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Introduction

Jusqu’à la fin du xviiie siècle, grâce à la traduction de Pierre-François Guyot, abbé Desfontaines (1727), les Voyages de Gulliver (Swift, 1726) appartiennent à Blefuscu (c’est-à-dire en France) aux contes philosophiques, allégoriques ou satiriques, et à la fiction narrative associée au roman. Le succès de Gulliver se maintient au xixe siècle, mais le texte voit progressivement son lectorat français s’étendre (puis se restreindre) au public enfantin, souvent par l’amputation des deux derniers voyages considérés comme trop philosophiques. On compte une quinzaine de révisions distinctes, de versions abrégées ou expurgées et de retraductions au cours du siècle (pour une centaine d’éditions entre 1815 et 1898). Même si la traduction de 1727 reste prédominante, le lectorat français dispose ainsi de différentes versions du texte de Gulliver, allant de la réédition exacte de celle de Desfontaines à la traduction intégrale, en passant par les versions « revues et corrigées », « expurgées » ou plus profondément remaniées. Cet article analyse donc une partie de l’important corpus des éditions de Gulliver au xixe siècle, à partir de trois versions publiées sous la monarchie de Juillet (1830-1848) : la réédition du texte de Desfontaines par Hiard (1832), la retraduction publiée par Furne et Fournier (1838) et l’une des premières versions pour enfants, le Gulliver expurgé de Lejeune (1843).

Même si le phénomène des retraductions a fait l’objet de peu d’études de cas, certains théoriciens (Meschonnic, Berman) l’ont abordé de manière globale. Pour Berman, la retraduction est ainsi une forme de critique qui ne sert pas uniquement à montrer que les traductions antérieures étaient « déficientes » ou qu’elles sont « caduques », elle révèle leur nature profonde en rapport avec l’époque, l’état de la littérature, de la langue et de la culture dont elles sont le produit (Berman 1995 : 40). La retraduction (et même la simple réédition), dans les formes que nous étudierons ici, montre l’évolution du rapport que les critiques et traducteurs entretiennent avec les textes et les pratiques traductives d’une autre époque, surtout, comme c’est le cas ici, lorsque le texte est difficilement catégorisable et qu’il comporte nombre de passages qui continuent de gêner les lecteurs de tous âges au xixe siècle. Les préfaces de Hiard, Furne et Lejeune nous annoncent l’état culturel et politique de la France, mais elle signalent également ce qui a évolué dans la perception de la traduction un siècle après la publication du texte de Desfontaines. Elles montrent tout aussi clairement ce qui n’a pas changé. La situation politique de la France sous ses différents régimes au cours du xixe siècle, son rapport à la littérature étrangère et, enfin, sa perception du xviiie siècle influent donc sur le type de (re)traduction des Voyages de Gulliver offert au public. Dans leurs commentaires, ces réviseurs critiquent la traduction de Desfontaines, parfois au nom de la fidélité ou de l’exactitude mais, le plus souvent, au nom du bon goût. Certains vont même jusqu’à trouver la traduction de Desfontaines trop fidèle pour plaire au bon goût français.

Nous montrerons ainsi grâce à ces trois cas comment la traduction est en train d’évoluer en France alors que cohabitent, entre 1832 et 1843, des rééditions suivant la forme et les règles de l’Ancien Régime, les premières importantes révisions pour faire de Gulliver un texte pour enfants et ce qui semble la principale retraduction. Notre analyse tiendra compte du discours paratextuel (en particulier la page de titre et les instances liminaires) pour définir la position traductive de chaque édition. Des exemples tirés des passages les plus problématiques permettront ensuite de mieux comprendre comment ces rééditions et ces retraductions définissent le rôle du texte de Swift.

Afin de mieux comprendre le fonctionnement des diverses versions de Gulliver au xixe siècle, il faut cependant dire d’abord un mot de cette omniprésente traduction publiée par Desfontaines en 1727 et, en particulier, des modifications qu’il apporte au texte.

1. Le Gulliver de Desfontaines

Dans une longue préface du traducteur (Desfontaines 1727, I : vii-xli), dans quelques notes infrapaginales et dans des articles publiés dans ses propres Observations sur les écrits modernes, Desfontaines justifie son travail d’adaptation du texte par le mauvais goût et l’obscurité de certains passages. La description systématique des fonctions naturelles, les allusions au corps et à ses déjections choqueraient les lecteurs de Desfontaines qui, même s’il n’est pas contre ce genre de satire, s’abstiendra dans son texte, ne gardant que les euphémismes par lesquels le voyageur nous raconte qu’il fait eau pour éteindre l’incendie du palais de Lilliput ou que, dans les buissons de Brobdingnag, il fait « ce que vous pensez bien que j’ai fait » (Desfontaines 1727, I : 149). Les allusions plus fécales disparaissent bien sûr, en particulier le passage où Lemuel se soulage dans le temple de Lagado (Swift 1726, I : 2). La traduction dans son ensemble n’est pas pour autant plus courte que le texte de Swift puisque le traducteur ne se gêne pas pour insérer des passages de son cru. Le plus important est un ajout à la description des moeurs des Lilliputiens dans le premier voyage : Desfontaines décrit pendant une dizaine de pages, et assez sérieusement, l’éducation telle que conçue par les Lilliputiens.

Selon sa préface et ses commentaires, c’est bien comme une série d’allégories et comme une fable morale que Desfontaines souhaite que l’on lise Gulliver, pour y trouver, comme lui, « des choses amusantes & judicieuses, une fiction soûtenuë, de fines ironies, des allegories plaisantes, une Morale sensée & libre, & par tout une Critique badine & pleine de sel » (Desfontaines 1727, I : xiii-xiv). Lorsque les allégories sont trop obscures, il les élimine :

[… ] j’ai trouvé dans l’Ouvrage de M. Swift, des endroits foibles & même très-mauvais ; des allegories impénétrables, des allusions insipides, des détails puerils, des réfléxions triviales, des pensées basses, des rédites ennuïeuses, des poliçonneries grossieres, des plaisanteries fades, en un mot, des choses qui, renduës littéralement en François, auroient paru indécentes, pitoïables, impertinentes, auroient révolté le bon goût qui régne en France […].

nous soulignons

Desfontaines 1727, I : xv-xvi

Le texte anglais serait donc irrecevable en français s’il ne faisait pas l’objet de sérieuses modifications. Cette adaptation du texte de Swift n’a rien d’exceptionnel en pleine poétique des belles infidèles, alors que la France, convaincue de la suprématie de son bon goût, adapte Homère afin de plaire au public. Les auteurs anglais, à plus forte raison, sont donc corrigés afin d’éliminer chez eux toute trace de barbarie. L’infidélité de cette traduction ne l’empêchera pas de connaître un succès continu au cours du xviiie siècle et d’être reprise dans les Voyages imaginaires publiés par Garnier en 1787.

2. Gulliver sous la monarchie de Juillet

L’exemple d’une « farce-vaudeville » de 1837 résume ce que l’on retient de Gulliver sous Louis-Philippe. D’abord l’image de Lemuel ligoté : « J’arrive à votre cour impériale, lié et garrotté jusques aux pieds et depuis la tête, et percé de flèches de vos sujets, tous félons, empereur de Lilliput. » Et, ensuite, la scène où il se soulage sur le palais : « […] le feu prend au palais impérial de Lilliput, à la deuxième heure de la nuit, je ne trouve pas d’autre moyen d’éteindre l’incendie que de pisser dessus ; on me chasse, je l’ai mérité. » (Hope, 1837 : 24-26) La première image est l’une des plus répandues : reprise dans toutes les versions illustrées depuis 1727, et souvent en regard de la page de titre, elle devient un lieu commun pour décrire les liens de l’amour (Gautier, Albertus, 1832 ; Balzac, Illusions perdues, 1837-1843) ou la France ralentie par la petitesse bourgeoise ou bureaucratique (Balzac, Le Père Goriot, 1833). La seconde image, déjà considérée mauvais goût au siècle précédent, sera omise dans la plupart des versions pour enfants, comme bien d’autres scènes scatologiques.

2.1. L’édition de Hiard

Si l’on avait déjà adapté l’histoire de Gulliver pour le théâtre et pour les enfants sous la Restauration (Dupriez, 1815, Sanson, 1823), c’est sous Louis-Philippe que le texte de Swift fait l’objet d’une véritable réécriture française. La première édition que nous étudierons reste encore fidèle au texte de Desfontaines : elle est publiée en 1832 par Auguste Hiard, un libraire-éditeur spécialisé dans les oeuvres de l’Ancien Régime qui publie une cinquantaine d’ouvrages entre 1830 et 1832. On trouve dans la liste de ses publications des titres contemporains[2] mais, pour l’essentiel, il s’agit de rééditions des grands auteurs, avec une nette préférence pour le xviiie siècle : Duclos, Diderot, Graffigny, Florian Fontenelle, Rousseau et Voltaire. Le catalogue de Hiard est ainsi constitué pour une bonne part de textes qui, avant 1789, avaient fait l’objet d’une censure ou du moins de critiques sévères au nom de la morale religieuse ou politique : La Religieuse, Du Contrat social ou l’Émile. Certaines publications, comme l’Essai sur les moeurs ou le Dictionnaire philosophique de Voltaire, laissent même penser qu’Hiard se spécialise dans les textes à saveur politique. Les traductions que publie Hiard remontent elles aussi à l’Ancien Régime : les Mille et une nuits traduites par Galland, Don Quichotte (Filleau de Saint Martin), Joseph Andrews de Fielding (Desfontaines, 1743), les Géorgiques et l’Énéide (Delille), etc.

La page de titre de l’édition publiée par Hiard est plus explicite que celle de 1727 (« Voyages de Gulliver ») puisque l’éditeur mentionne le nom de Swift puis celui de Desfontaines, ainsi que l’avaient fait les éditions publiées après le mort de celui-ci. L’éditeur annonce ainsi les « Voyages de Gulliver, par Swift, traduits par l’Abbé Desfontaines[3] ». Un siècle plus tôt, Desfontaines n’avait pas osé afficher son nom en page de titre ou jugé bon de le faire ; ni les lecteurs ni les critiques n’avaient cependant été dupes de cet anonymat de convenance. En 1832, l’élément vendeur de la page de titre est bien sûr la mention de Gulliver, dont la casse est nettement supérieure à celle des autres éléments, et non celle de Desfontaines ou de Swift.

Le paratexte de Desfontaines, normalement reproduit dans les rééditions du xviiie siècle, disparaît ici : plus de dédicace à Madame du Deffand ni de préface du traducteur ; même les notes du traducteur ont disparu. Ces instances paratextuelles étaient tout aussi critiques que la notice de Hiard, mais leur absence est sans doute due à des raisons économiques et historiques plutôt qu’esthétiques. La préface de Richard Sympson (« The Publisher to the Reader ») et celle de Lemuel (« Letter from Captain Gulliver to his Cousin Sympson »), publiées en anglais en 1735, soit après la traduction de Desfontaines, ne sont toujours pas traduites. L’éditeur se contente d’une brève « Notice » (Desfontaines, 1832, t. I : 5-13) avant de reprendre le texte de Desfontaines sans que – comme le montre la comparaison des deux textes – qui que ce soit ne soit retourné au texte anglais intégral. Rien n’a ainsi été revu des contresens, de l’omission des passages scatologiques, de la suppression des répétitions et des tous derniers paragraphes de Gulliver, ou même de l’ajout du traité sur la pédagogie.

La notice, comme beaucoup d’autres du xixe siècle, donne des renseignements généraux sur la vie et l’oeuvre de Swift. L’analyse est assez superficielle puisque les détails donnés ici relèvent surtout des connaissances générales (et même des clichés) sur la vie du doyen de Saint-Patrick et ne tirent même pas parti des renseignements fournis par la préface de Walter Scott (1824), pourtant traduite en 1826 (cf. infra). Ces commentaires sur le caractère de Swift méritent cependant d’être étudiés : comme Desfontaines dans sa préface, Hiard justifie la lecture des oeuvres de Swift (et aussi l’intérêt de la réédition) tant par le « sel » répandu dans tous ses ouvrages de même que par son excentricité (même si le terme n’est pas utilisé). Swift est ainsi défini, selon la formule de Voltaire (1734, lettre 22), comme le « Rabelais d’Angleterre ». La notice insiste ensuite sur la bonne naissance de Swift, ses études dans les meilleures institutions et ses fréquentations prestigieuses (le chevalier Temple, le roi Guillaume III) pour mieux souligner chaque fois son comportement malsain : piètre élève, bizarre époux, homme au caractère singulier. En décrivant les qualités et, surtout, les défauts de ses oeuvres, la notice déplore de plus l’« aigreur répandue dans tous [les] ouvrages » de Swift, les « expressions sales, grossières et indécentes qui sont semées dans tous ses écrits » et son « humeur bizarre ». La conclusion logique est bien la fin de la vie de Swift telle que résumée dans la notice : il « perdit l’usage de la raison et de la mémoire » et « tomba en enfance » (Desfontaines, 1832 : 8).

Hiard a beau publier les oeuvres des Philosophes et des auteurs anglais qui les ont influencés, la notice n’en nomme aucun et, deux ans après une nouvelle révolution, ne s’avance pas sur le terrain miné de la pensée des Lumières. Même Voltaire, dont on cite le jugement sur Swift, n’est pas nommé. À la manière de Desfontaines, la notice désamorce d’avance les critiques et les objections de la censure. Cette dernière, si elle avait en principe été abolie par la charte de 1814 qui garantissait aux Français le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, continue d’être appliquée sous la forme d’un régime préventif d’autorisation préalable. La seule prise de position politique que Hiard se permet porte sur la Conduite des alliés (The Conduct of the Allies, 1712), où Swift se montrerait « ennemi juré de la tyrannie et de l’oppression, sous quelque forme qu’elles puissent se montrer » (Desfontaines, 1832 : 11). Le reste de ses commentaires devrait à la fois attirer les lecteurs en quête d’originalité et rassurer les censeurs.

Les arguments généraux sur la qualité des écrits de Swift développent ceux auxquels avait déjà fait appel Desfontaines. Ils sont cependant ici appliqués à l’ensemble de son oeuvre et non pas seulement à Gulliver. L’éditeur considère d’ailleurs que les Drapier’s Letters (1724) constituent le chef-d’oeuvre de Swift. Hiard, faisant appel aux qualificatifs déjà employés par Desfontaines, reprend le jugement dans son analyse globale des textes de Swift et critique de la même manière le texte de Gulliver :

On trouve dans ces Voyages une morale politique, des observations curieuses, et une bonne critique ingénieuse de l’espèce humaine, des ironies fines, des allégories plaisantes ; mais tout cela est noyé dans des détails puérils, des réfléxions triviales, des plaisanteries fades, et quelquefois un ton de libertinage qui révolte.

nous soulignons

Desfontaines, 1832 : 9-10

Les ironies sont encore fines, les allégories toujours plaisantes, mais Hiard précise le sens des réserves de Desfontaines : la morale a ainsi pris un sens politique et c’est le « libertinage » qui révolte désormais.

Le commentaire traductionnel est encore plus sommaire, l’éditeur se contentant d’indiquer que « L’Abbé Desfontaines, traducteur de cet ouvrage, l’a beaucoup amélioré » (Desfontaines, 1832, p. 10). L’absence de justification de la réédition du texte, de commentaires sur les difficultés de traduction ou sur les modifications éventuellement apportées au texte n’est pas exceptionnelle au xixe siècle : de nombreuses rééditions du texte de Desfontaines se présenteront en effet sous une forme encore plus sommaire. Certaines retraductions se contenteront d’affirmer que la nouvelle version est « fidèle ». Mais l’autorité de Desfontaines est plus grande que la note en bas de page ne le laisserait penser. C’est d’abord la plus connue des traductions françaises que Hiard choisit, et non la traduction française anonyme, beaucoup plus fidèle au texte anglais, publiée à La Haye, elle aussi en 1727 et rééditée à quelques reprises au cours du xviiie siècle (Anonyme, 1727[4]). Hiard publiera également la traduction de Joseph Andrews par Desfontaines. Reprendre sans frais une version existante est certes plus économique que de payer un nouveau traducteur, mais la discrète note sur le traducteur qui a « beaucoup amélioré » le texte résume également les enjeux liés à la traduction et à la lecture de Gulliver dans la France du xixe siècle : cette note, par son contenu mais aussi par sa brièveté, nous indique d’abord à quoi Hiard réduit le travail des traducteurs en général et de Desfontaines en particulier mais, simultanément, elle souligne les qualités que les lecteurs et les critiques souhaitent retrouver dans un texte traduit.

La présentation du travail de Desfontaines dans la notice, encore plus que sur la page de titre, offre d’abord des garanties. Desfontaines n’est plus et pas encore honni : ses démêlés avec la justice (liés à sa vie personnelle et à ses rapports avec Voltaire) semblent oubliés. L’abbé semble avoir perdu une partie du parfum de scandale qui l’entourait pour devenir une référence en matière de bon goût. Les attaques contre sa réputation connaissent en fait une brève trêve qui sera rompue par la publication des Ennemis de Voltaire (Nisard, 1853[5]). La notice prend également position pour un certain type de traducteur, soit le polygraphe réviseur, dont l’autorité repose sur celle de l’Église. Dans la même lignée, on trouvera plus tard des religieux qui revoient le texte et donnent à leur nouvelle version l’imprimatur permettant de mettre le texte entre les mains des enfants. Hiard présente cependant le texte qu’il publie comme une traduction, non comme une adaptation destinée à un public particulier.

Les commentaires généraux sur les oeuvres de Swift justifient implicitement la forme même des améliorations apportées par le traducteur : sans elles, le texte anglais aurait été rejeté. Pour l’auteur de la notice, le traducteur peut et doit modifier le texte pour éviter de choquer l’urbanité française. Les belles infidèles sont encore pleinement assumées et, pour Hiard et ses lecteurs, le processus d’amélioration du texte étranger fait partie intégrante de la traduction française. Le catalogue d’Hiard nous indique d’ailleurs qu’il accorde autant d’importance au traducteur qu’à l’auteur publié : autant que Swift ou Fielding, c’est Desfontaines que Hiard publie, autant Delille que Virgile ou Milton.

La lecture de Gulliver proposée par la notice montre la position d’une partie du système littéraire français de l’époque qui privilégie encore les traductions « de bon goût », quitte à remanier le texte de départ. La version de Hiard tient ainsi de l’Ancien Régime, non seulement par la conception de la traduction qu’elle propose, mais également par les illustrations naïves ou par la liste des ouvrages publiés par Hiard. Mais ce système littéraire français est divisé : pour Hiard, Desfontaines a eu raison de retravailler et d’améliorer le texte, tandis que, pour Walter Scott et pour les éditeurs de la version de 1838, nous le verrons maintenant, c’est à tort et par peur des représailles de la censure que Desfontaines aurait coupé dans le texte.

2.2. Le Gulliver de Furne et Fournier

La première retraduction paraît chez Furne et Fournier sous le titre de Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines par Swift, édition illustrée par Grandville, traduction nouvelle (Anonyme, 1838). Alors que les versions ponctuelles destinées à un public enfantin se contentant de revoir de manière cosmétique et morale le texte de Desfontaines ont une portée ponctuelle et un nombre limité de rééditions, cette traduction sera reprise jusqu’au xxe siècle[6]. Certains noms expliquent ce succès : Furne et Fournier sont les éditeurs, les gravures sont de Grandville et la préface, de Walter Scott. Sa popularité n’est donc pas liée à la traduction, anonyme et sommairement justifiée. Le succès de l’édition, reprise tout au long du siècle avec les gravures[7], tient plutôt à des facteurs commerciaux et esthétiques qui contribuent à définir le statut du texte traduit, le rôle du traducteur et, dans le cas de Gulliver, le sens que l’on donnera en France au texte de Swift. La surenchère d’instances paratextuelles vient quant à elle, nous le verrons, multiplier les niveaux de lecture.

Facteurs commerciaux

Avant même de publier la Comédie humaine à partir de 1841, Furne se fait connaître en publiant bon nombre de traductions, en particulier celles des oeuvres complètes du « plus éminent des romanciers » (Anonyme, 1838, I : ii) de l’époque, Walter Scott, ainsi que celles de Fenimore Cooper, dans les deux cas traduites par Defauconpret. En dehors de ces succès de librairie, Furne publie un bon nombre de traductions dont le Tom Jones de Fielding (également traduit par Defauconpret) et les Oeuvres de Byron. Il publie aussi, dans ses oeuvres complètes, le Paradis perdu traduit par Chateaubriand et ses « Remarques » sur la traduction de Milton.

Facteurs esthétiques

La beauté et la richesse de cette édition ont certainement contribué à son succès[8]. Le travail de Grandville est mis en valeur, non seulement en page de titre, mais également dans la notice qui suit la description de l’invention de l’architecte de l’Académie de Lagado « qui avait trouvé une nouvelle manière de bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondations » (Anonyme, 1838, II : 141). Le commentaire nous explique que, cette fois, l’illustrateur a dû faire preuve d’imagination :

Gulliver s’étant borné à indiquer, sans le décrire, ce moyen très-ingénieux en effet, nous ne pouvions en donner la représentation fidèle, comme nous l’avons fait pour les autres travaux de l’illustre académie. Force nous est donc de recourir, pour la découverte de ce procédé, aux hypothèses les plus vraisemblables, et de supposer que les ballons étaient en usage dans l’empire de Balnibarbi.

Anonyme, 1838, II : 141-142

Précisons que chaque découverte est fidèlement traduite par Grandville, y compris le clystère que l’on insère dans l’anus d’un chien pour guérir la colique…

Importance du paratexte

Le paratexte de l’édition encadre quant à lui le texte, le commente, accumule les renseignements, justifie les annexes à divers niveaux. Avant même d’en arriver à Lilliput, le lecteur peut ainsi parcourir, dans l’ordre, dans le premier volume, une « Note des éditeurs » (p. ii), une « Notice sur Jonathan Swift » par Scott (p. v-xlv), une autre « Note des éditeurs » (p. xlv-xlvi), l’avertissement de Richard Sympson (p. lix-lxi) et, enfin, la « Lettre du capitaine Gulliver à son cousin » (p. lxiii-lxix). Ces deux derniers textes sont traduits pour la première fois. Le premier voyage est encore suivi du passage sur la pédagogie des Lilliputiens ajouté par Desfontaines (p. 127-135), lui-même introduit par un « Avis des éditeurs » (p. 123-125). Ces diverses notes répondent d’abord à une préoccupation commerciale : elles donnent des gages de qualité en insistant sur l’intérêt de Gulliver, sur la fidélité de la traduction et sur la critique de Scott. Leur emplacement réduit cependant de beaucoup leur portée : à l’exception de la première qui apparaît avant la préface de Scott, les autres notes sont insérées discrètement dans le texte, après un chapitre ou une section.

Furne et la traduction de Desfontaines

Le jugement porté sur la traduction de Desfontaines est étonnamment respectueux du contexte dans lequel elle avait été produite. Les arguments de Scott sur le travail de Desfontaines sont d’abord repris intégralement et le portrait de Desfontaines par Schmidt est reproduit par Grandville[9] (Anonyme, 1838, I : xxxv). Dans cette longue « notice » tirée des Mémoires politiques et littéraires sur la vie et les ouvrages de Jonathan Swift, Scott (1824) fait appel à la fortune critique et à la traduction de Gulliver en France dans son analyse. La traduction de Desfontaines est mentionnée une première fois pour souligner la différence de goût entre les nations. Selon Scott, les voyages universels sont goûtés de tous, mais l’humour de Swift, caché par le style neutre du narrateur, pouvait difficilement être perçu en France : « Ce caractère est tellement anglais que les étrangers peuvent difficilement l’apprécier »[10]. Une note en bas de page (tirée du texte anglais) commente une première fois la traduction de Desfontaines : « Aussi le traducteur français a-t-il jugé nécessaire d’animer ce récit ennuyeux par quelques-uns de ces traits que l’on trouve dans les Mémoires français » (Anonyme, 1838, I : xxxii ; souligné dans le texte)[11].

En décrivant le succès européen de Gulliver, Scott commente plus longuement la traduction de Desfontaines. Sa « curieuse » préface montre bien, selon lui, « l’esprit et [les] opinions » d’un homme de lettres de l’époque :

Ce traducteur convient qu’il sent qu’il blesse toutes les règles ; et tout en demandant grâce pour les fictions extravagantes qu’il a essayé d’habiller à la française, il avoue qu’à certains passages la plume lui tombait des mains d’horreur et d’étonnement, en voyant toutes les bienséances aussi audacieusement violées par le satirique anglais.

Anonyme, 1838, I : xxxv

Selon Scott, Desfontaines « tremble » que la cour ne se sente visée par la satire swiftienne, ce qui explique les modifications qu’il a apportées au texte (omissions ou adaptation des détails trop satiriques, trop techniques ou trop crus). L’« affectation de goût et de délicatesse » chez Desfontaines n’empêche cependant pas selon Scott sa traduction d’être « passable[12] ». Même le Nouveau Gulliver de Desfontaines, généralement considéré comme une pâle imitation, trouve grâce à ses yeux : malgré ses défauts, il n’est pas, toujours selon Scott, « sans imagination ni sans talent[13] » (Anonyme, 1838, I : xxxvi).

Les éditeurs, quant à eux, trouvent même de l’intérêt dans ces modifications. Bien sûr, ils insistent sur le « devoir » de publier une traduction « nouvelle », fidèle et « complète » d’un texte jusque-là « si étrangement défiguré », et sur la « fidélité scrupuleuse » que l’on constatera en comparant le texte anglais et la version française (Anonyme, 1838, I : ii). Mais l’infidélité est ensuite excusée par la censure de l’Ancien Régime, effrayée des « hardiesses philosophiques » de Swift, et qui aurait exigé de nombreuses suppressions de la part de Desfontaines et même de Voltaire. Pour les éditeurs, ces suppressions peuvent se justifier, mais que Desfontaines, « homme de savoir et de goût […], digne d’apprécier et de reproduire Gulliver », se soit permis d’« interpoler tantôt des phrases, tantôt des pages entières, qui dénaturent l’esprit et le ton de l’ouvrage », voilà qui leur semble inacceptable (Anonyme, 1838, I : 124). Certains de ces ajouts présentent pourtant un intérêt tel qu’ils joignent au premier voyage le plus connu d’entre eux (le texte où Desfontaines décrit la pédagogie des Lilliputiens plutôt que la manière dont ils se reproduisent) :

[…] dans ses écarts, Desfontaines n’a pas toujours été malheureux au même degré ; et, pour nous montrer justes envers lui, nous nous plaisons à rapporter, sous la forme d’appendice et en ayant soin de l’isoler du texte, un passage dans lequel il nous paraît avoir assez habilement développé et complété le chapitre VI […].

Anonyme, 1838, I : 124-125

Le commentaire traductionnel des éditeurs, se résumant à affirmer que la nouvelle traduction est fidèle et intégrale et que celle de Desfontaines comporte des ajouts et des omissions, porte donc beaucoup plus sur la traduction de celui-ci que sur celle qu’ils proposent. L’abbé, grâce aux mentions et aux commentaires dans les notes des éditeurs et dans la critique de Scott, occupe en fait une place de choix dans ce qui se veut pourtant une retraduction justifiée par les changements qui avaient « défiguré » le texte.

La « traduction » proposée par Furne et Fournier

L’absence de justification explicite de la présente traduction n’est pas exceptionnelle à l’époque. On peut supposer d’abord que, présentant leur traduction comme définitive, les éditeurs considèrent que leur but est atteint et qu’il n’y a rien à ajouter. Leur critique de la traduction de Desfontaines, en ne se limitant pas à souligner les aspects négatifs, laisse cependant entrevoir les critères traductionnels à l’oeuvre dans la version qu’ils donnent au public. Par leur critique, les éditeurs proposent ainsi une esthétique de la traduction en général et une manière de traduire Gulliver en particulier. Le traducteur a le droit de compléter et de développer, s’il le fait avec habileté et sans défigurer le texte. Il doit cependant, dans le cas de Gulliver, conserver la satire sociale et les hardiesses philosophiques, interdites en 1727 ou dans les versions pour enfants, mais mises en valeur par Scott et par les éditeurs. En clair, la retraduction aurait porté essentiellement sur les passages dont la satire était trop mordante pour Desfontaines. Les éléments scatologiques ainsi que la satire sociale ou politique, que Desfontaines avait jugé bon d’atténuer, sont cette fois traduits, mais cela ne fait pas pour autant de l’édition de 1838 une réelle retraduction. La comparaison des tables des matières montre d’abord que Furne reprend quasi intégralement celle de Desfontaines, traduite assez exactement (nous soulignons les modifications) :

II. L’Empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l’Auteur dans sa prison. Description de la personne & de l’habit de sa majesté. Gens sçavans nommés pour apprendre la Langue à l’Auteur. Il obtient des graces par sa douceur : Ses poches sont visitées.

Desfontaines, 1727, n. p.

II. L’empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l’auteur dans sa prison. Description de la personne et du costume de sa majesté. Des savants sont désignés pour enseigner à l’auteur la langue du pays. Il obtient la faveur générale par la douceur de son caractère. Ses poches sont visitées ; on lui retire son épées et ses pistolets.

Anonyme, 1838, I, p. 276

L’ensemble de la table des matières reprend celles de 1727 et 1787, en complétant parfois le résumé d’un chapitre. La seule différence majeure concerne le voyage à Brobdingnag, profondément remanié par Desfontaines qui avait intégré au reste de son texte ou carrément supprimé certains éléments des chapitres IV et V.

La comparaison des deux versions du texte confirme ce que la table des matières laissait entendre. À son arrivée dans l’île de Lilliput, Lemuel ressent une première fois le besoin de se soulager ; les deux traductions sont ici quasi identiques :

…& j’apperçus un grand nombre de peuple sur mon côté gauche, relâchant les cordons à un tel point, que je me trouvai en état de me tourner, & d’avoir le soulagement de faire de l’eau ; fonction dont je m’acquittai au grand étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allois faire, s’ouvrit impetueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge.

Desfontaines, 1727 : 14-15

…et j’aperçus à ma gauche un grand nombre de gens relâchant les cordons à un tel point que je me trouvai en état de me tourner à droite, et d’uriner, fonction dont je m’acquittai abondamment au grand étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allais faire, s’ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge[14].

nous soulignons

Anonyme, 1838, I :17

Notons que « faire de l’eau » (« making Water » ; Swift, 1726, p. 17) avait déjà été remplacé par « pisser » dans la réédition de 1787. Au tout début du chapitre II, Lemuel doit se débarrasser d’un fardeau plus encombrant et plus gênant. Le passage, carrément omis par Desfontaines qui n’osa pas aller jusque-là dans la description des fonctions naturelles, est finalement traduit (1838, I : 24-25). D’autres passages étaient omis dans ce chapitre par Desfontaines, mais le « traducteur » de Furne se sert de son texte pour lui ajouter les éléments manquants. On retraduit bien sûr le plus souvent en tenant compte des versions antérieures, mais, dans le cas qui nous intéresse, c’est carrément le texte de Desfontaines qui est adapté. L’orthographe et la syntaxe sont modernisées, et le vocabulaire est modifié lorsque le sens a changé. En plus de traduire les passages omis en 1727, le « retraducteur » procède à une véritable révision du texte, corrige des anglicismes, des contresens et des tournures trop calquées sur l’anglais.

Les commentaires des éditeurs montraient une lecture attentive du texte de 1727 pour le comparer à celui de Swift ; l’ajout en annexe du traité sur la pédagogie révèle même que le « retraducteur » n’est pas resté insensible au texte de Desfontaines. En fait, il s’est même laissé contaminer et a conservé, sans jamais les indiquer, certains ajouts, tout en les modifiant. Nous donnons à titre d’exemple la description de Mildendo, capitale de l’empire de Lilliput (nous soulignons) :

Il y avoit autrefois bon Opera et bonne Comedie ; mais faute d’auteurs excités par les liberalités du Prince, il n’y a plus rien qui vaille.

Desfontaines, 1727 : 59

Il y avait autrefois bon opéra et bonne comédie, mais, faute d’auteurs encouragés par les libéralités du prince, il n’y a plus rien qui vaille en ce genre.

Anonyme, 1838, I : 56

Non seulement la seconde version reprend-elle le commentaire (absent en anglais) sur la décadence artistique de Mildendo, mais elle complète une expression (« plus rien qui vaille en ce genre ») et en corrige une autre trop archaïque, « excités » devenant « encouragés ». L’espace manque pour analyser ici les différentes manières par lesquelles le texte de 1838 corrige celui de Desfontaines mais, même en se restreignant à la scatologie et à quelques passages satiriques très librement traduits par lui, on voit quand même clairement que c’est son texte qui est revu. La vérification de passages modifiés dans le texte anglais de l’édition Faulkner de 1735, généralement considérée comme la version finale, montre également que Furne et Fournier reproduisent le texte de la première édition, celle qu’a traduite Desfontaines, et non les tournures de 1735 (Hubbard, 1968 [1922]). La présence continue de Desfontaines, dans un travail rendu pourtant nécessaire par l’infidélité de la sa traduction, de même que les imprécisions sur la nouvelle version, s’expliquent. Grandville n’avait pas tort d’illustrer la préface d’un portrait de Desfontaines puisque le texte de départ, même revu et complété à la lumière du texte anglais, est en fait celui de Desfontaines.

2.3 Les versions pour enfants : Lejeune

Si la réédition de Hiard en 1832 tient de l’Ancien Régime, par sa forme et par son contenu, la richesse esthétique de l’édition de Furne témoigne de l’évolution des métiers et des techniques du livre sous la monarchie de Juillet. Le développement de l’éducation à la même époque (Caradec, 1977 : 23) permet quant à lui l’essor de la « littérature jeunesse », avec des règles et des limites qui sont propres au genre. On ne trouve pas que des oeuvres écrites pour la jeunesse dans les collections qui lui sont destinées puisque bon nombre de classiques, souvent des chef-d’oeuvres étrangers, feront l’objet d’adaptations radicales : les Voyages de Gulliver, bien sûr, mais aussi Robinson Crusoé, Don Quichotte ou Moby Dick (Caradec, 1977 : 23).

Dans l’avertissement de son recueil de contes L’Ami des petits enfants (1784), Berquin présente clairement les règles à suivre pour plaire aux enfants qui, généralement, n’aiment pas trop la lecture : « […] le meilleur moyen de les en dégoûter tout-à-fait, serait de leur donner des livres sérieux qu’ils sont hors d’état d’entendre. Il leur faut des contes, de petites histoires qui piquent leur curiosité et soutiennent leur attention. » Il ne suffit cependant pas de plaire ; l’utile est joint à l’agréable, ce qui permet de mettre un livre entre les mains des enfants. Ainsi, continue Berquin, « le conte doit porter avec lui sa morale, instruire en amusant, et présenter au petit lecteur quelques défauts à éviter, ou quelques vertus à suivre » (Berquin, 1835 : iii). L’Ami des petits enfants est repris en 1835 chez l’éditeur Lehuby, spécialisé dans les ouvrages à vocation éducative et qui édite en 1843, dans sa collection « Librairie de l’enfance et de la jeunesse », la version de Gulliver dont il sera maintenant question. Celle-ci suit les préceptes énoncés par Berquin : « Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines, par Swift. Nouvelle édition, corrigée et revêtue de l’approbation de M. l’Abbé Lejeune, Chanoine de la Métropole de Rouen, Professeur à la Faculté de théologie ». Le titre, on le voit, séduit les enfants (voyages, contrées lointaines) et rassure les parents.

Cette édition montre jusqu’où peut aller l’adaptation au public enfantin ou adolescent : l’expurgation du texte, les titres de l’abbé Lejeune ainsi que ses commentaires font de cette édition la plus convenable de notre corpus. Lejeune, chanoine de la métropole de Rouen (c’est-à-dire qu’il appartient l’archevêché), professeur de théologie (vraisemblablement en Sorbonne) rassure les parents et les instituteurs qui pourraient redouter l’influence malsaine d’un texte dont Voltaire avait vanté les mérites. L’imprimatur, en regard de la page de titre, indique que le chanoine a « lu, avec la plus sérieuse attention », cette nouvelle édition et précise que rien ne saurait exercer d’influence pernicieuse sur les jeunes âmes : « Le soin tout religieux avec lequel on a retranché de cet ouvrage tout ce qui peut blesser la morale et en rendre la lecture impossible à la jeunesse chrétienne, mérite le plus sincère éloge et les encouragements de tous les hommes amis de la religion et de la vertu. » Si le commentaire laisse comprendre que Lejeune n’a pas lui-même retravaillé le texte, ce dernier n’en est pas moins placé sous son autorité. Ce genre d’adaptation répond aux attentes du public, comme l’indiquent les rééditions de ce Gulliver chrétien en 1846, 1849 et 1855 (toujours chez Lehuby) ainsi que les autres adaptations publiées dans la même collection et dont les titres précisent chaque fois qu’elle ont été revues par Lejeune : Les Mille et une Nuits (1843), Gil Blas (1845) ou Les Incas de Marmontel (1845). Ces versions expurgées connaîtront elles aussi une série de rééditions.

La notice sur « Swift et ses ouvrages » (p. i-xxxvi) qui précède les Voyages évoque quant à elle Micromégas, mais pour en restreindre la valeur : « […] les Voyages de Gulliver sont un chef-d’oeuvre d’esprit, de causticité, de fine raillerie, de philosophie mordante, vive, acérée. Voltaire, qui le prôna le premier en France, le déclarait inimitable, et il essaya cependant de l’imiter dans son conte de Micromégas, qui n’est qu’un Lilliputien à côté de son modèle. » (Lejeune, 1843 : xxxvi) Cette introduction s’inspire en fait amplement de la notice de Walter Scott et ne correspond pas à ce qui est publié puisque la causticité et la « philosophie mordante » ont disparu. Tout comme Furne, Lehuby publie également en annexe l’« Appendice au voyage à Lilliput » (p. 341-345), sans mention cette fois de Desfontaines, dont le nom n’apparaît nulle part dans cette édition.

Coupures et reformulation

Ainsi que le laissent entendre le titre et l’imprimatur de Lejeune, le Gulliver a été dans cette édition revu au crayon rouge : les quatre voyages sont encore là, ce qui est peu fréquent dans les éditions s’adressant à la jeunesse, mais plusieurs passages trop crus ou trop satiriques ont disparu ; ceux qui demeurent ont fait l’objet d’une reformulation destinée à les vider de tout contenu douteux au moyen de circonlocutions. On s’en doute, Lemuel trouve ici un moyen conventionnel d’éteindre l’incendie du palais de Mildendo. La consommation d’alcool (Lemuel avait, la veille, abusé du petit vin blanc lilliputien) fait ainsi place à la prévoyance :

Je portais dans une de mes poches de côté une bouteille d’osier plate, mais d’une grande capacité. Elle pouvait contenir plusieurs muids d’eau. Cette provision pouvait m’être d’un grand secours contre la soif. Voyant les flammes gagner de tous côtés, je songeai à ma bouteille d’osier ; je la débouchai, et commençai l’irrigation en dirigeant l’eau si à propos et si à propos sur les endroits menacés, qu’en trois minutes le feu fut entièrement éteint, et que les autres parties de ce superbe palais, qui avait coûté des sommes immenses, furent préservées d’un fatal embrasement.

Lejeune, 1843 : 50

Tout comme les mauvaises habitudes, les ridicules de l’humanité font place à l’obligeance et c’est avec beaucoup d’obligeance que la géante brobdingnacienne dépose Lemuel à terre, après son combat mené contre le rat : « Je tâchai de lui faire entendre que je souhaitais fort qu’elle me mît à terre, ce qu’elle fit à l’instant même avec beaucoup d’obligeance » (Lejeune, 1843 : 92). Chez Swift, Desfontaines et dans l’édition Furne, c’est bien sûr pour se soulager derrière les feuilles d’oseille que Lemuel demande à retrouver la terre ferme.

Les découvertes, les inventions et les expériences trop scatologiques des académiciens de Lagado sont, elles aussi, fort obligeamment supprimées. Lemuel, épargne ainsi aux enfants des descriptions trop détaillées : « Le lecteur me dispensera de lui dire quelle était l’occupation de ce vieil académicien qui consumait ainsi sa vie à analyser les matières les plus fétides pour arriver à la solution du problème le plus insignifiant » (Lejeune, 1843 : 192). Ne souffrant plus de la colique, il supprime également bon nombre de visites aux académiciens : « Je parcourus encore plusieurs autres chambres, mais je ne fatiguerai pas le lecteur du récit des choses curieuses que j’y remarquai » (Lejeune, 1843, p. 194). Une « note de l’éditeur » précise d’ailleurs dès le début du passage que cette visite à l’académie de Lagado est particulièrement satirique, mais que c’est des abus de la science que se moque Swift, pas des expériences : « Tout ce qui suit sur les différentes académies n’est qu’une satire contre la manie des systèmes et les vices que les passions des hommes ont introduits dans le gouvernement ; c’est l’abus et non pas la chose qui est ici sérieusement stygmatisé [sic] » (Lejeune, 1843, p. 188-189).

Certaines allusions trop politiques, enfin, sont désamorcées par des notes destinées à la fois à en restreindre le sens et à souligner la morale à en tirer. Lorsque Gulliver raconte à son maître houyhnhnm (Swift, 1726, IV, 5) ses démêlés avec la justice, la version de Lejeune résume le texte et prévient les lecteurs de ne pas tomber, comme l’auteur, dans le travers des généralisations :

Cette diatribe de l’auteur contre la justice et les avocats, est bien loin d’avoir les caractères de l’impartialité qui doit toujours accompagner nos réflexions sur les hommes et sur les choses. Mais la nature de l’ouvrage, l’humeur bizarre et caustique de Swift, doivent servir d’excuse. Personne d’ailleurs ne se méprendra sur la portée de cette accusation.

Lejeune, 1843 : 277

Cette version expurgée, on s’en doute, ne constitue pas vraiment une retraduction. Il n’en est d’ailleurs nullement question dans la page de titre qui annonce une « nouvelle édition » ou dans le paratexte. Comme chez Furne, le réviseur a encore travaillé à partir du texte de Desfontaines.

Traduction et expurgation

Les différences, d’une part, entre une traduction proprement dite ou une retraduction et une édition pour enfants, d’autre part, sont telles qu’on est en droit de se demander ce que l’adaptation peut nous dire sur les premières et même s’il est possible de rapprocher ces différents types de textes. L’adaptation, l’expurgation ou, pour reprendre le terme anglais, la « bowdlerization » de Gulliver dépasse en effet le champ de la traduction puisque le texte anglais a connu un sort identique au xixe siècle.

Les principales formes de l’expurgation de Gulliver ont été décrites par Perrin (1969). Alors que toutes les éditions anglaises du xviiie étaient complètes, le texte a été continuellement expurgé au xixe siècle : plus de la moitié des 150 éditions parues entre 1800 et 1900 sont ainsi « bowdlerisées ». Deux facteurs seraient en cause : l’insistance de Swift sur la nature animale de l’être humain et l’intérêt que les enfants ont toujours éprouvé pour Gulliver, même s’il le texte ne s’adresse pas à eux. Alors que l’époque victorienne met l’être humain sur un piédestal, Swift le ravale ainsi au rang de la bête en insistant sur la physiologie humaine ou en expliquant en détail pourquoi les soldats de Lilliput, par exemple, défilant entre les jambes de Lemuel, ne peuvent s’empêcher de lever des yeux admiratifs vers le haut.

Les censeurs anglais procèdent donc à des modifications plus ou moins importantes selon le public visé. Pour les enfants, le texte est réduit aux deux premiers voyages, eux-mêmes l’objet d’importantes coupures ; même en ce cas, les éditeurs, récrivant le texte, gardent les expressions neutres de Swift et remplacent celles qui sont trop crues. Pour les adolescents, on publie des livres richement illustrés ou des éditions scolaires qui, dans l’Angleterre victorienne, révèlent ce que les adolescents ne sont pas censés avoir sous les yeux : certaines parties du corps, les fonctions naturelles, l’allaitement d’un bébé (Swift, 1726, II, chap. 1), la vermine grouillant sur le corps des mendiants ou l’odeur d’une femme de chambre. Dans certaines éditions moins radicales, le sein de la femme qui allaite son enfant provoque encore la répulsion de Gulliver, mais la description en est minimisée. Le but n’est pas d’éviter de traumatiser les enfants, puisque la description des guerres est conservée, de même que la décapitation d’un criminel à Brobdingnag.

Le but visé par un éditeur de littérature jeunesse tel que Lehuby est donc différent de celui d’un Desfontaines qui cherchait à respecter les critères du bon goût de son époque en éliminant non seulement certains des passages à connotation scatologique ou sexuelle, mais également des répétitions ou des allusions trop politiques. Les éditeurs de 1838, eux, ne définissent jamais les enfants comme leur public et, plutôt que d’omettre, joignent au Gulliver leurs propres commentaires, ceux de Scott, et même les ajouts de Desfontaines. La bowdlerisation française du Gulliver suit par contre les mêmes règles lorsqu’il s’agit de l’édition de Lejeune et dans le cas des nombreuses versions pour enfants publiées au cours du xixe siècle[15].

Conclusion

Tout au long du xixe siècle, des premières versions pour enfants sous la Restauration à la retraduction de Gausseron (1884), les éditeurs proposeront au lectorat français des traductions nouvelles, toutes plus « fidèles » les unes que les autres : fidèles au public visé, conformes au goût des adultes ou des enfants, calquées sur le texte de Desfontaines et, parfois même, assez proches du texte de départ de Swift. L’analyse de trois versions du texte de Gulliver parues sous la monarchie de Juillet montre que, dans ce contexte particulier, le texte de Desfontaines reste le point de départ. La réédition quasi intégrale du texte par Hiard en 1832 illustre d’abord comment on fait encore appel à l’abbé, non seulement pour des raisons commerciales, mais également esthétiques et peut-être même idéologiques. La version publiée par Furne et Fournier en 1838 constitue un cas à la fois plus complexe et plus ambigu puisque le nouveau « traducteur » n’est jamais nommé alors que le travail de Desfontaines, malgré ses lacunes, est continuellement mis en valeur dans le paratexte. L’analyse comparée de cette version avec le texte de Desfontaines et celui de Swift révèle pourtant que les éditeurs proposent ici une version retravaillée du texte de Desfontaines, certes revue et corrigée à la lumière du texte anglais, mais sans autonomie. La version expurgée publiée par Lehuby, quant à elle, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’une édition censurée ou expurgée (selon le point de vue que l’on adopte), la misanthropie et l’humour noir de Swift disparaissant ici au profit des péripéties d’un récit qui, pris au premier degré, amusera les enfants. Le véritable travail de retraduction viendra donc plus tard, même si c’est sous Louis-Philippe que l’on songe à produire une traduction plus exacte du texte de Swift.

Ces trois versions du texte ont en commun, l’analyse l’a montré, d’accorder très peu de place au processus traductionnel proprement dit : Hiard se contente de porter un jugement général ; Furne et Fournier condamnent l’inexactitude de Desfontaines puis se portent garants de la fidélité de la traduction qu’ils proposent et Lejeune, quant à lui, nous annonce que ce qui est inacceptable (en plus de ce que Desfontaines avait déjà supprimé) a disparu de sa version. Dans les trois cas, il n’est fait nulle mention de difficultés particulières ou globales, qu’il s’agisse de problèmes linguistiques ou de l’interprétation du texte. Les notes de Desfontaines, concentrées dans les deux derniers voyages, commentaient et mettaient en valeur les passages les plus polémiques ou les plus satiriques (Léger, 2002) ; dans nos trois éditions, ces notes ont désormais disparu.

Les positions de Hiard, de Furne et Fournier ainsi que de Lejeune permettent tout de même de mieux comprendre comment le travail du traducteur est perçu sous la monarchie de Juillet et quelles sont les qualités que l’on souhaite retrouver dans un texte traduit. Le processus d’adaptation le plus évident et le plus radical est bien sûr l’omission. Mais, alors que dans les versions pour enfants publiées ultérieurement le troisième voyage et, surtout, le quatrième seront omis, dans les cas qui nous intéressaient ici (Hiard et Lejeune), c’est l’omission de certains passages trop satiriques ou trop scatologiques qui est justifiée en faisant appel au bon goût.

L’analyse de ces trois éditions de Gulliver montre également que des positions divergentes en matière de traduction cohabitent tout au cours du siècle. Pour Hiard, comme pour bon nombre de critiques contemporains de Desfontaines, celui-ci avait eu raison d’éliminer les « allegories impénétrables », les « détails puerils » ou les « rédites ennuïeuses » (Desfontaines, 1727, I, p. xv-xvi). Furne et Fournier approuvent quant à eux certaines modifications (les amplifications plutôt que les omissions) et Lejeune, expurgeant la version de Desfontaines, considère donc que l’essentiel du texte est récupérable.

D’autres critiquent le Gulliver français de 1727 à partir de critères différents. L’éditeur Sanson, en 1823, considérait déjà que Desfontaines avait conservé trop des détails « piquants » (Sanson, 1823, p. 8) ; le romancier et journaliste Jules Janin reprendra ce reproche de trop grande fidélité chez Desfontaines dans une longue préface à une édition du Gulliver de 1862 où il accuse le « triste abbé » d’avoir traduit en pamphlétaire. Le ton révolté, la critique si sévère montrent clairement que Janin (et donc d’autres critiques) auraient préféré une belle infidèle :

[…] il traduisit en hâte, d’une plume énergique et brutale, avec peu de ces nuances si chères au lecteur français, le Gulliver de Swift. Le voilà donc, ce Gulliver qui a fait tant de bruit, de l’autre côté de l’eau. Le voilà tel quel ; anglais des pieds à la tête, et trait pour trait ! Sans une ombre ! Et sans rien qui dissimule une obscénité, une grossièreté, un attentat contre les plus simples convenances du langage ! Ah ! l’abbé Desfontaines, le traducteur brutal et sans pitié !

Desfontaines, 1862, p. 24

La critique de la traduction de Desfontaines devient en fait de plus en plus sévère au cours de la seconde moitié du siècle. Dans sa nouvelle traduction, Gausseron, après avoir violemment critiqué la traduction de Desfontaines au nom de la fidélité, dénonce ainsi la supercherie de Furne et Fournier :

C’est cependant cette traduction qui s’est perpétuée jusqu’à nous et à travers laquelle le public français connaît l’oeuvre de Swift. Quelques éditeurs ont prétendu en donner une traduction nouvelle et complète. Certains passages ont été restitués, il est vrai ; on a, par places, rajeuni le style de Desfontaines ; mais c’est une frisure nouvelle donnée à une antique perruque, et rien de plus.

Gausseron, 1884, p. x

La distinction entre une véritable retraduction et une nouvelle « frisure » est centrale. Au moment de la retraduction de Lolita de Nabokov, un critique de l’Humanité se demandait à quoi répond la mode actuelle des retraductions, « parfois n’ayant d’autre fonction que de boucher un trou dans un catalogue, parfois essentielles, bouleversant notre lecture, quitte à déclencher des polémiques » (Nicolas, 2001). L’auteur n’avait pas de quoi rester « perplexe » devant le phénomène : les éditeurs, on ne saurait le leur reprocher, publient normalement un texte parce qu’ils pensent qu’il se vendra. Desfontaines et l’éditeur Guérin, en 1727, misaient sur l’incroyable succès de Gulliver, tout comme l’éditeur de La Haye qui publia sa propre traduction française un mois auparavant. Un siècle plus tard, les éditeurs français ont le même souci. Leurs retraductions ne déclencheront, certes, aucune polémique, mais on peut dire qu’elles ont, sinon « bouleversé », du moins transformé notre lecture de Gulliver puisque le texte de Swift est entré en français de manière quasi définitive, dans le domaine de la littérature jeunesse.

Sans remettre en question l’autonomie de la littérature jeunesse comme genre à part entière, il faut ainsi s’interroger sur le phénomène de l’annexion française des chef-d’oeuvres étrangers vidés de leur essence. Ce que l’on peut ainsi appeler l’infantilisation des Voyages de Gulliver n’est pourtant qu’une des manières par lesquelles Gulliver’s Travels a été mis sur une voie paralittéraire qui lui a retiré toute influence directe en français. D’autres facteurs ont ainsi contribué à désamorcer en français la satire swiftienne. L’éloignement dans le temps, d’abord : le Siècle des lumières n’est pas des plus populaires sous les régimes les plus autoritaires du xixe siècle en quête de stabilité politique et sociale, et lorsque Voltaire devient le héraut des Lumières, le statut de ses « ennemis », tel Desfontaines, en souffre. Parallèlement, alors que le xviiie siècle avait été avide de satire, d’esprit et de « philosophie », la France de la Restauration puis de la monarchie de Juillet dévore les romanciers étrangers. Les paysages et les peuples exotiques de Walter Scott et de Fenimore Cooper sont alors mieux goûtés que les imaginations de Swift. Ce qui ne les empêchera pas de connaître par la suite le sort de Gulliver que les Français lisent dans leur jeunesse mais ne relisent pas à l’âge adulte. Les illustrations les plus récurrentes des versions pour enfants ou de l’édition de Furne et Fournier, plus mixte, deviennent ainsi tout ce le que l’on connaît de Gulliver : Lemuel ligoté sur la plage de Lilliput, urinant sur le palais de Lilliput, jouant les colosses de Rhodes pour l’empereur, s’embarquant sur une île volante, etc. Ces scènes, continuellement illustrées, deviennent les clichés auxquels ont recours les auteurs et les journalistes de l’époque. Gulliver est, ainsi devenu, avant la lettre, une image d’Épinal.