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En octobre 2013, ce dictionnaire historique de la traduction en Amérique hispanique a été publié en Espagne sous la direction de Francisco Lafarga et Luis Pegenaute. Quatre ans plus tôt, ceux-ci avaient déjà coordonné la publication du Diccionario histórico de la traducción en España. Comme le précédent, ce dictionnaire a été élaboré selon une méthodologie de dictionnaire encyclopédique en suivant une approche sociologique, ce qui, comme les éditeurs le soulignent, est en voie d’être adopté par la discipline de la traductologie (p. 10). Ces deux professeurs, respectivement de l’Universitat de Barcelona et de l’Universitat Pompeu Fabra, comptent par ailleurs à leur actif une longue liste de publications sur le sujet de l’histoire de la traduction, en particulier en Espagne[1].

Le nouveau dictionnaire contient 214 entrées, rédigées par un peu plus d’une centaine de collaborateurs. Ces chiffres contrastent avec les quelque 800 entrées du dictionnaire de la traduction dans la péninsule ibérique rédigées à leur tour par environ 400 chercheurs, mais la différence semble logique, compte tenu des siècles supplémentaires d’histoire de la traduction hispanique du côté européen de l’Atlantique. Il n’en est pas moins vrai que l’Amérique hispanique, de même que l’Amérique anglo-saxonne, compte aussi déjà plus de cinq siècles de traduction vers la langue de Cervantès, ainsi que la population hispanophone la plus importante de la planète, c’est-à-dire 400 millions de locuteurs sur les 420 pour lesquels l’espagnol est la langue maternelle.

Le mérite indiscutable du nouveau dictionnaire est qu’il est une oeuvre pionnière en la matière. À notre connaissance, il n’y a pas d’ouvrage similaire publié ou, même à l’état de projet, qui soit allé si loin, englobant la plupart des pays de l’Amérique hispanique et présentant les trajectoires de nombreux traducteurs qui n’étaient connus que par une poignée de spécialistes. Évidemment, de nombreux efforts sont fournis afin de documenter les parcours et les travaux d’un nombre important de traducteurs hispano-américains, et ce, dans de très diverses publications, que ce soit imprimées ou en format Web[2], mais nous sommes ici en présence du premier véritable effort rassembleur laissant une impression d’accomplissement.

Dans l’introduction du dictionnaire, les éditeurs regrettent le fait que jusqu’à présent il n’y ait pas eu d’études comparatives entre l’histoire de la traduction en Espagne et en Amérique hispanique, ni de recherches qui portent sur la dimension de l’espace hispano-américain dans l’histoire de la traduction espagnole (p. 7). Voilà qui s’avère une préoccupation légitime des chercheurs ibériques, mais pour les Amériques, il y a également des sujets qui méritent d’être soulevés, dont, parmi les plus pressants, l’histoire et le rôle de la traduction hispanique en exil américain, autrement dit, les traducteurs d’un pays hispano-américain donné exilés dans d’autres pays hispanophones ou dans les pays allophones des Amériques, ceux de l’Amérique du Nord au premier chef. Ce sujet, d’une importance considérable pour les histoires régionales et nationales des pays hispano-américains, de par l’influence, par exemple, de la révolution américaine (1776) sur les indépendances du Sud, continue pour l’instant à n’être qu’un projet d’avenir. De celui-ci, par contre, dépendra la revendication du rôle historique et aussi linguistique de bon nombre de traducteurs de ce continent, que le dictionnaire ne traite que de façon périphérique, mais à partir duquel on peut commencer à construire une liste de recherche.

Le dictionnaire propose une structure complexe mais à toutes fins utiles très claire. Des pages 15 à 18, on trouve la liste des collaborateurs du projet, avec leur filiation académique et les titres des entrées sous leur responsabilité. Aux pages 19 et 20 apparaissent dix-neuf groupes d’entrées classés par pays (y compris Porto Rico), sous l’appellation de ámbitos (milieux géopolitiques). Dans chaque groupe national, on peut trouver un article consacré à l’histoire de la traduction du pays concerné, plus une quantité de fiches dédiées aux traducteurs oscillant entre trente et un traducteurs répertoriés pour le Pérou et un seul pour le Honduras. Dans les ámbitos, en plus des fiches sur les traducteurs, il y a également d’autres fiches sur des sujets tels que le travail de traduction des journaux, des revues littéraires, des maisons d’édition ou des équipes de certaines de ces publications (Sur, Origenistas, Cojo Ilustrado, Gaceta de Caracas, Monte Ávila Editores). Néanmoins, si l’Argentine, Cuba et, surtout, le Venezuela y sont représentés, on doit regretter que d’importantes revues latino-américaines où la traduction littéraire a été très importante ne soient pas répertoriées. Plural, Vuelta et Letras Libres du Mexique n’en sont que trois exemples, toutes les trois étroitement liées à l’activité littéraire et de traduction que coordonna Octavio Paz durant une bonne partie du XXe siècle. On ne trouve mention de ces revues ni dans l’entrée consacrée au Mexique en tant que pays – qui s’arrête par contre sur des revues telles que Azul, Los Contemporáneos ou Cvltvra – ni dans celle consacrée à Octavio Paz.

Deux ámbitos supplémentaires ne sont pas reliés aux cadres nationaux : Virreinato et [sin ámbito] ; les entrées qui y sont réunies ont été rédigées avec une vision d’ensemble des phénomènes historiques qui mérite quelques nuances. On sait, en effet, que les quatre vice-royaumes espagnols des Amériques furent des entités géographiques et temporelles distinctes les unes des autres, mais que, surtout, la vie culturelle, et en conséquence la traduction, comportait des différences importantes, surtout au début d’une conquête physique et spirituelle qui, dans ce dernier domaine, s’était caractérisée par l’improvisation (López Parada 2013). Ensuite, à partir du XVIIIe siècle, l’empire espagnol n’est plus le pouvoir hégémonique, ni en Europe ni dans le monde. Comme le constate Javier San Julián, « from the 18th century to the 20th, Spain can be easily considered within the confines of the concept of intellectual periphery » (2013 : 1), ce qui automatiquement augmente dans les colonies espagnoles des Amériques l’influence des pouvoirs qui deviennent hégémoniques (notamment ceux de l’Angleterre et de la France). Mentionnons, à titre d’exemple, l’énorme pouvoir qu’avait le commerce de contrebande dans les Caraïbes, où des villes comme Trinidad, à Cuba, étaient florissantes et concurrençaient les centres coloniaux de pouvoir, en l’occurrence La Havane, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, grâce au contrôle affaibli du gouvernement colonial de La Havane sur ce qui se passait dans la zone[3]. La traduction offre alors une incomparable plateforme d’observation d’une multiplicité de phénomènes. Gertrudis Payàs, qui a étudié la question de l’influence de la traduction dans les processus identitaires du Mexique, a souligné que dans le contexte colonial mexicain :

[la] pratique de traduction [est] imbriquée dans les multiples discours du colonisateur (évangélisation, assujettissement et protection des Indiens, fixation de leurs langues et vocabulaires, transactions de tout ordre) et aussi dans les discours, tout aussi multiples, des indigènes eux-mêmes (insertion dans la nouvelle société, fixation des mythes et histoires anciennes, glissement plus ou moins tacite d’éléments de leurs cultures dans les nouvelles pratiques culturelles, acculturations et transactions diverses aussi).

Payàs 2006 : 16

Des idées similaires, en particulier sur le caractère transculturel des échanges colonies-métropole, ont été exprimées par d’autres chercheurs, notamment par Bastin (2007) pour le Venezuela. Nous nous trouvons ainsi face à une diversité – même régionale – très importante et le besoin de différenciation s’avère pressant, du fait, depuis les débuts de la colonisation, des divergences importantes entre les espaces civilisationnels mésoaméricain, caribéen, andin et du Río de la Plata, dont il faut tenir compte. Ces différences n’ont fait que s’accentuer avec les indépendances et chaque espace hispano-américain a introduit du nouveau, de l’acculturation ou plutôt de la néoculturation[4] (Ortíz 1940/1991 : 90) dans les cultures qui s’y sont formées.

Le premier vice-royaume (1535) est le Vice-royaume de la Nouvelle Espagne (Mexique, Amérique centrale, centre et ouest états-uniens jusqu’au territoire, aujourd’hui canadien, de la Colombie- Britannique, grandes Antilles, Philippines ainsi que des îles d’Océanie). Suit le Vice-royaume du Pérou (1542), qui vers la fin incluait seulement le Pérou et la Bolivie actuelles. Le Vice-royaume de la Plata se sépare du précédent en 1777 (Argentine, Uruguay, Paraguay et autres territoires). Avant ce dernier (en 1717), avait été créé le Vice-royaume de la Nouvelle Grenade (Colombie, Venezuela, Équateur, Panama et Costa Rica). Sans parler des capitaineries générales, parmi lesquelles celles de Cuba et du Chili comptant parmi les plus riches et stratégiques pour l’empire, ces territoires de l’empire espagnol ont fait l’objet de la part d’historiens contemporains de nombreuses recherches consacrées au sujet de l’histoire culturelle[5].

Un effort de différenciation aurait été souhaitable, compte tenu du fait que les entrées du dictionnaire s’étendent sur des périodes historiques distantes qui vont du XVIe au XXIe siècle. Sous l’appellation Virreinato, on peut trouver des fiches de traducteurs qui sont souvent des figures historiques connues, telle que la Malinche (XVIe siècle). On y trouve aussi une entrée sur la traduction par les ordres religieux (congregaciones), une autre sur la traduction des langues européennes vers l’espagnol durant le Virreinato, et une autre sur la traduction des langues aborigènes vers l’espagnol à la même époque.

Une seule entrée (Exilio) est signalée sous l’appellation [sin ámbito]. Il s’agit de l’exil des intellectuels-traducteurs espagnols en Amérique hispanique à partir de la guerre civile espagnole de 1936-1939 ; en revanche, les traducteurs hispano-américains en exil sont ignorés. L’héritage laissé par des traducteurs tels que José Martí, César Vallejo ou Julio Cortázar, qui sont inclus ici en tant que traducteurs rattachés à un pays, ne serait pas compris dans sa plénitude sans les composantes motivationnelles, circonstancielles et les expériences que leurs exils respectifs leur ont apportées.

Il est à signaler que, par rapport au précédent Diccionario histórico de la traducción en España, où faisait défaut un index avec pagination, celui-ci compte un index des auteurs traduits, ce qui s’avère très utile pour la recherche. Par contre, on peut regretter l’absence d’un index des traducteurs répertoriés. Un tel index aurait permis, par exemple, de faire des références croisées, quand un traducteur est mentionné dans des entrées autres que la sienne, ce qui aurait également contribué à établir le réseau d’influences ou d’échanges. En effet, les éditeurs mentionnent dans l’introduction que, dans l’articulation du discours de ces entrées, on mentionne nécessairement les traducteurs qui comptent une entrée dans le dictionnaire (p. 9), mais ces mentions sont faites au moyen d’astérisques qui ne sont pas explicités ; le lecteur doit par conséquent parcourir toutes les entrées pour reconstruire le réseau complet.

Finalement, les repères bibliographiques présentés à la fin de chaque article constituent, tout comme dans le cas du précédent dictionnaire, un des principaux atouts. Ils visent à fournir au lecteur qui souhaite en savoir davantage les sources indispensables à consulter sur un sujet particulier. De plus, lorsque le sujet le justifie, les sources disponibles sur le Web sont répertoriées, parfois généreusement, comme dans le cas de la fiche de Julio Cortázar, rédigée par Sylvie Protin de l’Université de Lyon 2. Elle apporte des liens très divers, par exemple, vers une revue traductologique hispano-américaine en ligne et vers sa thèse doctorale. Dans cet esprit de consultation rapide et gratuite sur Internet, et dans le but d’en faire une source de référence dans l’enseignement universitaire, les coordonnateurs des deux dictionnaires ont organisé la Biblioteca de traducciones hispanoamericanas, hébergée sur le site Cervantes Virtual[6], qui diffuse la langue et la culture hispaniques à travers le monde.

Le Diccionario histórico de la traducción en Hispanoamérica est d’ores et déjà, et ce, malgré les limitations signalées, un ouvrage indispensable à l’heure de s’informer, tant sur les processus culturels et linguistiques amorcés par les agents de la traduction hispanique dans les Amériques[7], que sur les éléments contextuels qui ont entouré cette histoire des traductions et des traducteurs sur le continent qui a fait de l’espagnol une langue de premier plan, et où la traduction a joué et jouera un rôle croissant, similaire peut-être un jour à celui qu’elle joue déjà pour le portugais au Brésil[8].