l’étendue de la mobilisation pro-patriote dans les États du Nord, le nombre d’hommes qui sont déployés à la frontière, les invasions notables et les affrontements clés, les moyens à la disposition des belligérants, les réseaux d’information, etc. La « guerre », qui a débuté à l’automne 1837, ne prend réellement fin, selon Mauduit, qu’avec la signature du traité Webster-Ashburton, en 1842. Dans l’intervalle, une « guérilla » (p. 161) transfrontalière garde la flamme révolutionnaire en vie et les autorités britanniques et fédérales en alerte. Je retiens encore que, pour Mauduit, sensible à la contingence historique, ce qu’il y a de frappant dans le mouvement militaire patriote n’est pas son caractère insensé, perdu d’avance, mais, au contraire, ses réelles chances de réussite. L’armée patriote, affirme-t-il, est supérieure, en 1838, à l’armée fédérale (p. 153), de telle sorte que son « insuccès », en novembre, « peut interpeler […] » (p. 160).

Mauduit opère un retour vers le champ des idées dans le chapitre 6 pour aborder un projet patriote méconnu, mais bien présent dans l’espace public de l’époque : la formation d’une « République canadienne à “deux étoiles” », séparée des États-Unis, probablement fédérative. L’idée, somme toute « mal définie » (p. 172), est née de la désillusion face à l’antipathie du gouvernement américain, ce qui, par un effet boule de neige, cause une prise de conscience accrue des travers de la république. La rupture est suffisante pour que la nouvelle entité envisagée, plus « vraie », régénère le républicanisme américain en lui servant de modèle (p. 192-195). Les racines de ce projet commun remontent même, souligne l’auteur, à la collaboration entre les patriotes des deux Canadas dès 1837. Symbole fort de cela : un « double starred banner » (p. 173) flotte sur Navy Island envahie par les troupes de Mackenzie, de décembre 1837 à janvier 1838. Mauduit relève d’autres indices en ce sens dans quelques documents de premier ordre, comme la Déclaration d’indépendance de la République du Bas-Canada (février 1838).

Dans le dernier chapitre du livre, « “Finir” la révolution américaine », Mauduit explique comment le mouvement patriote a contribué, telle une « cause fédératrice » (p. 201), à structurer une « communauté politique » transnationale dont l’ambition est de mener à terme la poussée démocratique de 1776. Il montre que les appuis et les réseaux des patriotes sont tentaculaires chez leurs voisins. Et malgré les contours imparfaitement définis de cette communauté, celle-ci semble avoir possédé un réel pouvoir au sein de la république : elle aurait, en particulier, contribué à la défaite électorale de l’antipathique Martin Van Buren. Toutefois, l’importance de l’« onde de choc continentale » (p. 213) trouvant son origine dans les Canadas entraîne une forte réaction contre-révolutionnaire. Les autorités fédérales y participent par le travail de neutralisation qu’elles mènent sur le terrain et que dissimule mal une neutralité officielle. Puis, est d’avis Mauduit, c’est la collusion de la finance, l’influence des capitalistes, en un mot la puissance des intérêts économiques anglo-américains qui enfonce le dernier clou dans le cercueil des patriotes, au début des années 1840. L’esprit révolutionnaire canadien qui réussit à « infester » (p. 9) de nombreux Américains représentait un symptôme patent d’une crise de légitimité de la république, légitimité que les autorités en place, avec une certaine élite, n’avaient aucune envie de voir être ébranlée.

Toutes les informations présentées dans le livre suffisent-elles à attester l’existence d’une guerre qui se serait déroulée tel un seul « phénomène historique » (p. 5)? Les « oeillères » des historiographies nationales suffisent-elles à expliquer que l’on n’ait pas perçu plus tôt le déploiement d’un « conflit plus global » (p. 5)? J’avoue ne pas en être certain. On peut penser, à l’occasion, que Mauduit force le trait, que le caractère connecté de certains événements est exagéré, que le terme « guerre » permet surtout de frapper les esprits, ou même que l’auteur entretient malgré lui une ambiguïté en employant d’autres termes plus usuels de l’historiographie (« révolte », « rebelles », « soulèvement », « insurrection », etc.). Mais ce serait injuste de ne voir les choses que sous cet angle, car l’ouvrage donne de multiples preuves de l’existence d’un mouvement intellectuel et politique transnational, aux ramifications et à l’influence trop longtemps méconnues, de même que des preuves du déroulement d’un conflit armé d’une envergure, d’une complexité et d’une gravité largement sous-estimées. Pour ces raisons et pour bien d’autres, La guerre d’indépendance des Canadas est déjà un ouvrage incontournable de l’historiographie.