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L’ouvrage rassemble 24 des 42 contributions retenues pour la conférence qui s’est tenue à l’Université de Tallinn (Estonie) en collaboration avec le Centre d’étude de l’Europe médiane CEEM de l’INALCO (Paris) et l’Université de Tartu les 9 et 10 avril 2010. Le recueil offre un éventail large et diversifié traitant, d’une part, de l’histoire et de la théorie de la traduction et, de l’autre, de la traduction dans l’histoire.

C’est Theo Hermans qui ouvre l’ouvrage par une introduction fort intéressante qu’il titre « How is translation possible ? ». L’accent est mis sur la difficulté de traduire un contexte étranger. Les trois exemples d’expériences traductives (« thick translation ») qu’il cite représentent parfaitement ce que Leon de Kock appelle « unresolved heterogeneity » (p. 12) ; les écarts idéologiques rendent la tâche de traduction laborieuse et malaisée. La traduction n’enregistre pas les correspondances qui existent entre les langues et les cultures, mais elle les crée. Hermans recense ensuite les théories qui, d’après lui, participent activement à l’écriture de l’histoire de la traduction et qui sont : 1. la théorie du polysystème d’Itamar Evan-Zohar et son structuralisme dynamique à multifacettes qui permet de mieux cerner les variables socioculturelles dans le temps et dans l’espace ; 2. la théorie de l’action de Pierre Bourdieu qui décrit les comportements des individus ou des groupes sociaux de manière rationnelle ; 3. la théorie narrative et la théorie de l’évolution avec ses trois axes : variation, sélection et stabilisation.

Les directeurs ont réparti les communications en trois blocs thématiques, allant de l’histoire de la traduction dans l’Europe médiane — à quelques exceptions près — en passant par la traduction dans l’histoire de l’Estonie, pour finir avec plusieurs études de cas à l’international. Nous reprendrons, ici, cet ordre : 1. Théorie, méthodologie, état de la recherche (9 articles, dont 4 en français) ; 2. Histoire de la traduction en Estonie (9 articles tous en anglais) ; 3. Études de cas (4 articles en anglais et 2 en français). Outre son apport théorique non négligeable, ce livre est un vrai carnet de voyage traductologique en Europe médiane (Hongrie, Bulgarie, Ukraine, Slovénie et Estonie), mais qui nous emmène aussi en Italie, au Royaume-Uni, en Turquie, au Mexique et à Hong Kong.

Le premier article signé Peeter Torop « History of translation and cultural autotranslation » tente de répondre à la question : que signifie le processus de traduction du point de vue méthodologique ? La notion de traduction « totale » lui est très chère. Par « totale », il entend une description exhaustive d’une langue, et ceci ne peut se faire qu’en multipliant les traductions. Certes, cela ne veut pas dire qu’on ne peut décider de privilégier une production traductive au détriment d’une autre, mais, plutôt, de chercher à comprendre quelles parties de la culture émettrice ont été traduites, et à l’inverse, quelles en sont les pertes.

Dans la deuxième communication, Christophe Rundle nous fait sortir des sentiers battus des études traductologiques ou plutôt nous fait voyager à contre-courant ! Il nous invite à explorer la traduction dans l’histoire. Une invitation au voyage dans l’Italie fasciste des années 1930 et 1940 où le polar comme genre littéraire et le mouvement néoréaliste se sont propagés grâce à, ou à cause de — diraient les fascistes ! — l’influence des importations littéraires étrangères qui étaient majoritairement américaines. La traduction n’était pas considérée comme une menace au fascisme, du moins pas avant 1938, date à laquelle le racisme officiel est proclamé dans l’Italie mussolinienne. La culture fasciste est présente, mais la traduction comme moyen d’importation continue son petit bonhomme de chemin, bon gré mal gré, ce qui démontre la défaillance de la censure fasciste. Dans un autre ordre d’idées, la question des nouvelles perspectives qu’offre la traduction dans la presse écrite et l’imagologie en traduction est soulevée dans le troisième article de Luc Van Doorslaer « The Relative Neglect of Newspapers in Translation Studies Research ». Un domaine qui mérite en effet toute l’attention des traductologues.

Martina Ozbot, dans « Translation as an Agent of Culture Planning in Low-Impact Cultures », insiste sur le rôle d’accélérateur que joue la traduction dans les littératures périphériques (à diffusion limitée et postcoloniales). Selon elle, celles-ci sont des littératures de traduction par définition et la traduction est un moyen par lequel elles acquièrent leur autosuffisance. En s’appuyant sur la théorie du polysystème, elle avance que les cultures périphériques produisent des traductions sourcières et que les cultures dominantes produisent des traductions ciblistes. Nous ne résistons pas à l’envie de citer certains exemples. L’anglais, l’allemand et l’italien ont aidé le slovène dans son développement et même dans sa formation, avec quelques réserves pour l’allemand qui était, parfois, regardé comme la langue du colonisateur. L’absence de traduction de la Bible vers le gaélique-écossais a donné à l’anglais une connotation spirituelle et sacrée, alors que la Bible a été traduite relativement tôt vers le gaélique-irlandais (1588), ce qui lui a permis de s’épanouir. Les Corses considéraient la traduction comme un moyen de colonisation et de servitude. Dans les années 1920 et 1930, les Flamands voyaient dans la traduction une forme de trahison et par conséquent la réfutaient… la non-traduction restait une sage décision.

D’entrée de jeu, Nikolay Aretov, dans « Translation as an Object of Literary Scholarship : From the Perspective of a “Small” Literature », distingue entre « small » et « big » littérature (p. 60). Il nous fait part de quelques observations fondées sur l’expérience bulgare d’intégration de différentes approches scientifiques de la traduction et s’efforce d’analyser leur influence en littérature comparée afin de mieux éclairer les motivations qui déterminent un choix traductif. L’objectif d’Antoine Chalvin, l’un des coordinateurs du volume, et directeur adjoint du CEEM, dans « Comment écrire une histoire aréale de la traduction ? », consiste à participer à l’écriture de l’histoire de la traduction littéraire médiane. Sa communication répond de manière systématique à la question qui le taraude : « Comment écrire une histoire aréale de la traduction ? » Par « aréale », il entend la relation entre la culture source et cible qu’il délimite en trois critères principaux : époque, lieu et oeuvre, autrement dit quand, où et quoi. C’est à partir de ces trois variantes qu’il finit par établir une typologie des champs d’étude qui permet de mieux cerner l’histoire culturelle de « l’aire » étudiée.

Un brin d’exotisme se dégage de l’exposé suivant, « Questions de méthodologie en vue d’une histoire de la traduction philosophique au Mexique au xxe siècle », puisque c’est chez les Mayas que nous emmène Nayelli Castro afin d’exposer les problèmes de périodisation dans la reconstruction de l’histoire de la traduction philosophique au Mexique. La clef de voûte, d’après elle, réside dans la conjugaison des efforts traductologiques et des approches historiques et sociologiques. Quant à lui, Jean-Léon Muller, traducteur et membre permanent du CEEM, emprunte, à bon escient, la chronologie établie par l’INALCO dans le cadre du projet Histoire de la traduction en Europe médiane afin de dresser un état des lieux de l’histoire de la traduction littéraire en Hongrie. « … le traducteur est prisonnier de la doxa qui lui impose des représentations (…) et que seule l’histoire des modes de traduire peut l’aider à s’en affranchir » (p. 110) résume bien la pensée de Marie Vrinat-Nikolov dans « Pourquoi et comment une histoire comparée de la traduction en Bulgarie et en France ? ». Comme le faisait Martina Ozbot, M. Vrinat-Nikolov explore le rôle de la traduction dans la construction d’une littérature à « low impact » culturel : le rapport qu’entretenait le français avec le latin et le grec ou celui du bulgare avec le byzantin.

Née sous la plume de professeurs universitaires estoniens, la deuxième partie de l’ouvrage est, comme son titre l’indique, consacrée à l’histoire de la traduction en Estonie. Issus des deux grandes universités du pays, Tallin et Tartu, ils sont traducteurs et philologues classiques, sémioticiens-traductologues, critiques littéraires, traducteurs-philosophes, sémioticiens-traducteurs ou historiens-traductologues… Il suffit de considérer la ou les spécialités de chacun des participants pour se rendre à l’évidence que la théorie et l’histoire de la traduction exigent une ouverture interdisciplinaire qui dépasse le cadre de la linguistique et met à contribution la quasi-totalité des lettres et des sciences humaines. Il est par exemple clair qu’il y a une place pour la psychologie du traducteur liée à son identité formelle qui intervient lors du transfert interlinguistique. Eugène Nida et Charles R. Taber l’avaient déjà affirmé en 1969 ; la pratique traduisante s’inscrit dans le contexte d’une société et d’une époque, ce qui fait que la traduction est dans le prolongement des sciences sociales.

Et puis, il y a cette parenté évidente entre le travail du philologue et celui du traducteur comme le prouvent l’étude diachronique de Janika Päll sur l’histoire de la traduction en Estonie « Translating from Ancient Languages into Estonian : Outlines for Translation History » et la chronologie de l’histoire de la traduction poétique estonienne de Marie-Kristina Lotman « Equimetrical Verse Translation in Estonian Poetic Culture ». Il ne faut pas non plus oublier le lien viscéral de la traduction avec l’ethnologie comme le précise le travail d’un Georges Devreux et d’autres travaux plus récents. La traduction va bien au-delà des sciences humaines pour englober dans sa sphère les études littéraires, comme lorsqu’elle sert de base à la littérature comparée. Anne Lange, codirectrice de l’ouvrage « Transitions in the Intercultural Locale : A Case of Two Estonian Translators », s’inspire des cas de deux traducteurs estoniens afin de se prononcer sur ce lieu de chevauchement des deux cultures dans lequel le traducteur oeuvre, influencé par « la realia socio-politique » (p. 184) de la culture cible. Ce lieu spécifique, comme elle aime à dire, n’est ni la source ni la cible, ni un troisième lieu, mais une intersection qui affirme le potentiel des multiples perspectives et les « negotiating possibilities » (p. 184) pour l’interprétation du texte source. « The visibility of the translator depends on the backdrop : it has to be that of the original. Otherwise he would be the domesticating, invisible and fluent translator of Venuti » (p. 183).

Les articles suivants sont des études synchroniques de l’histoire de la traduction en Estonie. Aile Möldre, dans « Publications of Literary Translation in Estonia in 1901-1917 : An Overview », s’attelle à retracer la traduction littéraire couvrant la période allant de 1901 jusqu’à 1917 pendant laquelle, depuis la révolution de 1905, l’industrie de la traduction littéraire a connu un essor considérable, de l’allemand et du russe (80 %) et du français, du finnois et des langues scandinaves. Elin Sütiste, dans « Images of Literary Translation in Estonian Translation Criticism 1906-1940 », pour sa part, s’attache à la critique de la traduction littéraire depuis le début du xxe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Les années du « total Stalinism » (p. 187) et le cas de l’après-guerre soviétique en Estonie sont le sujet de débat de Daniele Monticelli, le troisième codirecteur de « “Totalitarian Translation” as a Means of Forced Cultural Change : The Case of Postwar Soviet Estonia ». L’objectif de la traduction totalitaire était d’éradiquer les traditions culturelles locales et de facto implanter les valeurs soviétiques. Dans ce contexte, le traducteur devient une marionnette idéologique et perd sa qualité d’agent culturel autonome. De la traduction de l’histoire est née l’histoire des littératures périphériques. C’est sous cet angle que Katiliina Gielen, dans « Authors as Translators : Emerging Hierarchical Patterns of Literary Activity in Early Soviet Estonia », retrace l’époque staliniste (1944-1956) en vue de cerner les modèles hiérarchiques de l’activité littéraire au début de l’Estonie soviétique.

Point n’est besoin d’insister sur le lien cornélien entre la traduction et la sémiotique ; Ülar Ploom, dans « From Mugandus [Accommodation] towards Discourse-Aware Translation », s’appuie sur la théorie du polysystème de manière à périodiser l’itinéraire italien dans l’histoire de la traduction en Estonie. Il insiste sur le fait de distinguer les « faits » et les traductions « valeurs ». Pour finir, Ene-Reet Soovik, dans « Estonian Literary Translation in the Early 21st Century : On the Context and the Content », fait l’inventaire des fictions littéraires traduites depuis le début du xixe siècle. C’est ainsi que la boucle est bouclée et que cet exercice de périodisation prend fin. Cette partie suit un cheminement logique qui part des premières lueurs de systématisation pour aboutir aux dernières parutions en histoire de la traduction en Estonie.

En dépit de quelques redites inéluctables de l’histoire et de la théorie de la traduction, les études de cas retenues nous offrent un aperçu contenant moult références et une bibliographie riche et diversifiée. Pour finir, nous dirons que le mot-clé de cette compilation reste l’interdisciplinarité de la traduction : le spectre de la traduction est large, nous ne cesserons de le répéter ! Grâce à cet effort conjugué, de part et d’autre, nous espérons que l’Estonie, pays né de et dans la traduction comme le souligne Meschonnic (p. 9), trouvera des éléments de réponse aux nombreuses lacunes de son histoire de la traduction.