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Le terme de « stratégie de traduction » est un des préférés des spécialistes en traductologie. Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est un des concepts les moins fiables et il a introduit dans notre champ d’études une certaine confusion. Notre propos est de contribuer à remettre un peu d’ordre dans cette confusion et de situer le concept de stratégie par rapport à deux autres très en vogue, ceux des universaux de traduction et des figures de traduction.

Dans le présent article, nous allons nous occuper uniquement des stratégies centrées sur le produit (product oriented strategies), celles qui, à notre avis, semblent les plus problématiques. De plus, nous n’allons pas nous occuper cette fois (et cela, à contrecoeur) des stratégies de choix du texte à traduire (cf. Toury 1978), certes importantes, surtout dans la perspective de la poétique historique de la traduction.

Commençons par les définitions qui sont à la base de l’usage actuel de ce mot. La plus ancienne semble être celle de Krings (1986), adoptée par Chesterman dans ses ouvrages de 1997 et 2005[1], et – comme on verra plus loin – par plusieurs autres auteurs. La voici dans la traduction anglaise de Englund-Dimitrova (d’après Jääskäläinen 2005) :

A translator potentially conscious plans for solving concrete translation problems in the frameork of a concrete translation task.

Jääskäläinen (1993 ; 2005) propose, de son côté, la définition suivante :

They are a set of (loosely formulated) rules or principles which a translator uses to reach the goals determined by the translating situation in the most effective way ; global strategies – refer to the translator’s general principles and modes of action ; local strategies – refer to specific activities in relation to the translator’s problem-solving and decision making.

Dans les deux définitions, nous avons souligné les termes qui, pour nous, sont à la base des malentendus qui ont suivi. Le mot « stratégie » même, utilisé dans le contexte des sciences humaines, n’est qu’une métaphore, sa provenance est de toute évidence militaire. Jääskäläinen utilise à l’appui la définition que fournit le Collins Cobuild E-Dictionary :

  1. A strategy is a general plan or set of plans intended to achieve something, especially over a long period.

  2. Strategy is the art of planning the best way to gain an advantage success.

Nous omettons les exemples fournis par le dictionnaire, et à la fois, nous nous permettons de souligner le fragment qui a visiblement séduit Jääskäläinen, tout en faisant remarquer que la définition de Collins non seulement relègue la signification militaire du concept au deuxième plan, mais de plus, que cette partie de la définition est très vague, ce qui permet à notre auteur de surenchérir : « a set of (loosely formulated) rules or principles ».

Seulement, voilà : il n’y a pas que le dictionnaire Collins, nombre d’autres existent, y compris sur Internet. Le dictionnaire OneLook, qui synthétise les données d’une vingtaine de dictionnaires en ligne en la matière qui nous intéresse, dit ce qui suit :

  • the branch of military science dealing with military command and the planning and conduct of a war

  • an elaborated and systematic plan of action

Le Webster en ligne va dans le même sens, mais d’une façon encore plus explicite :

  1. a plan of action encompassing the methods to be adopted from beginning to end of a task or endeavor, focussing on the general methods ; – contrasted with tactics, which is a plan for accomplishing subgoals of lesser extent than the primary goal. Thus, a strategy is a plan for winning a war, and a tactic is a plan for winning a battle.

Ajoutons que le Petit Robert et le dictionnaire espagnol de la Real Academia Española vont dans le même sens (en privilégiant l’étymologie militaire du terme), et que plusieurs autres… font le contraire (comme le brésilien Aurelio ou le polonais Słownik poprawnej polszczyzny PWN), ce qui signifie que le manque de rigueur n’est pas si rare, et même que la tendance actuelle est peut-être à privilégier les acceptions courantes et non militaires du terme « stratégie ». Cela expliquerait en partie le fait qu’il n’y ait pas eu, jusqu’à présent, de pression unificatrice pour ce qui concerne la notion de stratégie du traduire, d’autant plus que l’état d’esprit de la majorité de nos collègues ne semble pas vraiment favoriser la recherche de ce qui est susceptible d’unir nos efforts, comme le suggère le débat récent sur « shared ground in TS » (Target 14-1 et précédents).

Est-il tellement important de chercher le « noyau dur » de la signification de ce terme, au lieu de nous résigner à suivre la majorité (est-il cependant prouvé de quel côté elle se situe…) ? Nous croyons que oui, et ce n’est pas au nom de principes, mais en considérant les fruits qu’a apportés une certaine nonchalance dans l’usage du mot « stratégie » dans les textes traductologiques récents. Voici quelques exemples :

[…] lexical simplification operates according to six priciples or strategies […] those principles are : use of superordinate terms when there are no equivalent hyponyms […] approximation of the concepts expressed in the source language text, use of “common-level” or familiar synonyms […] use of the circomlocutions instead of conceptually matching high-level words or expressions […]

“the explicitation hypothesis” […] posits that the rise in the level of explicitness observed in translated texts and in the written work of 2nd language learners may be a universal strategy inherent in any process of language mediation.

Laviosa 1998 : 288-289 ; c’est nous qui soulignons – J. B.

Cette citation provient du chapitre consacré aux universaux de la traduction, de la prestigieuse Translation Studies Encyclopedia. Celle qui suit fait partie de la préface du non moins prestigieux volume Translation Universals. Do they exist ? publié en 2004 par les éditions Benjamins :

[Papai…] suggests a connection between various explicitation strategies (e.g. lexical repetition, addition of conjunctions, filling in ellipsis) and simplification – another alleged universal of translation.

Mauranen, Kujamäki [eds.] 2004 : 7

Nous nous bornerons à ces deux exemples, quoique d’autres, peut-être moins frappants, soient à examiner, p. ex. chez Halverson (2003 : 220) ; et il en existe sans doute plusieurs autres. Une chose est manifeste : les auteurs cités ne se font pas trop de souci de préciser en quoi les stratégies diffèrent des « universaux ». Les stratégies peuvent se situer au niveau subordonné à celui des universaux – c’est le cas des six figures (« stratégies ») qui illustrent le principe de simplification chez Laviosa et Mauranen-Kujamäki. Mais le contraire est aussi possible : dans la deuxième citation de Laviosa, « l’hypothèse de l’explicitation » est considérée comme principe universel qui organise peut-être tous les cas de communication auxquels participe activement une langue étrangère.

Ce manque de rigueur de la délimitation des niveaux sur lesquels agissent les concepts en question n’est pas nouveau. Il est visible dans les « treize tendances déformantes » de Berman (1985), une première tentative d’établir un système des « universaux de traduction » : la clarification – chez cet auteur, en fait, identique à l’explicitation – est un « corollaire de la rationalisation » (Berman 1985 : 70) ; la « destruction des sytématismes », à laquelle concourent, selon l’auteur, « rationalisation, clarification et allongement » (Berman 1985 : 78), se situe donc, de toute évidence, au-dessus de la rationalisation qui, pour sa part, a été définie comme principe générateur de la clarification. Dans la classification de Berman, on décèle donc trois niveaux possibles – et distincts – sur lesquels se manifestent les « tendances déformantes ». Notons d’ores et déjà la position prépondérante de la tendance appellée par Berman « la destruction des systématismes ».

Nous croyons que la classification de Berman a été sous-estimée par les traductologues les plus connus. Chesterman, dont les travaux sont pour nous une source d’inspiration constante, traite Berman d’une façon quelque peu cavalière dans son article de 2004 (Chesterman 2004 : 36-37 et passim), même s’il a raison de souligner son normativisme, que l’auteur français abandonnerait d’ailleurs dans son dernier livre (Berman 1995). Mais d’autre part, le même Chesterman semble s’inspirer partiellement de Berman quand il fait la distinction entre les opérations qu’il nomme « techniques » et les autres, qu’il appelle « shifts » (modifications ou écarts) :

Many of the traditional names for shifts overlap with names given to techniques […] but the two should be conceptually separate. […] what we can teach are textual techniques and problem solving strategies […] A shift may represent the solution to a problem (i.e. the result of a strategy), the result of a routine technique, or indeed the consequence of a misunderstanding, an unsuccessful strategy or a badly chosen technique. Some shifts are therefore justifiable (in a given task context), others are less so. As we know, all translations manifest shifts.

Chesterman 2005 : 27

Tout d’abord, la notion d’« écarts (shifts) non justifiables » coïncide avec celle de tendances déformantes de Berman. Mais d’autre part, l’usage des « techniques », qui parfois coïncident avec les « écarts » (en fait, certaines tendances déformantes ou « universaux »), semble subordonné à l’adoption d’une stratégie.

Nous allons récapituler brièvement ce qui a été dit jusqu’à présent. Les définitions des dictionnaires que nous préférons à celui de Collins déterminent la stratégie comme un plan bien élaboré d’action, à mener du début jusqu’à la fin, et qui focalise les méthodes générales (en opposition à une tactique, qui vise la résolution des problèmes ponctuels d’une action plus vaste). D’où notre conclusion : la stratégie ne peut être que consciente (et non « potentiellement consciente »), de plus, elle doit être globale (et non locale)[2]. Pas de conscience du traducteur, donc, pas de stratégie.

Il faut demander, par conséquent, combien de fois le terme de stratégie, défini de la sorte, correspond à quelque chose de bien réel ? Chesterman admet, ci-dessus, la possiblité qu’un traducteur adopte une stratégie inadéquate. Berman va plus loin en proclamant que l’écriture-de-la-traduction est non stratégique par sa nature :

Menée à fond, l’analyse d’un original et de sa traduction montrerait que l’écriture-de-la-traduction est a-systématique, comme celle de ces néophytes dont les lecteurs des maisons d’édition rejettent les textes dès la première page. Sauf que, dans le cas de la traduction, cette a-systématicité reste cachée, dissimulée par ce qui reste de la systématicité de l’original.

Berman 1985 : 78

Il faudrait peut-être nuancer cette prise de position plutôt catégorique. En quoi consisterait cette a-systématicité ? Toury suggère, par exemple, que l’on peut s’attendre avec une forte probabilité qu’un jeune adepte privilégie les choix lexicaux et phraséologiques, au détriment des niveaux supérieurs du texte, comme la syntaxe et la cohésion (Toury 2004 : 26-27), ce qu’un professionnel expérimenté ferait moins probablement ; cette hypothèse montre la négligence (ou l’ignorance ?) de l’une des idées de la « carte » (basic map) de Holmes, lorsqu’il parle, entre autres, sur le plan des études descriptives/partielles, du « rank restricted ». Mais en fait, nous croyons que toutes les « restrictions » de Holmes sont censées influencer (positivement ou négativement !) les choix stratégiques du traducteur, à côté de quelques autres facteurs possibles. Avant de discuter ce problème, nous croyons utile, voire nécessaire, de nous interroger encore sur la nature de la stratégie du traducteur.

Venuti, dans son article de la Routledge Encyclopedia of TS consacré au problème des stratégies, dit ceci :

[…] the many different strategies that have emerged since antiquity can perhaps be divided into two large categories. […] Strategies in producing translations inevitably emerge in response to domestic cultural situatios. But some are deliberately domesticating in their handling of the foreign text, while others can be described as foreignizing […].

Venuti 1998 : 240

Cela paraît évident. Toutefois, si nous passons en revue les procédés susceptibles de figurer dans ces deux grands groupes, en mettant du côté de la domestication des stratégies bien connues d’adaptation ou d’imitation, et quelques autres, plus récemment définies, comme la traduction indirecte de Vinay et Darbelnet, l’équivalence dynamique de Nida, la « covert translation » de House ou la métatraduction d’Etkind, et du côté de l’exotisation, les procédés de la traduction directe de Vinay et Darbelnet, voire le décentrement de Meschonnic[3], nous restons un peu sur notre faim. La situation ne change pas vraiment si nous ajoutons à cette liste la modernisation ou l’archaïsation, en admettant qu’elles forment une sous-catégorie à part[4]. Toury, dans son article déjà cité, nous met en garde contre le niveau de généralisation excessif qui banalise le problème étudié (Toury 2004 : 20) : nous craignons que ce soit justement le cas de la liste ci-dessus.

En fait, après avoir considéré les objections formulées, nous croyons que la stratégie de traduire une oeuvre donnée est une recette unique[5], qui ne se répète pas, même si, en termes d’une poétique historique du traduire, nous sommes capables de reconnaître « la griffe », ou la poétique personnelle d’un traducteur comme Charles Baudelaire ou Yves Bonnefoy (et tant d’autres). La stratégie serait donc une somme de décisions qui dépendent de plusieurs facteurs qui influencent nos choix, consciemment ou non. La pression des facteurs subconscients est responsable du fait que les stratégies ne sont que rarement « pures » : c’est la leçon qu’il faut tirer des propos de Berman sur l’a-systématicité de l’écriture-de-la-traduction ; en cas limite, il n’y a pas lieu de parler d’une stratégie, soit que le traducteur n’a pas songé à en établir une, soit qu’il est inconséquent, soit que, pour quelque autre motif, il a échoué dans la mise en oeuvre de son projet : « la tactique ruine la stratégie. La bataille d’ensemble gagnée sur la carte est perdue en détail sur les coteaux », remarquait Paul Valéry, cité par le Petit Robert à la rubrique « stratégie ».

Pourtant, il est exagéré, croyons-nous, de proclamer une fois pour toutes, à l’instar de Berman, que l’écriture-de-la-traduction est a-systématique. À notre avis, il n’y a pas ici d’opposition binaire, les frontières du concept sont perméables, et l’on peut aisément représenter ce phénomène sur l’exemple d’un verre d’eau que nous commandons dans un café. Les possibilités sont – en simplifiant – les suivantes :

-> Voir la liste des figures

Si le garçon nous apporte le verre 1 ou 2, tout va bien. S’il apporte le verre 3, nous allons penser : bon, il a dû trébucher au passage et quelques gouttes ont été perdues, mais finalement, ça passe. S’il nous apporte le verre 4, nous allons probablement dire : « Je vous ai demandé un verre d’eau. Ceci n’est pas un verre d’eau. » De même pour la stratégie : dans de rares cas, nous pouvons admirer la rigueur (stratégique) de la méthode arrêtée par un traducteur ; dans de plus nombreux cas, nous allons admettre que le traducteur agit d’une manière cohérente, qui dévoile une pensée stratégique ; dans d’autres, de loin les plus fréquents, nous dirons qu’il agit d’une manière non stratégique, intuitive, en changeant certains principes conducteurs au gré des aléas du texte.

En ce qui a trait aux choix stratégiques, l’interférence des facteurs conscients et inconscients conduit donc à un certain résultat final, qu’il reste, dans chaque cas, à définir. Nous croyons que c’est un mécanisme patent ; le problème qui reste ouvert est la liste des facteurs qui concourent à ce résultat final. Nous proposerons ci-dessous une liste qui nous semble assez bien fondée ; toutefois, un autre problème se présente. Nous avons parlé de la confusion fâcheuse des niveaux lorsqu’on parle des « stratégies » et « universaux », « techniques » ou « tendances déformantes ». Il paraît urgent, avant qu’on fasse un prochain pas, de trancher cette question.

L’issue que nous adopterons a été proposée par Halverson (2003). Elle propose, « pour les TS en général, et la recherche sur les universaux en particulier » (Halverson 2003 : 230-231, trad. J. B.), le cadre conceptuel des « degrés de généralisation » formulé par Croft, dans lequel « chaque assertion donnée est une explication d’une généralisation du niveau inférieur, mais en même temps, une description comparativement à une généralisation du niveau supérieur » (Croft 1990 : 258 ; cité dans Halverson 2003, trad. J. B.).

L’essentiel de la classification proposée est défini comme suit (Croft 1990 : 247 ; cité dans Halverson 2003 : 231) :

The first level is the lowest, the level of observation, that is what constitutes the basic facts of language. […] the second level is actually a set of levels, the levels of internal generalization. The third is that of external generalization, at which the linguist invokes concepts from psychology, biology and other realms outside the structure of the language.

En adoptant ce cadre général, nous dirons qu’au niveau I, celui de base, se situent toutes les modifications du message détectables. Elles peuvent donner lieu à des généralisations du niveau II selon des critères divers : p. ex. purement formel (Chesterman 1997) ou fonctionnel, qui prend néanmoins en considération des caractéristiques formelles (telle est notre position, cf. : Brzozowski 2007). Nous devons formuler ici une remarque qui nous paraît fondamentale : tout changement au niveau du message original opéré dans la traduction n’est pas figure[6]. L’usage de la notion de figure ne paraît justifié que là où nous sommes capables de définir la nature et les conséquences du changement, ou, autrement dit, sa valeur fonctionnelle.

Le niveau II est celui des « universaux » ou « tendances », « techniques » ou « figures ». Les dénominations différentes couvrent dans plusieurs cas les mêmes phénomènes (cf. Chesterman 2005 : 27, voir ci-dessus) ; c’est le cas, pour ne donner qu’un exemple, de la simplification chez Laviosa, et de l’appauvrissement quantitatif et/ou qualitatif de Berman. Les « généralisations internes » peuvent se situer aux niveaux différents (la rationalisation de Berman engendre, en effet, plusieurs autres tendences qu’il commente) et adopter des critères qui reflètent des caractéristiques complémentaires des mêmes phénomènes : les tendances déformantes sont au fond la même chose que les universaux, mais pour ces derniers, ce qui est mis en relief, c’est leur caractère récurrent, indépendant des langues et des individus, tandis que pour les premières, un jugement de valeur (négatif) s’impose implictement. Les techniques, qui dans notre optique seraient un synonyme des figures, se réclament implicitement des autres sources théoriques (la linguistique appliquée au lieu de la rhétorique).

Finalement, le niveau III, celui de l’explication externe, sera celui des décisions stratégiques, dont la combinaison est censée donner comme résultat une stratégie (ou non-stratégie) en question. Ces facteurs seront ordonnés en groupes qui vont, par ordre dégressif, des plus conscients aux moins conscients. L’ordre des facteurs dans les groupes, dans notre intention, n’est pas, non plus, arbitraire : ils apparaissent par ordre d’importance relative. Tous ces facteurs sont, en fait, bien connus ; ils ont été puisés dans les ouvrages de Meschonnic (1973), Holmes (1978), Gutt (1991), Reiss (1976 ; 1984 ; 1984/1991) Vermeer (1982 ; 1984/1991 ; 1989) Toury (1978 ; 1981 ; 1995), Berman (1985), Chevalier et Delport (1996), Halverson (2003). La liste se présente comme suit :

Le niveau III des choix stratégiques

  1. Facteurs des choix conscients (ou stratégiques stricto sensu)

    1. « Medium » (canal de communication)

    2. Type de texte

    3. Problème ou relevance

    4. Skopos

    5. Tradition

    6. Différences des cultures et des systèmes linguistiques de L.O. et L.A. (« area restricted » de Holmes)

    7. Temps (de la création du texte en L.O.)

    8. Les niveaux du texte (« rank restricted » de Holmes)

  2. Facteurs dépendants de l’inconscient collectif : « Écriture idéologique passive »

    1. Rationalisation

    2. Orthonymie

  3. Facteurs cognitifs

    1. Saillance cognitive dans le réseau

    2. (pression des catégories prototypiques et des schémas du niveau supérieur)

    3. Anthropocentrisme

  4. Idiosyncrasies idéologiques et esthétiques du traducteur

    Certains de ces facteurs, largement connus, dispensent de commentaire.

En fait, nous avons retenu tous les facteurs (« restrictions ») du niveau de base du diagramme de Holmes (« partial theories »). Nous commençons, comme lui, par le médium (ou canal de communication), et pour cause : selon qu’il s’agisse de traduction écrite ou orale, on emploie des techniques bien différentes et théorisées de longue date. Il est vrai que les écrits des fondatrices de la « théorie interprétative » (Seleskovitch et Lederer 1993) laissent l’impression que l’ambition des auteurs était de donner une théorie universelle, applicable à tous les types de messages. En fait, dans le cas de textes écrits, elle ne s’applique correctement qu’aux textes d’information générale (General Language Translation de Snell-Hornby) ; dans d’autres cas de textes écrits, elle débouche sur les « tendances déformantes ». Par contre, l’utilisation de cette théorie pour la traduction des messages oraux (spécialité de l’ESIT) donne d’excellents résultats.

Nous croyons toutefois, avec Snell-Hornby, que le second facteur prépondérant est le type de texte (cf. Snell-Hornby 1988 : 32 ; le niveau « B » de son diagramme « Text-type and relevant criteria for translation »). Selon le type de texte en question – si c’est un texte littéraire, notamment –, nous faisons valoir le facteur suivant, celui du problème (ironie, humour, sublime, métaphores obsédantes, figuration cachée, etc.) – qu’il faut d’abord identifier. Pour ce qui est de textes littéraires, nous souscrivons à l’opinion de Meschonnic que, dans les situations les plus courantes (« la traduction ordinaire »), « règne l’ignorance de la poétique, c’est à dire de la notion même de système […] c’est là qu’il faut passer de la philologie à la poétique, du sens au mode de signifier » (Meschonnic 1998 : 27-28). La théorie de la relevance de Gutt va dans le même sens que l’identification de ce qui est l’essentiel dans le mode de signifier d’un texte donné.

Dans le cas d’un texte utilitaire, ce sont les besoins de celui qui va en faire usage qui prédominent, le but ou skopos de la traduction ; nous ne pouvons pas entrer ici en détail dans le problème éthique que pose le choix entre la recherche de relevance et l’adéquation au skopos, la chose étant archiconnue, tout comme les points 1f, 1g, 1h, qui complètent le diagramme de Holmes.

Le facteur 1e se réfère aux normes – concept introduit dans la traductologie par Toury (1978 ; 1995) et commenté récemment par Hermans (1995 ; 1996 ; 1999). Le terme plus englobant de tradition de traduction (à l’instar de la tradition littéraire, mais loin de s’assimiler à cette dernière) est courant en Europe centrale (cf. Vodicka, Popovic, Mukarovský, Swięch). L’emploi du concept de tradition suggère à la fois la multiplicité des sources « institutionnelles » des normes, et leur historicité, fondée sur « l’antinomie dialectique entre son caractère impératif et une force potentielle, régulatrice, qui implique la violation de la norme » (Mukarovski 1970 : 69-70 ; cité dans Swięch 1976 : 375, trad. J. B.). D’autre part, il est clair que, dans ce paragraphe, on parle des normes « fortes » (« basic » et « secondary norms » de Toury) ; toutefois, ce qui est important ici, c’est moins le degré de leur acceptation dans une communauté linguistique/culturelle donnée que le caractère conscient et « institutionnalisé » de cette acceptation (Hermans 1995 : 9-10). Les « conventions » que Hermans tient à considérer comme une catégorie à part vont apparaître dans le point suivant.

Ce qui nous intéresse dans la notion de conventions, c’est leur immersion dans l’inconscient social, leur emprise sur nos intelligences, puisque étant de l’ordre de l’habitus : « Although conventions do not presupose explicit agreement between individuals, they still act as generally accepted social constraints on behaviour », écrit Hermans en commentant les définitions de Lewis (Hermans 1996 : 30). En effet, les facteurs qui interviennent dans le point 2 sont de l’ordre du subconscient social.

Dans le cas de « l’écriture idéologique passive », il s’agit en fait de la somme des idées reçues et des conventions et modes linguistiques d’une époque donnée, dans un milieu donné (ou autrement : « un horizon d’attente » donné). Cette adéquation aux attentes les plus typiques des lecteurs conduit à « la traduction culturelle accompagnée de sa propre méconnaissance » (Meschonnic 1973 : 308). Le mécanisme est donc très général, on peut admettre qu’il englobe les modes linguistiques et littéraires du moment, mais aussi des mécanismes plus spécifiques, comme la rationalisation et l’orthonymie.

La rationalisation ouvre la liste des treize « tendances déformantes » de Berman, qui sont souvent son corollaire[7]. Elle repose sur une idée toute faite de ce qu’est (ou « doit être ») un texte qui change de destinateur, le système premier se confrontant au « génie de la langue » d’arrivée. Ce « génie » est, entre autres définitions possibles (cf. Trabant 2000), « une somme d’habitudes langagières, cette part irréfléchie, automatique […] ce qu’il y a de stéréotypé dans notre parole » (Brzozowski 2003 : 45). Dans le cas de la rationalisation, ce qui est affecté en premier lieu, ce sont les structures syntaxiques de l’original :

La rationalisation re-compose les phrases et séquences de phrases de manière à les arranger selon une certaine idée de l’ordre d’un discours.

Berman 1985 : 69

L’orthonymie, pour sa part, agit principalement au niveau du lexique :

Pour tous les référents usuels d’une culture, la langue dispose d’une appellation qui vient immédiatement à l’esprit de la communauté. Cette dénomination immédiate sera dite l’orthonyme. .

Pottier 1987 : 45 ; cité dans Chevalier 1996b : 90

Le concept lancé par Pottier a été adopté en traductologie par Chevalier. En parlant des « écarts non nécessaires » d’une littéralité tout à fait possible, il observe :

[le traducteur] débouche sur une expression plus conforme à l’usage habituel de la langue d’arrivée que le tour originellement retenu par l’auteur ne l’était par rapport à l’usage habituel de sa propre langue. […] Cette manière usuelle, naturelle, traditionnelle, de dire telle ou telle expérience, cette façon d’aller tout droit aux choses, on peut la nommer orthonymie.

Chevalier 1996a : 74

Parmi les facteurs cognitifs, le point I.3.a est le fruit de l’analyse des mécanismes psycholinguistiques, notamment de celui de l’asymétrie de l’organisation cognitive, menée à fond dans l’article important de Halverson (2003). Ci-dessous, nous adoptons les suggestions de Halverson quant à l’influence décisive de tel ou autre facteur sur les « universaux » du niveau II. En outre, nous nous permettons de joindre à la liste des facteurs cognitifs, sans doute trop exiguë pour les spécialistes de linguistique cognitive, la perspective anthropocentrique vis-à-vis du monde que nous adoptons dans la structuration linguistique[8]. Ce mécanisme nous semble responsable d’une figure de traduction analysée par Chevalier, « le changement du “sujet” ».

Finalement, au pôle opposé à celui des choix conscients, nous avons les « pures idiosyncrasies » du traducteur (Toury 1978/1995 ; 2000 : 199), qui sont légion.

Il est temps de passer au niveau II, celui des universaux. Dans le tableau ci-dessous, nous en présentons quelques-uns (qui, selon les cas, peuvent être considérés comme « techniques » ou « tendances déformantes »), en commençant par les plus unanimement reconnus et les mieux décrits pour arriver, finalement, à deux « candidats » à ce statut. La liste vient essentiellement de Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Laviosa 1998), elle est revue à la lumière des conclusions de Halverson et, dans une certaine mesure, des auteurs du volume Translation Universals : do they exist ? (Mauranen, Kujamäki [eds.], 2004). Il est à noter que ce qui nous intéresse ici, ce ne sont nullement les preuves de l’existence plus ou moins patente des universaux (lois ou simples tendances ?), mais les conditions d’une telle existence : elles viennent du niveau stratégique qui est important pour nous. Sandra Halverson (2003 : 233) a dit très justement :

[…] cognitive salience in a network will not be an absolute predictor of translation choices. Other factors may override the gravitational pull described here in any given case.

Il s’agit précisément de montrer quand et comment ces autres facteurs peuvent entrer en jeu. Au niveau II, il nous a donc paru intéressant de marquer, entre parenthèses, les facteurs du niveau III correspondants : 1b, par exemple, est le type de texte, 2b, la rationalisation). Nous avons essayé, ici encore, de les ordonner selon leur importance relative.

Voici le tableau (provisoire !) du niveau II :

Le niveau II des universaux / techniques du traduire

1. Explicitation

(1b, 1c, 1d 2a 3a)

2. Simplification syntactique

(1a, 1b, 1d 2a 3a)

3. Généralisation

(3a  1a, 1b, 1f)

4. Simplification sémantique

(1a  2a 3a)

5. Normalisation ou conventionalisation

 

(1e,

2b, 2a  3a)

6. Interférence ou transfert

(1b, 3b 1f, 1d, 1c)

7. Changement du sujet

 (3b 3a)

8. Exagération des caractéristiques stylistiques de l’original

(1c, 1e 2a 3a)

9. Brouillement de perspective textuelle

 (1h 3a)

Nous allons commenter, dans la suite, quelques cas et corrélations indiqués ci-dessus.

L’explicitation est, de loin, la technique la plus répandue[9]. Chez Berman, elle prend le nom de clarification, et l’auteur d’ajouter : « Certes, la clarification est inhérente à la traduction, dans la mesure où tout acte de traduire est explicitant » (Berman 1985 : 70). Nous avons vu une telle opinion dans le fragment cité de Laviosa (1998 : 289), elle vient en fait du classique After Babel de George Steiner (1975/1992 : 291)[10]. Ses figures (du niveau I) sont, entre autres, les répétitions lexicales, l’addition des conjonctions, le remplissage des ellipses (Laviosa 1998 : 289) ; Berman ajoute à cette liste le passage (en principe blâmable) de la polysémie à la monosémie et la traduction paraphrasante ou explicative.

Sur le plan stratégique, nous voyons que certains types de textes dans lesquels la fonction informative domine (p. ex. les textes scientifiques), aussi bien que certains problèmes (p. ex. les différences culturelles importantes) dans les textes destinés à un type de public déterminé (p. ex. la jeunesse), invitent à utiliser la technique d’explicitation (p. ex. sous forme de traduction explicative). Mais cette tendance peut être, dans d’autres cas, le fruit de la « rationalisation » qui, en remplissant des ellipses, ou en tranchant pour la monosémie, « vise à rendre “clair” ce qui ne l’est pas et ne veut pas l’être dans l’original » (Berman 1985 : 71).

Pour la simplification syntaxique, nous avons les figures suivantes : division des phrases très longues en plusieurs plus courtes, linéarisation de la syntaxe (élimination des phrases incises et/ou des niveaux successifs de subordination). Cela peut être une vertu, notamment dans l’interprétariat : en effet, nous enseignons à nos élèves plusieurs techniques d’élimination des redondances, de synthèse, de simplification. Ces techniques peuvent être également utiles dans l’adaptation des textes de presse. Toutefois, dans la traduction littéraire, le traducteur rationalise : il “faut” éliminer dans la traduction française la « lourdeur originale du style de Dostoïevski » (Meschonnic 1973 : 317 et Berman 1985 : 69), aussi bien qu’il “faut” simplifier les phrases interminables de Proust pour le lecteur polonais (Brzozowski 2004 : 25). Ces procédés étant en premier lieu de nature socioculturelle, le problème de la « saillance cognitive dans le réseau » nous paraît moins présent ici.

La situation nous semble différente dans le cas de la généralisation, où des termes plus vaguement généraux apparaissent au lieu des hyponymes précis – tendance fâcheuse dans les textes spécialisés surtout (juridiques, scientifiques, techniques), ou bien, le lexique courant apparaît au lieu des vocables du niveau plus officiel, voire soutenu. Comprendre, ici, signifie aussi, parfois, excuser : l’analyse de Halverson montre assez bien le mécanisme de ce phénomène, et il est clair qu’un interprète qui, pressé par le manque de temps, succombe à ce mécanisme, ne le fait pas exprès. Il est à relever aussi que les différences culturelles largo sensu (et, par conséquent, l’absence de certains vocables dans la langue cible) jouent ici un rôle considérable. Ajoutons, finalement, que dans la terminologie de Berman, le phénomène en question conduit à l’appauvrissement quantitatif (et, en conséquent, qualitatif).

La simplification sémantique est présentée par Halverson comme corollaire de la généralisation. Toutefois, dans la traduction de cabine, c’est encore une technique que nous enseignons en pleine conscience, quand il s’agit d’éliminer des répétitions ou redondances. Dans la pratique de traduction littéraire (ou, surtout, de correction chez un éditeur…), c’est la rationalisation qui prédomine, comme l’a très bien démontré Berman pour l’élimination des « redondances » voulues par l’auteur de l’original, y compris les répétitions. Un autre procédé décelé par Berman, et actif ici, serait l’« homogénéisation ». Mais pour d’autres phénomènes de cette catégorie, comme la présence plus marquée dans le texte traduit des vocables « grammaticaux » au lieu des lexèmes « de sens », et des vocables plus fréquents, au détriment de ceux plus rares dans la langue cible, il est assez clair que la saillance cognitive dans le réseau serait l’agent prépondérant.

Pour la normalisation, ou conventionalisation, elle touche « la ponctuation, les choix lexicaux, le style, les structures phrastiques et l’organisation textuelle ». La tendance est de ramener tout « vers la conventionalité textuelle approuvée par le public cible » (Vanderauwera 1985 ; cité dans Laviosa 1998 : 289).

En réalité, il s’agit de deux choses distinctes. La normalisation suggère l’obéissance aux normes rédactionnelles de la langue cible. Nous avons rangé l’obéissance aux normes parmi les facteurs des choix conscients, une chose évidente pour quelqu’un qui a(urait) passé dix ans comme correcteur et lecteur dans une grande maison d’édition. La situation paraît claire pour la ponctuation et certaines normes stylistiques scolaires, du type : on ne doit pas commencer une phrase par une conjonction… on ne doit pas répéter le sujet ou l’objet direct… Et l’on passe imperceptiblement des normes « primaires » (en polonais, par exemple, la ponctuation est quasiment grammaticalisée), vers les normes « secondaires » de Toury, tous les « ça ne sonne pas bien en français » (polonais, finnois, etc.). C’est là que la conventionalisation commence : au niveau III, nous avons désigné comme responsable de ce genre de phénomènes, l’orthonymie.

Il faut toutefois remarquer que l’orthonymie apparaît toujours à côté de la « saillance cognitive dans le réseau ». Ne serait-ce pas un autre aspect du même phénomène, un cas particulier de la saillance cognitive ? La réponse reste pour nous négative, puisqu’il s’agit d’une déterminante socioculturelle, et non psychologique ; il faut donc admettre que les deux facteurs se complètent. Toujours est-il que la présence de ce mécanisme peut apporter des dégâts importants (c’est le cas de la mauvaise analyse du problème dans un texte littéraire – surtout quand celui de départ n’est pas « orthonymique » dans la langue source) ou, selon un type de texte déterminé, aucuns dégâts perceptibles (dans les textes non littéraires, notamment). Dans la terminologie d’Antoine Berman, nous aurions ici affaire à « l’ennoblissement » (les marques stylistiques conventionnelles de « poéticité » dans un poème, par exemple), la destruction des rythmes (au niveau de la ponctuation) et la destruction des locutions (due à l’usage des phraséologismes équivalents qui existent déjà dans la langue cible).

Si le statut de « l’exagération des caractéristiques de la langue cible » reste encore incertain, puisque les conclusions des investigations empiriques donnent des résultats contradictoires (Tirkonnen-Condit 2001 ; Mauranen 2000 ; cité dans Halverson 2003 : 222), le cas nous paraît plus clair pour « l’interférence linguistique » ou « transfert » (Toury 1995), surtout avec l’article récent d’Anna Mauranen, qui apporte des données empiriques encourageantes (Mauranen 2004). Il semble que deux cas de figure se présentent ici : l’un concerne une interférence « pure et simple », là où le traducteur, ou surtout l’interprète (cf. Schlesinger 1995), n’a pas le temps de parfaire son choix. L’autre série est constituée par les cas d’intraduisibilité, soit de nature culturelle – le calque ou l’emprunt étant un procédé commode et (trop ?) largement utilisé par les traducteurs des textes spécialisés. Si, d’autre part, nous adoptions la classification de Mauranen : « Examples of the latter [interference] would be collocations or other combinations which break no obvious rule of the TL but are simply not found in original texts » (Mauranen 2004 : 80), il faudrait considérer comme un effet de l’interférence toutes sortes de néologismes créés sous la pression de la traductologie, surtout les cas de ces trouvailles merveilleuses dues uniquement à l’écriture-de-traduction dont parle Antoine Berman (Berman 1995 : 66).

Le changement du sujet, « candidat fort », à nos yeux, au statut d’universel, a été décrit par Chevalier de la manière suivante :

L’être désigné par le mot que le traducteur, dans une phrase, a choisi de porter au poste de sujet est toujours dans l’expérience doté d’une activité. Il exerce sur un autre une force ; il lui impose une transformation ou fait naître en lui un élément nouveau ; bref, il développe une puissance dont on exhibe les effets.

Chevalier, Delport 1996 : 31

Le développement de l’auteur, qui remarque : « […] un même critère peut me servir à la définition de l’agent et de l’animé […] » (ibidem) nous renvoie directement à la catégorie de « l’anthropocentrisme ».

Dans un cas extrême, cela peut donner la modification suivante :

So the boat was left to drift down the stream as it would.

Alice laissa donc l’esquif dériver au fil de l’eau.

Lewis Carroll/Henri Parisot, in idem, p. 29

Toutefois, l’auteur montre toute une gamme de nuances de ce phénomène, surtout dans l’autre article de ce volume, « Traduction et littéralité : de la subjectivité dans les traductions de Madame Bovary » ; ses exemples confirment que d’autres cas de figure sont envisageables qui montrent la gradation possible dans le passage de l’inanimé vers l’animé.

Nous revenons à Berman pour hasarder la promotion d’un autre candidat au statut d’universel, « l’exagération des caractéristiques stylistiques de l’original », avec trois tendances qu’il décrit : l’ennoblissement (« une ré-écriture, un “exercice de style” à partir – et aux dépens – de l’original ») ou son envers, et complément : la vulgarisation, qui « pour les passages de l’original jugés “populaires” [consiste en] le recours aveugle à un pseudo-argot […] » (Berman 1985 : 73), ainsi que « l’exotisation des réseaux langagiers vernaculaires », qui souligne (« en rajoute pour faire plus vrai ») le vernaculaire à partir d’une image stéréotypée de celui-ci (Berman 1985 : 79). L’auteur de L’Auberge du lointain parle de l’impossibilité d’imiter le lunfardo de Buenos Aires par l’argot de Paris (ibidem) ; cependant, pour les couples de cultures proches (géographiquement, du moins), il y a souvent une certaine tradition traductive, qui offre les modèles de « singer » la langue du voisin. L’exagération, ici, paraît fréquente, comme pour d’autres types de style marqué. Notre expérience pédagogique et éditoriale rejoint les suggestions de Berman dans le sens suivant : il paraît que l’exagération des caractéristiques d’un style (humour, style soutenu, langage parlé) tend à être la plus fréquente, surtout chez les traducteurs peu expérimentés, qui préfèrent le « trop » au « pas assez ».

Le problème, ici, est que les travaux expérimentaux dans ce sens, sur les corpus représentatifs, n’ont pas été encore faits et, tout comme pour un autre « universel » présumé, indiqué par Gideon Toury (l’hypothèse qu’un jeune adepte va privilégier les choix au niveau du lexique et de la phraséologie, au détriment des niveaux supérieurs du texte), les problèmes techniques pour mener une telle investigation paraissent intimidants, vu la complexité du corpus envisagé. Pour le « candidat » de Toury, quelques exemples décrits que nous connaissons (Snell-Hornby 1988 : 72-77 ; Tabakowska 1995 : 38-39) suggèrent que le problème en question peut concerner tout aussi bien des traducteurs chevronnés ; Tabakowska-professeur analyse sous ce biais le travail de Tabakowska-traductrice, jugée en Pologne excellente, et couronnée de quelques prix. Cela veut dire, sans doute, que le problème est encore mal étudié, et n’existe pas, pour ainsi dire, dans la conscience collective des critiques et traducteurs. En guise de preuve supplémentaire, remarquons que le facteur III.1h (« rank restricted » de Holmes) n’apparaît au niveau II qu’une fois, son importance (négligée) étant responsable seulement de la tendance II.9 que nous nous sommes permis d’appeler le brouillement de perspective textuelle.

Conclusion

L’ambition du présent article était de mettre un peu plus d’ordre dans la matière plutôt confuse des stratégies de la traduction. Le développement concernant la relation de celles-ci avec les universaux de la traduction nous a semblé un prolongement nécessaire de cette mise au point ; le tableau qui en résulte pousse à quelques réflexions qui invitent peut-être à une recherche ultérieure.

Remarquons, d’abord, que certains facteurs du niveau III sont bien plus largement représentés (sauf erreur d’interprétation de notre part…) que ceux du niveau II. Cela concerne surtout la saillance cognitive dans le réseau, facteur coresponsable de tous les universaux étudiés, mais qui ne paraît primordial que deux foix. Le type de texte et le canal de communication (« medium ») apparaissent, pour le moins, aussi influents dans quelques cas. Et même plus : la présence d’un facteur determiné du niveau III dans la position privilégiée nous semble un distinctif de l’« universel » en question. La présence de la saillance cognitive, omniprésente, serait donc une condition nécessaire de l’existence d’un « universel » (le garant de sa répétitivité), et d’autres facteurs décideraient de sa differentia specifica ? C’est fort possible ; cela n’empêche que plusieurs facteurs s’englobent ou se chevauchent. Est-ce la faute de définitions défectueuses, ou s’agit-il de la qualité intrinsèque de la matière complexe qui nous occupe, le flou (« fuzziness ») des catégories naturelles, comme diraient les cognitivistes ? Cela reste à prouver ; nous serions enclin à chercher du côté des définitions, et c’est une raison de plus pour que le tableau présenté ci-dessus reste ouvert.

Il reste encore la question des facteurs sous-représentés dans ce tableau. S’agit-il de la moindre importance effective d’un tel facteur, ou plutôt de sa méconnaissance ? Ici encore, la réponse ne saurait être définitive sans la recherche expérimentale sur les corpus. Une chose nous paraît incontestable : le fait qu’un facteur reste sous-estimé (ou clairement : est jugé moins important) est une donnée objective hic et nunc, cela reflète un certain état d’esprit, il fait partie de l’horizon cognitif de notre époque.