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Le nouveau livre de François Gaudin est la suite de l’ouvrage qu’il a publié en 1993, Pour une socioterminologie : des problèmes sémantiques aux pratiques institutionnelles. Il y a donc dix ans déjà que l’auteur proposait de créer une nouvelle branche de la terminologie, la socioterminologie, qu’il définit ici comme une « conception sociolinguistique » (p. 154) de la discipline, orientée vers l’étude des rapports entretenus par le terme avec les contextes dans lesquels il apparaît, contexte linguistique, contexte pragmatique et contexte social en synchronie, et aussi contexte historique. François Gaudin, dix ans après, continue donc de creuser son sillon et entre ainsi dans le cercle de ceux qui auront marqué leur période par un apport personnel au développement de la terminologie.
Le présent ouvrage se présente sous forme de sept chapitres précédés d’une introduction qui décrit la genèse et les grandes lignes de la socioterminologie. Celle-ci doit en effet être comprise dans le contexte de la terminologie traditionnelle, que l’on appelle souvent wüsterienne du nom d’Eugen Wüster, le fondateur de la terminologie moderne. Sous le nouvel éclairage, les principes wüsteriens perdent de leur pertinence, en partie ou en totalité. Par exemple, une terminologie qui s’intéresse au terme dans le discours ne peut plus feindre de croire que le terme est définitivement bi-univoque, c’est-à-dire qu’il entretient avec le concept qu’il désigne une relation de monopole réciproque, selon la formule « une forme → un sens » et « un sens → une forme ». François Gaudin insiste à de nombreuses reprises sur le fait que le sens du terme est « fabriqué » dans le discours par l’émetteur et par le récepteur de ce discours, et qu’il donne lieu à une « renégociation » de son sens à chacune de ses utilisations. Le discours est pour l’auteur le berceau du terme naissant et le lieu où il revient toujours puiser de l’énergie pour de nouvelles aventures.
Dans le premier chapitre, « Approche critique et historique de la terminologie », l’auteur rappelle les conditions historiques d’apparition de la terminologie en tant que discipline. Il y souligne d’abord la filiation entre les conceptions d’Eugen Wüster et certaines écoles philosophiques, en particulier les idées de Leibniz, Carnap, etc., qui ont évoqué l’idéal d’une langue universelle. Puis François Gaudin présente certains des concepts fondamentaux de la discipline, qu’il place résolument dans le champ de la linguistique : la référence, l’univocité, le domaine, le concept. Il y ajoute, pour faire bonne mesure, des notions qu’il juge utiles pour circonscrire le champ de la socioterminologie : les épistémés de Michel Foucault et l’éditologie. Ces pages seront précieuses pour quiconque veut comprendre la terminologie moderne en allant au-delà de sa version wüsterienne traditionnelle encore très présente dans les esprits et dans les écrits.
Le deuxième chapitre, « Outils méthodologiques et d’analyse inspirés de la sociolinguistique », présente les notions de la sociolinguistique, particulièrement l’interaction, l’insécurité linguistique (à laquelle l’auteur ajoute judicieusement l’insécurité cognitive) et introduit la praxématique dans la mesure où celle-ci peut lui être utile dans sa vision de la socioterminologie.
Les troisième et quatrième chapitres (« Les problèmes linguistiques de la vulgarisation » et « Imaginaire ou savoir ? La vulgarisation comme genre littéraire ») sont très intéressants : ils abordent la question de la vulgarisation, qui est centrale dans une approche sociolinguistique de la terminologie et qui est globalement négligée par les terminologues traditionnels. François Gaudin y montre que les problèmes de la vulgarisation se posent depuis longtemps, et souligne différentes étapes historiques de son évolution, parmi lesquelles on me permettra de distinguer la lexicographie socialement engagée de Pierre Larousse, qui avait pour ambition de « libérer l’homme » en lui permettant d’accéder au savoir. Cette question de la vulgarisation occupe tout naturellement une place importante dans le livre de François Gaudin. Elle pose le problème du sens des termes, et de la connaissance que peuvent en avoir l’individu et la société. Dire qu’il y a vulgarisation revient à dire que les concepts spécialisés sont mis, au moins provisoirement, « à hauteur » de publics non spécialisés, ce qui signifie qu’un terme peut correspondre à divers contenus conceptuels selon les emplois et en particulier selon le récepteur du message. Une telle affirmation est contraire au dogme des terminologues, mais ressemble beaucoup au problème de la connaissance du sens qu’un certain nombre de philosophes du langage ont évoqué, et que Putnam propose de résoudre en posant qu’il existe une « division » du savoir, avec dans chaque société des experts qui sont détenteurs du concept exact, ou maximal, comme on voudra.
Le chapitre 5, « Sémantique et terminographie », évoque les relations lexicales (isonymie, méronymie) et la polysémie. Le sixième chapitre, « Terminologie et politique linguistique », qui mobilise les notions de glottopolitique et d’implantation terminologique, revient sur la question de la diffusion des savoirs scientifiques sous forme de textes dans lesquels les termes jouent leur rôle d’ancrage. François Gaudin traite là fort justement d’une « sociologie » des savoirs et de leur diffusion, qui est propre à chaque société. Il consacre également quelques pages à une discussion de la « loi Toubon », qui permet d’évoquer divers aspects de ce qu’on appelle la politique linguistique.
Le septième et dernier chapitre, « Diachronie et métaphore dans les sciences », est essentiellement un long développement sur le vocabulaire de la génétique et son utilisation de la métaphore, suivi d’un autre long développement sur la célèbre affaire Sokal. Ces pages sont passionnantes, mais sans doute trop longues et détaillées si le livre doit servir de manuel. Elles pourront servir tout de même à montrer aux étudiants que la recherche en terminologie exige un effort de connaissance et de compréhension des faits qui ne s’accommode guère de l’approximatif.
On le voit, c’est donc tout un panorama des questions posées par la terminologie moderne qui est ainsi offert au lecteur, auquel François Gaudin ajoute généreusement des notions venues d’autres domaines, dont certains assez inattendus, constituant ainsi une vision très « élargie » de la discipline. L’ouvrage est impressionnant par l’étendue du savoir mobilisé, par la variété et la qualité des références, de Foucault aux spécialistes de l’analyse du discours, de Michel Serres à Guyton de Morveau, en passant par Bakhtine, Guillaume, Yves Bonnefoy et beaucoup d’autres. François Gaudin montre que sa culture est vaste : il a lu beaucoup, et surtout il a su intégrer ce qu’il a lu dans un ensemble cohérent. On pourra regretter que les sources soient exclusivement francophones, conformément à une tradition hélas bien ancrée en linguistique française comme dans d’autres domaines : pas une seule source dans une autre langue, et pratiquement pas d’auteurs étrangers traduits. Peut-être est-ce le résultat d’un souci d’accessibilité des sources, mais il est tout de même dommage que l’étudiant français soit formé à la terminologie dans l’ignorance de ce qui se passe au-delà des frontières de l’hexagone : quid de l’école de Manchester, quid de ce qui se fait à Brighton, à Barcelone, au Canada, au Danemark et ailleurs ?
Il faut saluer la volonté de François Gaudin de renouveler les problématiques de la terminologie, dont les théoriciens ont l’impression de tourner en rond depuis quelques décennies, même si les praticiens continuent allègrement à produire des recueils, des dictionnaires, des glossaires, des banques de données terminologiques et autres lexiques. La terminologie fait en effet partie de ces disciplines dont la pratique semble pouvoir se passer de théorie. Si elle est entrée désormais dans le champ des disciplines enseignées à l’université, c’est bien parce que les chercheurs ne désespèrent pas d’en faire un objet de réflexion autant qu’une pratique, mais il faut bien reconnaître qu’ils éprouvent quelques difficultés. Quiconque a essayé de « vendre » un recueil de termes fabriqué à la manière universitaire à une entreprise ou un organisme quelconque l’aura appris à ses dépens.
Le livre de François Gaudin sera précieux pour tous ceux, praticiens ou théoriciens, qui cherchent à constituer la terminologie en discipline théorisante. On sera forcément d’accord sur les grandes lignes de ce qu’il dit ici, sauf à être des forcenés de la doxa wüsterienne – et ceux-là n’existent plus guère. C’est là un bon point, mais qui signifie aussi que sur le fond le livre explicite des idées que beaucoup d’autres terminologues entretiennent. La thèse est capitale et en grande partie indiscutable, quoique pas nécessairement aussi novatrice que François Gaudin nous le laisse entendre : il s’agit de dire que contrairement à ce qu’affirment les adeptes de la terminologie traditionnelle depuis trop longtemps, une terminologie (au sens d’ensemble de termes) est le fruit d’une société particulière qui la produit, et que l’étude des termes (la terminologie, donc, dans un deuxième sens) ne saurait faire l’économie de l’étude des contextes dans lesquels ils sont utilisés. Le livre figurera opportunément dans les bibliographies proposées aux étudiants de terminologie dans les universités francophones.
Au chapitre des regrets, je n’aurai à citer que la forme. Le style, d’abord. On pourra aimer ou ne pas aimer le style de François Gaudin, qui ne rend pas toujours la tâche facile à son lecteur. L’un des travers, certes inhérent à toute création de discipline, est son recours à une terminologie parfois ésotérique, dans laquelle le lecteur averti reconnaîtra ici et là certaines influences : « l’activité colloquiale » (p. 28) ; la « désignation, fluente » (p. 33) ; « une réification des référenciations » (p. 33) ; « construire le monde-en-langage » (p. 35) ; « Le pouvoir des pratiques nomenclaturales reste assez limité à leur domaine d’efficace » (p. 71 ; est-ce une coquille ?) ; « le signifié est toujours puissanciel » (p. 75) ; « langue polynomique » (p. 79) ; « la tentation téléologique » (p. 79) ; la « contre-parole » (p. 90) ; « glossogénie » et « praxéogénie » (p. 97) ; « textes dont les réussites relèvent de l’empirie » (p. 113) ; etc. Un autre aspect éventuellement déroutant est la tendance à l’abstraction dans la formulation : « Ce déploiement d’une langue qui semble éviter, en contournant les automatismes du langage usuel, les pièges de l’intellection pour renvoyer à un monde partagé, la poésie illustre assez bien ce qu’il peut être » (p. 9) ; « La démarche linguistique strictement descriptive est fondée sur le postulat de l’immanence et de l’identité à soi du système qui, soit exclut le sujet, soit en fait un sujet souverain de son dire » […] « Clivé, traversé de paroles qui lui viennent d’autrui, producteur incertain d’un sens qu’il risque, le locuteur est tout à la fois lui-même et l’autre qu’il devient » (p. 86) ; « la structuration sémantique de tout énoncé est fondamentalement dialogique, quand bien même sa forme discursive n’est pas interlocutive » (p. 87) ; « la production d’un énoncé n’est possible que grâce à l’oubli de ce qu’il tisse pour se construire » (p. 90) ; etc. Enfin, François Gaudin est également parfois excessivement allusif, donnant au lecteur qui ne partage pas nécessairement toutes ses opinions ni tout son savoir l’impression d’un étrange décalage. Par exemple, lorsqu’il écrit « Mais présenter ainsi le problème, c’est courir le risque de reprendre à notre compte une opposition de sens commun, entre langue de spécialité ou spécialisée, et langue commune, ou langue d’usage » (p. 50), sans dire au lecteur en quoi cette vision des choses serait risquée ; ou bien lorsqu’il évoque sans autre explication le « risque de réintroduire une vision instrumentale du langage » (p. 85) ; ou lorsqu’il avance que « la notion de domaine […] s’est révélée inopérante pour décrire des activités ou des thèmes tels que les bioindustries, la sûreté nucléaire ou la “vache folle” » (p. 164) sans dire pourquoi.
François Gaudin manque parfois d’égards, ou de pitié, pour le lecteur qui aurait été un peu négligent dans ses lectures : il explique un peu la notion d’épistémé chez Foucault (p. 52), heureusement mieux que Foucault lui-même – qui la définit par « c’est ce qui, dans la positivité des pratiques discursives, rend possible l’existence de figures épistémologiques et des sciences » (p. 55) (ah qu’il est dur de citer Foucault par le biais d’une phrase ainsi extraite de son contexte, comme l’ont fait Sokal et Bricmont pour tant d’autres, pratique que dénonce fort justement Gaudin lui-même !) – mais insuffisamment pour un lecteur qui n’a pas lu L’Archéologie du savoir. L’auteur ne s’étend guère non plus sur la praxématique ou la subduction guillaumienne.
Enfin, il faut hélas souligner que l’éditeur – qui a par ailleurs démontré son dévouement à la cause universitaire et son savoir-faire dans cette même collection et dans d’autres – n’a pas ici excellé : s’il a fait en sorte que l’ouvrage comporte deux index, l’un pour les notions et l’autre pour les noms propres, il a par contre laissé de trop nombreuses coquilles, typographiques ou de formulation[1], un certain nombre de références bibliographiques qui ne renvoient à rien dans la bibliographie (Gaudin 2000e cité page 228 ; Dahan-Dalmédico pages 236 et 242), et une bibliographie très désorganisée (ouvrages cités deux fois, ordre alphabétique bouleversé, etc.).
En conclusion, l’ouvrage de François Gaudin a peut-être été écrit et réalisé trop vite, et il sera d’un abord difficile pour les débutants. Mais il est important par son sujet, par son originalité, par l’attention qu’il porte aux aspects discursifs, sociolinguistiques et historiques trop souvent négligés de la naissance et de la vie des termes, et il sera dorénavant un must (Monsieur Toubon et sa loi me pardonnent) pour les étudiants de terminologie. Espérons qu’ils ne tireront pas de ses raccourcis et de la densité de son style la conclusion abusive que la terminologie est une chose bien complexe.
Parties annexes
Notes
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[1]
J’en indique ici les références, au cas où il y aurait une réimpression ou une seconde édition : 16, 17, 19, 56, 63, 64, 65, 69, 84, 86, 91, 122, 127, 129, 141, 156, 157, 159, 160, 161, 165, 169, 176, 178, 179, 180, 181, 182, 187, 189, 196, 201, 220, 223, 240, 243.