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Le titre de l’ouvrage dirigé par John Milton (Université de Sao Paulo) et Paul Bandia (Université Concordia, Montréal) suscite d’emblée la question : qu’est-ce qu’un agent de traduction ? Dès la première page, les directeurs offrent une réponse : un agent de traduction occupe une position intermédiaire « between a translator and an end user of a translation » (Sager 1994 : 321, cité dans Shuttleworth et Cowie 1997 : 7). À cette définition, ils ajoutent :

These agents may be texts producers, mediators, who modify the text such as those who produce abstracts, editors, revisors and translators, commissioners and publishers. [… They] may also be patrons of literature, Maecenas, salon organizers, politicians or companies which help to change cultural and linguistic policies. They may also be magazines, journals or institutions.

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Agents of Translation est un recueil de treize textes rédigés par des auteurs provenant d’Argentine, d’Australie, du Brésil, du Canada, de Finlande, du Portugal, de Turquie et du Royaume-Uni. Plusieurs d’entre eux ont été sélectionnés parmi les communications présentées au congrès de l’IATIS qui a eu lieu à Cape Town en juillet 2006 et d’autres articles répondent à une invitation personnelle de la part des directeurs.

L’introduction du livre présente la notion d’agent de traduction, notion relativement nouvelle qui méritait une définition approfondie. Les directeurs distinguent quatre volets du concept d’agent. Le premier, le mécénat, soit les acteurs religieux, politiques et sociaux, entre autres, qui ont joué un rôle central dans la régulation du système littéraire et éducatif, de la censure et du prix des ouvrages. Le deuxième, le pouvoir, devient évident quand les traducteurs vont à contre-courant du système littéraire ou politique du pays, ou tentent d’introduire des ouvrages censurés. Le troisième, l’habitus, concerne les conventions que le traducteur doit respecter pour diverses raisons : être accepté dans une société, conserver son travail, être publié, se faire des amitiés ou influencer des gens. Finalement, les directeurs font référence à la Actor Network Theory (Buzelin et Folaron 2007), qui renferme les stratégies, négociations, conflits, collaborations et alliances entre les différents acteurs participant au processus de traduction.

L’ouvrage est composé d’études de cas. Nous les regrouperons ici par thématique, soit, d’abord, les agents de traduction politiques ; ensuite, ceux qui ont contribué à la formation culturelle-identitaire et, finalement, les agents de traduction ayant participé à la constitution de la littérature de leur pays.

Voyons d’abord quelle est la tâche d’un agent de traduction politique. L’article de Georges L. Bastin relate l’activité traductionnelle de Francisco de Miranda, un révolutionnaire professionnel qui a participé à trois révolutions : l’Indépendance des États-Unis, la Révolution française et l’indépendance vénézuélienne. Miranda avait un objectif clair : rendre le sous-continent américain indépendant, raison pour laquelle il a travaillé intensément à la production, traduction, publication et circulation de documents en faveur de l’indépendance. Un autre exemple d’agent de traduction politique est celui présenté par Şehnaz Tahir Gürçağlar. Politicien et écrivain turc, Hasan Âli Yücel a énormément encouragé l’activité traductive quand il dirigeait le bureau des traductions de la Turquie au début du xxe siècle (1247 ouvrages traduits).

Ensuite, l’ouvrage décrit plusieurs cas d’agent de la formation culturelle-identitaire d’une nation. D’abord, Yukichi Fukuzama, étudié par Akiko Uchiyama. Éducateur, traducteur et intellectuel du xixe siècle, Fukuzama a présenté l’Occident comme une source de modernité pour les Japonais. À travers la traduction, il a été propagateur de la supériorité japonaise par rapport aux autres nations asiatiques. Le texte de Cemal Demircioğlu, de son côté, présente l’écrivain et journaliste turc Ahmed Midhat, un exemple de médiateur culturel entre l’Occident et la société ottomane à la fin du xixe siècle. Il a contribué à la modernisation de la culture et de la littérature ottomanes. Dans son texte, Paul Bandia examine Cheikh Anta Diop, un académicien renommé qui a traduit (ou déchiffré) des hiéroglyphes égyptiens et des scripts méroïtiques. Cheikh Anta Diop a aussi réussi, grâce à ses recherches, à établir des liens historiques et culturels entre l’Égypte et l’Afrique noire. Le travail qu’il a mené montre la traduction comme une activité intellectuelle au service de l’histoire.

Finalement, neuf chercheurs d’horizons divers illustrent la participation de la traduction à la constitution d’une littérature nationale. En effet, comme l’écrivait Cary (1962 : 108), la traduction a « […] précédé la création littéraire autonome ; elle a été la grande accoucheuse des littératures ».

Denise Merkle examine le rôle de la maison d’édition Vizetelly & Company comme agent de modernisation de l’industrie d’édition pendant l’époque victorienne en Grande-Bretagne grâce à la traduction d’oeuvres de fiction réalistes et naturalistes, ainsi que d’ouvrages anglo-américains (56 % des textes publiés étaient des traductions). Dans la même perspective, Carol O’Sullivan présente Henry G. Bohn comme un pionnier de l’édition d’oeuvres classiques traduites pendant la même période. Avec la création de ses bibliothèques, Bohn a contribué à la diffusion d’oeuvres littéraires accessibles à tous et à prix abordables. Outi Paloposki parle de deux écrivains et traducteurs finlandais. Le premier, Karl Gustaf Samuli Soumalainen, a traduit surtout des romans russes durant la fin du xixe siècle, époque au cours de laquelle la traduction était la source privilégiée de l’édition puisque près de 60 % des textes imprimés étaient des traductions. Le deuxième, Juhani Konkka, est un des traducteurs les plus prolifiques de textes littéraires russes traduits en finnois. Bien que tous deux écrivains, ils sont mieux connus comme traducteurs ayant contribué à la formation de la littérature finlandaise. Christine Zurbach, de son côté, analyse l’activité traductive entre 1975 et 1980 au sein d’un groupe de traducteurs de pièces théâtrales lié au projet socioculturel du Centro Cultural de Évora du ministère de la Culture du Portugal. En vue de dynamiser le théâtre local et national, ce groupe a traduit des oeuvres d’auteurs contemporains étrangers (surtout des Français). La traduction a donc joué un rôle important dans l’innovation théâtrale après la révolution de 1974, quand la censure a cessé et le Portugal s’est ouvert aux idées étrangères.

Francis R. Jones examine les traductions de poésie bosniaque en anglais après la guerre, notamment entre 1992 et 1995. Les résultats de ses recherches indiquent que les traducteurs de poésie bosniaque n’ont pas tous la même visibilité et que les éditeurs forment un réseau plus important que celui des traducteurs dans la publication d’oeuvres traduites. Maria Eulália Ramicelli étudie la RevueBritannique, publiée à Londres en français. Son analyse comparative révèle que dans les traductions de langue portugaise, les traducteurs brésiliens s’appropriaient les textes originaux afin de fonder une littérature nationale et, partant, d’affirmer le Brésil en tant que nation indépendante et unie. Thelma Médici et John Milton étudient les frères Haroldo et Augusto de Campos, qui sont devenus les figures les plus représentatives de la traduction poétique au Brésil. Les frères Campos ont donné à la traduction un statut d’activité littéraire. Finalement, le texte rédigé par Lisa Rose Bradford qui étudie le rôle de la traduction poétique dans le développement de la littérature argentine du xxe siècle. Bradford analyse la façon dont les revues Sur, Diario de poesia et Poesia Buenos Aires ont diffusé la poésie contemporaine étrangère et ont reproduit des versions espagnoles de poèmes reconnus internationalement.

Les directeurs d’Agents of Translation ont voulu souligner l’importance du rôle de l’agent de traduction dans divers domaines : politique, littéraire et culturel-identitaire. Ils montrent que ce rôle varie selon les circonstances propres à chaque texte et à chaque agent. Selon aussi l’époque (ici les xviiie, xixe et xxe siècles) et selon le pays : l’Angleterre, la Turquie, l’Argentine, le Japon, le Venezuela, le Brésil, la Finlande et la Bosnie. Milton et Bandia ne semblent toutefois avoir suivi aucun critère particulier d’organisation de leur ouvrage ; bien que la richesse et la variété des textes réunis permettent d’apprécier, enfin, à sa juste valeur l’importance des agents dans l’histoire de la traduction, il aurait été avantageux d’ordonner les articles, soit par thématique (politique, culturelle-identitaire et littéraire), par continent ou par époque. Le lecteur pourra certes passer d’une étude de cas à une autre sans peine, mais il lui sera difficile de trouver un fil conducteur qu’une brève conclusion aurait pu faire ressortir.

Notons aussi que prédominent très largement les agents de traduction dans le domaine littéraire. Seuls deux articles font référence à l’agent de traduction politique et trois à des agents de la formation culturelle-identitaire d’un pays.

Dans les dernières années, les études en traductologie se sont de plus en plus penchées sur le rôle actif du traducteur, et c’est tant mieux ! L’ouvrage Agents of Translation se démarque quelque peu de cette tendance et innove en prenant en compte non seulement des traducteurs mais aussi une série d’autres acteurs, les mécènes, les maisons d’édition, les réviseurs, etc., qui ont joué un rôle tout aussi important dont il était vital de rendre compte. Agents of Translation ouvre ainsi de nouvelles perspectives de recherche et enrichit le patrimoine de la discipline d’exemples notoires.