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À la mémoire de Michel Ballard

1. Introduction : rétrospective et prospective

Le 60e anniversaire de Meta nous invite à isoler un « moment » au sein d’une suite rapprochée de moments, à laquelle la concomitance particulière sans être fortuite d’un ensemble de faits et de figures a permis d’assigner une valeur prémonitoire. Citons dans le désordre : la création de plusieurs revues et d’associations de traducteurs, des colloques internationaux, des échanges intensifiés entre théoriciens et praticiens ; pris ensemble, ces moments deviennent les signes d’un précoce et vif bourgeonnement d’une réflexion traductive désormais appelée à devenir scientifique ou « traductologique[1] ».

D’autres que moi sont habilités à interpréter la valeur de ces signes et à les replacer dans une dynamique évolutive, à l’échelle internationale et même mondiale[2]. Aussi ne vais-je pas m’attarder au 60e anniversaire de Meta, cette brève introduction étant plutôt l’occasion de relever quelques impliqués plus généraux du double regard, rétrospectif et prospectif, porté sur le passé récent des études de traduction. Ce double regard est en effet séduisant et les exemples ne manquent pas de retours sur les prédictions du passé. Voire, on compterait sans peine six fées au berceau de la traductologie et point n’est besoin d’invoquer une septième fée pour infléchir le sortilège d’une illusoire fée Carabosse : la belle n’a guère sommeillé au bois au cours des cinquante dernières années. Cela étant, il serait périlleux d’attacher aujourd’hui un sens spécifique ou absolu à une ascendance de la traductologie qui demeure somme toute très relative au regard de l’expansion fulgurante et généralisée de l’ensemble des sciences durant la même période. À plus forte raison, il faudrait entourer de forces conditionnelles toute tentative pour identifier les points « forts », les tournants et les continuités, les figures de proue et les suiveurs, les écoles, aires, réseaux, qui structurent la discipline autant que son évolution. Autrement dit, à l’essai de reconstruction historique et de prospective il convient d’adosser une réflexion historiographique, – une démarche qui est pourtant rarement envisagée, comme si la narration des faits se suffisait à elle-même et s’autorisait même à suspendre sa propre historicité.

J’en veux pour exemple l’ouvrage récent The Known Unknowns of Translation Studies (Brems, Meylaerts, et al. 2014), qui invite une petite dizaine de chercheurs à proposer des visées à la fois rétrospectives et prospectives sur une panoplie de thèmes ou domaines de la discipline « translation studies ». Or, la démarche historique, qui se niche au coeur même du thème proposé, demeure doublement absente des contributions : elle n’est pas hissée au rang de thème « inconnu connu » des études de traduction et elle n’est pas envisagée comme une méthode à suivre aux fins d’une analyse historique bifocale, c’est-à-dire orientée vers le passé et vers l’avenir. Comment expliquer ces silences ? Est-ce parce que l’histoire n’est pas une entité disciplinaire reconnue des « translation studies » ? Qu’elle se trouve donc plus aisément instrumentalisée, c’est-à-dire outillée de manière à former, à informer, à éclairer ou à mettre en perspective, mais sans devenir elle-même un domaine de réflexion ? Il serait impossible, bien entendu, de répondre à de telles questions sans procéder à de longues analyses ou, à défaut, sans tomber dans le travers dénoncé d’une lacune de méthode historique. N’empêche que les sujets historiques investissent plus que jamais la traductologie ainsi que d’autres disciplines qui s’intéressent à la traduction, au point de solliciter, sinon de nouveaux cadres de référence, du moins des prises de position réfléchies ; bref, une historiographie digne de ce nom.

L’espace manque pour proposer de tels cadres de référence, d’expliciter des présupposés historiographiques et de traiter de questions d’épistémologie, de métalangage historiographique ou de théories de l’histoire. Quel sera dès lors le propos de cette contribution ? D’examiner quelques-uns des problèmes concrets qui me paraissent se poser aujourd’hui avec une certaine acuité à l’historien de la traduction et de la réflexion sur la traduction. Ils ne constituent évidemment qu’un échantillon et d’autres historiens en proposeraient davantage, ou moins, ou encore des problèmes de nature ou de portée différente ; que cette sélection suffise à rappeler que le travail de l’historien est tout sauf « objectif ». Ces problèmes seront étayés d’exemples et je présenterai les uns et les autres, selon la visée prospective qui préside à ce numéro spécial de META, sous la forme de dix prises de position ou défis. Pour des raisons de clarté et de progression, ces derniers seront groupés en trois paquets : des défis disciplinaires ayant trait à l’extension des objets traductifs à l’étude, et à la spécificité du regard historique appliqué à ces derniers ; des défis interdisciplinaires, qui concernent la manière dont l’historien gère les interactions entre l’étude de la traduction et d’autres disciplines ; des défis pragmatiques, enfin, qui cherchent à valoriser la démarche historique et à assurer la transmission de savoirs historiques.

2. Quatre défis disciplinaires : quels objets étudier et comment ?

2.1. Des objets propres ?

Sur quoi porte l’étude historique de la traduction ? Répondre à cette question consiste à définir des objets doués d’une certaine dose de spécificité. Longtemps l’histoire pouvait se lover confortablement dans le giron des études de traduction, qui fondaient leur raison d’être sur deux objets compris comme spécifiques, du moins selon la version des « translation studies » largement répandue en Europe. Pour James Holmes, en l’occurrence, il s’agissait en 1972 de rendre compte d’un « complex of problems clustered round the phenomenon of translating and translations » (Holmes 1972/1988 : 67). Logiquement, à cette date, l’histoire s’attachait presque exclusivement aux traductions et de préférence aux traductions littéraires, dans le droit fil des études littéraires, auxquelles étaient à leur tour redevables les études de traduction. Et comme les « translation studies » aimaient à se définir comme une discipline empirique, il était tout naturel qu’entre l’observation et l’histoire se nouent des liens de continuité, en particulier au sein des « descriptive translation studies » (Delabastita 1991).

Aujourd’hui, les études de traduction couvrent un champ beaucoup plus vaste. D’une part, ce dernier a fini par s’étendre à des traductions en tous genres et ayant trait à l’ensemble des sciences et des pratiques discursives. De son côté, l’historien s’emploie à un véritable travail de découverte et de reconstruction du passé traductif. Ainsi, l’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (Chevrel, D’hulst, et al. 2012) s’ouvre à des genres, des techniques, des traducteurs et des disciplines que les chercheurs avaient de tout temps (ou peu s’en faut) laissés de côté : les sciences, la philosophie, les religions, le droit, l’histoire, les voyages, etc. Certes, de larges pans de l’histoire traductive et interprétative du xixe siècle de langue française (en Suisse, en Belgique, au Canada, en Afrique) restent encore enfouis dans les archives et il n’en va pas autrement, bien entendu, pour d’autres époques, langues et aires culturelles. Mais il est sans doute plus important de noter qu’entre l’histoire des traductions et les autres cantons de la traductologie, les anciens liens de continuité tendent à se relâcher sous l’effet conjugué de nouvelles méthodes et de nouvelles visées scientifiques qui y ont fait leur entrée. Comme quoi, l’histoire des traductions semble relayer les efforts d’analyse historique menés dans des domaines comme les sciences, la médecine, le droit ou l’économie, une analyse qui s’éloigne nécessairement des approches expérimentales et interactives qui y ont désormais cours. Aussi, l’histoire des traductions pourrait-elle être tentée – l’avenir le dira – de s’associer plus étroitement aux branches historiques de ces disciplines et pratiques.

D’autre part, ces changements marqueront en retour l’histoire, sinon comment celle-ci pourrait-elle analyser les mutations de la discipline elle-même ? Outre l’extension du champ, il y a lieu d’arguer d’une analyse toujours plus poussée des traits constitutifs des traductions : les processus traductifs proprement dits s’enrichissent ainsi de contenus mentaux (mémoriels, idéologiques), les traductions comprises comme des artefacts matériels sont également des constructions sémiotiques, souvent complexifiées lorsqu’elles mêlent le langage à d’autres médias (la voix, l’image) ou à de nouveaux supports (principalement électroniques). Plus généralement, peut-être, l’idée fait son chemin que la traduction[3] s’intègre à un éventail de structures et pratiques sociales et qu’il faut donc étudier en corrélation avec des institutions, des identités, des enjeux de pouvoir (Wodak 2001 ; Fairclough 2013). Parallèlement, si la traduction désigne une réalité discursive complexe, son étude sollicite la prise en compte d’autres procédures de transfert (la copie, la citation, le commentaire, le résumé, la paraphrase, la parodie, etc.), qui la croisent et composent des typologies d’échanges interculturels (D’hulst 2012). L’extension de la traduction concerne donc à la fois la multiplication des objets désignés par ce terme et la complexification de la notion de traduction elle-même. Le défi historique se rapporte en particulier à la deuxième sorte d’extension : il s’agira de reconstituer l’univers complexe et souvent opaque des modalités de transfert au sein desquelles les formes, les fréquences d’apparition et les fonctions des traductions proprement dites se singularisent et prennent sens. S’ajouteront bien entendu, comme on le verra, des défis de méthode.

Dans les deux cas cités d’extension, la notion de passé reste à préciser[4]. Sous-catégorie du temps, elle en conserve les traits essentiels : l’évolution, mais également la permanence, la succession, mais également la simultanéité. Elle se laisse structurer en mesures variables, sans être elle-même dans un rapport équidistant au futur et au présent. Tout historien des traductions connaît les lenteurs des changements, mais aussi les retours, les transformations rapides des idées et des techniques, mais également la coexistence de la tradition et de l’innovation. Comment rendre compte de pareille dynamique ? Il n’est peut-être pas inutile de repenser le temps de la traduction selon la structure étagée que nous a léguée l’historien Fernand Braudel, c’est-à-dire en trois zones qui se recoupent : le temps de la longue durée, de la moyenne durée et de la durée événementielle. La longue durée est le parent pauvre des études historiques. On la connaît pourtant sous des formes diverses : la « traduction-imitation » qui s’étend, d’après Rener (1989), de l’Antiquité à la fin de l’Âge classique, soit une sorte de longue période-butoir contre laquelle se dressent depuis le xixe siècle jusqu’à nos jours une panoplie de nouvelles conceptions de la traduction ; les « clichés » pérennes sur la traduction qu’on prend pour vocation de rejeter ou de corriger et qui n’en sont pas moins des réalités historiques qui attendent dès lors d’être décrites et comprises.

Or, la longue durée ne se laisse pas toujours isoler des autres temporalités, au contraire : toutes se superposent couramment, aussi bien au sein des pratiques qu’au sein des théories. Citons une pratique proposée comme neuve par les révolutionnaires français à la fin du xviiie siècle, à savoir la traduction bilingue des textes de loi et des textes administratifs propagée dans les territoires annexés et en l’occurrence dans les départements flamands de la future Belgique. Cette traduction émane d’une politique de la traduction à l’origine d’une politique des langues destinée à enrayer à terme les « idiomes » régionaux et les langues des territoires annexés en faveur du seul français national (D’hulst et Schreiber 2014). En vérité, les révolutionnaires héritent délibérément d’un mode bien plus ancien de traduction légale et administrative, pratiquée en Flandre depuis le Moyen Âge : un mode de traduction littérale, voire juxtalinéaire, qui s’accorde à un colinguisme de fait (français-flamand) tout en assignant au français une valeur prééminente. De telles coupes longitudinales montrent comment des pratiques de longue durée croisent des adaptations qui correspondent à des temporalités plus courtes. Ainsi, la traduction dite révolutionnaire repose sur une nouvelle législation et sur de nouvelles institutions (des bureaux de traduction créés à Paris et dans les départements).

Quant au domaine des idées et des théories, il est bon de rappeler, surtout à propos de l’histoire récente des études de traduction, que les nombreux « virages » qui la caractérisent ne doivent pas dissimuler les simultanéités et les retours qui leur sont contemporains. Comment expliquer l’agencement des uns et des autres, dès lors qu’il ne suffit pas de les enregistrer ? Outre les hypothèses darwinistes de croissance et de compétition, ou celles qui arguent d’interactions fécondes entre praticiens et observateurs, il conviendrait de faire une place à d’autres types d’hypothèses. Ainsi, celui de la coalescence de « paquets » d’attention intellectuelle. Pensons à l’évolution des idées sur la traduction au milieu du xviiie siècle européen : elle résulterait du concours d’un ensemble de points de vue sur la question de l’ordre des mots, question traitée d’un seul tenant par des grammairiens français, des enseignants de latin et des poètes traducteurs. Or, ces instances ne renient pas pour autant l’autorité des Anciens. Parallèlement, les premières thèses universitaires sur la traduction parues en France au début du siècle suivant s’étayent simultanément sur la naissance de la grammaire philosophique, sur la position centrale occupée par la logique dans les enseignements et sur la place retrouvée du latin à l’Université. Or, elles ne continuent pas moins de se réclamer de définitions et conceptions courantes de la traduction. Enfin, dernier type d’hypothèses : l’évolution des idées bénéficierait de l’effet combiné de plusieurs sortes d’échanges, comme ceux qui se produisent en France au cours de la première moitié du xxe siècle : une première sorte, intraculturelle, engendre la migration ou transfert de concepts et d’idées d’une pratique à l’autre (de la méthode de traduction à l’analyse littéraire de celle-ci) ; une deuxième, interculturelle, consiste en des emprunts et des adaptations de concepts venus de théories étrangères ; une troisième, interdisciplinaire, puise dans des disciplines plus ou moins connexes comme l’anthropologie ou la critique littéraire. Comme quoi, le défi historique consiste non seulement à identifier les interactions entre les niveaux temporels de la traduction mais également à douer ces interactions d’hypothèses à visée explicative.

2.2. Un bricolage intellectuel ?

L’ampleur du domaine, la structure complexe ainsi que la temporalité des objets qui le composent incitent les historiens à définir leur propre place et la nature spécifique de leur démarche, c’est-à-dire l’outillage conceptuel et méthodologique à leur disposition. Logiquement, cette spécificité réside, d’une part, dans les méthodes générales de l’histoire et dans les finalités générales de la recherche historique ; je ne m’appesantirai ni sur les unes ni sur les autres. De l’autre, elle réside dans les manières dont l’historien des traductions traite les objets traductifs. On peut dire d’emblée que ces manières ne sont pas fixées d’avance, qu’elles varient au contraire selon l’état des savoirs historiques et selon les hypothèses à la portée de l’historien. Ces hypothèses sont le plus souvent le fruit d’un « bricolage intellectuel[5] », où interviennent des acquis historiques, des thèses et hypothèses théoriques, des expériences analytiques, etc. Le défi consiste à adapter constamment les ressources disponibles à telle configuration donnée, tandis que toute quête d’une spécificité immuable du travail historique paraît vouée à l’échec. Soit la question suivante, récemment soulevée dans plusieurs publications : est-ce que la spécificité de l’approche historique appartient au regard historique qui est posé sur la traduction ou au regard traductif appliqué à l’histoire des pratiques et disciplines (Rundle 2012 ; et les réponses de Delabastita 2012 ; Hermans 2012 ; St-Pierre 2012 ; Olohan 2014) ? En substance, le point litigieux concerne l’interface instable ou inégale entre les deux. Or, si on repose cette question sous un angle diachronique, force est de constater que la spécificité des objets, traductifs et autres, ou la spécificité des regards, traductifs et autres, se constituent, se transforment, ou encore se diluent au gré des configurations historiques qui sont toujours changeantes. Corrélativement, l’analyse de ces configurations devient inévitablement celle d’un bricolage constant, comme en témoignent d’ailleurs les « good practices » de nos prédécesseurs et de nos contemporains : ne seraient-elles en mesure d’arguer de la plus-value mutuelle des deux regards cités ? Citons pêle-mêle des travaux de philologues, analystes de traductions qui conjuguent des angles historique, linguistique, traductif et littéraire, ou ceux de médiévistes, doubles experts en traduction et en littérature médiévale : à quoi bon opérer des distinctions a priori entre des visées traductives et autres ? De telles distinctions sont graduelles. Pour la clarté de l’exposé, je m’en tiendrai ci-après aux défis propres à l’étude historique des traductions et me pencherai sur les défis interdisciplinaires dans la section suivante.

Point n’est besoin de rappeler que la relation qui noue une traduction et son original est en principe ou en théorie conçue comme binaire et unidirectionnelle : elle engage deux oeuvres, deux langues, deux cultures nationales, deux époques, etc. Or, l’histoire donne à voir des interactions différentes ou plus complexes, à l’échelle d’oeuvres individuelles comme à celle d’ensembles plus larges, ainsi que visent à l’illustrer les deux exemples suivants. On citerait certes sans peine nombre de cas similaires ; mon propos est de souligner les vertus du bricolage.

Le célébrissime Code civil[6] (mieux connu sous l’expression Code Napoléon) paraît en 1804. En 1808, un professeur de Heidelberg, Karl Salomo Zachariae von Lingenthal, en procure une traduction allemande sous le titre Handbuch des französischen Civilrechts[7] [Manuel de droit civil français]. Démarche logique : le Code civil s’applique alors à la Rhénanie et au Grand-Duché de Bade placés sous autorité française[8]. Si c’est bien une traduction qu’entend offrir Zachariae (il argue en effet d’une « Übersetzung » [traduction], voir Dritte Vorrede [Troisième préface]), la macro-structure de l’original se trouve adaptée aux principes de construction en vigueur dans les études allemandes sur le droit civil (Bocquet 2000). Privée de valeur légale, la traduction du Code devient un « manuel[9] ».

Il est sans doute plus surprenant sinon insolite que cette traduction allemande fasse en 1838 l’objet d’une retraduction française par deux professeurs de la Faculté de droit de Strasbourg, Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, sous le titre Cours de droit civil français. Dans leur préface, les deux Français expliquent comme suit leur décision :

Nous cherchions un livre à l’aide duquel nous puissions systématiser les connaissances que nous avions acquises, un livre qui nous offrit un plan d’étude pour les connaissances que nous allions acquérir encore. Ce livre, nous sommes forcés de le dire, dût notre déclaration blesser la susceptibilité nationale, ce n’est point en France, c’est en Allemagne que nous l’avons trouvé et, dès ce moment, nous avons conçu le dessein de donner la traduction d’un ouvrage dont nous ne saurions mieux faire apprécier le mérite spécial qu’en indiquant les vues d’après lesquelles il a été écrit.

Zachariae von Lingenthal 1838 : V

On comprend l’embarras des traducteurs, qui n’ont de cesse de renvoyer, au sein de l’ouvrage, à « leur » original, le Code civil. Difficile, toutefois, de réprimer les sentiments de « susceptibilité nationale » française, qui redoublent au contraire à la veille de 1870. Aussi Aubry et Rau se sentent-ils obligés, en tête de la 4e édition de leur Cours (1869), de rectifier le tir en réclamant une plus grande indépendance à l’endroit de l’original allemand ; la distinction entre traducteur et auteur devient une question d’honneur, voire un enjeu légal et politique : « On nous considère assez souvent comme de simples traducteurs et annotateurs de Zachariae. Il est dès lors de notre devoir et de notre droit d’affirmer à nouveau notre qualité d’auteurs » (cité d’après Cachard 2005 : 45). Aubry et Rau procèdent maintenant à une véritable « adaptation aux goûts et aux besoins politiques du public-cible français » (Bocquet 2000). Mais c’est surtout entre 1870 et 1918 que la version d’Aubry et Rau se « refrancise » ouvertement, une tendance qui s’accentuera encore après la mort des deux auteurs. Voici comment les rééditions successives qualifient leur rapport à l’original allemand : une réédition de 1897 est « d’après l’ouvrage de Zachariae », une autre, en 1935, « d’après la méthode de Zachariae ». En 1961, le titre devient simplement : Droit civil français, avec comme auteurs : Charles Aubry, Charles-Frédéric Rau, Paul Esmein et André Ponsard. Cet exemple d’« histoire croisée » pourtant appliquée à une seule relation de traduction replace celle-ci dans un éventail de procédés de transfert révélateurs de rapports biculturels historiquement changeants. Peut-on faire moins ? Bien entendu. Mais la spécificité du regard traductif est-elle compromise ? Au contraire, elle gagne à être corrélée à une trajectoire historique qui distingue et explique les rôles des traductions et des adaptations, ainsi qu’à un espace de circulation transculturel qui rend compte de l’enjeu subtil des politiques des traductions.

Le second exemple concerne un arrangement différent d’objets, en l’occurrence des traductions produites et diffusées, au cours du xixe siècle, dans plusieurs espaces culturels, à savoir la Belgique plurilingue ainsi que ses cultures voisines, principalement celle de langue française. Ces traductions ne sont pas abordées ici comme des révélateurs de divergences langagières et culturelles (ce qu’elles sont sans conteste), mais comme des révélateurs de politiques culturelles qui régissent la circulation nationale et transnationale de traductions d’une langue mineure en une langue majeure et d’une langue majeure en une autre langue majeure. L’espace ajoute en effet un nouveau défi, qui est la prise en compte des directions de traduction : au sein de la Belgique, vers la France, à l’échelle de l’Europe. À « spatialiser » la notion de traduction francophone, c’est-à-dire à voir si dans les aires où elle se produit et dans les relations qu’elle noue avec d’autres aires, y compris la France, on peut se demander si elle fait sens, c’est-à-dire si elle exhibe des traits spécifiques, soit formels, soit fonctionnels, soit encore institutionnels. Furent-elles insolites, ces configurations d’objets offrent en tout cas des interfaces variables avec des activités historiques plus ou moins afférentes, telles que des politiques des langues, des stratégies éditoriales ou des pratiques discursives. Retenons ci-après trois cas de figure[10] : (1) des traductions belges francophones de poésies flamandes ; (2) des traductions francophones et françaises de romans flamands ; (3) des traductions francophones de livrets d’opéras allemands. Comme la Belgique dix-neuviémiste est un espace à la fois hybride et national en même temps qu’une sorte d’espace tiers et intermédiaire entre les deux grandes cultures voisines, la dimension spatiale de la traduction francophone concerne donc à la fois des relations intra-belges, belgo-françaises, belgo-allemandes et au-delà.

Ce que pour commencer donne à voir l’étude des traductions de poésies flamandes parues dans des revues littéraires belges de langue française du dernier tiers du xixe siècle est un recul progressif de ces traductions en faveur d’autres modalités de transfert (de brèves citations, des comptes rendus de recueils flamands, l’emboîtement d’éléments langagiers flamands au sein de poésies belges de langue française). Ce sont des signes qui ne trompent pas. En dépit du credo d’une seule littérature en deux langues, l’enjeu pour les médiateurs belges francophones consiste à modeler une représentation de la Flandre qui soit ajustable au projet national d’une poésie de langue française autonome en même temps que douée de légitimité à l’endroit de sa grande voisine. Le meilleur « compromis » est celui que procurent les écrivains dits flamands de langue française, dont quelques-uns, comme le notait l’influent critique belge Camille Lemonnier, « apparaissent plus flamands que les Flamands dans leur langue » (Lemonnier 1911/1994 : 199-200). D’où la résistance à la représentation directe et même indirecte de la poésie flamande moyennant des traductions procurées par des médiateurs flamands ou bilingues.

Le second projet est également national et cependant il suit une trajectoire différente, se trouvant à un moment donné accaparé par une politique éditoriale française. Au départ, vers le milieu du siècle, des médiateurs francophones s’évertuent à instrumentaliser la prose d’un romancier flamand, Henri Conscience, à des fins de promotion de la littérature belge de langue française, au point de faire naître l’espoir d’une reconnaissance internationale du génie wallon enrichi des vertus et du fonds culturel flamand. Cette sorte de dispositif biculturel attire des éditeurs français, principalement Michel Lévy, ainsi que nombre de critiques français, qui visent à intégrer la prose rurale et moralisante de Conscience à leur propre répertoire national, à une niche inédite en particulier, qui remplit le vide entre le roman historique et le réalisme social. De belges, les traductions de Conscience deviennent françaises, voire même se transforment – ou cherchent à se transformer – en des oeuvres originales françaises, singulièrement au cours du dernier tiers du xixe siècle. Cette évolution exprime donc une double dynamique : celle de la « flamandisation » de la littérature belge, celle de l’internationalisation de cette dernière.

Le troisième projet concerne le transfert d’oeuvres musicales, particulièrement des livrets, des partitions d’opéra et des Lieder allemands, en versions françaises, ces versions étant procurées en Belgique, d’où elles circulent aussi bien dans l’une que dans l’autre culture, voire bien au-delà. Les conditions élémentaires de médiation paraissent en effet remplies chez les traducteurs poétiques belges : ces derniers possèdent la double expertise langagière et discursive requise par la traduction d’oeuvres versifiées allemandes en français et (accessoirement) d’oeuvres françaises en allemand. En effet, les systèmes prosodiques et poétiques du flamand et de l’allemand se recoupent largement à cette époque, surtout dans les genres populaires et chantés. S’ajoute que la circulation des traductions est facilitée par l’édition musicale, qui s’internationalise, grâce à deux innovations : l’impression des partitions en plusieurs langues, qui permet une diffusion très étendue des oeuvres, et la multiplication des antennes ou points de vente : ainsi, la maison d’Henry Litolff, fondée à Braunschweig en 1828, possède des succursales à Bruxelles, Liège, Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Amsterdam et Copenhague, souvent en association avec d’autres maisons, comme Enoch ou Schlesinger, qui ont elles-mêmes des succursales en plusieurs villes, y compris en Belgique. Aussi les traducteurs belges ont-ils trouvé un temps moyen de glaner quelque avantage, économique et institutionnel, grâce à la position singulière qui fut la leur : celle d’experts fiables, adroits et résilients à l’attraction exclusive des scènes parisiennes.

Reprenons : où réside le défi ? Dans la prise en compte corrélée de plusieurs directions de traduction, y compris celles qui se forment en sens inverse (du français ou de l’allemand en flamand, par exemple). Prises ensemble, ces directions ou relations composent une sorte de « topologie » au sens mathématique, en tant qu’elles sont des vecteurs métaphoriques des concepts de limite, de continuité et de voisinage. Ces derniers inspirent des stratégies et des tactiques de positionnement des communautés ou cultures dominantes et dominées. Bien entendu, ce modèle topologique se complexifie à l’époque moderne et surtout à l’époque contemporaine et il devra alors prendre en charge des phénomènes aussi massifs que les mouvements migratoires et les échanges électroniques, à l’échelle locale ou planétaire : les uns et les autres multiplient les directions de traduction, qui engendrent le cas échéant de véritables « zones de traduction » (Cronin et Simon 2014).

Ce qui précède montre assez que l’histoire des traductions ne se contente guère d’analyses pointues et indéfiniment cumulables, en même temps qu’elle invalide toute aspiration à des interprétations fondées sur des configurations uniques : les faits du passé résistent tout simplement à de telles réductions[11]. Et c’est tout naturellement que les exigences de l’analyse historique des traductions poussent l’historien à recourir à d’autres disciplines.

3. Trois défis interdisciplinaires : quelles modalités concevoir et pour quelles fins ?

3.1. Quelles modalités ?

Les premières réflexions connues sur la traduction pensent celle-ci en relation avec des pratiques voisines : l’apprentissage des langues et de la rhétorique, ainsi que la production de discours oraux. Depuis lors, on n’a eu de cesse de la penser moyennant des concepts empruntés à d’autres disciplines (pour un exemplier de transferts occasionnés par des métaphores, voir Martín de León 2010). Aujourd’hui, les échanges entre les pratiques et les disciplines se poursuivent, mais s’accompagnent plus fréquemment de discussions sur les modalités, sur les risques et sur les effets de l’interdisciplinarité, jusqu’à transformer celle-ci en un enjeu majeur aux yeux de nombre de théoriciens. Mais qu’en est-il aux yeux de l’historien ? Rappelons que la spécificité des objets et des regards dépend des configurations historiques concrètes où entrent ces derniers. Il n’en va sans doute pas autrement pour la spécificité du dialogue entre l’étude des traductions et d’autres disciplines. Est-ce à dire que la distinction entre les découpages disciplinaires et interdisciplinaires devient subsidiaire sinon aléatoire : bonnet blanc ou blanc bonnet ? Les réponses varieront, une nouvelle fois, selon les configurations historiques auxquelles fait face l’historien : de la mise en commun d’objets par plusieurs disciplines à celle de transferts de concepts, de théories ou de méthodes entières d’une discipline à l’autre ; de rapprochements tâtonnants à des croisements intenses entre plusieurs disciplines. Le défi pour l’historien est dès lors de conjuguer, au vu de ces différents cas de figure, et à des fins d’analyse historique, des outils de type disciplinaire et des concepts et méthodes empruntés à d’autres disciplines.

Reprenons l’articulation intime depuis l’Antiquité de la traduction, de la grammaire et de la rhétorique : comprendre les techniques et les usages de la traduction, la formation des traducteurs et leur statut professionnel, ou encore la théorisation de la traduction requiert une étude corrélée d’une diversité de pratiques (voir Copeland 1991). Il serait certes inadéquat de traiter une part de ces dernières comme des « disciplines » au sens moderne. Parallèlement, on peinerait à isoler le concept romain de traduction de concepts voisins, par exemple parce que tous se déclinent moyennant une pluralité de dénominations et de significations (McElduff 2013). Aussi le travail de l’historien se laisse-t-il qualifier en l’occurrence de bricolage intellectuel.

Que faire en face de situations où l’interaction conceptuelle ou méthodologique semble au contraire faible ou à peu près nulle ? La démarche historique risque en ce cas de se trouver cantonnée au rang de branche auxiliaire d’une discipline qui lui demeure éloignée. Ainsi, la « translational medicine », un domaine en pleine croissance des sciences biomédicales contemporaines, se développe à l’écart de toute préoccupation discursive, et même si le concept de traduction s’y trouve régulièrement débattu, il ne se trouve guère rapporté au concept commun de traduction proprement dite, ainsi que l’atteste le propos suivant :

Knowledge translation was defined at a consensus meeting of the World Health Organization in 2005 as « the synthesis, exchange and application of knowledge by relevant stakeholders to accelerate the benefits of global and local innovation in strengthening health systems and advancing people’s health ».

Greenhalgh and Wieringa 2011 : 502

Corrélativement, rien d’étonnant que l’histoire de la « translational medecine », certes encore embryonnaire, ne cherche en aucune manière à rallier les savoirs et les méthodes de l’histoire de la traduction[12].

En contrepoint, le dialogue interdisciplinaire où le rôle d’émetteur semble revenir aux études de traduction ou au concept de traduction engendre-t-il des effets opposés ? Voyons les plaidoyers en faveur d’une sorte de « translational turn » accompli par des disciplines comme l’histoire, la littérature comparée ou les études politiques qui se redéfiniraient à l’aune de la catégorie « traduction » (Bachmann-Medick 2009) : force est de constater qu’à l’instar de ce que donnent à voir les sciences biomédicales, la conception de la traduction y reste passablement éloignée de celle dont se sert l’historien dans son habituelle démarche heuristique.

Qu’à cela ne tienne : le défi historique n’est pas d’incriminer de tels « écarts », mais d’en reconstituer les logiques, qui sont peut-être en partie redevables à la structure prototypique complexe du concept même de traduction. Dans la « translational medicine », cette structure a pu conduire jusqu’à l’évacuation de la base langagière de la traduction ; d’après le « translational turn », elle a pu engendrer l’expansion de cette base langagière jusqu’à couvrir une « transnational cultural practice », ainsi que le propose Bachmann-Medick :

An explicit focus on translation processes – something increasingly prevalent across the humanities – may thus enable us to scrutinize more closely current and historical situations of cultural encounter as complex processes of cultural translation. Translation is opened up to a transnational cultural practice that in no way remains restricted to binary relationships between national languages, national literatures or national cultures.

Bachmann-Medick 2009 : 2

La première tâche de l’historien – rappelons-le – est de comprendre les res gestae, y compris donc des conceptions de la traduction qui désemplissent ou dépassent l’idée même d’un transfert interlingual, interculturel…

3.2. Quelles fins ?

Les alliances et les partages ne sont pas toujours à bénéfice égal pour les disciplines concernées. Or, où est le bénéfice pour l’étude historique de ces alliances et partages ? Penchons-nous une nouvelle fois sur le domaine légal et privilégions encore le tournant de l’Ancien Régime, période qui offre une moisson plus qu’ample de textes de loi, de textes administratifs et de textes politiques en tous genres. Différentes perspectives sont envisageables, applicables à des textes originaux et traduits (ces derniers étant très largement diffusés, on l’a dit, dans les territoires annexés). Le bénéfice historique de l’étude historique en forme aussi le défi : comment agencer ces perspectives d’une telle façon que les savoirs de chaque discipline s’enrichissent au contact des autres ?

Pour commencer, que pourrait nous apprendre une analyse langagière des traductions en flamand et en hollandais[13] basée sur un corpus constitué par le Bulletin des lois, une publication périodique bilingue français-flamand et français-hollandais (1797-1814) ? Un vaste répertoire de traits micro-textuels (du mot à la phrase) : graphiques, morphologiques, lexicaux et syntaxiques ; ensuite, des caractéristiques génériques ; enfin, des différences micro-textuelles et génériques très sensibles entre les traductions en flamand et en hollandais. Mais au-delà, l’historien sociolinguiste, s’appuyant également s’il le souhaite sur des comparaisons avec des textes parallèles contemporains en flamand et en hollandais, recueillera également des informations sur les évolutions des deux langues, sur la mutuelle détermination de celles-ci, sur des standardisations inégales, sur les politiques des langues à l’endroit du flamand et du néerlandais.

Pour l’historien des traductions, c’est la politique des traductions qui entre en ligne de mire : elle est un corrélat de la politique des langues, d’où l’étude de sa réglementation, de la formation, du recrutement et de l’évaluation des traducteurs. Vient ensuite l’étude comparée des traductions destinée à identifier les techniques et les normes de la traduction, les manipulations et censures imposées aux versions officielles, les adaptations à d’autres publics, ou encore la quête de compromis entre les exigences du donneur d’ordre et les attentes des usagers, aussi bien aux normes micro-textuelles que macro-textuelles (y compris génériques). Cette étude comparée se doublerait avantageusement d’une comparaison des versions flamandes et hollandaises.

On comprend qu’il est opportun de corréler les deux points de vue disciplinaires cités sur les mêmes objets traductifs. D’une part, il y a lieu de s’interroger sur l’impact que la traduction en tant que pratique discursive a exercé sur la standardisation et la différenciation des systèmes linguistiques au Nord et au Sud ; il y a également lieu de s’interroger sur les effets des pratiques traductives sur la valorisation (ou la dévalorisation) des deux langues envisagées comme des vecteurs d’identité culturelle (et bientôt nationale). D’autre part, il nous importe de connaître le rôle de la standardisation et de la différenciation linguistiques sur l’établissement et l’évolution des normes et techniques de la traduction, aussi bien au Nord qu’au Sud, en particulier dans les domaines de la communication légale et administrative. On pourrait s’étonner que ni l’histoire de la langue ni l’histoire de la traduction ne se sont à ce jour intéressées à ces traductions. La raison pourrait être que les historiens de la langue ne les ont pas envisagées comme un corpus de qualité équivalente à celle des textes originaux en langue française pour ce qui est l’analyse des standards langagiers, de leur maintien, réforme ou diffusion. Quant à l’histoire de la traduction, force est de constater qu’elle ne s’est guère encore attachée aux genres non littéraires, si bien que la traduction légale est demeurée la chasse gardée des terminologues et des praticiens du droit.

Tournons-nous maintenant vers les historiens du droit, qui portent souvent un réel intérêt aux traductions, fût-ce sans les constituer en objets de recherche proprement dits : les contenus et savoirs juridiques l’emportent couramment sur les modalités de transmission de ces derniers et pour beaucoup, ces modalités, en l’occurrence la traduction, ne semblent guère jouer de rôle dans la conception des lois ni même dans l’évolution du métalangage juridique (Van Goethem 1990). À quoi s’ajoute l’idée convenue que la traduction légale ou administrative est privée des puissants effets de transformation culturelle reconnus à la traduction littéraire. Plus récemment, les visées transnationales sur le « legal transplant » ou sur la « legal translation » ont tendance à la traiter comme « a heuristic device to employ when analyzing the transfer of legal ideas and institutions between legal systems » (Langer 2004 : 5). D’autres la conçoivent comme étant apte à véhiculer par elle-même des traits d’identité, de normativité et de communication (Duve 2012 : 55). Or, il est loisible de s’interroger sur le rôle qu’ont joué les traductions en flamand du Bulletin des lois sur l’évolution de l’appareil juridique et administratif en Flandre : ont-elles accéléré la « flamandisation » de cet appareil ? C’est peu probable : l’intense « Frenchification » de la Flandre au long du xixe siècle porte à croire qu’elles l’ont au contraire ralentie, en introduisant une terminologie et une phraséologie inédites et souvent peu homogènes.

Enfin, un quatrième point de vue peut être défini, que faute de mieux on nommera « culturel ». Il couvre tout un ensemble de déterminants institutionnels et discursifs : d’une part, les dispositifs de production et de distribution des traductions ; de l’autre, des procédures de transfert destinées au grand public (des résumés et des paraphrases) ou aux écoliers et étudiants (des manuels et des commentaires). S’ajouterait, dans le fil d’études similaires de sociologie culturelle, un volet sur la prosopographie sociale et professionnelle des traducteurs et de leurs donneurs d’ordre (politiques, éditoriaux). Au-delà, le point de vue culturel s’attachera aux questions d’imposition ou d’acclimatation de valeurs républicaines, ainsi qu’au rôle messianique attaché à la langue et à la culture françaises.

En résumé, une étude interdisciplinaire ainsi agencée définit un terrain commun et d’échange, où le centre de gravité n’est plus à proprement parler traductif, car on comprend que les grandes voies sont traversées de sillons qui s’agrandissent en nouvelles voies. Le bon sens invite à comprendre qu’il y va aussi sinon surtout de la médiatisation de nouveaux régimes institutionnels et linguistiques, de la « politisation » d’une société, ainsi que de la différenciation culturelle et sociale à travers la langue. Rien d’étonnant que les aspects formels et fonctionnels de la traduction ne soient plus seuls en cause. Pourquoi le regretter ?

4. Trois défis pragmatiques : comment valoriser et transmettre les savoirs historiques ?

4.1. Comment valoriser l’histoire ?

On s’accordera sur la situation institutionnelle généralement fragile de la traductologie au sein des sciences humaines, des facultés des lettres, des départements de langues (souvent des départements de langues appliquées) ou des départements de littérature comparée. Il n’en va pas autrement, loin s’en faut, pour sa branche historique, en dépit des efforts conséquents de ceux, qui, tels Jean Delisle ou le regretté Michel Ballard, n’ont eu de cesse de mettre en lumière les fonctions historiques de la traduction, d’élaborer des modèles d’analyse biographique des traducteurs, ainsi que des terminologies appliquées à l’étude historique de la traduction, qui ont mis au point des méthodes pédagogiques, y compris électroniques, pour mieux ancrer l’histoire dans la recherche et l’enseignement universitaire.

Parmi les nombreuses raisons à invoquer pour expliquer la difficile intégration de la traductologie et de sa branche historique, il conviendrait précisément de citer leur rapport privilégié avec les domaines appliqués. Difficile intégration assortie d’un faible financement. Il est bon de rappeler que les modèles de financement de la recherche s’ancrent dans une vision institutionnelle longitudinale (et en tout cas efficacement mise en oeuvre au long du xxe siècle en Europe et aux États-Unis) sur la structure hiérarchique de la recherche scientifique, qui accorde la priorité logique et chronologique à la recherche de base sur la recherche appliquée :

From the time of the ancient Greeks to the present, intellectual and practical work always have been seen as opposites. The ancients developed a hierarchy of the world in which theory was valued over practice. This hierarchy rested on a network of dichotomies that were deeply rooted in social practice and intellectual thought […] A similar hierarchy existed in the discourse of scientists : the superiority of pure over applied research.

Godin 2006 : 641

Certes, de nos jours, ce principe se trouve contesté et réajusté, du moins quant à certaines sources de financement, celles, notamment, qui à l’échelle européenne favorisent les recherches douées d’un important effet social. Ce qui risque une nouvelle fois d’entraver les ambitions de la recherche historique, au moment où se fait forte la sollicitation de projets d’envergure, précisément de taille européenne. Le cercle paraît vicieux : si l’histoire ne parvient pas à s’émanciper de sa situation ancillaire, elle manquera d’appuis institutionnels et financiers ; si elle s’associe aux disciplines fortes, elle court le risque de l’instrumentalisation[14].

Le défi consiste donc à briser ce cercle vicieux. Or, on ne pourra lever ce défi qu’en produisant des travaux qui parviennent à exposer par le menu, et de manière récurrente, l’action effective des traductions dans l’histoire des pratiques culturelles, y compris des disciplines scientifiques. À observer le parcours accompli depuis plusieurs décennies, un certain degré d’optimisme est justifié : la conscience de l’importance de l’histoire des traductions n’a cessé de se répandre et d’interpeller un nombre croissant d’historiens disciplinaires. Il faut désormais continuer sur cette lancée. L’histoire des traductions s’oblige donc à s’associer des compétences réparties sur une pluralité de domaines de recherches, car ce sont de telles recherches associées qui accorderont une meilleure visibilité à l’étude historique de la traduction tout en assumant une fonction d’initiation auprès de ceux qui souhaitent entreprendre des recherches ciblées.

Corrélativement, il est impérieux de dépasser les perspectives nationales ou régionales, et de tendre vers une vision interactive de l’histoire traductive, qui focaliserait les transferts entre les aires linguistiques et culturelles. Ne serait-il pas étonnant que nous admettions d’un côté la pollinisation transversale de la pensée antique (cicéronienne) de la traduction, puis que nous cherchions à nationaliser et à configurer des pensées française, anglaise, espagnole, sous prétexte que la traduction devient l’enjeu de politiques nationales de langue, de littérature, de législation, de culture ? En cela, des perspectives plus ouvertement transnationales pour la plupart des aires européennes mériteraient d’être encouragées.

4.2. Comment transmettre l’histoire ?

Jusqu’ici on a pu définir huit défis à relever ; les revoici :

  • reconstituer les modalités de transfert culturel au sein desquelles les traductions proprement dites se singularisent et prennent sens ;

  • identifier les différentes temporalités de la traduction et les interactions entre celles-ci ;

  • adapter les outils du bricolage intellectuel à chaque configuration historique donnée ;

  • corréler les différentes directions de traductions ;

  • conjuguer des outils de type disciplinaire et des concepts et méthodes empruntés à d’autres disciplines ;

  • reconstituer sans les juger les logiques des dialogues interdisciplinaires ;

  • intégrer les différents points de vue disciplinaires sur un même objet traductif ;

  • exposer l’action effective des traductions dans l’histoire des pratiques culturelles.

Ajoutons un avant-dernier défi : celui qui a trait à la transmission des savoirs historiques. Aux plaidoyers (comme ceux qui précèdent), il faudra joindre des initiatives institutionnelles aptes à asseoir une place à la fois constante et spécifique pour l’histoire de la traduction. On peut ainsi songer à la création d’une revue savante d’histoire de la traduction, de préférence en accès libre, accueillant des contributions en plusieurs langues (anglais, français, espagnol, allemand, etc.), représentant diverses aires culturelles et ouverte à l’ensemble des sciences et pratiques.

Sur quels modes disséminer ensuite les fruits des recherches historiques dans l’enseignement ? L’ampleur du domaine, la faible spécialisation historique des cursus universitaires, la rareté des manuels d’histoire de la traduction appellent à décloisonner cet enseignement, à proposer donc des perspectives où se conjuguent l’histoire sociale et l’histoire culturelle, les traductions littéraires et scientifiques, la longue durée et le contemporain. De même que l’ampleur des projets devrait déjouer le risque inhérent à la multiplication d’études de cas isolés, l’enseignement devrait éviter le risque de l’émiettement en sous-spécialités, en domaines linguistiques, en périodes et espaces trop restreints, un risque contre lequel François Dosse avait naguère mis en garde les historiens, notamment français (Dosse 1987). Or, si cet émiettement est en France la conséquence de l’accroissement sans précédent du nombre d’historiens (jusqu’à 8000 en 1990, ayant produit plus de 15 000 livres et articles, voir Charle 2013), c’est paradoxalement la relative pénurie d’historiens en notre domaine qui pourrait réfréner les dialogues entre les disciplines et entraver la constitution de réseaux d’historiens.

Un dernier défi consiste donc à croiser des modes de présentation qui relayent les études de cas et les projets d’envergure : des dictionnaires et encyclopédies d’histoires de la traduction pourraient assurer cette fonction. On peut également imaginer des matrices plus complexes et ambitieuses qui nouent ensemble des courants culturels, des aires et des réseaux d’acteurs et qui se répartiraient en unités ou thèmes, à l’instar de ce que vient de proposer la plateforme ERNiE (Encyclopedia of Romantic Nationalism in Europe) pour l’étude de la circulation internationale du romantisme en Europe :

[…] it aims to chart the diffusion of cultural nationalism in the ‘long 19th century’, including some of its afterlife tapering off in the 20th century. This is traced in two dimensions : transnationally (across – and in some cases beyond – Europe), and intermedially (across different cultural fields, ‘multimedia’-style)[15].

Il faut également compter sur le mode comparatif institué par les ressources du numérique, qui agencent les données disponibles aux échelles nationales, à répartir en plusieurs directions (notamment les intraductions et les extraductions), et qui autorisent des répartitions et combinaisons catégorielles riches (selon les catégories d’auteurs, de genres, de langues, d’éditeurs, etc.). Si la pédagogie de l’histoire et la recherche historique se tendent la main, la tâche de l’historien et de l’historien de la traduction, en particulier, se laissera au mieux définir, peut-être, comme celle d’un traducteur. Écoutons encore C. Charle, dans une interview accordée à Bantigny :

[…] la fonction actuelle de l’historien : être le médiateur, le traducteur, le donneur d’équivalents, pour faire comprendre, mesurer, interpréter la discordance des temps, non seulement dans le sens présent/passé (pourquoi ces témoins du 19e siècle pensaient-ils ainsi et ne le faisons-nous plus ?), mais aussi passé/futur (pourquoi imaginaient-ils ainsi l’histoire à venir et pourquoi ne le pouvons-nous pas ?) et enfin présent/futur (comment pouvons-nous utiliser cette expérience historique rétrospective pour affiner notre propre perception du présent et éventuellement du futur ?).

Bantigny, Deluermoz, et al. 2013 : 244

Est-ce à dire que la question du passé/futur de la traductologie refait surface ? Sans doute, car tout historien, y compris donc le signataire de ces lignes, s’appuie sur des présupposés, sur des intuitions et sur des visées qui ne prennent sens que sur la toile de fond du climat intellectuel et culturel de son époque. Et seul l’avenir dira ce qu’il sera advenu des défis de cette génération et des historiens qui la composent. Rendez-vous dans 60 ans ?