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Le tournant culturel de la traductologie : nouvelle donne pédagogique? On admet communément que la traduction est une activité non seulement interlinguistique mais aussi et surtout interculturelle. L’adhésion généralisée à cette idée tient, d’une part, au changement d’orientation survenu en traductologie et, d’autre part, à la mondialisation, qui a transformé l’environnement économique et celui des communications, avec une incidence sur les pratiques et les enjeux de la traduction (Cronin 2003). Sous l’impulsion du postcolonialisme, les études traductologiques ont progressivement changé de cap. Une nouvelle approche, interdisciplinaire et culturellement orientée, a mis en cause la notion d’équivalence qui jusqu’alors dominait les débats sur la traduction (Leppihalme 1997 : 1). L’équivalence était un objectif à atteindre pour la pratique de la traduction, un tertium comparationis, selon Bassnett et Lefevere (1990 : 3). C’était aussi l’élément essentiel dans l’enseignement et l’évaluation des traductions (Reiss : 2002 [1971]). En 1990, Bassnett et Lefevere qualifient de « tournant culturel » le nouveau phénomène qui s’est fait jour en traductologie :

Now, the questions have changed. The object of study has been redefined; what is studied is the text embedded in its network of both source and target cultural signs and in this way Translation Studies has been able both to utilize the linguistic approach and to move out beyond it.

1990 : 12

Ce changement a ouvert le champ de la traductologie à l’interdisciplinarité. Désormais, la traduction est envisagée au-delà de l’immédiate « situation de communication » et des questions de langue. La critique traductologique prend en compte des facteurs plus englobants, comme les pratiques et les normes sociales, l’horizon de savoir, les identités nationales ou encore les institutions, les rapports de pouvoir et les politiques qui, d’une manière ou d’une autre, influencent l’acte de traduire et la réception de son produit. Ce nouveau tournant critique confère au traducteur un statut de médiateur entre des cultures différentes, statut accompagné d’une sensibilité aux effets sociaux de la traduction et d’une responsabilité (ou, mieux encore, d’une éthique) qui engage un rapport différemment théorisé au texte « original »[1]. Le texte d’arrivée étant au même titre que le texte de départ un produit sémiotique culturel, qui fonctionne et est logique dans un espace sociohistoriquement déterminé, il reste à voir si les modèles pédagogiques ont suivi l’évolution de la critique et, tout d’abord, comment ils représentent la culture.

Le tournant culturel de la traductologie coïncide avec ce phénomène politicoéconomique sans précédent que nous appelons la mondialisation et qui a engendré de nouvelles pratiques de communication unilingues et multilingues, aussi bien entre les sociétés qu’en leur sein même (le nouvel ordre économique mondial s’accompagnant de migrations massives). Cette transformation de l’univers de la communication, due pour une large part aux nouvelles technologies, exige que le traducteur s’adapte à des contextes divers et qu’il mette en oeuvre des « stratégies de traduction de la culture » aussi fonctionnelles que possible – si l’on admet que la traduction a pour but de rendre des discours (sous-tendus par des pratiques sociales et des savoirs culturellement marqués) intelligibles à d’autres cultures (Schäffner, 1995 : 4). De nombreux auteurs (entre autres Séguinot 1995 ; Usunier 1996; Guidère 2000 ; De Mooij 2003 ; Adab et Valdés 2004) ont montré à quel point la culture constitue un élément crucial pour la communication commerciale et la traduction publicitaire. Des travaux analogues se multiplient pour la traduction des sites Web, des jeux vidéo et des autres productions audiovisuelles distribuées à travers le monde, en même temps que les écoles de traduction ressentent la nécessité d’introduire des cours et des programmes de localisation[2].

Les facteurs culturels de la communication relativisent le concept traditionnel d’équivalence (jusqu’alors polarisé sur le texte original) au point de le rendre obsolète, puisqu’on demande au traducteur d’envisager sa pratique comme une activité de médiation, ou de négociation culturelle, avant tout axée sur l’usage et les usagers de la traduction dans leurs milieux respectifs. À l’instar de beaucoup d’autres, Sprung attire l’attention sur le fait qu’il est nécessaire et même indispensable d’établir une stratégie de traduction de la culture dans le nouveau contexte de la localisation :

Effective translation bridges the gap between cultures, not merely words. […] the most effective way to make a product truly international is to make it look and feel like a native product in the target country – not merely to give it a linguistic facelift by translating the words of its documentation or user interface.

2000 : xiv

Le traducteur, jusqu’alors invisible, acquiert le statut explicite d’un spécialiste de la communication interculturelle. On exige qu’il soit capable de déterminer les moyens de médiation les plus fonctionnels, c’est-à-dire les mieux adaptés aux objectifs de la communication dans un contexte socioculturel donné. Envisager la traduction comme une forme de médiation interculturelle et le traducteur comme l’agent principal de cette médiation, cela pose des questions pédagogiques fondamentales en matière de contenus et de méthodes d’enseignement. Comment, tout d’abord, définir puis circonscrire dans cette optique la notion polyvalente de culture? Que faut-il entendre par « médiation culturelle »? Comment intégrer les dimensions pertinentes de la culture à la formation des traducteurs? Voilà autant de questions qui incitent à revisiter les modèles pédagogiques et les paramètres qu’ils ont privilégiés jusqu’à présent.

Les didacticiens de la traduction se penchent depuis longtemps sur les différences culturelles et leur incidence sur l’acte de traduire. Dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, où la traduction est subordonnée à la linguistique (alors science-pilote), on commence par se pencher sur les écarts lexico-syntaxiques découlant de l’anisomorphisme des langues tout en intégrant les différences nées de visions du monde ou de pratiques sociales différentes et parfois radicalement opposées. Mais c’est l’intraduisibilité qu’on s’attache à résorber, car à cette étape du développement de la traductologie, il s’agit d’établir une équivalence, fût-elle « dynamique » ou « communicative » (Nida), c’est-à-dire « adaptative » (Reiss). Les approches varient selon les types de texte et l’idée qu’on se fait de la traduction, mais elles se recoupent en de nombreux points.

Nous proposons de voir ici comment la notion de culture est abordée dans des manuels de traduction qui ont fortement marqué la formation des traducteurs au cours des trente à quarante dernières années et dont certains appartiennent à des courants, comme l’approche interprétative de l’École de Paris ou la théorie allemande du Skopos, qui continuent à exercer une influence déterminante au-delà de la sphère occidentale. Par manuel de traduction, nous entendons des livres à usage pédagogique, c’est-à-dire des ouvrages qui proposent des méthodes d’enseignement ou encore des réflexions sur l’apprentissage de la traduction. L’étude de ces manuels a pour objet de montrer comment la culture a été comprise dans le cadre de la formation professionnelle des traducteurs. Nous reconnaissons qu’un manuel peut avoir des fonctions différentes selon les usages auxquels on le destine. Selon le contexte d’enseignement, on peut considérer La stylistique comparée, par exemple, comme un manuel de traduction didactique (Delisle a d’ailleurs créé une catégorie à part, précisément celle de stylistique comparée, pour classer ce livre)[3]. La sélection et l’organisation des contenus ainsi que le degré de théorisation varient beaucoup selon les manuels. La plupart des ouvrages visent à faire le pont entre la théorie et la pratique alors que certains manuels s’appuient uniquement sur l’expérience des auteurs. C’est le cas, par exemple, de Techniques de la traduction (Ahn 1996), dont l’auteur est un traducteur littéraire chevronné. Par ailleurs, les connaissances qu’on présuppose chez les élèves traducteurs varient d’un manuel à l’autre. On ne peut pas dire que La traduction aujourd’hui (Lederer 1994) et La traduction raisonnée (Delisle 1998 [1993]) présupposent tout à fait les mêmes connaissances chez leurs usagers respectifs, car les compétences requises pour entrer dans un programme de traduction ne sont pas les mêmes en France et au Canada. Il faut tenir compte aussi du type de texte auquel le manuel prétend s’appliquer. The Theory and Practice of Translation (Nida et Taber 1969) et Techniques de la traduction (Ahn 1996) visent un lectorat respectivement intéressé par la traduction biblique et par la traduction littéraire, tandis que La traduction raisonnée (Delisle 1998 [1993]) s’applique aux textes dits pragmatiques.

Notre recensement des manuels de traduction vise non pas l’exhaustivité (contrairement à l’étude publiée par Delisle en 1998 pour les manuels anglais-français), mais plutôt une représentativité – on pourrait y ajouter d’autres ouvrages pour étendre et approfondir l’étude ou pour effectuer des recherches à d’autres fins. Notre sélection des manuels s’est donc réglée sur deux principaux facteurs : géographique et chronologique. Nous avons choisi douze manuels rédigés par des auteurs de six pays différents : Allemagne, Angleterre, Canada, Corée, États-Unis et France, entre les années 1950 et 1990. La sélection s’est limitée aux manuels existant dans trois langues qui entrent dans nos compétences pour les besoins de cette étude : anglais, coréen et français. Des manuels allemands traduits en anglais ou en français ont ainsi pu entrer dans le corpus ou être consultés. Notons que les manuels sélectionnés sont représentatifs des grands courants qui se sont succédé depuis les années 1950 en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Certains de ces courants ont essaimé dans des pays comme la Corée, où l’essor industriel et commercial a intensifié les besoins en communications multilingues et, par conséquent, l’expansion des programmes universitaires de traduction ; il s’y est développé une réflexion sur la formation des traducteurs en fonction des paramètres et aussi des traditions propres à ces pays. Les dates de publication des manuels retenus ne doivent pas faire oublier que ces ouvrages, même les plus anciens (comme La stylistique comparée), sont toujours employés dans les écoles de traduction : beaucoup ont d’ailleurs fait l’objet de rééditions ou de traductions récentes. Avec une répartition variable selon les institutions, les pays et les continents, ils demeurent au fondement de la formation des traducteurs dans leurs aires d’influence respectives.

Traduire la culture : Nominalisme et « génie de la langue »

On sait que « langue et culture sont dans un rapport étroit d’interdépendance : la langue a entre autres fonctions celle de transmettre la culture, mais elle est elle-même marquée par la culture » (Cuche 2001 : 43). S’ils sont en principe d’accord sur la corrélation entre langue et culture, les didacticiens de la traduction l’abordent sous des angles différents et ils divergent encore sur la signification de cette corrélation pour l’activité traduisante.

Vinay et Darbelnet emploient le terme « métalinguistique » pour désigner « l’ensemble des rapports qui unissent les faits sociaux, culturels et psychologiques aux structures linguistiques » (1977 [1958] : 259). Il s’agit d’« une sorte d’ultima ratio vers laquelle on peut se tourner lorsqu’on est à court d’explications structurales » (op. cit. : 258 ; nous soulignons). Chez eux, la traduction est néanmoins comprise comme une opération de langue à langue. Six des sept procédés de traduction qu’ils classent dans la catégorie de la traduction directe (emprunt, calque et traduction littérale) ou dans celle de la traduction oblique (transposition, modulation, équivalence et adaptation) sont des techniques de traduction préétablies pour surmonter les obstacles dus aux divergences des moyens lexico-syntaxiques que chaque langue mobilise pour décrire le monde. Par opposition aux six autres, le septième procédé, qui est l’adaptation, est étroitement lié à la métalinguistique telle que Vinay et Darbelnet la définissent. Nous arrivons là, disent-ils, à la limite extrême de la traduction (ibid. : 52). En prenant l’exemple des allusions figées par des facteurs socioculturels, Vinay et Darbelnet affirment : « ces allusions portant sur des faits très particuliers, intimement liés à la vie d’une nation, il faut renoncer à toute traduction et chercher simplement à faire comprendre au lecteur de quoi il s’agit » (ibid. : 257). Autrement dit, le culturel délimite chez eux (ou encore chez Katharina Reiss) la frontière entre la traduction et ce qui n’en serait plus tout à fait. On est donc loin de l’approche fonctionnaliste qui sera développée en Allemagne dans les années 1970, plus loin encore des pratiques de localisation que les impératifs commerciaux de la mondialisation et les nouvelles technologies d’information et de communication ont rendues nécessaires à partir des années 1990[4].

À la suite de Jakobson (1959), Nida et Taber affirment d’emblée que tout ce qui se dit dans une langue peut se dire dans n’importe quelle autre langue, pourvu que la forme ne soit pas essentielle à ce qu’ils nomment le « message », suivant la terminologie de l’époque (1969 : 4). Ils donnent l’exemple d’une expression de la Bible – « white as snow » – en soulignant que de nombreux groupes linguistiques possèdent un mot qui correspond à la neige : si cette réalité leur est matériellement étrangère, elle ne l’est pas conceptuellement. Mais lorsque le mot désignant la neige fait défaut, d’autres comme « givre » sont utilisés pour décrire la même réalité. En dernier ressort, on peut recourir dans bien des langues à des expressions équivalentes (« white as egret feathers ») ou utiliser une expression non métaphorique pour exprimer la même idée. Dans l’expression donnée en exemple, l’objet « neige » n’est pas essentiel au sens de l’énoncé. Toutefois, interrogent les auteurs, si la réalité couverte par une langue est déterminée par le vécu du groupe qui parle cette langue, comment la traduction est-elle possible? À ce problème lexical, Jakobson a déjà donné des solutions :

All cognitive experience and its classification is conveyable in any existing language. Whenever there is deficiency, terminology may be qualified and amplified by loanwords or loan translations, neologisms or semantic shifts, and finally, by circumlocutions.

Jakobson 1959 : 234

En invoquant un acquis de la linguistique, Nida souligne que si les langues semblent impuissantes à exprimer certaines réalités, c’est parce qu’elles découpent le réel différemment (1964 : 50). Dans cette première phase du développement moderne de la traductologie, on s’attache aux problèmes de la nomination, en constatant bien après Sapir et Whorf que la façon dont une communauté linguistique découpe la réalité est étroitement liée à la façon dont celle-ci perçoit et interprète cette réalité. C’est dans les universaux linguistiques, puis dans l’expérience cognitive de la personne humaine que Nida trouve ses réponses à la question de la traduisibilité :

These impressions as to the relative adequacy of interlingual communication are based on two fundamental factors: (1) semantic similarities between languages, due no doubt in large measure to the common core of human experience; and (2) fundamental similarities in the syntactic structures of languages, especially at the so-called kernel, or core, level.

cité par Wilss 1982 : 49; nous soulignons

Dans le même ordre d’idées, Newmark soutient que certains mots comme « mousson » et « datcha » poseraient des difficultés de traduction s’il n’y avait pas de chevauchement culturel (cultural overlap) entre les langues de départ et d’arrivée (1988 : 94). Il montre lui aussi par quels procédés on peut traduire les « mots culturels » qui résistent au transfert.

Dans ces modèles, où le texte est plus ou moins traité comme une séquence d’énoncés et chaque énoncé comme une extension du signe, les difficultés de traduction concernent en premier lieu les éléments lexicaux. C’est aussi le cas dans les modèles coréens (Ahn 1996 ; Choi 1998). Plus deux cultures sont éloignées, plus on a tendance à réduire la dimension interculturelle de la traduction à un problème de nomination, celle d’une réalité anthropologique différente, de sorte que la traduction devient surtout une activité d’explicitation[5]. À cet égard, Marianne Lederer (dont s’inspirent les didacticiens coréens formés à l’É.S.I.T.) reprend la thèse des linguistes comme Jakobson et Mounin sur la traduisibilité : «[c]apable de voir le monde étranger, il [le traducteur] est capable de l’exprimer et de le faire voir à ceux qui l’ignorent » (1994 : 123) ; elle ajoute : « la traduction est toujours possible pour celui qui comprend un texte et en exprime le sens » (op. cit. : 128).

Même si, théoriquement, les didacticiens reconnaissent le rapport entre langue et culture, ils ont tendance à séparer ces deux éléments lorsqu’ils en viennent à la pratique de la traduction et à son enseignement[6]. Ils conviennent que la langue en tant que système symbolique est un produit de la culture, mais ils ne tirent pas les conclusions pédagogiques qui s’imposeraient quant à l’incidence de la culture sur notre usage de la langue, celui-ci se matérialisant dans des pratiques textuelles et discursives intrinsèquement liées à un espace-temps. Une conception instrumentaliste de la langue les conduit, par exemple, à négliger que le texte se présente comme un dispositif signifiant ; celui-ci impose une série de contraintes qui dessinent des « parcours interprétatifs » (Rastier 1989 : 18) actualisés ou non suivant l’horizon des interprètes : « La sémantique des textes propose une description des parcours interprétatifs : le sens actuel du texte n’est qu’une de ses actualisations possibles » (Rastier 2001 : 277). Si le (géno)texte est formellement issu d’une pratique sociale, les (phéno)textes déploient des représentations qui renvoient elles aussi à des pratiques sociales repérables dans l’espace-temps[7]. Dans les manuels de traduction, en revanche, le texte est considéré comme dépositaire d’un sens plus ou moins figé (par l’intention de signifier du sujet qui l’a produit ou dans l’immanence de ses structures), un sens qu’on déchiffre principalement sur le mode linéaire : voir, par exemple, la définition de l’unité de sens dans le modèle interprétatif où l’écrit est traité en analogue du discours oral, interprété au fil de ses « avancées » sur la ligne du temps.

Certains didacticiens jugent non pertinent (non opérationnel) d’envisager la langue comme une composante ou un trait indissociable de la culture. Si c’était le cas, dit par exemple Newmark, la traduction serait impossible. Il reconnaît pourtant que la langue renferme toutes sortes de propriétés culturelles, qui s’expriment dans le lexique, la grammaire, etc. (1988 : 95). La sensibilité à certains fondements culturels du « discours » (entendu au sens d’une pragmatique de l’énonciation) est affirmée dans le modèle interprétatif, qui rejoint là-dessus le modèle fonctionnaliste :

On a trop souvent tendance, lorsqu’on parle de traduction, à penser aux différences phonétiques, morphologiques, sémantiques et syntaxiques des langues alors que les idées sont elles aussi formulées différemment dans les différentes langues. On parle de découpage du monde par les langues sans se rendre compte que ce découpage ne porte pas seulement sur l’explicite mais sur un ensemble explicite/implicite.

Lederer 2003 : 8

C’est ce qu’on caractérise alors par le « génie de la langue », expression sans doute obsolète, mais fréquemment utilisée dans les manuels de traduction pour souligner l’interdépendance de la langue et de la culture. Pour Lederer, par exemple, « le mot “génie” implique qu’il existe des règles non écrites à la fabrication des phrases, des manières de structurer le texte que l’autochtone manie intuitivement » (1994 : 62). Autrement dit, chaque langue choisit différemment les traits par lesquels elle désigne les objets et concepts ainsi que les particularités par lesquelles elle caractérise les idées (1993 [1984] : 38). Ce phénomène, assimilé à la synecdoque[8], existe non seulement sur le plan des langues (lexique et phraséologie) mais surtout sur le plan des textes, précise Lederer (op. cit. : 59). En quoi ce constat est-il important pour la traduction? Selon Lederer, cela permet de « réfuter définitivement l’opinion courante que la traduction a pour objet les systèmes linguistiques », et de mettre clairement en lumière que, « pour transmettre dans une autre langue l’ensemble explicite/implicite des idées, il faut la plupart du temps recourir à une synecdoque explicite différente de l’original » (2003 : 8 ; nous soulignons). Le traducteur, doté d’une liberté stylistique, peut composer librement des synecdoques (Op. cit. : 59 ). Du point de vue méthodologique, ce traitement de la textualité est ramené au cadre (métaphorisé) d’une rhétorique restreinte.

De façon moins intuitive et plus conforme à l’état du savoir linguistique et sociologique, Nord et Kussmaul remplacent l’expression « génie de la langue » par le terme « convention » pour expliquer l’interaction entre pratiques linguistiques et pratiques sociales[9]. Voici comment Nord définit les conventions :

Implicit or tacit, non-binding regulations of behaviour, based on common knowledge and on the expectation of what others expect you to expect them (etc.) to do in a certain situation, e.g. text-type or genre conventions, general style conventions, measurement conventions, translation conventions.

1997 : 137

En mettant en relief le caractère non universel, donc culturel des conventions, Nord explique en quoi celles-ci sont utiles pour la traduction. Dans Text Analysis in Translation, elle consacre plusieurs pages à la typologie des textes pour en souligner l’importance dans l’analyse du texte à traduire. Au passage, si les typologies textuelles ont leurs limites, les études contrastives en la matière brillent par leur absence alors qu’elles seraient utiles à des fins pédagogiques, particulièrement entre des langues-cultures très distantes, comme le coréen et le français. Cette absence est, semble-t-il, corrélative de la place exiguë que la théorie et la didactique de la traduction ont jusqu’ici réservée au texte (entité par ailleurs de plus en plus difficile à définir à l’ère du multimédia)[10].

Pour les conventions qui correspondent aux stéréotypies de rédaction, on trouve chez Delisle un emploi technique et restreint du terme, en ce sens que la convention n’entame pas la dimension transphrastique et proprement textuelle (organique et discursive) de la traduction-rédaction. Delisle parle de « conventions de l’écriture » qu’il définit comme « l’ensemble des usages conventionnels de rédaction consignés dans des codes (orthographiques, grammaticaux, typographiques), comme les abréviations, les unités de mesure et de temps, l’écriture des nombres et des symboles, l’emploi des majuscules, la ponctuation, les protocoles divers (correspondance administrative ou commerciale), les appellations officielles, etc. » (1998 [1993] : 25). La question des conventions est donc limitée au niveau d’un protocole de rédaction (stylesheet), sans doute parce qu’il s’agit d’un manuel destiné à des élèves traducteurs en début d’apprentissage.

Pour Lederer, on l’a vu, les problèmes spécifiquement culturels de la traduction sont dus au rapport référentiel/inférentiel auquel les langues recourent différemment pour exprimer un même sens (1994 : 122,126). Il s’agit alors de savoir comment faire passer du mieux possible le monde implicite que recouvre la langue étrangère (ibid. : 122 ; nous soulignons). C’est pourquoi elle affirme que « [le] principe de l’explicitation est fondamental en traduction. […] [le] bon traducteur modifie avec doigté le rapport implicite/explicite de l’original pour atteindre un nouvel équilibre implicite/explicite dans sa langue » (ibid. : 126). Observons d’abord que c’est le discours (comme énonciation où s’incarnent des pratiques sociales) qui produit l’implicite, non la langue (entendue comme système). Ensuite, peut-on tracer une ligne de démarcation aussi nette que le voudrait Lederer entre l’implicite et l’explicite? Pour Lederer, il n’y a aucun doute que « [la] compréhension de l’explicite linguistique d’un texte équivaut à la connaissance de sa langue » (ibid. : 32), tandis que l’implicite « correspond au savoir partagé entre interlocuteurs » (ibid. : 214) et fait donc partie de la réalité extralinguistique, c’est-à-dire socioculturelle[11]. L’herméneutique aussi bien que les théories de la lecture et de la réception nous ont appris que l’explicite est loin d’être aussi transparent et univoque que Lederer le laisse entendre, même pour les textes prétendument référentiels. L’interprétation du sens est conjoncturelle : elle implique un sujet – un sujet individuel autant que social, car celui-ci est situé dans un espace-temps peuplé de représentations et traversé par des intérêts et des rapports de pouvoir qui orientent le lisible, tout comme ils orientent le scriptible et même l’opinable. Ce sont donc les cultures, non les langues, qui déterminent le rapport implicite/explicite. Celui-ci n’est pas immanent à la langue ; il est établi par les locuteurs suivant les représentations et les pratiques sociales en usage dans un état de société.

Wilss souligne lui aussi que les difficultés de traduction sont dues à l’absence de parallélisme sur le plan intralinguistique et extralinguistique (1982 : 164). On peut parler d’intraduisibilité, dit-il, lorsque les ressources de la langue d’arrivée sont toutes épuisées alors que l’équivalence fonctionnelle entre la langue de départ et la langue d’arrivée est loin d’être atteinte (op. cit. : 49). L’intraduisibilité se divise chez lui en deux catégories : intraduisibilité linguistique et intraduisibilité culturelle. Au regard de ce qui précède, on pourrait qualifier cette dernière d’intraduisibilité sociodiscursive, pour autant qu’il s’agisse d’incompatibilité (de résistance idéologique parfois) entre les représentations symboliques des cultures que la traduction prétend rapprocher. Bien qu’on s’entende sur l’importance de ce qu’on qualifie tantôt de culturel et tantôt d’extralinguistique, l’aspect sociodiscursif n’a pas encore fait l’objet, semble-t-il, d’une théorisation dont les applications seraient visibles en didactique de la traduction (voir, plus haut, le « doigté » du « bon traducteur » tenant lieu de méthode).

Rappelons à cet égard comment Ladmiral et Lipiansky envisagent l’interdépendance de la langue et de la culture :

Le langage n’est pas seulement un instrument de communication. C’est aussi un ordre symbolique où les représentations, les valeurs et les pratiques sociales trouvent leurs fondements. Ces dimensions du social ne sont pas disjointes ; au contraire, elles s’interpénètrent profondément. Les représentations et les valeurs à travers lesquelles une société construit sa vision du monde et son identité résident essentiellement dans le langage ; celui-ci est l’agent fondamental de la socialisation de l’individu et de son intégration à la culture. Mais la culture elle-même n’est pas extérieure à l’ordre du discours : le langage ne se contente pas de mettre des « noms » sur des objets physiques et culturels ; il est le champ où ces objets sont produits comme représentations sociales (représentations qui informent et orientent les pratiques) ; plus qu’un reflet de la réalité culturelle, il est la condition constitutive de sa possibilité.

1989 : 95; nous soulignons

C’est une conception du discours qui se joue ici contre le nominalisme dominant. Or, pour le modèle interprétatif, par exemple, les formes linguistiques ne sont que le support matériel du discours et de ses attributs sémantiques ; elles ne sont pas l’objet même de la communication (Seleskovitch 1993 [1984] : 303-304). Le texte est considéré comme un simple support d’idées, le support du vouloir-dire de l’auteur dans la terminologie de ce modèle. Dans cette approche de la traduction telle qu’on la trouve exposée chez Lederer (mais cela vaut pour la plupart des modèles), la textualité proprement dite – comme structuration énonciative, narrative, argumentative ou encore intertextuelle et interdiscursive – n’est pas perçue comme étant productrice de sens, et à plus forte raison tributaire d’une culture donnée. Songeons cependant aux formes culturellement déterminées de la démonstration ou de l’argumentaire scientifique, par exemple. Le texte comme dispositif signifiant n’est pas représenté dans ce modèle ni, plus généralement, dans les modèles linguistiques, entendons les modèles fondés sur l’arbitraire et la dualité du signe (déverbalisation/reverbalisation). L’énoncé est traité en analogue du signe et pensé en référence à une situation extérieure, mais abstraction faite des rapports complexes qui sont, d’une part, de nature intratextuelle (unissant les réseaux signifiants du texte) et, de l’autre, de nature intertextuelle et interdiscursive (intertexte et interdiscours caractéristiques d’un genre, par exemple, ou actualisant des représentations issues du social) – sans parler du sujet traduisant et de l’horizon qui informe et motive (de façon individuelle et collective, mais consciemment ou non) l’interprétation du texte original et sa traduction[12].

La culture en « situation » : ouverture cognitive et pragmatique

Dans les modèles linguistiques, la situation sert à contourner l’intraduisibilité culturelle, circonscrite au découpage (lexical et syntaxique) du réel qui diffère selon les langues :

The translator is better able to cope with the sociocultural difficulties of translating, since each problem in translation is linked to a certain situational context which, as a rule, is valid for more than one language and can for that reason be realized in other languages on the basis of functional equivalence.

Wilss 1982 : 50; nous soulignons

Recourir à un contexte qui fonctionnerait comme un référent plus ou moins universel pour résoudre les difficultés de traduction d’ordre culturel est la solution également invoquée par Vinay et Darbelnet ou encore Lederer. Telle est déjà la position de Mounin (1963), qui qualifie explicitement le syntagme ou l’énoncé de « grand signe » ayant pour signifié la « situation » à laquelle il renvoie dans la réalité. Le contexte transcende la contingence de son expression linguistique dans la culture source et la culture cible : l’équivalence sera fonctionnelle.

Le fait qu’une situation de communication est conditionnée par la culture sur le fond de laquelle cette communication a lieu est un aspect que les didacticiens allemands du courant fonctionnaliste tels que Kussmaul (1995) et Nord (1991 ; 1997) ont relevé. Fonctionnaliste avant la lettre (ou fortement inspiré par le béhaviorisme de l’époque), Nida avait déjà porté attention au fait que la situation de communication n’est pas universelle et qu’elle implique des changements de forme et de contenu (1966). Christiane Nord le souligne à son tour :

Communicative interactions take place in situations that are limited in time and space. This means every situation has historical and cultural dimensions that condition the agents, verbal and non-verbal behaviour, their knowledge and expectations of each other, their appraisal of the situation, and the standpoint from which they look at each other and at the world.[13]

1997 : 16; nous soulignons

Kussmaul, pour sa part, observe que le sens ne peut pas être conçu comme un ensemble de traits sémantiques ou situationnels abstraits, mais qu’on doit l’envisager comme une notion holistique, comme une expérience cognitive. Le sens est pour ainsi dire ce que l’on perçoit visuellement (1995 : 14). Pour expliquer sa conception du sens, il se réfère à deux notions clés de la théorie de Fillmore : la scène (scene) et le cadre (frame)[14]. La forme linguistique n’a pas de sens par elle-même. Elle sert simplement de cadre où le lecteur doit en quelque sorte placer une peinture, c’est-à-dire ce qui a été stocké dans sa mémoire. Ce cadre est incomplet, mais il a pour rôle de « limiter » ou de déterminer la quantité et la qualité de ce que chacun extrait de sa mémoire : la peinture doit entrer dans le cadre (op. cit : 13-14). Ce qui rend difficile la tâche du traducteur comme médiateur, c’est qu’un même cadre peut évoquer deux scènes différentes chez deux lecteurs appartenant à des groupes culturels différents, puisque les scènes sont déterminées par la culture (ibid. : 66).

Nord et Kussmaul envisagent la culture comme une entité englobante qui conditionne toute situation de communication, et donc le sens. Toutefois, ils tendent tous les deux à séparer sens et formes linguistiques comme si, encore une fois, le sens existait « à l’extérieur du texte », comme s’il était transcendantal (Brisset 2003 : 100). Kussmaul, par exemple, conçoit le sens comme une image ou une peinture, qui apparaît dans l’esprit du récepteur. Il néglige lui aussi le fait que le texte, abordé sous l’angle de son organisation, est un dispositif qui fournit des instructions de lecture ou, dans une perspective moins normative, des « parcours interprétatifs » et ainsi participe à la production du sens. Chez lui, la textualité est mise de côté au profit d’une analyse sémantique qui privilégie encore une fois le niveau lexical – cette analyse est basée, d’une part, sur l’analyse componentielle (déjà incluse dans la méthode de Nida, et d’ailleurs inhérente à l’établissement de terminologies unilingues ou multilingues), et d’autre part, sur la théorie de Fillmore.

Cette critique concernant la textualité s’applique également à Christiane Nord. Celle-ci définit le texte de façon assez floue, comme une offre d’information à partir de laquelle le récepteur sélectionne les éléments qu’il trouve intéressants et importants (1997 : 141). Elle ne précise pas que des facteurs culturels (individuels, institutionnels, historiques...), des facteurs d’ordre sociodiscursif, influencent cette sélection de l’information tout autant sinon davantage que les impératifs du skopos ou le cahier des charges de la traduction. La paraphrase tient lieu d’analyse sémantique (1991 : 90-91) et, somme toute, Nord conçoit la textualité comme une suite de phrases jointées par des articulateurs linguistiques et regroupées en segments identifiables par des marques formelles, comme les titres ou les paragraphes[15].

À la différence de ces deux didacticiens fonctionnalistes, Baker accorde plus d’importance au texte en partant de l’idée que chaque groupe linguistique a ses propres façons d’organiser les différents types de discours (1992 : 112). Une grande partie du manuel porte sur les éléments organisateurs du texte : structure thématique et informative, cohésion, cohérence, implicitation, éléments qui varient d’une langue et d’une culture à l’autre. Cette catégorisation demeure en deçà des acquis de la sémiotique textuelle, mais elle reste pédagogiquement utile à un certain niveau de la formation des traducteurs. De plus, le livre a ceci d’original qu’il offre des exemples dans des langues aussi diverses que l’arabe, le chinois et le japonais, langues délaissées par une traductologie nettement eurocentrique.

Baker développe les aspects pragmatiques, qui touchent principalement chez elle la cohérence et l’implicitation (ou implicature au sens du modèle cognitiviste de Gutt). Pour elle, la cohérence n’est pas immanente au texte ; elle est étroitement liée à l’interprétation que le lecteur en donne :

The coherence of a text is a result of the interaction between knowledge presented in the text and the reader’s own knowledge and experience of the world, the latter being influenced by a variety of factors such as age, sex, race, nationality, education, occupation, and political and religious affiliations.

1992 : 219

Pour Baker, la cohérence varie selon l’inscription culturelle du lecteur interprète. Elle observe en outre que, malgré son utilité pour la traduction, le principe de coopération de Grice ne peut pas s’appliquer universellement, car les quatre maximes (quantité, qualité, pertinence et manière) n’ont pas la même valeur dans les différentes cultures. Ainsi, la politesse étant une notion primordiale dans certaines sociétés, dans la culture japonaise par exemple, il faudrait ajouter la maxime « Be polite », qui l’emporterait alors sur toutes les autres (op. cit. : 233).

Culture : le discours de la méthode

Dans les approches didactiques de la traduction, la culture est surtout vue comme un obstacle. Dans les manuels, on l’étudie de façon contrastive à travers les structures lexico-syntaxiques, les manières de dire/écrire et les présupposés (implicitation), c’est-à-dire le rapport référentiel/inférentiel qui sous-tend les énoncés. Le texte est traité comme une structure logico-grammaticale (c’est aussi le cas chez Bell 1991), non comme discours, articulé à des représentations et pratiques sociales intra- et interculturellement différenciées. Le tournant culturel, qui a marqué la critique des traductions, développe au contraire cette perspective :

[C]ultural knowledge and cultural difference have been a major focus of translator training and translation theory for as long as either has been in existence. The main concern has traditionally been with so-called realia, words and phrases that are so heavily and exclusively grounded in one culture that they are almost impossible to translate into the terms – verbal or otherwise – of another. […] What has changed in recent translation scholarship on culture is an increasing emphasis on the collective control or shaping of cultural knowledge…

Robinson 1997 : 223-224

Si les traductologues se sont d’abord intéressés à la réalité extralinguistique à cause des problèmes immédiats que la dissemblance des cultures pose au traducteur, ils ont commencé à envisager la culture comme une totalité qui intervient à tous les paliers de la production et de la réception du texte traduit. Mais tandis que la critique traductologique a largement pris acte du contrôle social du sens, les modèles didactiques n’ont guère varié. La réorientation culturelle de la traductologie ne signifie pas que les approches linguistiques ont cessé d’être pertinentes pour la didactique ni même pour la critique de la traduction. Au contraire, les analyses inhérentes à la production et à la réception des discours pourraient difficilement se passer des acquis linguistiques. S’agissant de pédagogie, cet outillage conceptuel mérite pourtant un examen critique : d’une part, de nouveaux objets discursifs sont apparus dans le nouvel environnement numérisé (sites Web, jeux vidéo, productions multimédias…); d’autre part, l’interculturalité est inhérente à la communication dans le contexte de la mondialisation des échanges[16].

Élargir la didactique de la traduction pour répondre à ces nouvelles réalités culturelles de la communication est une nécessité. Encore faut-il s’entendre sur la notion de culture. Après Raymond Williams (1953, 1958, 1976), qui fait figure de pionnier en la matière, José Lambert (1995 : 23) constate (avec beaucoup d’autres) que les théoriciens offrent des définitions très divergentes selon leur milieu et que ces définitions demeurent souvent implicites. C’est, selon lui, une des faiblesses des disciplines qui ont la culture pour objet d’étude. Denys Cuche montre lui aussi à quel point la notion de culture a été différemment abordée dans les sciences sociales, particulièrement en sociologie et en anthropologie, et il explique la raison de ces divergences : « l’usage de la notion de culture introduit directement à l’ordre symbolique, à ce qui touche au sens, c’est-à-dire à ce sur quoi il est le plus difficile de s’entendre » (2001 : 4)[17].

Qu’en est-il des traductologues? Dans le corpus étudié, nous avons déjà évoqué la conception universaliste de la culture proposée par Nida. La célèbre notion d’«équivalence dynamique » rebaptisée « communicative » n’exclut pas que les groupes linguistiques partagent des universaux culturels :

At first, one is almost inevitably impressed with the differences between cultures, but gradually one begins to see more and more similarities and to discover beneath the surface of the divergences many features that cultures have in common. These are essentially the universals or near universals of culture that make possible communication within and between languages.

1969 : 64

Pour Newmark, la culture est d’abord un mode de vie dont les manifestations sont propres à une communauté linguistique. Il fait une distinction entre le « culturel » et l’« universel » ainsi qu’entre le « culturel » et l’« individuel » (idiosyncrasie). Il reprend le constat des linguistes, à savoir que certains concepts ou objets existent partout dans le monde et sont donc universels – il cite « vivre », « mourir », « table », « miroir ». En concluant qu’il n’y aurait donc pas de problème de traduction (1988 : 94 ), d’une part, il surestime le poids du lexique dans la traduction, mais, d’autre part, il sous-estime le fait que ces concepts ou objets dits universels ne possèdent pas forcément la même valeur, ni donc le même sens dans toutes les cultures. À cet égard, Malinowski fait une remarque intéressante :

Instead of translating, of inserting simply an English word for a native one, we are faced by a long and not altogether simple process of describing wide fields of customs, of social psychology and of tribal organization which correspond to one term or another. We see that linguistic analysis inevitably leads us into the study of all the subjects covered by ethnographic field-work.

1923: 301-302

Comme on peut s’y attendre, la dimension pragmatique issue de ce type d’observation occupe une place prépondérante chez les fonctionnalistes allemands. Pour Kussmaul, la culture, comme la situation de communication, constitue une des dimensions pragmatiques du texte. Ce qu’un locuteur dit ou laisse entendre, ce à quoi il fait allusion, tout cela est déterminé non seulement par l’intention et le contexte situationnel, mais aussi par la culture de ce locuteur (1995 : 55)[18]. C’est pourquoi les problèmes de traduction apparaissent plus souvent lorsqu’il existe un grand décalage entre la culture de départ et la culture d’arrivée. Kussmaul signale le cas des métaphores et des symboles, qui sont étroitement liés à la religion et à la mythologie (op. cit. : 65)[19]. Au-delà des exemples isolés, quelle est la nature des problèmes dits culturels de la traduction? Ces problèmes changent-ils en fonction de l’éloignement des deux cultures en question? Pour répondre à ces questions, on pourrait prendre appui sur la distinction de Kussmaul entre culture matérielle et culture sociale. Il mentionne brièvement que les différences qui relèvent de la culture matérielle (les mots culturels selon Newmark) peuvent être plus évidentes que les différences qui relèvent de la culture sociale, car celle-ci englobe les comportements, les valeurs et les normes de la société (ibid. : 67), mais il n’explique pas comment la culture sociale influence concrètement l’opération traduisante, dans sa double dimension d’interprétation et de (re)production du sens. À cet égard, Chen Hongwei (1999) est plus précis. En divisant la culture en trois catégories (culture matérielle, institutionnelle et mentale), il observe que la langue relève de la culture institutionnelle, mais qu’elle est étroitement liée à la culture mentale dans sa formation et son usage. En entendant par culture mentale tout ce qui englobe mentalités, comportements, modes de pensée, croyances, valeurs et goût esthétique, il explique à quel point la culture mentale des Chinois, bien différente de celle des Occidentaux, en particulier des Anglo-Saxons, est reflétée dans le lexique et la syntaxe de la langue chinoise de même que dans la textualité chinoise et son esthétique. Bien qu’il s’agisse d’hypothèses, qui restent à valider par des études scientifiques sur les cultures en question, et bien que les exemples soient limités, Chen propose des pistes intéressantes. Toutefois, quand il souligne que la traduction est un transfert mental (mental transfer) accompli avec des moyens linguistiques (op. cit. : 131), ne rejoint-il pas l’approche cognitive (mentaliste ?) du modèle interprétatif qui fait précisément l’économie de la textualité et de sa dimension sociodiscursive?

Dans le même ordre d’idées, Hofstede définit la culture comme une programmation collective de l’esprit, qui distingue les membres d’un groupe ou d’une catégorie de personnes (2001 : 9). D’après lui, la culture se manifeste non seulement dans les valeurs, mais aussi (et de façon plus superficielle) dans les pratiques : rituels, héros et symboles. Hofstede souligne que le noyau d’une culture se compose de valeurs qu’il définit comme une tendance générale à préférer certains états des choses (op. cit. : 5)[20]. Dans une perspective similaire, Trompenaars estime que l’essence d’une culture n’est pas ce que l’on voit en surface : c’est la façon commune dont les membres d’un groupe comprennent et interprètent le monde (1993 : 3). À partir de là, il propose un modèle de la culture composé de trois couches : la couche extérieure, la couche intermédiaire et le noyau. D’abord, la couche extérieure, qui est la plus visible des trois, est explicite. Elle est composée d’objets et de produits. Ensuite, la couche intermédiaire, moins visible, est composée de normes et de valeurs. Enfin, le noyau, implicite et invisible, est formé des présupposés fondamentaux (basic assumptions). Hofstede et Trompenaars ont une approche de la culture qui se rejoint sur deux points. Premièrement, tous deux s’intéressent aux éléments les moins visibles de la culture, qu’ils appellent respectivement « valeurs » et « présupposés fondamentaux » et qui, selon eux, régissent d’autres éléments plus visibles. Deuxièmement, ils conçoivent la culture autour de la notion de sens, objet central de toute communication, ce qui nous semble pertinent pour la traduction et son enseignement.

Les didacticiens de la traduction rassemblés dans notre corpus ont surtout abordé la culture d’une manière superficielle en ne retenant que la couche extérieure, la plus visible et explicite, celle qui affleure dans les formes lexico-syntaxiques, sans s’attacher aux dimensions discursives fondées sur des représentations sous-jacentes : valeurs ou présupposés fondamentaux qui, d’un point de vue discursif, se matérialisent dans ce que la sociocritique des discours a nommé tour à tour sociogrammes, idéosèmes ou plus souvent idéologèmes. Bien que non explicites, ceux-ci confèrent aux énoncés leur cohérence et leur acceptabilité dans une société prise à un moment donné de son histoire. Or, plus grande est la distance entre deux cultures ou entre deux états de société, plus grande est la dissemblance entre ces éléments sous-jacents aux énoncés. De ce point de vue, les difficultés de traduction qui se posent entre deux cultures très distantes, la culture occidentale et la culture asiatique par exemple, vont bien au-delà de la traduction des « mots culturels » (Newmark), au-delà des conventions d’écriture (Delisle), des métaphores et des symboles (Kussmaul), ou encore des allusions auxquelles Leppihalme (1997) a consacré un ouvrage entier pour en expliquer les enjeux dans la pratique de la traduction. C’est plutôt la dissemblance des comportements, des valeurs et des croyances mais aussi des paradigmes entre deux cultures qui pose des problèmes et exige du traducteur des stratégies mieux théorisées si l’on veut faire de celui-ci un médiateur compétent[21].

Dans les manuels étudiés, la culture est appréhendée soit comme une difficulté linguistique, soit comme un élément extralinguistique qui pèse alors principalement sur l’implicite des énoncés (inférentialité) et sur la cohérence de leurs enchaînements. C’est à ce volet extralinguistique que s’attachent les didacticiens du courant fonctionnaliste : ils ne cessent de rappeler l’importance du contexte dans la production textuelle, originale ou traduite, et l’inscription de cette situation de communication dans l’entité plus vaste de la culture :

A feature common to the functionalist scholars engaged in translator training is that unlike the linguistic theorists, they try to focus on the language-independent pragmatic or cultural aspects of translation, emphasizing the specific nature of translation competence as against language proficiency.

Nord 1997 : 14

En intégrant les dimensions pragmatiques de la communication interculturelle (comme ré-énonciation sui generis et relocalisée), le modèle fonctionnaliste invite le traducteur à analyser le contexte et la fonction du texte de départ. Le projet de traduction et les stratégies ponctuelles sont établis après avoir analysé la nouvelle situation de communication et le nouveau contexte culturel afin que le texte d’arrivée remplisse la fonction qui lui est assignée (suivant le contrat ou le cahier des charges de la traduction), peu importe que cette fonction soit identique ou non à celle de l’original. Cela dit, comment le traducteur prend-il concrètement ses décisions? Tout en déclarant que la culture est l’aspect le plus englobant pour la prise de décision, on ne donne aucune indication sur ce qu’on entend par culture (Kussmaul 1995 : 71). De même, on laisse dans l’ombre la question centrale des paramètres sociodiscursifs qui pourraient intervenir dans les décisions du traducteur. Avec Hönig, Kussmaul propose le « principe du degré de précision nécessaire » (maxim of the sufficient degree of precision) (ibid. : 92). Celui-ci correspond au point où se recoupent la fonction du texte d’arrivée et les facteurs socioculturels décisifs (Hönig et Kussmaul, cités par Snell-Hornby 1995 : 44). Mais on mesure encore une fois le flou programmatique de la méthode.

Tout en insistant sur le fait que la production et la réception d’un texte (original ou traduit) sont influencées par la culture, Nord s’abstient elle aussi de définir la culture, du moins de façon opérationnelle et pour les besoins de sa méthode. Dans Text Analysis in Translation, elle donne quelques traits définitoires qui nous font deviner ce que recouvre pour elle la notion de culture :

It follows that, having grown up in another culture, the TT [target text] recipient has a different knowledge of the world, a different way of life, a different perspective on things, and a different “text experience” in the light of which the target text is read. All those factors affect the way in which he handles the target text.

1991 : 24-25

Notion aussi vaste que floue, la culture apparaît comme un ensemble de facteurs que le sujet a intégrés et qu’il projette sur le texte à interpréter. Cette représentation vague de la culture se concrétise davantage dans Translating as a Purposeful Activity. Nord renvoie à Hans Vermeer qui définit ainsi la culture : « the entire setting of norms and conventions an individual as a member of his society must know in order to be “like everybody” – or to be able to be different from everybody » (1997 : 33). La culture est comprise comme un ensemble de normes et de conventions qui sous-tendent les actions collectives et individuelles – y compris celle de traduire puisque, dans le modèle fonctionnaliste, la traduction est avant tout considérée comme une action orientée vers un but (skopos). Action culturellement déterminée, la traduction conduit, selon Nord, à établir des comparaisons entre les cultures, mais elle précise avec raison qu’il n’existe pas de position neutre pour effectuer cette comparaison : tout ce qui nous paraît différent est considéré comme une caractéristique propre à l’autre culture. Autrement dit, l’altérité est perçue à l’aune de notre propre culture (op. cit. : 34). Où situer alors la ligne de démarcation entre le Même et l’Autre? Nord répond qu’il est difficile de tracer les frontières culturelles, car celles-ci ne coïncident pas forcément avec les frontières linguistiques[22]. Elle propose donc la notion de « points riches », qu’elle emprunte à l’anthropologue américain Michael Agar. Une frontière culturelle est marquée par des « points riches », qui représentent les différences de comportements à l’origine des conflits culturels ou des échecs de la communication entre deux groupes en contact. D’où l’importance pour le traducteur de prendre conscience de ces points riches. (ibid. : 24-25). Nord ne précise pas en quoi ils consistent ni les rapports spécifiques qu’ils entretiennent avec la traduction. Quelle qu’en soit la pertinence, l’observation reste programmatique et montre encore une fois la difficulté que les didacticiens éprouvent à intégrer les facteurs culturels dans une méthodologie de la traduction qui dépasserait les aspects linguistiques les plus évidents mais aussi les plus superficiels.

Une didactique en retrait

Pour ce qui concerne la réflexion sur les aspects culturels de la traduction, on observe un profond décalage entre le champ critique et celui de la pédagogie. Ce décalage semble aller de pair avec une conception du sens qui, même si elle s’en défend (comme dans le modèle interprétatif) ou même si elle a intégré la pragmatique (comme dans le modèle fonctionnaliste), demeure largement tributaire d’une linguistique de la phrase et du texte. Le cloisonnement des pratiques de traduction, selon qu’elles s’appliquent à des textes littéraires ou à des textes pragmatiques, est sans doute à la base de ce décalage théorique qu’on observe aujourd’hui. La traduction littéraire a été théorisée dans l’horizon multidisciplinaire de la littérature comparée. Sa pensée a suivi l’évolution des théories de la littérature, très tôt marquées par des disciplines comme l’histoire, la philosophie, l’anthropologie ou la sociologie, qui ont fait avancer la réflexion sur la place du culturel et du social dans les productions discursives. La traduction des textes pragmatiques s’est ancrée plus profondément dans la linguistique : on le voit dans les appareils universitaires où ces deux disciplines sont systématiquement associées. La technologie a renforcé ce mariage institutionnel. Ainsi, l’ordinateur a sans aucun doute permis le développement de la terminologie, mais ses limites (obligeant à privilégier l’aspect lexico-sémantique) ont peut-être retardé la réflexion pédagogique qui aurait dû s’amorcer en direction de la textualité et des analyses de discours.

On assiste aujourd’hui à un phénomène comparable. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’hyper- et le multimédia, débouchent sur un traitement modulaire du texte, en pièces détachées, pourrait-on dire. Si la localisation des produits informatiques induit un retour à la conversion automatique d’énoncés, les acquis de la sémiotique textuelle et de l’analyse des discours n’ont plus beaucoup de pertinence. À ceci près que la taille des marchés tempère ces nouvelles pratiques en maintenant l’obligation d’une efficacité culturelle de la communication.