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Introduction

Étant donné la complexité des rapports entre langage et émotion, qu’en est-il des possibilités de traduction (et d’interprétation) de l’émotion ? L’expression orale et écrite des émotions est particulièrement difficile si l’on attend des descriptions et des identifications précises. De façon paradoxale, le langage semble peu armé pour les exprimer alors qu’existe l’intention d’en parler. Ni les traducteurs ni les interprètes n’échappent à la difficulté de la situation. Ils ne renoncent pas à franchir les barrières des langues et des cultures pour tenter de traduire des discours et des textes émotifs. On ne s’étonnera donc pas de retrouver le même paradoxe dans ces pratiques de traduction. On peut les supposer sans doute un peu plus complexes. Ainsi les situations d’expression d’émotions peuvent poser tant de difficultés qu’elles risquent de pousser le traducteur dans ses retranchements. C’est pourquoi il nous semble intéressant de regarder de plus près les problèmes que posent en général les rapports entre langage et émotions et plus particulièrement ceux que rencontrent un traducteur ou un interprète.

1. Rapports paradoxaux entre émotions et langage : deux défis

1.1. L’expression des émotions : un défi au langage

Il n’est pas inutile de rappeler que les difficultés d’expression ne sont peut-être pas limitées à l’expérience émotionnelle. Nous savons que la fonction du langage n’est pas de « copier » le réel, fut-ce un réel fait de vécu affectif. Et pour ce qui concerne les émotions, notons que les théories ne présentent pas le langage comme capable de « décrire » les émotions avec la plus grande transparence. Les différentes théories de l’émotion élaborées depuis le xixe siècle insistent tantôt sur une dépendance à l’égard des conditions physiologiques (James 1884), tantôt sur une fonctionnalité d’adaptation spécifiquement psychologique (Dewey 1895). On peut comprendre dès lors, que la mise en mots ne soit pas évidente quand il s’agit des émotions. Si de plus, nous prenons en compte les théories évolutionnistes, ce mode d’adaptation précéderait le langage humain et aurait ainsi une sorte d’autosuffisance. Dès lors, ce mode de régulation n’aurait pas nécessairement besoin du langage.

Les humains n’ont pourtant pas renoncé à parler ni de leurs émotions ni de leurs sentiments. Il serait en effet simpliste de juxtaposer une sorte de mode d’adaptation animale (excluant le langage) dont feraient partie les émotions et un mode d’adaptation plus intellectuel et langagier. À cet égard, la référence à Spinoza que l’on trouve aussi bien chez Vygotski que plus récemment, chez Damasio (2003) est pertinente car en postulant que « nous ne faisons qu’un seul être avec notre corps » (Vygotski 1933 : 267), nous sommes conduit à rechercher en quoi la vie émotionnelle a pu se transformer dans un fonctionnement spécifiquement humain et notamment dans son rapport au langage.

Il est vrai que le défi de l’expression verbale des émotions n’est pas évident à relever. Il est difficile de dénommer, de décrire un vécu émotionnel ; Bergson (1888/1961) avait déjà souligné que le langage en catégorisant, introduit du discontinu qui risque de trahir ce qui par nature est continu. De plus, les frontières entre les catégories sont loin d’être claires et il s’agit sans doute plutôt de types que de classes. Shaver, Schwartz, Kirson, O’Connor (1987) notaient par exemple qu’en français, le terme « joyeux » était plus représentatif de la joie que celui de « content ». S’ajoutent à cela des sources d’ambiguïté liées aux variations de cultures. En définitive, les typologies d’émotions varient selon les cultures et les auteurs. Chaque auteur découpe un peu à sa manière et chacun propose, par exemple, une typologie des émotions différente. Certes certaines émotions sont repérées par la majorité des auteurs, telle la joie, la peur et la colère. D’autres comme la surprise, la tristesse et le dégoût sont souvent citées. Mais ensuite l’énumération varie beaucoup selon les auteurs : Darwin se contente de cette liste tandis que Tomkins (1984) y ajoute mépris, honte, intérêt, anxiété ; Izard (1990) substitue l’anxiété à la culpabilité ; d’autres ajoutent l’acceptation et l’espérance (Plutchik 1980) ou l’embarras, le respect, l’excitation (Ekman 1992).

En outre, le nombre restreint des émotions citées dans les classifications, reflète mal la variété des termes et expressions qui au sein de chaque culture, permettent de distinguer des états émotionnels variés. Ainsi, en français, on considère par exemple, que la colère est un état générique qui peut être modulé selon des nuances sémantiques telles que indignation, rage, fureur, irritation, courroux, etc. Mais cette distribution de nuances risque d’être fort différente dans une autre langue et dans une autre culture. Un lexique émotionnel présenté dans une culture donnée peut être totalement inconnu ou même inexistant dans une autre. De plus, une situation particulière déclenchée dans une certaine communauté engendre des réactions émotionnelles spécifiques qui pourraient être totalement différentes si la même situation survenait dans un autre environnement socioculturel. On ne peut négliger les variations liées aux normes éthiques.

Dans ces conditions, on admettra que même si par une catégorisation de l’ordre de la typicalité, les humains réussissent à dénommer et décrire leurs émotions, cette entreprise est limitée et ne résout que partiellement le problème. Toutefois ne pas réussir à tout dire est normal. Rappelons que les linguistes et psycholinguistes ont souvent souligné ce paradoxe : avec un petit nombre d’unités, avec quelques règles syntaxiques, le langage permet de parler de tout. Toutefois on ne peut pour autant prétendre être explicite et exhaustif en tout. Il ne faut pas en effet, négliger l’importance de l’implicite dans le fonctionnement des interactions langagières et cette remarque s’applique aux émotions. Le linguiste Ducrot (1972) l’a bien montré quand il définit les fonctions de l’implicite dans l’énonciation. Le renvoi à la perception conjointe de la situation (référenciation), aux croyances partagées, aux ruses de l’un des partenaires, tout cet implicite joue un rôle important dans la coconstruction du sens. Et en ce qui concerne l’émotion, la signification explicitée (par exemple, sous forme d’une interjection), reste très en deçà de la signification attestée qui renvoie implicitement au vécu. Les émotions ne peuvent en effet être traduites entièrement par une formulation explicite. Et cette remarque vaut aussi pour les sentiments qui pourtant sont l’objet de discours plus complexes que les seules interjections.

Cependant, malgré ces limites et les risques de malentendus qui accompagnent l’utilisation systématique de l’implicite, les humains ne renoncent pas ; ils cultivent un désir de partage des émotions et des sentiments et à cette fin, ils mobilisent le langage oral et écrit. Des auteurs comme Rimé (1987) et Luminet (2002) ont d’ailleurs recherché les motifs de ce désir de partage. Selon ces auteurs, partager ses émotions aiderait à résoudre des problèmes posés par la situation ou encore aiderait à les réinterpréter. Partager pour comparer avec le vécu des autres : encore une façon de situer et peut-être relativiser ses propres émotions et ses propres sentiments. Partager pour rechercher de la clarté, bénéficier de l’expérience des autres pour clarifier la sienne. Et réussir ainsi à intégrer ce que l’on vit dans des schémas qui organisent et rationalisent. Il existe cependant des exceptions : il semblerait que la honte par exemple, aime à rester secrète…

En outre, on ne doit pas réserver ces motifs et ce désir de partage à des adultes cultivés, experts dans la pratique du discours, car la psychologie développementale nous rappelle la précocité de ce besoin de raconter une situation vécue avec les émotions qui s’y réfèrent. Dès que les enfants commencent à parler, il est possible de repérer ce besoin de partage des émotions. Des bébés de 3 jours discriminent des expressions faciales de joie, de surprise avérée et de tristesse (Brun 2001) et à 12 mois, les enfants adaptent leur conduite en fonction de la valence positive ou négative (Brun 2001). Bullock et Russsel (1986) notent que dès 3 ans, apparaît un lexique émotionnel. À cet égard, Harris et Pons (2003) soulignent que les enfants commencent à avoir un répertoire verbal pour désigner les émotions dès l’âge de deux ans. Luminet (2002) ajoute qu’ils sont capables de faire référence à des émotions positives et négatives et qu’ils partagent leurs états émotionnels de façon similaire aux adultes, sauf que, pour eux, les principaux destinataires sont leurs parents. Il est intéressant de souligner en s’appuyant sur les travaux de Rosnay et Harris (2002) que la compréhension et l’expression verbale des émotions ne seraient pas sans rapport avec le contexte relationnel. Ils le montrent en effet, en reliant tests de compréhension des émotions et test de la séparation mère-enfant intégrant des thèmes d’attachement, ceci avec 51 enfants de 3 à 6 ans. De fait, ou les enfants échouent aux deux types de tests ou ils réussissent les deux.

La construction de ce lexique précoce relatif aux émotions, semble tellement importante que si on est transporté de joie, fou de rage, envahi de tristesse ou rongé par la douleur, c’est dans la langue maternelle que l’on cherche à s’exprimer, souvent d’une manière spontanée et involontaire. La langue maternelle et les émotions sont intimement liées : c’est à partir des outils linguistiques de sa propre langue que l’individu construit et structure l’expression de ses émotions, et c’est par l’intermédiaire de cette langue qu’il préfère véhiculer et communiquer ses émotions et ses sentiments. On peut supposer en se référant à Bruner (1983), que ce lexique s’est construit dans des « formats » tels que les situations d’ « attention conjointe » et que ces situations servent de référence première aux réactions émotionnelles de l’adulte. Thèse qui pourrait expliquer combien il est particulièrement difficile de transmettre en une langue étrangère, toutes les nuances d’un message émotionnel émis par un individu dans sa langue maternelle. Il est à noter que des traducteurs n’hésitent pas pour passer d’une langue1 à une langue 2 à utiliser une langue 3 qui correspondrait au dialecte maternel (Kahatib 2006).

Ainsi ce bilan sur le langage et l’expression des émotions est assez paradoxal : d’un côté, l’explicitation du vécu des émotions reste très limitée, mais de l’autre, la verbalisation des émotions correspondrait à un besoin précoce et général à tous les âges. Mais quand on examine ce qui constitue le lexique émotionnel, on reste particulièrement frappé par ses limites : il est essentiellement constitué d’exclamations, d’interjections, d’expression figées et ne permet guère de préciser quoi que soit à propos de émotions que l’on voudrait partager avec l’autre (cf. supra).

1.2. Parler pour susciter des émotions

Le bilan est un peu différent à propos du deuxième défi car le langage semble beaucoup mieux adapté quand il devient action sur autrui à distance, par exemple moyen de susciter à distance des changements d’humeur. La plupart des théories des fonctions du langage ou des actes de langage, font une part à cette fonction qui consiste à parler pour changer à distance le comportement de l’interlocuteur (fonction conative, acte perlocutoire, acte injonctif…). Agir pour susciter des émotions n’est qu’un cas particulier de ce type de fonction. « Dire » pour persuader, séduire, humilier, déclencher les émotions qui accompagnent le désir ou celle de la haine… Certains écrits sont conçus pour provoquer des émotions (Cosnier 2003). Ces actes peuvent être directs (comme les injures) ou indirects, sans oublier les jeux masqués.

1.3. Dans les deux cas, les défis sont relevés par l’usage de jeux divers

L’utilisation d’un rapport implicite-explicite n’est pas particulier à l’expression de l’émotion et constitue l’une des propriétés du fonctionnement du discours. Mais dans le cas de l’expression des émotions, pouvoir y recourir est particulièrement utile. Nous avons déjà noté que l’expérience des émotions reste pour l’essentiel vécue sans être formulée. Même si les exprimer correspond à un besoin précoce, une interjection peut suffire (cf. supra) !

Ducrot a recensé les jeux discursifs qui exigent l’implicitation et sa typologie est pertinente pour l’analyse du rôle de l’implicite dans l’expression des émotions. Telle l’implicitation comme manifestation involontaire de croyances et de désirs de la part de l’émetteur. On pourrait citer aussi les ruses linguistiques choisies en fonction d’un but recherché, par exemple : obtenir des applaudissements

Rappelons à titre d’exemple, l’habileté de Charles de Gaulle quand dans son discours du 4 juin 1958 à Alger, il lance son « Je vous ai compris ! ». Usant de rhétorique, de prosodie et de gestualité, il obtient les applaudissements d’une foule en laissant ouvertes beaucoup d’ambiguïtés d’interprétation. Bel exemple où l’on voit le défi relevé par des jeux discursifs avec les connotations implicites ainsi que par l’intermodalité.

Certes on peut s’interroger sur les limites du recours aux implicitations : dans quelle mesure ces expressions peuvent-elles suffire pour que les partenaires s’accordent en complétant par ce qui constitue le « commun ground » (Clark et Murphy 1982 ; Clark 1996) ? Il faut supposer beaucoup de complicité entre les partenaires, complicité de croyances, de connaissances, de valeurs… Sinon on ne voit pas très bien comment ce lexique pourrait suffire pour que les partenaires s’accordent dans la construction du sens.

Notons que lorsque la communication des émotions devient difficile, l’usage de l’analogie est une solution possible. Aux connotations implicites peuvent en effet s’ajouter des jeux de métaphores, autre manière de relever le défi.

Jacquet et Bienvenu (2004) ont étudié l’utilisation des analogies dans les entretiens médicaux qui portent sur la douleur. Certes la douleur ne se réduit pas à un état émotionnel ; « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire réelle ou possible, ou décrite en référence à une telle lésion » (I.A.S.P. 1979). Mais cet exemple nous paraît particulièrement pertinent car dans l’entretien médical le problème précisément que les partenaires doivent s’entendre sur l’évaluation de cette douleur, ce qui suppose un minimum de précisions dans la description. Pour ce faire, le corps médical utilise les analogies, tel le QDSA de l’Hôpital Saint Antoine à Paris. Ce questionnaire comprend 58 qualificatifs répartis en 16 classes. Les 9 premières classes représentent les aspects sensoriels de la douleur et les 7 dernières représentent les aspects affectifs de la douleur (Boureau et al. 1984).

Extrait du QDSA

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Dans une étude récente, Jacquet et Bienvenu (2004) ont examiné les réponses de deux enfants souffrant de douleurs chroniques, un enfant âgé de 12 ;7 ans et un enfant âgé de 9 ;11 ans ainsi que les réponses d’un enfant (âgé de 12 ;9 ans) souffrant de douleurs aiguës. Ils ont montré que certaines des métaphores du QDSA restent très obscures aux enfants. Par exemple, « En étau, Sourde, Distension, Torsion, Irradiante, Rayonnante … ». Mais dans la même étude, il est apparu que les mêmes enfants hospitalisés s’expriment en utilisant d’autres métaphores : « Ça tape ; Ça fait chaud ; Je suis bloquée ; Mes articulations sont verrouillées ; Ça me tire… » ainsi le choix des métaphores dans le QDSA pose quelques problèmes. Si par nature les déplacements métaphoriques sont censés guider le partenaire dans sa reconstruction du sens, ils peuvent aussi constituer des pièges qui bloquent la communication. Toutefois, il est avéré que la métaphore, dans le contexte de la douleur, joue un rôle de suppléance dans la dénomination, en l’absence de termes propres. Elle sert à caractériser la nature du vécu douloureux, au niveau fonctionnel ou encore affectivo-émotionnel. Wallon le remarquait déjà en 1934 : « L’enfant pense ou s’exprime souvent par analogie et de façon spontanée. Elle lui offre un moyen puissant d’extension imaginative, un moyen préconceptuel de dépasser la situation subjective et actuelle. »

Toutefois, le corps médical qui utilise le QDSA, ne peut se contenter des analogies verbales quand il veut évaluer avec précision la douleur ressentie par les enfants malades. Il préfère compléter son examen en utilisant des analogies visuelles figuratives. Et cet exemple est très instructif pour notre réflexion, telles ces échelles quantitatives à évaluations analogiques (EVA).

Échelle des visages

Échelle quantitative : échelle visuelle analogique (EVA)

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La pensée analogique n’est pas limitée aux mots. On peut en effet constater que le jeu discursif s’articule avec un autre jeu qui relève d’un autre type de signe, en l’occurrence des figures visuelles et des gestes. Autrement dit, dans une situation d’interaction verbale, il est difficile d’isoler le lexique verbal d’une composition de signes intermodale. En psychologie développementale, depuis les travaux de Bruner (id.) sur les « formats », cette intermodalité est prise en compte pour tenter de comprendre comment se construit le premier lexique (cf. « attention conjointe »). Autre exemple d’étude développementale pertinent pour notre propos : le motherese. Ce terme désigne la façon dont les mères au cours de « conversations » avec les jeunes enfants, modifient graduellement leur langage en simplifiant, en utilisant une prosodie spécifique, en faisant des réitérations caractéristiques ou encore en s’exprimant par des mimiques émotionnelles stéréotypées. L’une des propriétés de ce motherese est précisément d’articuler de façon singulière, le verbal, le prosodique et le gestuel.

En fait ni la seule communication non verbale (cf. supra), ni le lexique émotionnel isolé ne peuvent suffire pour résoudre les problèmes que pose la communication d’un état de douleur, ou d’un état émotionnel. C’est pourquoi nous utilisons le terme d’intermodalité pour dénommer cette articulation fonctionnelle entre des signes de nature différente. Nous préférons ce terme à celui de multicanalité ou de multimodalité. Ces deux derniers termes utilisés notamment par les informaticiens à propos de l’hypermédia, soulignent plutôt les multiples modalités (visuelle, auditive, tactile, olfactive, gustative…) qui peuvent être utilisées pour présenter des informations.

Il existe dans la diversité des langues et des cultures beaucoup d’exemples d’expression d’émotion dans lesquelles on retrouve une telle composition lettre/ image. Ainsi l’art de la calligraphie (art de former des caractères d’écriture ornés). Le calligraphe traditionnel crée en effet une composition porteuse de sentiments et de représentations qui conduisent par analogie au signifié des mots : joie, bonheur, paix, angoisse, violence, amour sont exprimés (cf. exemple). Au commencement le lecteur est ravi par un sentiment esthétique lié à l’aspect plastique : affirmation d’une perception, d’une gesltat, forme globale, symétrie, rythme, jeux d’équilibre et de déséquilibre par les espaces blancs et noirs (ou colorés) ; puis partant des propriétés du signifiant, l’analogie guide les interprétations possibles. Les artistes calligraphes sont peut-être comparables à des interprètes musicaux : ils sont capables de créer par la calligraphie une infinité d’interprétations d’un même énoncé ou d’un même mot.

Au dehors le calme, au dedans le brasier

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De fait s’applique ainsi au visuel et à l’écrit une articulation intermodale qui caractérise un fonctionnement normal dans les interactions propres au face à face habituel chez des partenaires qui communiquent entre eux. Surtout quand il s’agit d’émotions ! Il suffit d’ailleurs de vivre les contraintes qui accompagnent une communication médiée (Vivier 2001) caractérisée par une séparation visuelle ou une temporalité différée pour prendre conscience notamment dans le cas des émotions, des problèmes que posent l’impossibilité d’une intermodalité habituelle. Certes il existe des substitutions ; Anis (2001) a bien montré que, par exemple, des codages spécifiques, économiques, efficaces permettent de signaler des expressions du visage dans le courrier électronique. Ce sont les « smileys » inventés par des lycéens pour exprimer des émotions par des analogues des expressions du visage ;

2. Limites de la traduction de discours/textes émotif

Lorsque l’interprète ou/et le traducteur tentent de traduire un discours ou un texte émotif, leur tâche risque d’être difficile si, en effet, pour exprimer ou susciter des émotions, le conférencier (ou l’auteur) joue simultanément avec l’implicitation, l’analogie et l’intermodalité. Nous proposons tout d’abord de nous arrêter à deux exemples pour en tirer quelques réflexions afin de nourrir une problématique interdisciplinaire sur la traduction des discours/textes émotifs.

2.1. Al qahwa

On connaît les difficultés liées aux implicites culturels. Tels les problèmes que peut poser pour un journaliste arabe, dans un climat de guerre, la traduction du mot « Israël » : il sera par exemple traduit par le terme « l’ennemi ». Un bel exemple est celui d’Al qahwa (café), extrait du roman de Mahmoud Darwich Dhâkira li-l-nisyân (Une mémoire pour l’oubli) publié en arabe en 1987 et traduit en français en 1994 (Chasmine 2006).

« Al qahwa » est une boisson privilégiée des Arabes ; elle est la première offrande dans les échanges et de façon générale, elle constitue un lien social très important. Le romancier y fait allusion alors qu’il vit le contexte des attaques de Beyrouth par Israël : impossible de faire son café le matin ! Il ne peut bouger et se prend à rêver en personnifiant le café en femme. Mais le traducteur rencontre des problèmes car « Al qahwa » est féminin en langue arabe alors qu’en français « café » est masculin ! L’auteur continue sa rêverie et « al qahwa » devient en arabe « vierge de l’aube ». Le traducteur traduit comme il peut par une comparaison du café en « aube vierge ». Il tend ainsi de créer une autre image compatible avec « café » masculin. Puis dans la rêverie du romancier « Al qahwa » devient « la devineresse qui dévoile les secrets du jour », ce qui renvoie à la pratique délicate de la divination avec le marc de café, pratique le plus souvent confiée aux femmes. Le traducteur se contente, en français, de signaler « le devin des secrets que le jour renferme », ce qui est particulièrement réducteur. Il semble que le traducteur peine à trouver des solutions qui inévitablement « trahissent » le texte initial.

2.2. Muéveme el verte

Quand il s’agit de traduire un poème, il peut être particulièrement difficile de retrouver dans une autre culture un jeu adéquat d’implicite, d’analogie et d’intermodalité. Prenons à titre d’exemple un poème qui pose problème au traducteur : le sonnet « Muéveme el verte » (1628), étudié par M. Bataillon (1950) et repris par F. Gramusset (1999). Comment rendre compte de la fusion forme et sens qui le caractérise ? Ce sonnet espagnol se fait en effet icône, représentation anagrammatique qui articule l’espace typographique et le temps acoustique en un topos centré sur le nom :

  • Jeu spatial et lexical avec « Te » et « Me » ;

  • Superposition avec Te mi era (Toi était moi) ;

  • Balbutiement du nom nuptial : nom de l’autre et de l’unique (Te dieu), porté comme vérité de soi (Me), « …Pour que le nom transcende, dans la tradition des langages amoureux et mystiques, l’antinomie de la présence absence, et celle de l’image et du verbe » (cf. étude de F Gramusset).

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Il est certes difficile pour un traducteur d’éviter en ce cas des procédés de compensation. Les procédés évoqués (jeux avec les implicites ; métaphores, les fusions forme-contenu) peuvent conduire à des traductions trop artificielles ou même à une impossibilité de traduction. Divers procédés restent cependant à la dispositon du traducteur :

  • proposer un néologisme, un emprunt ;

  • laisser un mot, une expression dans la langue source ;

  • compléter une traduction par un texte explicatif complémentaire (cf. « note du traducteur ») ;

  • occulter (en fonction d’interdit éthique ou politique) ;

  • compenser par l’ajout entre autres d’un adjectif (traduire « Israël » en arabe par « l’ennemi Israël »).

3. Intérêt d’une perspective pragmatique de la traduction

Toutefois malgré les limites inévitables de l’entreprise quand il s’agit de traduire des textes émotifs, la situation n’est pas désespérée. Certes si l’on conçoit la traduction comme un simple transcodage, les malentendus sont inévitables. On connaît bien les effets pervers des traductions automatiques quand elles sont conçues de cette façon.

Mais un traducteur (interprète) qui pratique son art dans une perspective pragmatique, peut déjà contribuer beaucoup au partage des émotions. En ce cas, son art ressemble à une paraphrase dans une autre langue, paraphrase qui sait s’adapter aux implicites et aux contextes des publics et lecteurs réels ou potentiels. Il met le choix des moyens (lexicaux, syntaxiques, etc.) au service d’une finalité de communication ; autrement dit, le traducteur tend à se substituer à l’auteur pour obtenir des lecteurs par exemple, des émotions analogues. La notion de contrat de communication définie par Charaudau (2002) et Chabrol (2002) s’applique bien à cet art. Le « contrat de communication » (fait de droits et de devoirs) permet aux partenaires de se substituer à l’auteur en prenant en compte la finalité de l’auteur, mais aussi les images, les croyances, etc. spécifiques à la langue et à la culture du public (Moucannas-Mehio 2005).

Certes il faudrait adapter cette notion aux situations de traduction et d’interprétation. Ainsi les conditions de référenciation, différentes pour la traduction et pour l’interprétation simultanée, implique un fonctionnement différent du contrat : dans l’interprétation, la coprésence des partenaires a des conséquences sur le fonctionnement de l’intermodalité ; le contrat fonctionne avec des échanges de signes intermodaux. En outre, l’interprète ne peut se substituer complètement au conférencier. Dans l’expression des émotions précisément, il applique la règle « un ton en dessous ». Et si l’on considère le rapport de l’interprète au public, on doit noter que le conférencier et l’interprète composent simultanément des fonctionnements complémentaires mais différents : le public d’une conférence écoute l’interprète mais reste sensible aux gestes, à la prosodie du conférencier. Bref, l’interprète ne peut utiliser l’intermodalité comme le conférencier, son fonctionnement implique une attention particulière, un contrôle spécifique de l’expression intermodale de l’émotion Le fonctionnement du contrat de communication aurait ainsi des propriétés spécifiques mais il importe d’en postuler un.

3.1. Exemples des argumentations ad populum de Bush et de Ben Laden (selon Moucannas-Mehio 2006)

Une perspective pragmatique conduit à postuler d’autres propriétés du fonctionnement discursif et textuel qui par leur « universalité » serviraient d’appui aux interprètes et aux traducteurs pour la reconstruction paraphrastique particulière à leur art. Ainsi l’analyse que propose Moucaccas-Meio des discours de Bush et de Ben Laden, discours diffusés le même jour, le 7 octobre 2001. Cette analyse met en évidence des similitudes discursives malgré les différences de langues, de cultures et d’idéologies. Tout se passe comme s’ils s’étaient concertés pour utiliser l’argument que Robrieux (1993) dénomme ad populum (ou argument démagogique). Un tel argument appelle « à l’acceptation spontanée d’idées qui sont présentées de manière forte et thêatrale ». Réaffirmer le sentiment de puissance, déjà présent chez le peuple américain, et sa conviction d’être le sauveur et le défenseur du « monde libre » en jouant sur une terminologie et des représentations religieuses chrétiennes, d’une part ; enfoncer le couteau dans les plaies de la nation islamique, nourrir ses douleurs en la victimisant, lui montrer le salut dans une certaine interprétation des dogmes religieux musulmans, d’autre part : les deux protagonistes y excellent. Moucannas-Meio (ibid.) remarque que les deux protagonistes usent de l’argument ad populum avec une égale intensité.

Les deux protagonistes excellent ainsi dans la manipulation des émotions par le discours. Et si, d’après Walton (1992), l’appel aux émotions est raisonnable dans un discours délibératif afin de préciser le cours d’action le plus prudent, il serait utile de noter ici que nous ne sommes pas en présence de deux discours délibératifs : les deux locuteurs ont déjà pris leur décision, ils ne font que l’annoncer ici et requérir l’adhésion du public à son égard. Le public de Bush ne pourra faire entendre son opinion que trois ans plus tard, lors des élections présidentielles, alors que le public de Ben Laden ne pourra que subir les retombées des actions décidées et exécutées par ce dernier.

3.2. La référence à une expérience fondamentale de l’émotion

En outre, il n’est pas impossible de postuler qu’en deçà des variations qui renvoient aux cultures et au vécu de chacun, l’on puisse s’appuyer sur une référence émotive qui serait commune à l’espèce, sorte d’universaux émotionnels. Tout se passe comme si nous disposions d’un champ de métaphores primaires enracinées dans l’expérience perceptive du corps, sur lesquelles tout humain pourrait se fonder. Partant « d’espèces fondamentales d’expériences et d’objets » (Lakoff et Johnson 1980) les humains pourraient en faire des utilisations décontextualisées… et élaborer les métaphores conceptuelles les plus complexes. Il s’agirait là de « gestalts » expérientielles renvoyant à des expériences humaines fréquentes. Elles représenteraient des organisations cohérentes de nos expériences en terme de dimensions naturelles (parties, étapes, causes, etc.). Leur structure permettrait d’avoir prise sur d’autres espèces naturelles d’expériences et d’objets moins concrets ou moins clairement définis (l’expérience de la douleur). Elles seraient le produit de nos corps, de nos interactions avec l’environnement physique, de nos interactions sociales (micro et macro). Ainsi un enfant qui décrit sa douleur comme semblable à un « coup de marteau » se référerait à une gestalt expérientielle à laquelle cet enfant a déjà été confronté dans son environnement. Il en aurait déjà fait l’expérience concrète, avec son corps. Lorsqu’il évoque le coup de marteau, il évoque l’action de taper quelque chose avec quelque chose, en même temps qu’il évoque aussi d’autres variables perceptivo-sensorielles : comme le bruit, le rythme, etc. Tous ces éléments forment un tout structuré et cohérent. Dans ce cadre, les propriétés d’un objet ne sont pas inhérentes à l’objet lui-même, ni même immuables. Elles sont définies par la nature des interactions entre l’individu et l’objet. En d’autres termes, l’objet est défini par des propriétés interactionnelles liées aux propriétés perceptives, motrices, intentionnelles, fonctionnelles. Toutes ces dimensions (perceptives, motrices, intentionnelles, fonctionnelles) correspondent à une gestalt multidimensionnelle et ces dimensions émergent naturellement de notre expérience du monde (Bienvenu 2006).

Conclusion

Ainsi malgré tout ce qui peut rendre difficile, voire impossible, la tâche de l’interprète et du traducteur quand il s’agit de traduire des textes à dominante émotive, il semble que la reconstruction qu’il opère puisse aboutir à un résultat fort pertinent, si paradoxal que cela paraisse. Certes il arrive aussi au traducteur de rencontrer ses limites, notamment dans la traduction des poèmes. Mais dans tous les cas, réussites ou échecs méritent une analyse d’ordre cognitif et psycholinguistique : il importe en effet, de relier ces fonctionnements, d’une part, à une analyse du fondement spécifique du fonctionnement des émotions et, d’autre part, à celle du fondement sinon « universel » au moins très partagé du fonctionnement pragmatique du discours et notamment dans sa relation au domaine de l’émotion. De telles analyses doivent à notre avis porter notamment sur :

  • le rapport implicitation/explicitation ;

  • l’usage des métaphores ;

  • l’articulation intermodale des types de signes.

Certes évoquer l’intermodalité n’est pas sans conséquence (Vivier 2005). Cela n’est pas compatible avec une conception classique de la sémantique qui réduirait son champ au verbal et même à la dénomination. Telle la triade de Saint Thomas d’Aquin vox, conceptus et res : « Il convient de dire que, selon le philosophe, les paroles sont les signes des pensées et les pensées des similitudes des choses » (Thomas d’Aquin 1274). Il faut la remplacer par exemple par celle de Pierce (1958) quand il distingue representamen, objet et interprétant. L’objet est le référent : « tout ce à quoi l’interprétant renvoie est le representamen ». L’interprétant est le « signifié propre du signe » (image mentale associée). Et le représentamen est défini comme « un signe en tant qu’il se présente et que l’interprétant renvoie à l’objet qu’il représente », mais il n’est pas limité au verbal. Tout type de signe peut être pris en compte. Cette conception de la triade sémantique nous paraît plus compatible avec l’intermodalité que nous considérons comme fondatrice de la construction du sens.

De plus d’un point de vue cognitif, évoquer l’intermodalité est clairement une manière d’exiger une conception de modèle mental qui ne se réduise pas à un calcul logique. Il doit intégrer en effet, un fonctionnement d’image mentale utile à la construction d’un modèle analogue au monde que le sujet cherche à représenter.

Il est ainsi pertinent de partir d’une réflexion sur les problèmes que pose la traduction et de l’interprétation des discours et textes émotifs, pour renouveler l’étude psycholinguistique de la complexité du langage. Il n’y a pas que la lecture qui fait réfléchir au fonctionnement du langage. Il est urgent en effet, en collaboration avec les traductologues, de définir des problématiques spécifiques de la traduction et de l’interprétation. Il importe d’élaborer une problématique pluridisciplinaire (traductologie et psycholinguistique) afin de dé finir ces « universaux psychologiques » qui en deça des variétés de langues et de cultures fondent le passage d’une langue à l’autre.