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Certains la fuient, d’autres l’accueillent à bras ouverts. Bien ciblée, elle peut toucher une corde sensible et faire grandir. Douce ou acerbe, elle reflète parfois les failles de la création, du créateur ou même celles de l’observateur. La critique, puisque c’est bien d’elle qu’il s’agit, possède sa part d’ombre et de lumière, et il n’en tient qu’à nous de s’y ouvrir afin de découvrir les trésors qu’elle recèle. C’est justement ce que fait Daniel Gile lorsqu’il lance l’invitation suivante à ses lecteurs en 1995, puis en 2009 : « I should be most grateful for comments on and criticisms of the book’s content and presentation » (p. xv). Nous tenterons ici de répondre à la question suivante : le pédagogue et traducteur-interprète français a-t-il ou non tenu compte des critiques qui ont été formulées en regard à la première édition de la monographie Basic Concepts and Models for Interpreter and Translator Training ?

Daniel Gile a mérité des éloges pour être l’un des seuls auteurs à s’intéresser autant à l’interprétation qu’à la traduction. On a également reconnu l’utilité de ses modèles et de ses suggestions pédagogiques (Bastin 1997) ainsi que la solidité des fondements théoriques à la base de la formation pratique qu’il propose dans son ouvrage (Brunette 1998). Voici toutefois ce qu’on a reproché à l’auteur : l’omission de l’apport des tenants de l’école allemande, une discussion trop élaborée sur le thème de la spécificité linguistique ainsi que des attaques fréquentes à l’endroit de Danica Seleskovitch (Bastin 1997). Brunette (1998) soulignait quant à elle « l’absence de critères précis sur l’évaluation qualitative des traductions » et un manque de clarté quant à la « différence […] entre les cursus des traducteurs néophytes et ceux des praticiens en quête de perfectionnement ».

Presque quinze ans séparent l’édition révisée de la première édition de Basic Concepts and Models for Interpreter and Translator Training, période pendant laquelle Gile a acquis de nouvelles connaissances et varié ses expériences en enseignement. Au cours de ces années, l’auteur s’est également rendu compte de l’importance qu’on accordait à ses écrits. Faute d’avoir trouvé dans la littérature de meilleurs modèles pour remplacer ceux qu’il proposait en 1995, il nous les présente donc à nouveau, accompagnés des ajouts, clarifications et corrections nécessaires.

La structure de l’ouvrage est restée la même, si ce n’est que le chapitre 10, bien apprécié lors de la première édition, n’est plus consacré au recensement des ouvrages sur l’enseignement de la traduction et de l’interprétation et aux centres de recherche, mais plutôt à un nouveau modèle visant à initier les étudiants aux principaux courants traductologiques. Gile annonce que chacun des chapitres a fait l’objet de corrections et d’améliorations. On peut d’ailleurs en consulter une liste exhaustive dans la préface. Notons entre autres des ajustements terminologiques : « translation expertise » a été remplacé par « translation competence » pour éviter, écrit l’auteur, la confusion avec le terme employé par les chercheurs du domaine de la psychologie, alors que « Words » est devenu « LC » (“Linguistic Component”). Une mise à jour a aussi été réalisée en regard aux technologies de l’information ; le rôle du Web est brièvement abordé dans l’acquisition des connaissances ad hoc au chapitre 6. Quant à l’index de la précédente édition, il porte maintenant le nom de « Concept index », et Gile fournit un glossaire où il définit la terminologie qu’il a employée, « especially [that] which [is] used in a very specific way here » (p. 259). L’auteur mentionne en outre que la section bibliographique s’est vue amplifiée grâce à l’ajout de 150 nouvelles entrées.

Dans son introduction, – sensiblement la même qu’en 1995 – Gile, fidèle à son sens de la structure, expose avec clarté et précision le postulat sous-jacent à ses recherches : « […] formal training in Translation schools is the most practical way to teach and test the abilities to provide the market with reliable professionals […] » (p. 1). L’auteur explique également le cheminement qui l’a mené à la rédaction de son ouvrage et l’origine de celui-ci, soit une courte monographie rédigée en 1989, compilation de ses recherches et de ses modèles, et ultérieurement adoptée par ses collègues comme manuel de formation en traduction. On sera intéressé de connaître les motivations qui furent à la base des recherches de Gile : 1) expliquer et justifier le concept de fidélité ; 2) expliquer les difficultés de l’activité d’interprétation ;  3) évaluer les stratégies utilisées par les pédagogues de la traduction et de l’interprétation ; 4) améliorer les méthodes d’enseignement. L’auteur nomme également les courants qui l’ont inspiré dans ses recherches : études naturalistes, expérimentales et théoriques, psychologie cognitive et psycholinguistique (p. 2).

Si on lui en voulait plus particulièrement de s’attaquer à Seleskovitch et à l’ESIT, Gile s’amende dans son édition révisée ; Seleskovitch et Lederer sont maintenant les auteures les plus citées, ce qu’on peut facilement constater à la lecture du très pratique index bibliographique (Name index) que Gile y a ajouté. On décèlera peut-être une pointe de reproche lorsqu’il écrit que la théorie du sens occupe depuis 1970 une place prédominante dans le domaine de la formation en traduction « […] in spite of criticism of its theoritical premises in Interpreting Studies community […] and even within ESIT » (p. 252). Mais, enfin, tout est matière à … interprétation. Une autre constatation montre que l’auteur n’a pas fait la sourde oreille aux critiques : les tenants de l’école allemande (Nord, Vermeer et Reiss) font maintenant partie de sa bibliographie – seul Neubert manque à l’appel.

Encore une fois, Gile insiste sur l’importance de la spécificité linguistique (chapitre 8). Pourquoi ? C’est qu’à son avis, certains pédagogues croient souvent, à tort, qu’une méthode d’interprétation apprise dans une combinaison de langues peut être transférée dans toutes les autres combinaisons de langues. Selon l’auteur, plusieurs éléments font varier les degrés de compréhension chez l’interprète et l’effort à fournir en production (longueur des mots, diversité phonétique, redondance grammaticale, structures syntaxiques, aspects sociolinguistiques, ordre de présentation de l’information…), et c’est en se familiarisant dès le début de la formation avec les langues de travail que le futur interprète sera à même d’exercer sa profession avec confiance. Gile propose donc la séquence suivante : 1) l’interprétation consécutive pour acquérir des bases solides en interprétation ; 2) l’interprétation simultanée pour enrichir le vocabulaire et favoriser la disponibilité linguistique. Il spécifie par ailleurs qu’il n’existe pas, à sa connaissance, d’études comparatives des langues qui puissent corroborer ses hypothèses ou prouver statistiquement l’étendue des problèmes relatifs à la spécificité linguistique et rencontrés en compréhension ou en production… avis aux amateurs.

Le lecteur pédagogue qui cherche des critères précis pour évaluer la qualité des traductions de ses étudiants n’en trouvera pas plus dans cette édition que dans la précédente. Au chapitre 2, Gile s’intéresse plutôt aux différentes façons dont les intervenants (auteur, destinataire, client, traducteur et réviseur) peuvent envisager la qualité d’une traduction selon leurs motivations et intérêts respectifs. L’auteur ne se penche pas davantage sur les différences que comportent les cursus des néophytes et ceux des professionnels en quête de perfectionnement. Il précise toutefois dans cette édition que les principes mis de l’avant dans sa monographie sont axés sur une formation avancée en traduction (non littéraire) et en interprétation de conférence.

Si on réclamait « un peu plus de précision sur les répercussions de l’enseignement de la théorie dans les cours de traduction/interprétation » (Brunette 1998), on trouvera peut-être quelques éléments de réponse à la lecture du chapitre 10 intitulé « Integrating more theory into training ». Gile y propose en effet un tout nouveau modèle, appelé IDRC (Interprétation – Décisions – Ressources – Contraintes). Créé dans l’objectif de rendre l’apprentissage des théories de la traduction plus alléchant aux yeux des étudiants, son modèle, écrit-il, est descriptif et non prescriptif, s’applique à tous les types de traductions humaines (technique, juridique, littéraire…) et s’intéresse au processus de la traduction plutôt qu’à son produit. À l’aide de son modèle, l’auteur cherche à faire prendre conscience aux étudiants de leur responsabilité en tant que traducteurs, tout en intégrant les théories de la traduction à un modèle qui fait appel à des concepts bien connus et acceptés autant chez les traducteurs praticiens que chez les traductologues. Ainsi, personne ne niera, dans un groupe comme dans l’autre, l’existence et l’importance des notions d’interprétation, de ressources, de décisions et de contraintes en traduction. En guise d’exemple, Gile présente sous la rubrique « ressources » la théorie du sens (Seleskovitch et Lederer), qui s’appuie davantage sur la maîtrise de la langue et les connaissances extralinguistiques. Il aborde également celle de Toury, dont les normes de fidélité et d’acceptabilité linguistique peuvent fournir certaines indications au traducteur. Sous les rubriques des contraintes et des décisions, l’auteur propose d’aborder les théories du Skopos, de Toury et de Venuti, bien qu’il mentionne que les stratégies de « foreignizing » et de « domesticating » seront plutôt utiles aux traducteurs littéraires. Gile précise que ces théories se complètent les unes les autres, « […] each contributing insights or ideas about aspects of Translation the others have not addressed or processed in depth » (p. 254). Il nous prévient cependant que les théories qui véhiculent de fortes valeurs idéologiques (postcolonialiste, déconstructionniste, féministe) ne pourront être servies par le modèle IDRC.

À la lumière des constatations précédentes, il semblerait que Gile ait tenu compte de certains des reproches formulés en regard à la parution de l’édition de 1995. On notera en outre que les critiques à l’endroit de Seleskovitch sont plutôt rares dans la nouvelle édition, et que les références à la chercheure sont nombreuses. Doit-on y voir le signe que l’auteur s’est rapproché de ses sources ? Si tel est le cas, le fait que Gile fasse désormais partie du corps professoral de l’ESIT pourrait avoir facilité ce rapprochement, et on ne pourra que s’en réjouir.

Pour conclure, si la métaphore abonde dans les discussions en traduction et en traductologie, chez Gile, les modèles sont omniprésents. Les lecteurs en quête de synthèses sous forme visuelle seront donc satisfaits. Quant aux lecteurs qui cherchent des applications pratiques à ces modèles, ils en trouveront aussi dans l’ouvrage. En résumé, on pourra apprécier le fait que, dans cette nouvelle édition, l’auteur ait mis la terminologie au goût du jour et veillé à ne pas employer de terminologies identiques pour décrire des concepts issus de domaines de recherche différents. On pourra également lui être reconnaissant d’avoir annoncé ses couleurs dès le départ en précisant que le sujet des outils technologiques (mémoires de traduction, etc.) ne serait pas abordé dans cette édition. Enfin, on lui saura gré d’avoir proposé un cadre théorique utile pour la formation en traduction et, bien entendu, d’avoir concocté à cet effet, un tout nouveau… modèle.