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L’histoire canadienne a-t-elle changé ? C’est la question qu’on pourrait se poser en parcourant les ouvrages récents et en analysant le contenu des films et documentaires qui y sont consacrés. Qu’y a-t-il en fait de commun entre L’histoire du Canada de François-Xavier Garneau parue en 1859 et The Illustrated History of Canada, le monumental ouvrage publié sous la direction de Craig Brown en 1987 ? Évidemment, près de 150 ans séparent ces deux publications et l’étude de Garneau était antérieure à la Confédération et à la constitution même du Canada, de sorte qu’elle ne couvre qu’à peu près la moitié des six chapitres constituant l’ouvrage rédigé par les collaborateurs de Craig Brown. Mais il y a davantage que cela. Si l’histoire canadienne en elle-même n’a, bien sûr, pas changé, la façon de la rapporter, elle, a évolué.

Les historiens révisionnistes

Deux courants idéologiques relativement récents ont changé la donne : le féminisme et le révisionnisme. Le premier a eu pour effet de mettre en évidence le rôle, jusqu’à récemment souvent occulté, joué par les femmes dans l’histoire canadienne. Un exemple parmi tant d’autres est celui de l’ouvrage De la poêle à frire à la ligne de feu, qui raconte le rôle joué par les femmes canadiennes au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’inscrit dans une tendance internationale.

Sans doute moins connu, le deuxième n’en est pas moins évident dans les ouvrages récents consacrés à l’histoire du Canada ou du Québec. Ayant eu la chance de participer à la traduction de The Illustrated History of Canada, dont l’édition française, Histoire générale du Canada, a été dirigée par Paul-André Linteau, j’ai pu me rendre compte à quel point la « perspective nouvelle » mentionnée en avant-propos de l’ouvrage était réelle. The Illustrated History of Canada est l’oeuvre de six collaborateurs, chacun responsable d’un des six chapitres de l’ouvrage, qui portent les titres suivants : La rencontre de deux mondes (Arthur Ray) ; La Nouvelle-France et ses rivales, 1600-1760 (Christopher Moore) ; Aux confins de l’empire, 1760-1840 (Graeme Wynn) ; Un défi continental, 1840-1900 (Peter Waite) ; Triomphe et revers du matérialisme, 1900-1945 (Ramsay Cook) ; et Crises d’abondance, 1945-1988 (Desmond Morton). Dans sa présentation de l’édition française, Paul-André Linteau écrit que cet ouvrage « présente les nombreuses facettes de l’évolution de la société : structures économiques, phénomènes politiques, organisation sociale, création culturelle. […] Par les perspectives qu’elle adopte, c’est une histoire très moderne et très actuelle. » Tout au long de mon travail de traduction d’une partie de cet ouvrage (l’équipe de traduction était formée des historiens Marcel Trudel et Andrée Desilets et des traducteurs Suzanne Mineau, Paule Saint-Onge et moi-même), j’ai ressenti une impression de mouvement vers les dernières pages de l’ultime chapitre Si l’on s’attend à ressentir ce genre d’impression à la lecture d’un roman, par exemple, cela doit-il nécessairement être le cas pour un ouvrage qui, en dépit de sa remarquable popularité (l’édition anglaise s’était vendue à 50 000 exemplaires un an après sa parution), demeure un ouvrage didactique ?

Cette tendance au révisionnisme atteint son paroxysme, de l’avis de Ronald Rudin, avec la publication de l’Histoire du Québec contemporain, un ouvrage rédigé par Paul-André Linteau, Jean-Claude Robert et René Durocher et qui jouit, lui aussi, d’une grande popularité. Dans un essai paru dans le collectif Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, Ronald Rudin souligne l’importance attachée par les auteurs de cette histoire du Québec à « des questions pertinentes pour une société industrielle et urbaine ». Il s’étonne de ce que ces auteurs ne fassent « guère référence aux populations rurales du Québec, qui représentaient encore la majorité de la population jusqu’à la Première Guerre mondiale. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont fait beaucoup de place à la religion ou au conflit ethnique, deux forces devenues déplacées pour des gens modernes » (p. 22). Dans son essai, Rudin trace un parallèle entre le révisionnisme québécois et une tendance similaire observée en Irlande, où certains historiens ont tendance à atténuer l’importance de la grande famine des années 1840, qui avait entraîné la mort d’un million de personnes et l’émigration d’une population aussi considérable.

À quoi attribuer ce mouvement révisionniste ? Il est l’oeuvre d’historiens formés dans les années 1960 et 1970, à une époque où les universités, tant au Québec qu’en Irlande et ailleurs dans le monde, connaissaient un essor considérable. Produits de la Révolution tranquille, rompus aux méthodes scientifiques, les révisionnistes québécois ont pris leurs distances par rapport à leurs prédécesseurs nationalistes. « Non seulement se [perçoivent-ils] comme résolument modernes, mais ils [voient] aussi leurs prédécesseurs québécois des siècles antérieurs de la même manière. […] On a mis de côté le régime français, la vie rurale et le catholicisme – tous des sujets répondant difficilement aux critères d’un passé moderne », souligne Rudin.

La manière de rapporter l’histoire évolue donc et les historiens modernes, forts d’une formation plus poussée que leurs prédécesseurs, peuvent se permettre de réinterpréter l’histoire en fonction de l’idéologie de la société dans laquelle ils vivent. On pourrait tracer un parallèle avec les chercheuses qui, ayant effectué des études féministes poussées, voient la possibilité de présenter des récits historiques mettant en valeur l’expérience des femmes.

La traduction a, elle aussi, connu un essor remarquable dans les années 1970 au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde. Avec les progrès accomplis par la terminologie, la création de banques de termes et la mise en marché d’outils d’aide à la traduction de plus en plus perfectionnés, les traducteurs modernes sont mieux outillés que leurs prédécesseurs. Le temps est-il venu, dès lors, de retraduire certains documents historiques ?

Traduire l’époque de Riel

À l’occasion de la traduction d’un grand nombre de documents portant sur l’histoire des Métis de l’Ouest canadien en général et Louis Riel en particulier, j’ai eu à consulter de nombreuses sources historiques, dont les Documents parlementaires, où sont consignés, entre autres, au jour le jour, de nombreux événements survenus pendant le soulèvement des Métis en 1885. Parmi les textes que j’avais à traduire se trouvaient des articles des quotidiens de l’époque, tirés pour la plupart du Saskatchewan Herald et du Prince Albert Times, des récits historiques assez proches de ceux qui sont consignés dans les Documents parlementaires et des documents de l’époque (lettres, messages et télégrammes), dont j’ai retrouvé, dans certains cas, la version française officielle dans les Documents parlementaires. En cours de travail, j’ai fait un certain nombre de constatations : manifestement, les traducteurs de l’époque n’étaient pas outillés comme nous le sommes aujourd’hui ; sans doute travaillaient-ils également sous pression (déjà !) ; enfin, le point de vue donné dans leurs traductions était celui d’Ottawa, de sorte que leur récit était sensiblement différent de celui que l’on peut lire dans Histoire de la nation métisse dans l’Ouest canadien, rédigé en 1936 par Auguste-Henri de Trémaudan, un contemporain de Riel favorable à la cause des Métis, ainsi que de celui qu’il me fallait traduire, dont la vocation était clairement didactique. Parmi les éléments les plus dérangeants figuraient le manque d’uniformité terminologique (devait-on parler de Big Bear ou de Gros Ours, de l’escarmouche des Sept-Chênes ou de celle de Seven Oaks ?) et l’utilisation du terme Sauvages pour désigner les Indiens, une pratique pour le moins politiquement incorrecte à notre époque. Les questions suivantes me sont alors venues à l’esprit : les traductions contenues dans les Documents parlementaires ont-elles une valeur historique ? Dans la négative, peut-on se permettre de les moderniser ? Enfin, conviendrait-il de retraduire les Sessional Papers, comme on le fait de la Bible, de Don Quichotte et de toutes sortes d’autres textes ?

Rares sont les traductions qui ne sont pas retouchées au fil des ans. Il existe sans doute de courtes traductions immuables (Être ou ne pas être ?) et certains documents dont la traduction est figée (la Déclaration d’indépendance des États-Unis). Mais celles des milliers de pages des Sessional Papers ? De quelle marge de manoeuvre pouvais-je disposer ?

S’il est un document central dans l’histoire du monde occidental, c’est bien la Bible. Or, on vient d’en publier une ixième traduction en français (La Bible. Nouvelle traduction), extrêmement différente de toutes celles qui avaient cours jusque-là. Le Notre Père, que nous avons appris par coeur dans notre jeunesse, a été modifié lors du concile du Vatican II, le vouvoiement laissant la place au tutoiement. J’ai lu récemment la « recréation » que constitue la traduction « moderne », par Aline Schulman, de Don Quichotte. Ce serait la première dans laquelle Sancho s’adresse à don Quichotte en lui disant Monsieur et non plus Votre Seigneurie. Face à cette transformation, que valent quelques Sauvages à remplacer par des Indiens ?

En général, je suis plutôt en faveur des nouvelles traductions. Dans un article paru dans la revue Circuit, j’ai souligné l’importance de rafraîchir la traduction dépassée du roman de Jack Kerouac, oeuvre marquante dans la littérature américaine du xxe siècle. Par contre, j’avoue aussi que, lorsque au terme de longues recherches, je trouve une traduction d’une citation, je jubile. Ayant traduit récemment un ouvrage consacré à six penseurs canadiens du siècle dernier, j’ai dû faire de nombreuses recherches en bibliothèque pour retrouver, dans certains cas, des citations originales en français qui avaient été traduites vers l’anglais par les auteurs, dans d’autres, des traductions publiées de citations originales en anglais. Dans le premier cas, on ne se pose pas de question : il faut rendre à Laurendeau, Rioux, Trudeau et autres ce qui leur appartient et reprendre leurs formulations mot à mot. Dans l’autre, il peut être utile et intéressant de retrouver en contexte la traduction française d’une citation anglaise. En effet, hors contexte, le risque est bien plus grand de mal saisir le sens profond de la citation originale. J’ai donc mis autant de zèle à retracer les extraits traduits et publiés que les citations originales, parce que cela me semblait essentiel.

Par contre, il semble bien que tout le monde ne soit pas de mon avis. Il y a plusieurs années, alors que je jouais un rôle de conseiller en traduction aux Éditions du Boréal, j’ai eu à confier la traduction d’un essai sur Shakespeare, qui renfermait de nombreux extraits des pièces de cet auteur. Jean-Paul Partensky, le premier traducteur pressenti pour ce travail, considérait qu’un des obstacles initiaux à franchir consistait à choisir, parmi toutes les traductions des oeuvres de Shakespeare, celle qui servirait le mieux l’analyse de l’auteur. Finalement, il refusa d’effectuer ce travail, de sorte que je finis par le confier à Charlotte Melançon, qui le fit en consultation avec Robert, son conjoint. Alors que je m’enquérais de la progression de leur travail quelques mois plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de les entendre me dire que ça avançait bien et que la partie la plus stimulante consistait à traduire les extraits des pièces de Shakespeare. Je dois avouer que je n’aurais jamais envisagé de le faire.

Revisiter les Documents parlementaires ?

Qu’en est-il maintenant des Documents parlementaires ? Le fait que le point de vue donné soit celui d’Ottawa est indiscutable. Au départ, les textes rédigés ou transcrits en anglais reflétaient le point de vue d’Ottawa ; il était donc normal qu’on le retrouve dans la traduction. Cela fait partie de leur caractère historique.

Lorsque j’utilisais ces documents comme source, sans les citer comme tels, il était malgré tout possible et même essentiel d’assurer une certaine uniformité terminologique au meilleur de ma connaissance. Ainsi, je décidai de ne désigner Gros Ours que par son appellation française, comme l’avait fait Auguste-Henri de Trémaudan dans son Histoire de la nation métisse dans l’Ouest canadien. Selon une de mes sources, Gros Ours était d’ailleurs francophone. Les auteurs du Dictionnaire biographique du Canada en parlent à l’entrée Mistahimaskwa, qu’ils font suivre de la parenthèse suivante : (Gros Ours ; connu en anglais sous le nom de Big Bear). Le cas de Poundmaker (Pítikwahanapiwíyin) est différent. Bien que sa mère fut de descendance canadienne-française, on ne le connaît que sous le nom à consonance anglaise de Poundmaker. L’histoire a retenu, dans certains cas, trois versions d’un même nom, dans d’autres deux seulement. Et il en va de même d’Esprit Errant (Kapapamahchakwew, papamahchakwayo, Wandering Spirit, appelé aussi Esprit Errant), de Little Bad Man (A-yimisis), le fils de Gros Ours, de Petit Pin (Minahikosis, connu en anglais sous le nom de Little Pine) et de Herbe Odoriférante (Wikaskokiseyin, aussi connu sous le nom de Abraham) ou, sur le plan des toponymes, de Red Deer Forks et du lac aux Canards.

Il reste le cas des citations directes tirées des Documents parlementaires, notamment du texte intégral de documents qu’on y retrouve : avis publics, messages, télégrammes et autres. Je prendrai l’exemple du télégramme adressé par le surintendant Crozier au colonel Irvine, dont j’avais, dans un premier temps, donné une traduction libre avant de retrouver (jubilation !), dans les Documents parlementaires (no 8, 1886), la traduction réalisée à l’époque, que voici :

26 mars 1885
Colonel Irvine

Monsieur,
J’ai l’honneur de vous informer que je me suis rendu ce matin au lac des Canards avec une escorte de cent hommes pour acheter une quantité importante de provisions et de munitions au magasin de Hillyard Mitchell. Soudain, à peine à un mile et demi du lac aux Canards, nous avons été attaqué par plus de 200 rebelles Métis. Alors que les rebelles tentaient de nous encercler, j’envoyai une ligne de tirailleurs vers la droite du chemin, à l’abri d’un bois, pour les en empêcher. Les autres, sauf les hommes responsables des chevaux, se déployèrent vers la gauche, à l’abri des traîneaux dressés en barricade.
Nous empêchâmes ainsi les rebelles de nous encercler, et retournèrent calmement vers Carlton. La police et les volontaires se sont magnifiquement comportés. Nos pertes s’élèvent à 11 morts et 11 blessés.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très obéissant serviteur,
L.N.F. CROZIER
Surintendant

Je dois avouer que la traduction que j’en avais réalisée était assez différente, mais soit. La question qui se pose est la suivante : si le texte rédigé par Crozier a bien une valeur historique, qu’en est-il de la traduction française que l’on retrouve dans les Documents parlementaires ? À mon sens, elle a une certaine valeur historique, puisqu’on a su conserver ce document pendant tant d’années. De même que la version anglaise du curieux Testament de Louis Riel, écrit de sa main en français, ou celle de la Pétition de Saint-Laurent, on ne saurait toutefois bien sûr comparer cette valeur à celle des documents originaux. Pour ma part – c’est une décision personnelle –, j’ai considéré que, par égard envers les traducteurs qui ont fait ce travail il y a plus d’un siècle dans le contexte idéal pour le faire, travail dont l’histoire a su garder la trace, c’était mon devoir de reprendre cette traduction mot à mot plutôt que de la mettre au goût du jour. Sans doute cette décision n’avait-elle qu’une incidence toute relative sur l’ensemble des documents que je traduisais, vu la brièveté de ce texte, mais elle lui conférait un goût d’authenticité qui me plaisait.

J’ai cité cet exemple parce que je l’ai toujours gardé à l’esprit depuis que j’ai traduit ce texte, aux alentours de 1995-1996, mais en refouillant dans mes vieux fichiers, j’en ai trouvé d’autres, une lettre dictée par Gros Ours et un avis public adressé aux Indiens, notamment, que j’ai dû considérer de la même manière, dans le respect des traductions qui ont traversé l’histoire. Les Documents parlementaires me paraissent constituer une richesse pour le Canada, par ce qu’ils nous dévoilent sur la société canadienne, celle du xixe siècle, dans ce cas-ci. Rares sont, à ma connaissance, les pays où l’on a ainsi conservé, en deux langues, la trace de documents historiques. On pourra certes me reprocher la légèreté de mon argumentation. Le fait est que je suis un homme de terrain et que si, manifestement, je passe ma vie dans les livres, ce n’est pas tant pour étayer des thèses que pour y trouver termes, expressions, citations et bien sûr, de quoi nourrir la réflexion.

En ce qui a trait aux historiens révisionnistes, à présent, ils prennent bien sûr leurs responsabilités et appliquent les progrès de leur science comme bon leur semble. À mon avis, les progrès accomplis dans notre profession ne devraient pas nous inciter à revisiter des traductions historiques. L’histoire canadienne me semble désormais assez vieille pour qu’on fasse preuve d’un certain respect à son égard. Si l’on veut que l’histoire se souvienne, il faut nous permettre de nous rappeler qu’avant de parler d’Indiens, d’Autochtones et de représentants des Premières nations, on utilisait le terme Sauvages pour désigner les premiers habitants du Canada. Dans ce sens, des sources comme les Documents parlementaires conservent une valeur inestimable.