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« La traduction proligère, celle “qui porte un germe” ! C’est ce sens pour la traduction que je veux retenir, ce sens qui indique une fécondation, le développement, la création de nouvelles idées, l’intégration, le changement, l’enrichissement par l’Autre, mais aussi à cause de l’Autre. »

Clas, André (1990) : « La traduction proligère – Allocution d’ouverture », Meta 35-1, p. 10-12

Émanciper le futur : c’est le mot d’ordre qu’André Clas, en signant son dernier éditorial dans le premier numéro de 2008, a laissé à sa succession. Voilà un héritage enthousiasmant, un défi stimulant, auxquels Meta s’attaque en cette fin de première décennie du xxie siècle, tout en conservant la mission qui a toujours été la sienne : en 1986, André Clas rappelait que « la revue n’est pas l’organe d’une école particulière, d’un “clan” ou d’une “chapelle”, elle se veut un instrument de communication, de diffusion d’idée, un forum de progrès. Le seul critère de publication est la qualité des études ».

Je laisserai à Salah Mejri et Gaston Gross le plaisir de rendre un hommage plus appuyé, dans un numéro spécial prévu en 2010, à celui qui est resté à la barre de la revue pendant une quarantaine d’années, et qui a vu s’épanouir, au fil des ans, la traductologie et ses rapports avec ses disciplines soeurs. Je me concentrerai plutôt – et ce sera un hommage indirect – sur quelques repères ponctuant l’histoire de Meta : 53 ans d’existence, et donc 53 volumes de quatre numéros par année, près de soixante-dix numéros spéciaux, plus de 500 collaborateurs, auteurs et évaluateurs confondus, qui ont contribué à la revue au fil des ans.

Parcourir Meta depuis ses débuts, c’est accéder, non seulement à l’histoire de la revue, mais aussi à l’évolution des recherches relatives à la traduction, dont elle a été un acteur fondamental, dans le temps autant que dans l’espace. Les éditoriaux d’André Clas, dont sont extraits les faits qui composent le présent éditorial, sont autant de jalons qui marquent l’expansion de la revue et son internationalisation. On y suit aussi la progression de l’informatisation et l’émergence de nouvelles pratiques professionnelles, en parallèle de la constitution de cette encore jeune discipline qu’est la traductologie et des rapports qu’elle entretient avec l’interprétation, la terminologie et la lexicologie.

La revue est fondée en 1955, sous le nom Journal des traducteurs – Translator’s Journal, par le Frère Stanislas-Joseph, premier directeur, Fernand Beauregard, Jean-Paul Riopel, Hélène Lanctôt et Gérard Labrosse. En 1956, Jean-Paul Vinay prend la relève, puis lui succèdent Blake T. Hanna, en 1966, et André Clas, en 1968. En 1966, la revue prend le nom de Meta – mais garde néanmoins les traces de son origine dans son intitulé complet, et Les Presses de l’Université de Montréal entrent en scène. Le premier numéro du volume 11, publié en 1966, comportait trois articles. Depuis, la revue n’a cessé de prendre de l’ampleur : comptant 160 pages en 1966, elle double en dix ans. Elle comprend environ 600 pages en 1988 et, à partir de 2004, atteint 900 à 1000 pages par année. En quarante ans, son volume s’est multiplié par six, avec une moyenne actuelle d’une douzaine d’articles par numéros, sans compter les compte-rendus.

C’est au colloque de 1968 qu’André Clas propose la création d’une Banque de terminologie pour répondre aux besoins des traducteurs. La Banque de terminologie de l’Université de Montréal se met en place avec l’accord des partenaires (Office de langue française du Québec, Bureau des Traductions du Secrétariat d’État d’Ottawa, Université de Montréal). Pour souligner cet évènement, deux colloques se succèdent. Ils marquent également l’internationalisation de la revue. Le premier, qui a eu lieu au cours de l’automne 1970, portait sur trois thématiques : linguistique et théories de la traduction, traduction spécialisée, ordinateur (banque de mots) et traducteur. Le deuxième, en 1973, était centré sur la structuration sémantique du lexique, l’automatisation de la recherche lexicologique, la lexicologie unilingue ou bilingue et les dictionnaires. Cette internationalisation s’est vue couronnée lors du colloque du 50e anniversaire en 2005, qui a généré plus de 70 articles publiés pour l’occasion dans un cédérom. En 1975, Meta a 20 ans et compte 2000 lecteurs, en 1986, ses lecteurs se répartissent dans 47 pays. En 1994, l’Institute for Scientific Information l’inclut dans l’index cumulatif Arts and Humanities Citation. En 2008, elle est cotée A par la Fondation scientifique européenne.

Dès 1969, Meta fait l’objet d’une production informatisée ! En 1999, la Base de données Meta est en accès libre expérimental et regroupe tous les numéros de 1967 à 1999. Dans les premières à collaborer au consortium Erudit, la revue est présente sur l’internet dès 2003. Aujourd’hui, tous ses numéros depuis 1966 – excepté ceux qui sont protégés par la barrière mobile de deux ans – sont accessibles par la nouvelle plate-forme d’Érudit qui a été lancée au printemps 2008 et qui autorise des recherches ciblées dans la collection et une consultation particulièrement ergonomique des articles.

Traduction, interprétation, terminologie, lexicologie

Dès les premières années, la revue publie des articles en français et en anglais. Les noms de bien des auteurs sont connus de générations d’étudiants et de professeurs de l’Université de Montréal et d’ailleurs. Que l’on me pardonne de n’en citer aucun (sauf peut-être Vinay et Darbelnet, quasiment entrés dans la légende), car il faudrait les citer tous : or, quarante ans plus tard, les archives de la revue font état de plus de 500 auteurs et évaluateurs qui ont contribué à sa qualité et à son rayonnement !

Les numéros spéciaux témoignent de l’ouverture à tous les aspects de la traduction, de la terminologie et de l’interprétariat, et ce partout dans le monde : Corée, Israël, Indes, Brésil, Chine, Belgique, Canada, y compris le Grand Nord, Russie, Japon, Espagne, Portugal… Meta est une plate-forme qui rassemble des chercheurs de tous les horizons, de la traduction littéraire à l’audiovisuel, en passant par le post-colonialisme, la traduction de la psychanalyse et les domaines de spécialité comme le droit ou la médecine. La terminologie n’est pas en reste. Le premier numéro de 1991 est un imposant volume de 320 pages accueillant une cinquantaine de chercheurs dont les noms sont toujours, pour la plupart, étroitement associés à la terminologie. Des numéros spéciaux ont été consacrés à l’interprétation, notamment en langue des signes, d’autres à la lexicologie.

Meta a été témoin de l’histoire en marche de la traduction au Québec et au Canada, puisqu’elle a vu la création de la Société des traducteurs du Québec, qui deviendra plus tard l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). Elle témoigne aussi d’évènements marquants pour la langue (par exemple, en 1991, la rectification de l’orthographe française) ou de moments historiques de portée mondiale, comme le passage de l’URSS à la Russie – elle doit ainsi renommer son numéro spécial de 1992. André Clas, à l’origine des mots « terminotique » en 1983 et « courriel » dans les années 90, s’amuse, dans l’éditorial du deuxième numéro de 1987, à imaginer « le poste de travail du traducteur ». Ainsi s’annoncent les années 2000 et le règne de l’ordinateur individuel : un « système de traitement de texte », un « système de messagerie », « une mémoire qui recense les textes traduits et qui permet de savoir si le même texte a été traduit », un « “compteur” qui détermine le nombre de mots à traduire et donne une première estimation du coût de la traduction. Le texte à traduire passe ensuite dans un « appareil filtreur » qui recherche, après quelques indications par le traducteur, dans la minibanque intégrée la terminologie spécialisée nécessaire ». « Correcteur d’orthographe », « générateur de texte écrit », « vérificateur sémantique »… ce n’est pas de la science-fiction, sous d’autres noms parfois ou sous un autre format bon nombre de ces éléments font partie maintenant de la pratique professionnelle et les recherches sur le traitement automatique de la langue témoignent de la pertinence de ces idées !

Il est pourtant étonnant de constater, à la lecture du compte rendu de la Table ronde sur l’évolution de la traduction paru dans le premier numéro de 1975, que les inquiétudes qui agitaient les esprits dans le passé n’ont guère changé : accélération du débit, accroissement de la quantité de travail et du caractère technique des traductions, méfiance à l’égard des nouvelles technologies (…les dictaphones et les bases de données terminologiques) dont on craint qu’elles fassent chuter la qualité. On reproche au système éducatif – y compris à l’université – un certain laxisme et l’idée de fonder une école de traduction, hors université, subventionnée par le Gouverement fédéral du Canada, est même émise ! L’influence de la toute proche culture états-unienne, la problématique de la spécialisation des traducteurs, les inquiétudes relatives à la culture générale chez les jeunes, l’enseignement des langues maternelles à l’école, autant de préoccupations qui résonnent encore de nos jours. Inquiétant ou au contraire incitation à une sagesse refusant le passéisme ? La traduction n’a jamais été autant nécessaire, les programmes de traduction sont rénovés dans de nombreuses universités. La traductologie s’est développée considérablement, la terminologie et la lexicologie se voient associées de plus en plus au traitement automatique de la langue, l’interprétation est probablement, des quatre disciplines, celle où l’étude des processus cognitifs est la plus avancée.

Quels sont donc les défis à venir, quel futur Meta va-t-elle contribuer à « émanciper » ? Dans la sphère professionnelle, l’informatisation croissante, la mondialisation, la mise en contact directe, par l’internet, de cultures autrefois presque irrémédiablement distantes ont déjà des conséquences palpables, mais qu’en sera-t-il dans cinq ou dix ans ? Comment les bouleversements géopolitiques, économiques, culturels vont-ils se répercuter dans les professions langagières ? La prise de conscience du rôle social du traducteur va-t-elle améliorer les conditions de travail de ce dernier ? Quels sont les courants de recherche émergents, ici et ailleurs ? La terminologie va-t-elle régler sa crise d’identité, va-t-elle garder son autonomie ou va-t-elle se fondre avec la lexicologie ou les sciences de l’information ? De quelles idées autres, « étrangères », la traductologie va-t-elle se nourrir ? Comment va-t-elle influer, en retour, sur les disciplines qui l’inspirent – études culturelles, philosophie, sciences cognitives… mais aussi linguistique ? Va-t-elle éclater, se perdre dans les méandres de ces influences multiples, ou son identité va-t-elle s’affirmer ? Les recherches en interprétariat peuvent-elles ouvrir la voie à des travaux plus approfondis des processus cognitifs en traduction ? Là aussi, quelles répercussions peut-on attendre de ce type d’études ?

Nul doute que les questions posées – et il ne s’agit ici que d’un échantillon des questionnements possibles – seront « proligères » des savoirs à venir. Et nous gageons que Meta, par la voix de ses auteurs et le dévouement de ses collaborateurs, saura participer plus qu’activement à l’aventure !