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L’année 2019 passera à l’histoire de la traductologie comme celle de la consolidation de l’introduction de la théorie de la complexité dans cette discipline. Deux ouvrages importants sur le sujet auront vu le jour : A (Bio)Semiotic Theory of Translation. The Emergence of Social-Cultural Reality, recensé ici, et Complexity Theory in Translation Studies : Methodological Considerations (Marais et Meylaerts 2019), les deux publiés par la prestigieuse maison d’édition Routledge.

Ces deux volumes sont en bonne partie le résultat du travail pionnier en traductologie de Kobus Marais, professeur à l’Université Free State en Afrique du Sud. Avec Reine Meylaerts de l’Université catholique de Louvain, il a codirigé le second volume collectif ci-dessus mentionné. Marais est aussi responsable de l’un des premiers et des plus importants efforts contemporains de reliance disciplinaire. La reliance signifie, en termes complexes, la distinction et conjonction des phénomènes reliés (Morin 2008a). Marais avait donc relié la pensée complexe, la traductologie et les études sur le développement dans son ouvrage Translation Theory and Development Studies : A Complexity Theory Approach, publié en 2014, encore une fois chez Routledge. Ouvrage pionnier dans l’application de la pensée complexe en traductologie, il est passé pratiquement inaperçu au sein des publications spécialisées canadiennes. Ailleurs, l’impact[1] a été aussi plutôt modeste.

En 2017, un travail collectif codirigé par Marais et sa collègue sud-africaine Ilse Feinauer, Translation Studies beyond the Postcolony, a aussi été publié chez Cambridge Scholars Press. Il ne s’agissait pas, comme on aurait pu le croire, d’un détour du noeud central de la recherche de Marais, mais d’une réflexion tout à fait cohérente avec celle-ci. Il s’agissait non seulement d’une critique théorique du tournant postcolonial en traductologie, mais également d’une proposition de son dépassement grâce à l’analyse complexe. Considérant les pays postcoloniaux comme un espace-temps se heurtant à ses propres conditions historiques et matérielles, Feinauer et Marais (2017 : 1) cherchaient à détacher l’analyse de ces pays des conditions qui ne sont plus exclusivement reliées aux conséquences de l’impérialisme. Cette déclaration de principe a placé pour la première fois in situ le débat sur la validité de la théorie postcolonialiste en traductologie, c’est-à-dire en dehors des cercles universitaires postcolonialistes du monde développé[2].

La pensée complexe en traductologie est donc là pour rester. Depuis 2014, la quantité d’articles, de thèses et de présentations à des colloques reliant complexité et traductologie[3], voire des colloques consacrés exclusivement à ce sujet[4], a considérablement augmenté. Aujourd’hui, un groupe multidisciplinaire et mondial de traductologues (tous les continents y sont représentés), auquel Marais appartient et qui poursuit et répertorie des recherches complexes dans la discipline[5], a été créé. Le rythme des publications reliant complexité et traductologie[6] ou, du moins, citant les recherches qui utilisent ces approches[7] ne cesse de croître.

Lire la proposition théorique de Marais dans le présent ouvrage n’est pas une tâche ardue. L’auteur décortique sa structure à chaque pas, avec une approche didactique, développée tout le long de sa carrière d’enseignant universitaire, qui y est bien visible. À la lecture de l’introduction et des conclusions de cet ouvrage, on confirme d’ailleurs les trouvailles de Rey et Tricás (2006) à propos du caractère « polyphonique » de ces deux parties d’un travail scientifique. Il n’y a donc pas de doute, le didactisme de Marais dans sa proposition théorique la plus importante constitue un atout du livre, car il s’adresse autant aux enseignants qu’aux étudiants des cycles supérieurs, non seulement de la discipline concernée, mais des sciences humaines en général.

L’ouvrage est divisé en sept chapitres pour lesquels l’auteur recommande au lecteur de choisir l’ordre de lecture en fonction de ses besoins et de ses attentes. Dans l’introduction Translation Problematized, chose plutôt rare dans les milieux universitaires, Marais remercie les chercheurs postdoctoraux qui l’ont aidé à penser les questions principales de l’ouvrage. Il élargit aussi la portée de cette reconnaissance à d’autres auteurs tels que Gunther Kress, Lars Elleström et João Queiroz. Ces derniers ont contribué à lui faire saisir l’importance des questions complexes et transdisciplinaires en traductologie, compte tenu de la profusion néologique qui accompagne la définition de ce qu’est et a toujours été la traduction. Les pratiques, les idées et les termes s’avèrent donc pour Marais les éléments constitutifs des questions qui lui font proposer une théorie générale de la traduction, une théorie qui expliquerait non seulement tout type de phénomène traductif, mais également « the pragmatic, social embeddedness, and creative power of translation » (p. 4). Cette reliance entre phénoménologie disciplinaire, conditionnement social et récursivité que provoque son aspect créatif est sans doute l’un des apports principaux de Marais à l’application de la pensée complexe à l’étude de la traduction. Cet apport s’insère dans le courant actuel et universel de la critique du déterminisme cartésien et de la récupération des approches holistiques en sciences sociales.

Le deuxième chapitre, Conceptualizing Translation in Translation Studies, est une révision critique de la traductologie postérieure à la Seconde Guerre mondiale avec comme noeud argumentatif ce que Marais appelle « certains des préconcepts et des processus de la pensée qui ont marqué les conceptualisations de la traduction » à cette époque, notamment « l’absolutisation de la langue en général et de la haute littérature en particulier » (p. 10, notre traduction). Dans le troisième chapitre, l’auteur fait la même opération, cette fois dans le champ de la sémiotique, soulignant le fait du peu d’influence que les conceptualisations sémiotiques de la traduction ont exercé sur la traductologie, certainement du fait de l’attention privilégiée à la langue et à la littérature, mais aussi, et comme en traductologie, du fait de « la prééminence du texte source, de la substantialisation du processus sémiotique et de la fascination pour l’équivalence » (p. 10, notre traduction).

Le quatrième chapitre est central à l’argumentation du travail de Marais. Il y analyse la conceptualisation de Peirce du processus sémiotique, notamment de la traduction. Pour Marais, elle reste la plus vaste et inclusive, surtout en contraste avec la simplification opérée par Jakobson, aujourd’hui toujours considérée comme point de départ lorsqu’il s’agit de définir les types de traduction. Marais y analyse également les implications qu’a pour la traductologie la théorie biosémiotique.

Le cinquième chapitre est consacré à la proposition théorique de l’auteur, en syntonie avec l’élargissement opéré par Pierce. Marais y avance : « I conceptualized translation as negentropic semiotic work performed to constrain the creation of interpretants. This conceptualization is based on a process ontology and complexity epistemology » (p. 157). Une telle conceptualisation va lui permettre en conséquence de proposer trois « grandes » catégories de la traduction, suivant de très près le rapport triadique des trois catégories du processus sémiotique de Pierce, à savoir : « representamen translation, object translation and interpretant translation » (p. 157).

Dans le sixième chapitre, Marais explore l’application de sa conceptualisation formulée dans le chapitre précédent et présente l’ébauche d’une théorie socio-sémiotique qui devrait pouvoir expliquer l’émergence de la réalité sociale en tant que produit des processus de traduction. Il y annonce déjà un prochain livre à ce sujet. Le septième, très bref mais décisif dernier chapitre, est une prédiction sur les implications du réalisme pour les humanités. Marais constate tout d’abord que le schisme provoqué par le cartésianisme provoque toujours des visions réductionnistes qui ne voient d’un côté que des idées et des « représentations » et, de l’autre, tout ou presque tout comme de la matière, c’est-à-dire, dans ses mots : « meaning without matter », ou « matter without meaning » (p. 182). Marais s’aligne donc sur les scientifiques qui cherchent à éviter le cartésianisme réducteur du côté d’une « théorie unifiée de la matière et de l’esprit, une théorie qui s’attacherait à la réalité des deux, sans réduire l’une à l’autre » (p. 182, notre traduction). Il montre ainsi une importante cohérence avec la pensée complexe qui l’inspire, tout en prêtant une attention considérable aux questions qui pour les humanités soulèvent les apports des récentes découvertes des sciences de la nature, si éloignées semblent-elles…

Du point de vue de la traductologie francophone, et par extension en langues romanes, la limitation la plus évidente de l’ouvrage de Kobus Marais est le manque d’appel à d’importantes sources de la pensée complexe dans cet espace linguistique et culturel. Edgar Morin, par exemple, n’y est cité que deux fois à partir d’une traduction anglaise de certains de ces articles (Morin 2008b), ce qui, compte tenu de l’oeuvre-fleuve de ce penseur de la complexité, est sans doute à regretter, mais Marais en est conscient et il le signale au tout début de son livre (p. 12).

Comme c’est le cas de la plupart des publications de Routledge, l’ouvrage présente un index et une bibliographie de 16 pages. A (Bio)Semiotic Theory of Translation de Kobus Marais constitue ainsi un ouvrage de référence nécessaire et recommandé à tous ceux qui veulent se familiariser avec le changement épistémologique en cours en traductologie et plus largement en sciences sociales.