Corps de l’article

1. Introduction

Le réseau conceptuel d’un domaine de connaissance est le point de départ à la constitution d’une ontologie. Nous avons établi, dans un travail antérieur, le réseau conceptuel du domaine vitivinicole espagnol (DVVes) (Ibáñez Rodríguez 2010a : 61-77) et avons déjà mis en évidence la variabilité conceptuelle au sein de ce domaine[1]. Dans le présent article, nous nous intéressons à la comparaison des réseaux conceptuels en espagnol et en français, essentiellement entre la France et l’Espagne, qui sont des pays proches dans le domaine vitivinicole (DVV). Les réseaux conceptuels espagnol (annexe 1) et français (annexe 2), s’ils peuvent sembler à première vue identiques présentent en effet des différences. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la variabilité conceptuelle, bien qu’elle soit peu perceptible a priori. Cette réflexion est nécessaire pour éviter, notamment, des équivalences erronées telles que clairet/clarete, que nous trouvons dans la base de données terminologique de l’Union européenne, la Terminologie interactive pour l’Europe (IATE, pour Inter-Active Terminology for Europe[2]) et dans des dictionnaires spécialisés. Ces termes dénotent, en fait, comme nous le verrons plus tard, deux vins différents.

Pierre Lerat définit le terme comme « le nom donné dans une langue à une entité conceptualisée par une communauté de travail » (Lerat 2009a : 219, cité dans Lerat 2009b). Il le rapproche de la définition donnée par Depecker et Roche, pour lesquels le terme reflète la « conceptualisation des objets du monde que partage une communauté de pratiques » (Depecker et Roche 2007 : 112, cité dans Lerat 2009b). Lerat situe sa réflexion dans un cadre qui vise à distinguer la terminologie de la lexicologie, évoquant Sager, qui souligne que la description du terme, outre la nécessité des éléments linguistiques, impose d’envisager les « [éléments] cognitifs puisque les termes renvoient à des concepts ou à des éléments de connaissance ou de l’expérience » (Sager 2000 : 43, cité dans Lerat 2009b).

Lerat souligne ainsi la tension, illustrée par la tentative de Wüster, entre une vision linguistique du terme héritée de Saussure, dans son rapport signifiant/signifié au sein d’une langue, avec sa géographie et son histoire, et une vision qui réfère à un concept, c’est-à-dire, « dans un groupe de professionnels [à] un type d’objet concret ou abstrait ». Dans notre cas, les « communautés de travail ou de pratiques » sont constituées par les communautés vitivinicoles espagnole et française, qui confèrent aux termes leur caractère à la fois technique et spécialisé.

Lerat (2009a) affirme donc que seule une terminologie « “orientée vers le concept” […] est compatible avec ontologie ». D’après la norme ISO 1087-1, un concept est une « unité de connaissance créée par une combinaison unique de caractères » (norme ISO 1087-1, citée dans Roche 2007 : 9). Il permet de regrouper sous une même appellation les objets qui partagent des propriétés communes : « [l]e concept (ou classe) est défini par un ensemble d’attributs communs à ses instances. L’ensemble des concepts se structurent selon différentes relations : généralisation-spécialisation, partitive, etc. » (Roche 2007 : 6).

Si Freixa rappelle que les concepts « constituent ces entités stables qui jouent un rôle clé dans la structuration des connaissances d’un domaine de spécialité quelconque » (Freixa Aymerich, Fernández Silva et al. 2008 : 734), Lerat souligne, quant à lui, l’importance de la variabilité (2009a). Il distingue la variabilité lexicale (existence de dénominations concurrentes), la variabilité des corpus (spécialisés ou généralistes), la variabilité conceptuelle (le fait que des concepts très proches présentent des différences dans leur structure), la variabilité des objets (le fait que certains vins n’existent que dans certaines régions, par exemple), la variabilité liée aux domaines de connaissance (Lerat [2009a] cite le cas de rétractation, qui n’évoque pas le même concept dans le domaine médical et le domaine commercial), à distinguer de la suivante, la variabilité liée aux communautés de travail pour un même domaine de connaissance (par exemple, le fait que l’on définisse le saccharose de manière différente sous l’angle de ses propriétés biochimiques et de son rôle en vinification).

Dans le présent article, nous mettrons en évidence, dans le domaine vitivinicole, la variabilité conceptuelle, la variabilité des objets et la variabilité liée aux communautés de travail.

La problématique de la variabilité conceptuelle est particulièrement importante dans un contexte interlinguistique. Lerat (2009a) rappelle que « [q]uand c’est possible, la doctrine de l’ISO est que, “toutes les versions d’une définition dans les différentes langues doivent comprendre les mêmes caractères”. Mais c’est parfois impossible », car « [l]es concepts ne sont pas toujours aisément harmonisables ».

Les objets eux-mêmes sont variables, en raison de leur spécificité culturelle, historique ou géographique. Plus particulièrement, dans le cas du domaine vinoviticole, les conditions édaphologiques (c’est-à-dire les rapports entre le sol et le vivant) et climatiques ainsi que les règlements administratifs établissent des différences entre les pays viticoles et donnent lieu à la variabilité des objets.

Ces aspects, unis à la tradition vitivinicole de chaque pays, sont à l’origine d’une variabilité entre la France et l’Espagne. Si l’on considère que le domaine vitivinicole va se manifester différemment dans l’ensemble des pays producteurs de vin, cette variabilité relève donc des communautés de pratiques ou de travail.

La présente étude sur la terminologie de la vigne et du vin est un premier effort en vue de l’établissement futur d’une ontologie du domaine vitivinicole. Il s’agit, à partir des réseaux conceptuels établis dans chacune des deux langues, d’en expliciter les concepts principaux. Une fois expliquée l’organisation conceptuelle du DVV (section 2), nous analyserons la variabilité conceptuelle et la variabilité des objets (section 3) et, enfin, la variabilité liées aux communautés de travail (section 4). Il s’agit d’un domaine très riche sur le plan terminologique, relativement peu étudié, mais présentant un potentiel d’intérêt marqué dans une perspective traductologique.

2. Le domaine vitivinicole : organisation et maturité conceptuelle

Le domaine vitivinicole comprend les connaissances relatives à la vigne (viti-) et à son étude et à sa culture, ainsi qu’au vin (-vini-) – boisson connue dans l’antiquité comme le « nectar des dieux » – et à son élaboration, ainsi que leur étude. La structure conceptuelle du DVV est donc double : elle concerne la vigne, d’une part, et le vin, d’autre part. Les deux sous-domaines, viticole et vinicole, constituent en fait des sous-ensembles bien différenciés (annexes 1 et 2). Les principaux concepts les structurant sont présentés dans le tableau 1 et sont partagés entre les deux langues.

Tableau 1

Le domaine vitivinicole : termes français et espagnols dénotant les principaux concepts

Le domaine vitivinicole : termes français et espagnols dénotant les principaux concepts

º Ce symbole indique qu’il s’agit d’un concept en voie de consolidation dans le DVV.

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Les deux sous-domaines sont structurés, respectivement, par les concepts clés dénotés par vigne (vid) et vin (vino). Tous deux ont leurs disciplines (nommées respectivement ampélologie et oenologie), leurs espaces (vigne et cave), leurs agents (viticulteur et viniculteur) et leurs activités (viticulture et viniculture). Une autre manière de représenter la structuration des deux domaines respectifs est de regrouper les concepts par types et sous-types d’entités (figure1) : entités abstraites (théoriques et théorico-pratiques) d’un côté, entités concrètes de l’autre (agents, espaces, objets) de l’autre.

Figure 1

Entités abstraites et concrètes du DVV

Entités abstraites et concrètes du DVV

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La discipline qui s’occupe des connaissances relatives à la vigne est l’ampélologie. Cette dénomination provient du grec ampelos (vigne) et de –logie (étude), qui dérive de logos (parole). Il s’agit d’un mot peu documenté, beaucoup moins qu’oenologie (de oeno [vin] : connaissances relatives au vin), qui est très largement employé et qui, parfois, s’approprie aussi des aspects relatifs à la vigne et à sa culture. À peine employé de nos jours[3], ampélologie désigne pourtant un concept nécessaire (Ibáñez Rodríguez 2010b : 80). Cette dénomination est conservée dans des textes anciens et elle apparaît aussi dans le Lexique de la vigne et du vin (1963). De son côté, ampélographie, dont l’étymologie grecque est ampelos (vigne) et –graphia, qui dérive de graphein (écrire), est un terme très employé dans le domaine qui désigne la discipline s’occupant de la description des cépages.

La situation de certains concepts comme celui dénoté par ºoenographie et les propos de Sager, lorsqu’il expose que les « concepts must therefore be created and come to exist before terms can be formed to represent them » (Sager 1990 : 22), nous conduisent à envisager une gradation de la maturité des concepts. Selon ce principe appliqué aux concepts vitivinicoles, on peut établir quatre catégories.

La première est celle qui est constituée par les concepts pleinement développés ou consolidés, comme ceux qui sont désignés par oenologie (enología) ou ampélographie (ampelografía), car leur contenu est très stable et la dénomination est très documentée.

D’autres, en revanche, forment la deuxième catégorie des concepts consolidés, dont le contenu est stable (par exemple, « connaissances relatives à la vigne »), mais dont la dénomination (ampélologie [ampelología]) n’est cependant pas encore pleinement fixée, et les termes dérivés non plus, comme ampélologue (ampelologo) : nous avons vu plus haut que l’oenologie s’approprie parfois des aspects relatifs à la vigne. Ainsi, Fernando Martínez de Toda, catedrático de l’Université de la Rioja (Espagne), a revendiqué, lors de sa conférence présentée au Deuxième Congrès international sur la langue de la vigne et du vin (Soria, Espagne, 2008), le titre d’ampélologue, déclarant : « Ma carte de visite devrait indiquer ampélologue comme celle d’autres collègues dits oenologues, puisque je suis expert dans la connaissance de la vigne » (nous traduisons).

Une troisième catégorie comprend des concepts diffus, aux contours flous, que nous considérons comme étant en voie de consolidation, par exemple celui qui est dénoté par ºoenographieenografía) ou « description et classement des vins ». Cette catégorie est constituée par des concepts dont le contenu n’est pas stable et la dénomination, peu documentée. De fait, le terme ºoenographieenografía) est relativement peu employé par la communauté vitivinicole. Le terme français n’est pas recensé par le Trésor de la langue française informatisé (TLFi[4]). L’équivalent espagnol ºenografía ne se trouve ni dans le Dictionnario de la lengua española (REA 2001[5]), un dictionnaire général, ni dans le Diccionario del vino[6], un dictionnaire spécialisé. De plus, il est absent des manuels d’oenologie que nous avons consultés. Cependant, ºenografía est répertorié dans un site compilant des dictionnaires en ligne, WordReference.com[7]. La définition indiquée (« estudio y descripción de los diferentes tipos de vinos ») provient en fait, d’après l’indication mentionnée sur la page retournée par le site, d’un dictionnaire paru chez Espasa-Calpe et intitulé également Diccionario de la lengua española (2005).

Enfin, une quatrième catégorie pourrait être formée de concepts, qui ne sont pas encore pleinement constitués, mais qui le seront peut-être dans un futur prochain ; par exemple oenographe ou enógrafo, qui ne se trouve pas dans les manuels d’oenologie, commence à apparaître timidement dans Internet (à noter cependant que le terme se retrouve dans un document datant de 1935 republié en 2006)[8]. L’oenographe serait à la viniculture ce que le terminographe (terminógrafo) est à la terminologie, par exemple. Aujourd’hui, il n’existe pas de professionnel – l’oenographe – dédié à l’étude et à la description scientifique des vins. Peut-être que le développement de la profession d’oenographe est limité par celle de sommelier (sumiller), professionnel de la restauration qui s’occupe de la conservation et du service du vin, et qui en a une très bonne connaissance. Soulignons qu’il y a quelques années, sont apparus des concepts pleinement consolidés de nos jours, dénotés par les termes oenotourisme (enoturismo), vinothérapie (vinoterapia), oeno-architecture (enoarquitectura), etc. Depuis quelques années la néologie a été particulièrement active dans le DVV, ce que l’on peut attribuer à plusieurs causes : l’épanouissement du tourisme vinicole, l’apparition de nouvelles techniques telles que celle du nez électronique (nariz electrónica) (dégustation assistée par ordinateur), la réforme de l’Organisation commune du marché du vin (OCM-vin)[9] avec des termes comme droit de plantation (derecho de plantación) (droit légal de planter des vignes) ou, encore, la pression du marché avec de nouveaux concepts et de nouveaux termes, comme vin d’auteur (vino de autor) (vin dont la personnalité est due au style de son vinificateur), etc.

L’espace où se déroule l’activité nommée viticulture (viticultura) et exercée par le viticulteur (viticultor) est la vigne (viña), tandis que l’activité viniculture (vinicultura) du caviste (bodeguero) a lieu à la cave (bodega). De nos jours, le concept dénoté par cave n’est pas le même qu’il y a quelques années. Aujourd’hui, une cave n’est pas seulement le lieu où l’on fait du vin. C’est aussi un espace où l’on peut faire du tourisme[10], qui peut offrir des services d’hôtellerie, où l’on peut apprendre comment déguster un vin (on y donne des cours de dégustation) ou comment se faisait le vin dans l’antiquité, en visitant, par exemple, le musée de la cave[11]. Ce sont alors des centres d’enseignement de la culture du vin.

Pour terminer, le vin n’est plus uniquement une boisson à consommer quotidiennement pour accompagner les repas. Il a, à l’heure actuelle, une valeur hédonique qu’il n’avait pas autant autrefois, tout au moins dans certains contextes : on le commente, tout en le dégustant et en appréciant ses arômes et sa saveur. Cette valeur hédonique est un nouvel élément de l’entité dénotée par le terme vin qu’il faudra prendre en compte lors de l’analyse du concept.

3. Variabilité conceptuelle et variabilité des objets

Les concepts principaux du DVV indiqués dans le tableau 1 et la figure 1 présentent une remarquable identité entre le français et l’espagnol, sauf pour le cas du concept dénoté par vigne. De ce fait, la plupart des termes sont équivalents. Cependant, tandis que le DVVes distingue entre le concept objet dénoté par vid et le concept espace nommé viña, le DVVfr agglutine sous un même terme (vigne) les concepts d’objet et d’espace.

En français, le terme vigne désigne soit la plante, soit le terrain planté de vignes. La conceptualisation procède par métonymie. Dans le DVVes, on distingue la plante (vid) et le terrain planté de vignes (viña). Le Dictionnario de la lengua española donne pour viña : « (Del lat. vinĕa). 1. f. Terreno plantado de muchas vides » (REA 2001 : entrée viña). Cette situation a donné lieu à des traductions à notre avis erronées, comme celle de la dénomination de l’OIV (Organisation internationale de la vigne et du vin) : Organización internacional de la viña y del vino[12]. Ici il est question des objets dénotés respectivement par vin (vino) et par vigne [vid], et non de l’espace nommé viña. Bien que désignant une unité de terrain, ce concept ne doit pas être confondu avec celui d’« ensemble de vignes d’un territoire ou région » nommé vignoble (viñedo).

Le nombre de cépages (variedades de vid) dans le monde est très important. Pierre Galet, auteur du Dictionnaire encyclopédique des cépages, affirme : « Je n’ai pas la prétention d’avoir tout rassemblé, mais ce dictionnaire, avec plus de 9600 cépages recensés, représente près de 99 % de l’encépagement mondial » (Galet 2000 : vi[13]). C’est peut-être à ce propos que le DVVfr et le DVVes sont les plus éloignés. Les contextes vitivinicoles français et espagnols ont chacun leurs propres cépages :cabernet sauvignon, merlot, cabernet franc, pinot noir, chardonnay, etc. pour le premier, et garnacha, tempranillo, viura, malvasía, albilla, verdejo, etc. pour le second. Chaque région vitivinicole française ou espagnole a ses cépages propres[14]. L’ºampélographe[15], spécialisé dans l’étude de la vigne et du classement des cépages, sait qu’il s’agit de cépages différents (remarquons que ampelógrafo est défini dans le Diccionario de la lengua española de la Real Academia Española [2001] [« 1. m. y f. Persona que profesa la ampelografía o tiene en ella especiales conocimientos. »[16]], mais pas ampelografía). Par exemple, malgré la ressemblance notée par certains ºampélologues entre le cabernet sauvignon et le tempranillo, ces deux cépages sont différents. Distinguons, au passage, l’ampélologue et l’ampélographe : le premier est un théoricien qui se consacre à l’étude des vignes (c’est donc un scientifique), tandis que le second caractérise et classe les cépages (c’est un technicien).

Les cépages constituent donc des entités conceptuelles différentes qui ont leur dénomination propre dans chaque langue. Cette situation correspond à la variabilité des objets mentionnée par Lerat (2009a). Devant l’impossibilité de trouver une dénomination dans la langue d’arrivée, le traducteur est alors obligé de recourir à l’emprunt. Il n’y a qu’un seul cas, à notre connaissance, où l’équivalence est possible : grenache, en espagnol, garnacha.

Les sous-classes de vins nous apportent aussi des exemples de la variabilité des objets du DVVfr par rapport au DVVes. C’est le cas de clairet/clarete. Bien que les dictionnaires spécialisés (Diccionario del vino ; Romaní Olivé 2009[17]) fassent état d’une équivalence clairet/clarete, celle-ci n’est pas correcte en raison de la variabilité des objets. Nous nous trouvons devant deux concepts-objets différents, devant deux vins différents (Ibáñez Rodríguez 2010b : 18). Le clairet est un vin rouge clair, intermédiaire entre un vin rosé et un vin rouge, vinifié par saignée après une macération plus longue que pour les vins rosés (de 24 à 36 heures). C’est un vin qui a son appellation d’origine contrôlée Bordeaux clairet[18] et qui au Moyen Âge était déjà exporté vers la Grande-Bretagne actuelle, où il était très apprécié. Le clarete, issu de la Rioja (Espagne), est un vin clair, intermédiaire entre le rosé et le blanc, vinifié à partir des cépages garnacha et viura, avec une courte macération carbonique (24 heures). Ce sont donc deux sous-classes de vins différentes. L’équivalence de leurs dénominations respectives n’est donc pas possible, même si on la fait parfois à cause de leur similitude graphique (faux-ami). Le clairet est connu en Espagne sous le nom de tintillo ou ojo de gallo.

Un autre cas de variabilité conceptuelle est celui du concept dénoté par vendange (vendimia). Ici, nous entrons dans la sphère des activités (figure 2). Si, en français, le terme désigne à la fois l’action de récolter et l’objet de la récolte (le raisin), en espagnol, vendimia désigne uniquement l’action de récolter.

Figure 2

Activités du DVVfr

Activités du DVVfr

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Sous la dénomination élevage (crianza) se cache un concept activité-action, qui correspond au processus de vieillissement du vin. Toutefois, dans le DVVes, le terme crianza désigne aussi une des catégories du vin criado (crianza, reserva, gran reserva). Cette polysémie n’existe pas dans le DVVfr.

Le DVVfr distingue, comme le DVVes, le vin jeune (primeur) (vino joven [del año]) et le vin de garde (élevé) (vino de crianza [criado])/. Néanmoins, si dans le DVVes le classement des vins de garde (crianza, reserva et gran reserva) est généralisé pour tous les vins ayant le label denominaciones de origen (DO), dans le DVVfr, chaque région vitivinicole, et parfois, chaque appellation d’origine contrôlée (AOC), a son classement. Il s’agit, ici encore, de variations des objets pour lesquels les deux domaines marquent leurs différences. Ainsi, les vins de Bordeaux, du moins ceux du Médoc (60 AOC), conservent la première classification officielle de 1855 : premiers, deuxièmes, troisièmes, quatrièmes et cinquièmes crus. En Bourgogne (33 AOC) les grands crus sont devant les premiers crus, et l’on introduit le concept de climat (climats premiers crus). Les climats, ou « lieux-dits »[19], sont les nombreuses parcelles dans lesquelles sont divisées les appellations communales en fonction de leurs caractéristiques édaphologiques et climatiques.

La chaptalisation (ajout du sucre au moût au moment de la fermentation afin d’augmenter le degré alcoolique du vin) est une opération pratiquée en France, où elle est réglementée, mais interdite en Espagne d’après la loi 24/2003, du 10 juillet, de la Vigne et du Vin. Le vocabulaire espagnol du vin emploie le mot français adapté : chaptalización.

La dégustation est l’action de goûter avec attention pour discerner les caractères d’un vin, pour apprécier, vérifier, se délecter et éprouver du plaisir (Peynaud et Blouin 2006 : 1[20]). Toutefois, la composante « plaisir » de l’action de déguster ne se trouve pas dans le concept espagnol (cata), qui ne désigne que l’action de goûter un vin pour l’analyser. Selon la REA, catar signifie « probar, gustar algo para examinar su sabor o sazón » (REA 2001 : catar). L’action de boire un vin pour le plaisir de le goûter se dit degustación.

4. Variabilité des communautés de travail de différents pays

Que se passe-t-il dans les différents territoires vitivinicoles du monde ? Dans certains pays, la conceptualisation est très proche de celle de l’Espagne. C’est le cas de l’Italie, du Portugal, de la France, tous des pays méditerranéens ayant une longue tradition dans la culture de la vigne et l’élaboration du vin. Par ailleurs, certains pays d’Amérique latine, qui font partie du « Nouveau Monde », comme le Chili, l’Argentine ou l’Uruguay, ont connu au cours des dernières années un essor très important en ce qui a trait à la production viticole et ont aussi une tradition propre.

Bien que l’espagnol soit parlé de part et d’autre de l’océan, certains concepts sont étiquetés différemment. Le vendangeur (vendimiador en Espagne) se dit, en Argentine, cosechador ; le pressurage du vin (prensado del vino) se dit molienda ou prensaje ; le vieillissement (envejecimiento) se dit añejado ; le vin tannique (tánico) est qualifié de taninoso. Bien entendu, ce sont des aspects à considérer au moment de la traduction vers l’espagnol d’Amérique ou même entre modalités différentes de cette langue. Il faudrait parler dans ce cas de traduction intralinguistique. Que faire avec un manuel d’oenologie que l’on voudrait diffuser dans l’ensemble de la communauté hispanique ? À défaut de le rédiger dans un espagnol du vin neutre, c’est-à-dire international, il faut adopter des stratégies rendant compte des différences terminologiques et, éventuellement, des différences de concepts.

Dans d’autres territoires, il n’y a pas de conceptualisation propre, les concepts et la terminologie sont empruntés. C’est le cas des territoires anglophones où, exception faite de la Californie, l’industrie du vin joue un rôle très secondaire. Les textes rédigés en anglais sur le vin comportent bon nombre de mots d’origine française. De fait, le français est une langue dominante dans l’étiquetage conceptuel du domaine vitivinicole, car l’origine de la science oenologique est française. C’est ici une question de variabilité des communautés de travail, selon Pierre Lerat (2009b).

Guadalupe Aguado de Cea évoque l’importance, de nos jours, du caractère multilingue des ontologies (« multilingualidad en las ontologías ») :

Esta integración supone hacer frente a los problemas derivados de las diferencias culturales que se reflejan en las manifestaciones lingüísticas, ya que, a veces, las lenguas disponen de términos muy precisos para describir y modelar diferentes partes del mundo real, mientras que otras carecen de ellos y se han de servir de nombres genéricos o de explicaciones.

Aguado de Cea 2009 : 4

Il est nécessaire de tenir compte de la situation géographique des ontologies, de leur adaptation à la langue et à la culture d’une communauté. Ce n’est pas le cas du DVVfr par rapport au DVVes, sauf pour certains aspects déjà expliqués dans le présent travail. C’est le cas, par contre, des pays du troisième groupe. La Chine est un marché intéressant en ce moment, d’où l’intérêt de situer géographiquement le domaine vitivinicole dans ce pays asiatique, où la culture de la vigne commence d’ailleurs à être importante. Il faut expliquer aux Chinois les concepts dénotés par vin jeune, vin de garde, chambrer, élevage en barrique, élevage en bouteille, etc. et leur influence sur la qualité des vins. Il faut donc établir une pédagogie vitivinicole pour favoriser le commerce des vins avec la Chine.

5. Conclusion

Dans certains pays, la conceptualisation du DVV est très semblable. C’est le cas des pays méditerranéens et des pays du Nouveau Monde, avec leur tradition dans la culture de la vigne et l’élaboration du vin. Dans d’autres parties du monde, il n’y a pas de conceptualisation propre, elle est empruntée. Le domaine présente donc une variabilité dans son ensemble.

Puisque les pays méditerranéens partagent les concepts vitivinicoles fondamentaux, l’établissement des équivalences interlinguistiques ne pose pas trop de difficultés bien que, comme on l’a montré dans le présent article pour le français et l’espagnol, certaines variations existent. L’italien, le français et l’espagnol sont des langues d’une énorme richesse terminologique en ce qui concerne le domaine vitivinicole. Par contre, si dans la traduction intervient une langue asiatique (chinois, japonais, par exemple), la difficulté sera majeure et nous serons obligés de transférer des concepts dont les dénominations donneront lieu à des néologismes internes (création) ou externes (emprunts) dans la langue cible.

La comparaison du DVVes et du DVVfr met en évidence une similitude importante. Ils comprennent tous les deux les connaissances relatives à la vigne et sa culture, ainsi qu’à son étude, et les connaissances relatives au vin et à son élaboration, ainsi qu’à son étude. Il s’agit, dans les deux cas, d’une structure conceptuelle double : la vigne, d’une part, le vin, d’autre part, avec des concepts principaux semblables, qui sont à la base de réseaux analogues formant les sous-domaines viticole et vinicole. Ceux-ci sont constitués d’entités abstraites (théoriques et théoriques-pratiques) et concrètes (agents, espaces, objets). Cette structuration constitue le fondement de l’ontologie du domaine.

Cependant, une variabilité conceptuelle existe entre les deux domaines, bien qu’elle soit, au premier regard, peu perceptible. Les similitudes entre les deux domaines se manifestent surtout au niveau des entités abstraites théoriques (ampélologie/oenologie) et théoriques-pratiques (ampélographie/oenographie). En ce qui a trait aux entités concrètes, elles se situent par rapport aux agents (viticulteur/caviste) et aux espaces (vigne/cave). La variabilité conceptuelle se révèle, par contre, dans la sphère des entités concrètes objets, où le traducteur doit être plus attentif spécialement aux noms des cépages et des sous-classes de vins.

Les similitudes se manifestent aussi par rapport aux activités (viticulture, viniculture), sauf dans le cas de certaines actions (vendange, dégustation) et certaines opérations (chaptalisation). Elles sont plus évidentes dans le cas des processus naturels auxquels sont soumis la vigne (débourrement, floraison, nouaison) et le vin (fermentation, vieillissement). Par contre, dans les activités (actions et opérations) où la main de l’homme est plus présente, la variabilité apparaît plus fréquemment.

Par ailleurs, les sous-classes de vins, non seulement en France et en Espagne, mais dans les différentes régions de la France et de l’Espagne, sont variables : la difficulté de la traduction se manifeste pleinement ici.

Et finalement, nous avons montré que les concepts vitivinicoles différaient en fonction de leur degré de maturité, ce qui a permis de déterminer quatre catégories : les concepts pleinement consolidés ou développés avec une terminologie stable, les concepts consolidés mais dont les dénominations ne sont pas fixées, les concepts en voie de consolidation et finalement les concepts en construction.

Le traducteur devra savoir que la conceptualisation du domaine vitivinicole est différente selon les pays, les régions et les cultures locales, et il devra porter une attention particulière à la variabilité conceptuelle et à la variabilité des objets. En situation de traduction, la conceptualisation d’un domaine de connaissance se révèle donc plus importante que la langue elle-même. Dans ce sens, la traduction est plutôt le passage d’une structure conceptuelle à une autre que d’une langue à l’autre.

Maintenant que le réseau conceptuel est établi et que les concepts principaux sont analysés, il nous reste, pour poursuivre notre projet d’ontologie, à approfondir certaines branches de l’arborescence conceptuelle, comme celle de la dégustation, par exemple. Nous prévoyons également analyser les rapports entre les concepts et nous appuierons ce travail par la construction d’un corpus de textes vitivinicoles.