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Bourlingueur jurilinguiste, Heikki Mattila nous livre ici les trésors rapportés de ses diverses pérégrinations langagières à travers les grands systèmes juridiques du monde. La discipline ciblée « se situe à la croisée des deux disciplines mères que sont pour elles la linguistique et le droit » (Gémar 2005 : 11). Elle examine l’évolution, les caractéristiques et l’emploi de la langue juridique (id. : 17). Le mot jurilinguistique est né au Canada. Cette appellation apparaît pour la première fois dans le sous-titre du volume Langage du droit et traduction. Essais de jurilinguistique de Jean-Claude Gémar en 1982. Le terme s’apparente à l’expression « linguistique juridique » forgée par Gérard Cornu (2000) et privilégiée en France. L’auteur se contente de distinguer les deux termes ainsi : « “jurilinguistique” est un terme d’une portée plus large que celui de “linguistique juridique”, lequel peut laisser croire qu’il ne s’agit que d’un volet de la linguistique » (p. 11). On aurait aimé que l’auteur s’arrête un peu plus longuement sur cet aspect terminologique important. Chiara Preite nous précise les variations subtiles entre ces deux termes :

En guise de conclusion, soulignons que les deux dénominations de jurilinguistique et linguistique juridique ne paraissent pas être porteuses de véritables différences au niveau de méthodologie et d’approche de l’objet d’étude, mais il s’agirait plutôt de deux para-synonymes, de variantes diatopiques désignant l’origine parallèle de deux courants de la même discipline. Elles tendent à être employées de manière interchangeable afin de désigner des études concernant la traduction juridique et le langage juridique dans toutes ses facettes et manifestations, indépendamment du fait – bien connu – que seule l’étiquette forgée par Cornu comprend également les études de droit linguistique.

2013 : 49

Ajoutons à cette récapitulation que la fonction lexicale était privilégiée dans le premier de ces deux courants avant la publication du grand ouvrage de synthèse de Cornu, et que la phraséologie et la stylistique n’étaient que « des parents pauvres par rapport au vocabulaire » (Fernbach 1991-1992 : 37). La jurilinguistique, quant à elle, s’est toujours intéressée à la traduction (dans tous ses aspects : y compris la fonction lexicale et la fonction stylistique). Un engouement qui s’explique par la cohabitation de deux langues et la coexistence de deux systèmes juridiques sur le même territoire comme on la connaît au Canada (Gémar 2005 : 328).

Publié en finnois en 2002, le texte a ensuite été traduit et publié en anglais en 2006. Une deuxième édition anglaise a suivi en 2013. Le présent volume constitue une seconde traduction, en français, révisée et augmentée par l’auteur. Il convient de saluer ici l’apport de Jean-Claude Gémar, un pionnier de la jurilinguistique, qui a « corrigé de fond en comble la traduction faite, à l’origine, par l’auteur lui-même » et dont « l’importante contribution lui vaut de voir son nom figurer sur la page titre de l’ouvrage ». Le volume se divise en trois parties. La première est consacrée à la théorie générale sur le langage du droit et la jurilinguistique. Dans une deuxième partie, le langage juridique est abordé comme langue de spécialité. L’histoire, les caractéristiques et l’usage international des grandes langues juridiques sont exposés dans la dernière partie. Ayant déjà eu l’occasion d’écrire un compte rendu détaillé de la première version anglaise, nous allons nous borner ici aux nouveautés et ajouts que l’on trouve dans la présente version française (soit environ 5 % du contenu total) (Mac Aodha 2010).

L’auteur de ce volume a évoqué ailleurs l’utilité d’étudier l’usage du latin juridique dans le cadre de l’Union européenne (Mattila 2002 : 755). Il nous livre ici les résultats de la recherche effectuée par Pascale Duparc-Portier et Antoine Masson (2007) sur l’usage du latin auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. Se fondant sur la jurisprudence de cette Cour, les auteurs dévoilent une incidence plus élevée de locutions et d’adages latins dans les avis des avocats généraux. Certaines locutions sont même des créations de cette instance ou du Conseil de l’Union européenne (citons à titre d’exemple, fumus boni juris et societas europea). Une explication de la prolifération de ces locutions latines dans la jurisprudence se trouverait dans la volonté des avocats généraux d’introduire sur le plan européen certains principes juridiques adoptés par des pays membres. Caché derrière un adage latin, souvent vague, se trouverait ainsi un principe qui ne serait pas directement discuté (p. 231).Une autre explication proviendrait des processus de traduction et de rédaction dont les décisions font l’objet (McAuliffe 2013). En effet, la présence d’expressions latines pourrait s’expliquer par le recours au français comme langue de départ des décisions de la Cour de justice. Celle-ci n’est pas toujours parfaitement maîtrisée par les rédacteurs et ces derniers ont développé une espèce de jargon propre à cette juridiction, favorisant des formules toutes faites et, peut-être aussi, l’emploi d’expressions latines perçues comme étant directement transposables dans les différents systèmes juridiques européens. Le caractère commode d’une traduction littérale de ces expressions dans les différentes versions officielles des décisions contribuerait ainsi à leur propagation.

L’ajout principal dans ce volume se trouve dans le chapitre sur l’espagnol juridique. Dans l’aperçu historique, on apprend que, grâce aux efforts de promotion de l’espagnol aux dépens du latin menés par Alphonse le Sage au xiiie siècle (baptisé nuestro latín ou « notre latin »), la langue vulgaire a acquis un statut officiel plus tôt que dans les autres pays romans. On assiste à une langue générale qui acquiert ses lettres de noblesse grâce au développement du langage juridique. Les Siete Partidas d’Alphonse le Sage, qui regroupent tous les secteurs de l’ordre juridique médiéval, ont bénéficié d’une énorme influence, qui se manifeste toujours auprès des tribunaux nord-américains lorsqu’ils abordent certaines questions relatives au droit foncier de l’époque coloniale espagnole. Par la suite, aux xviiie et xixe siècles, l’espagnol juridique a subi l’influence du français, avec pour point d’orgue la codification du Código civil de 1889 (une compilation connue pour sa « sérénité discursive ») qui s’est largement inspirée du Code civil français. Mattila dresse un tableau fascinant et captivant d’une langue juridique qui, bien qu’elle partage des caractéristiques avec d’autres langues juridiques (la chasse aux latinismes, la recherche de clarté, une désacralisation, etc.), se démarque en raison de plusieurs particularités étonnantes. Notons parmi celles-là la division à l’intérieur de l’Espagne entre le droit civil commun et les droits civils particuliers (derechos forales) qui s’appliquent dans les provinces autonomes où le Code civil n’a qu’un rôle supplétif (p. 373) et les différences sur le plan international entre les langues juridiques des divers pays hispanophones (p. 391).

Il y a trente ans, une chercheure canadienne avait exprimé le souhait suivant :

Il est à souhaiter que l’essor de la jurilinguistique canadienne ait des retentissements en Europe et qu’il donne lieu à des échanges fructueux, vu que les traducteurs juridiques de la Communauté économique européenne sont aussi à la recherche de solutions linguistiques au problème de la coexistence du français, langue de droit civil, et de l’anglais, langue de Common Law.

Fernbach 1984 : 11

Son voeu semble avoir été exaucé avec la publication de ce volume au titre révélateur : Jurilinguistique comparée. Langage du droit, latin et langues modernes. Avec cet ouvrage, la jurilinguistique vogue vers « le trans-systémisme », comme le dit si bien Monsieur Nicholas Kasirer, juge de la Cour d’appel du Québec, dans la préface. Finalement, le défi posé par Nicole-Marie Fernbach, formulé il y a trois décennies (« la langue devrait être analysée à part et le droit comparé viendrait au secours du jurilinguiste mais seulement à titre accessoire, tout comme la sociolinguistique ou la linguistique comparée » [1984 : 1]), est relevé par cet ouvrage qui se clôt par une affirmation de la complémentarité du droit comparé et de la jurilinguistique en ces termes : « la valeur des recherches comparatives sur les concepts et termes juridiques [est] liée nécessairement à tout travail lexicographique et terminologique » (p. 479). Ce livre incarne toute la vitalité et la qualité qui naissent de l’alliance de ces deux approches et ne manquera pas d’inspirer la prochaine génération de jurilinguistes :

Ignem cujus scintillam ipse dedisti
Flagrantem late et rapientem cuncta videbis