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Le nombre croissant d’ouvrages portant sur l’enseignement de la traduction au cours des cinq dernières années et l’intérêt des traductologues pour la formation des enseignants de traduction portent à penser que nous sommes sur le point de dépasser ce que Dancette (1992) a appelé « l’empirisme en enseignement de la traduction ». Ce sont les livres comme celui que nous propose Rosario García López qui devraient indiquer la voie d’un enseignement raisonné.

L’auteure de ce guide didactique est professeure titulaire à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’Université de las Palmas de Gran Canaria, en Espagne. Parmi ses publications, mentionnons Cuestiones de traducción : hacia une teoría de la traducción de los textos literarios, la traduction du roman La déchirure d’Henri Bauchau et sa traduction espagnole de L’Épreuve de l’étranger d’Antoine Berman.

Le Guide s’adresse tant aux enseignants, spécialement les néophytes, qu’aux étudiants. L’objectif est de leur proposer une méthodologie de travail pour les activités de classe et bien sûr de leur suggérer une manière d’aborder le processus de traduction. On aurait aimé que l’auteure nous explique ce qu’elle entend par « instructores noveles » ou enseignants néophytes. Néophytes, dans quel domaine ? En traductologie, en traduction littéraire ou en pédagogie ? À en juger par le contenu de l’ouvrage, dans les trois !

L’ouvrage comporte deux grandes parties. La première présente les fondements théoriques de la méthode et compte à son tour deux sections : a. Concepts théoriques généraux et b. Spécificités du texte littéraire. La deuxième partie qui expose la proposition didactique est également divisée en deux sections : a. L’approche méthodologique : textes littéraires et textes d’opinion et b. Modèles d’application didactique. Dans cette dernière section, l’auteure décrit l’application qu’ont fait de ce modèle didactique elle-même, pour la traduction français-espagnol, et trois autres professeurs pour la traduction allemand-espagnol (Ana María García Álvarez), anglais-espagnol (Ana Sofía Ramirez Jáimez), anglais-français-espagnol (Richard Clouet).

En ce qui a trait à la partie théorique, l’auteure nous révèle (p. 12) que son livre se fonde sur deux grands piliers qui marquent le lien entre théorie et didactique de la traduction. D’un côté, l’acte communicatif inhérent au texte écrit et, de l’autre, les spécificités de chaque type de texte dotées toutefois d’un dénominateur communicatif commun. García López voit dans la traduction un acte qui permet la communication entre deux cultures et, pour elle, la difficulté de son enseignement est déterminée par la complexité et la spécificité des textes. Selon la proposition théorique de l’auteure, la tâche du traducteur consisterait essentiellement à transmettre le monde de l’auteur étant donné que celui-ci est un élément capital de la communication dans les textes littéraires.

Une fois définis la traduction, le rôle du traducteur et le texte (comme unité communicative et unité de traduction), l’auteure propose sa propre typologie textuelle composée de deux grandes catégories : textes conventionnels et textes idiolectaux. La différence entre ces deux types de textes serait déterminée par leur degré de conventionalité ou de subjectivité relativement tant à la forme qu’au contenu. L’auteure, nonobstant, prend soin de nous avertir qu’il n’existe pas de textes purement conventionnels ni purement idiolectaux. Les textes conventionnels sont ceux dans lesquels les éléments convenus socialement et culturellement s’imposent à l’expression individuelle. En revanche, les textes idiolectaux sont les textes littéraires et d’opinion dans lesquels tant la façon de traiter le sujet que les formes linguistiques marquent l’intentionnalité de l’auteur. C’est l’idée qui semble se dégager de la définition de García López qui laisse beaucoup à désirer quant à sa rédaction et, partant, à son contenu :

Textes idiolectaux, … textes faisant l’objet de conventions minimales, bien que différent d’un type de textes à l’autre. Les textes idiolectaux par excellence sont les textes littéraires, dans la mesure où tant l’approche du thème que la forme obéissent directement à la volonté de leur auteur, qui est fréquemment la marque des intentions de ce dernier. (p. 29) (notre traduction)[1]

Si nous osons cette traduction, c’est bien malgré nous car elle met en évidence la rédaction peu claire de l’original. En effet, bien malin est celui qui devine le sujet de « es marcador » dans l’original ou, dans notre traduction, l’antécédent de « qui est la marque ». S’il en va ainsi de la définition du terme le plus important de l’ouvrage, le lecteur restera sur ses gardes pour le reste.

Un deuxième volet de cette partie théorique porte sur les spécificités du texte littéraire et la pertinence de ce dernier dans l’enseignement de la traduction générale, les cours d’introduction à la traduction spécialisée, les ateliers de traduction littéraire et de sciences humaines ainsi que dans les cours de théorie et pratique de la traduction. L’auteure, favorable à l’utilisation des textes littéraires en didactique de la traduction, se prononce contre certains didacticiens de la traduction qui excluent les textes littéraires de leurs propositions didactiques parce que ces textes valorisent la forme et que la langue dans laquelle ils sont écrits n’est pas un moyen de communication, mais une fin en soi (une pierre dans le jardin de Delisle !). Pour García López, dans les textes littéraires, cette valorisation de la forme n’obéit pas nécessairement à la fonction émotive ou esthétique du langage, elle a aussi une fonction communicative (p. 48). Le traducteur doit donc préserver l’idiolecte de l’auteur car il est un marqueur direct de l’intention communicative de ce dernier. (On voit mieux maintenant ce que la rédaction de la définition mentionnée plus haut cachait.) Dans la conclusion à ce deuxième volet théorique, l’auteure nous apprend que le parcours interprétatif nécessaire à la traduction d’un texte littéraire oblige à cerner le « programme conceptuel de l’auteur » afin de répondre aux questions pourquoi, quand, où, dans quelles circonstances et à qui l’auteur dit ce qu’il dit. Spécifiquement, le traducteur doit répondre à la question : comment s’exprime l’auteur. La réponse à cette dernière question devrait faire ressortir l’idiolecte de l’auteur.

En réponse à la question qu’est-ce que traduire ?, on peut lire que « traducir es, pues, facilitar la comunicación entre culturas, es decir, entre las intenciones y percepción del mundo del autor de un texto, el original, producto de una experiencia concreta y única, y un receptor cuya tradición es igualmente específica. » (p. 20) [Traduire est rendre possible la communication entre les cultures, c’est-à-dire entre la perception du monde et les intentions de l’auteur d’un texte, l’original, produit d’une expérience concrète et unique, et un récepteur dont la tradition est également spécifique.] Les concepts d’expérience et de tradition sont pris ici par García López dans le sens que leur attribuait Antoine Berman.

Associer les concepts de Berman à des postulats théoriques qui soutiennent que traduire est « rendre possible la communication » est cependant contestable. Berman s’opposait au rôle ancillaire que certains attribuent à la traduction. Il s’est prononcé contre cette fonction médiatrice à laquelle on voulait réduire la traduction, et se plaçait dans la tradition de Walter Benjamin pour laquelle une « traduction qui entendrait communiquer ne saurait communiquer rien d’autre que la communication – quelque chose d’inessentiel donc » (Nouss et Lamy 1997 : 14).

De la même manière, peut-on mettre sur le même plan des positions aussi distantes que celles d’Antoine Berman et de Jean Delisle pour « colmater » la brèche entre théorie et didactique de la traduction ? Telle est pourtant l’association que fait l’auteure à la page 21 : [« Ces “étapes” ou phases doivent toujours s’accompagner d’une réflexion, terme qui, selon Berman, est définitoire de l’essence de la traductologie, idée avec laquelle Delisle semble être d’accord quand il affirme que : “Apprendre à traduire serait, en définitive, apprendre à penser pour rendre fidèlement les idées d’un autre.” Chez Berman, l’idée de réflexion est une invitation à la traductologie à réfléchir sur elle-même : « Cette réflexion est inévitablement une auto-affirmation », disait-il dans L’Épreuve de l’étranger (Berman 1984 : 39). Ce qui est bien loin de l’idée de Delisle d’« apprendre à penser » comme une condition essentielle pour rédiger clairement. D’ailleurs, nous retrouvons cette idée d’apprendre à penser chez Delisle dans la citation de Delisle que García López a incluse dans son Guide didactique à la page 85 :

« … revient à apprendre à penser et à bien rédiger pour réexprimer efficacement dans une autre langue un message transmis par écrit et s’inscrivant dans une situation de communication donnée. Rien moins [sic]. »

Ces deux concepts, réflexion et apprendre à penser, sont complètement différents ; ils ne coïncident en aucune manière. D’une part, Delisle ne peut pas s’accorder avec Berman sur ce point pour la simple et bonne raison qu’il ne parle pas de la même chose. Inclure les idées de Berman dans le cadre théorique d’une proposition qui s’intéresse au texte littéraire en tant qu’unité de communication (p. 48) est contestable. De l’autre, rendons à César ce qui est à César. Ce n’est pas dans la tradition de « l’école du sens » qu’on peut puiser des idées pour une didactique de la traduction des textes littéraires ou « idiolectaux » car c’est plutôt dans la traduction et la didactique des textes « pragmatiques » que cette « école » a eu (et, pour certains, a encore) son mot à dire.

Si nous avons du mal à accepter certaines affirmations théoriques de l’auteure, nous reconnaissons toutefois la pertinence de sa proposition didactique. En effet, c’est dans la partie pratique, voire didactique, que se trouve la contribution de cet ouvrage à l’enseignement de la traduction de textes littéraires. Le modèle de guide didactique proposé constitue un bon outil de préparation à la traduction de textes littéraires. L’auteure propose une démarche méthodologique qui guide les apprentis et les enseignants tout au long du processus de traduction. On trouvera au chapitre trois une explication-démonstration détaillée des différentes étapes du modèle proposé. Par la grande quantité de connaissances littéraires que le modèle peut activer chez les apprenants sous l’égide des instructeurs, nous croyons que cette idée de l’auteure vaut la peine d’être expérimentée.

Vu la grande complexité du modèle, nous nous limiterons ici à en énumérer les différentes étapes et phases. Le processus compte quatre étapes : 1. Étape préliminaire ; 2. Étape de la compréhension du texte source ; 3. Étape de la production du texte d’arrivée ; et 4. Évaluation. Les trois premières étapes sont divisées en plusieurs phases. Sept phases pour la première étape : considérations théoriques ; présentation du texte source ; réflexion sur ce dernier ; documentation ; première lecture (identification provisoire du sujet du texte source, identification et solution des difficultés linguistiques) ; repérage et solution des difficultés culturelles ; et étude idiolectale ou conventionnelle du texte source. La deuxième étape comprend trois phases : analyse sémantique et logique du texte source ; analyse pragmatique et fonctionnelle du texte source (recherche des marqueurs du sens dans le texte source) ; et reformulation du sujet du texte source. La troisième étape est composée de quatre phases : phase préliminaire de réflexion bidirectionnelle ; plan préliminaire de traduction ; recherches d’équivalences communicatives dans la culture cible et rédaction d’une première ébauche du texte cible ; et rédaction définitive d’un éventuel texte cible. La dernière étape est l’évaluation que l’instructeur fait de la performance des étudiants et pour laquelle l’auteure propose une fiche. Tout le processus est minutieusement expliqué et l’auteure propose des fiches d’analyse et d’évaluation dont le but est de faciliter la mise en pratique du modèle.

Terminons par quelques considérations pratiques. D’une part, García López a conçu ce guide qui, comme beaucoup d’autres modèles, répond d’abord à la vision et aux attentes de son auteur ; partant, il demande à être adapté au style d’enseignement de chaque instructeur. D’autre part, la complexité du modèle (nombre d’étapes et de phases) et le temps nécessaire à son application suggèrent que son utilisation ne puisse se répéter au long d’une session universitaire. Il est peu probable en effet que les étudiants acceptent de se soumettre à ce processus plus d’une ou deux fois au cours d’une session scolaire, vu la quantité de concepts de linguistique, de théorie littéraire et de traductologie qu’ils sont appelés à maîtriser pour mener à bien l’analyse. Nonobstant, comme expérience d’apprentissage, l’application du modèle sera d’un grand bénéfice pour les traducteurs littéraires en formation et pour la « formation » didactique des enseignants « néophytes ». Le guide confirme qu’un grand nombre de connaissances préalables est nécessaire pour mettre la main à la pâte de la traduction. De la même manière, l’auteure met en exergue l’importance d’un enseignement « raisonné » de la traduction et d’une formation spéciale des instructeurs qui doivent au moins se familiariser avec des outils didactiques comme celui qu’elle nous propose.

En guise de conclusion, le Guía didáctica de la traducción de textos idiolectales enfonce quelque peu des portes ouvertes en théorie de la traduction. Ce retour à des concepts déjà classiques comme celui de l’équivalence communicative ne se justifie, et encore seulement en partie, que par le public visé : des étudiants et des enseignants néophytes. L’idée de réconcilier théorie et didactique de la traduction sur les conceptions théoriques d’auteurs aussi distants qu’Antoine Berman et Jean Delisle, parmi d’autres, est difficile à faire passer. Par contre, le modèle didactique, en tant qu’outil d’apprentissage pour la traduction de textes littéraires mérite au moins d’être essayé.