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Introduction

La classe des noms de marques déposées (désormais ND) est hétérogène et ne se superpose pas à l’une des catégories lexicales traditionnellement reconnues. Elle regroupe :

  • des patronymes : Michelin, Peugeot, Ajax, Maxwell

  • des toponymes : Mont-Blanc, Evian, Contrexéville

  • des lexèmes : Carrefour, Signal, Persil, Gauloises, Gitanes

  • des créations morphologiques : Sucrette, Bagagerie, Pochothèque, Caméscope, Danette, La foirfouille, Bridélices

  • ou orthographiques : Délisse, Axion, Taillefine, Minidou

  • des onomatopées : Crunch, Kit-Kat, Tweeks

  • des mots sans signification apparente en français : Omo, Bic, Dash, Nestlé

  • des séquences polylexicales, types locutions : La vache qui rit, Du pareil au même, SOS dépannage, Nouvelles frontières, Petits filous

  • des sigles et identifiants numériques : BMW, M&M’S, 2cv, XM, 307, K2R

Ces unités relèvent du nom propre (patronymes, toponymes), du nom commun (lexèmes), de la phraséologie (séquences polylexicales). Certaines sont polyvalentes (sigles), voire inclassables (créations ludiques, onomatopées, mots a priori asémantiques).

Sur le plan linguistique, la classe des ND s’inscrit en porte-à-faux relativement à la bipartition entre noms propres et noms communs, même si cette dernière fait l’objet de débats et de renégociations. Le but de cet article est de montrer que la sémiotique hybride des ND les fait participer aussi bien du régime du nom propre que de celui du nom commun ou du terme technique. Pour ce faire, nous envisagerons successivement les propriétés syntaxiques, référentielles, sémantiques et juridiques des ND.

1. Propriétés syntaxiques

Le ND obéit à un régime syntaxique qui l’apparente fortement au nom propre. Il peut à lui seul constituer un GN sans déterminant (nous soulignons) :

  • Sony lance un nouveau téléviseur.

  • Paul a quitté Auchan il y a une heure.

Pareillement, il peut former un Gprép, toujours sans déterminant :

  • Paul est allé à / chez Auchan faire les courses.

  • Pour Renault, les ventes doivent redémarrer.

  • Je travaille sous Linux.

  • Il est arrivé en Mercedes.

Lorsqu’il prend un déterminant, il acquiert une valeur proche de celle du nom propre dit métaphorique et désigne une occurrence, dans une construction elliptique :

  • J’ai acheté des Taillefine au Prisunic du coin (des yaourts Taillefine / au magasin Prisunic).

  • J’ai rangé mon Walkman (mon magnétophone Walkman).

  • Ma Twingo est en panne (ma voiture).

Avec déterminant, il peut également désigner une facette d’une même entité, sans pour autant remettre en cause l’unicité de la référence :

  • Il y a deux Microsoft, celui qui produit des logiciels grand public et celui qui règne sur le marché de l’informatique.

À cet effet on peut opposer :

  • J’ai offert deux Mont-Blanc à Marie, un à plume et un à bille (occurrences).

  • Il y a deux Mont-Blanc, l’un qui fabrique des stylos et l’autre des crèmes-desserts (occurrences).

  • Il y a deux EDF, le fournisseur d’électricité et l’acteur économique sur le plan international (facettes).

Certains ND présentent un déterminant lexicalisé : La Poste, La Redoute, Le Printemps

Si le comportement syntaxique des ND les rapproche massivement des noms propres, certaines particularités viennent néanmoins nuancer l’assimilation. La plus importante réside dans le fait que l’emploi avec déterminant (nom propre dit métaphorique) peut être extrêmement répandu, davantage même que l’emploi canonique sans déterminant :

  • Manger un Big Mac.

  • Boire un Coca.

  • Acheter un Klaxon / un Caméscope.

  • Faire son marché avec son Caddie.

  • La BNP a entrepris une fusion avec Paribas.

  • La Société Générale augmente ses actifs.

  • La FNAC est concurrencée sur le web par Amazon.

Ce dernier pouvant rester d’un usage tout à fait marginal (Coca, Klaxon, Caddie), voire hautement improbable (BigMac, Caméscope, BNP, Société Générale, FNAC[1]). Ajoutons à cela l’impossibilité de restituer dans certains cas un énoncé qui exprimerait le prédicat ellipsé :

  • *Ma voiture Twingo est en panne.

la présence de ce dernier étant dans bien des cas peu naturelle :

  • ? ?J’ai acheté des yaourts Taillefineau magasin Prisunic.

  • ? ?Il ne boit que du soda Coca-Cola.

Toutefois, et ceci opère un nouveau rapprochement avec les noms propres, le ND peut être remplacé par une description définie moyennant une perte d’information[2] :

  • Ma voiture est en panne.

  • J’ai acheté des yaourts maigres au supermarché du coin.

  • Il ne boit que du soda aux extraits de caféine.

De ce qui précède, on peut faire deux observations : (i) pour certains ND la présence de l’article n’entraîne pas de changement interprétatif (la FNAC, la Société Générale, la BNP vs Paribas, Amazon, SKF, Bull…). L’article se lexicalise dans l’usage discursif sans qu’une raison linguistique puisse être invoquée ; (ii) pour d’autres ND, la présence de l’article induit une modification interprétative (un Coca, un Klaxon, le Prisunic du coin…) : le ND voit son usage se spécialiser dans la désignation d’une occurrence de manière analogue à un nom commun (cf. plus bas).

Il n’en reste pas moins que ces comportements syntaxiques déviants sont l’indice d’une autre hétérogénéité plus complexe, sémantique et référentielle, qui constitue le coeur du problème.

2. Propriétés référentielles

Sur le plan référentiel, il convient de distinguer deux types de ND[3] : les noms de sociétés (Peugeot, Carrefour, Du pareil au même, (la) FNAC, Amazon…) et les noms de produits ou de services (Xantia, Opium, Nylon, Walkman, Gardenal, Chronopost…), les produits ayant en général fait l’objet d’un brevet. Parfois les deux sont confondus, le nom de société désignant un produit, quand :

  • le N de société et celui du produit sont identiques[4] : Coca-Cola, Mars, Perrier

  • le N de société est utilisé pour désigner le produit alors que celui-ci possède sa propre dénomination assurée par un lexème : un Klaxon (avertisseur), un Velux (fenêtre), un Ricard (pastis), un Walkman (baladeur), un(e) Bosch (lave-linge, lave-vaisselle, cuisinière, perceuse électrique[5]…), ou un ND : une Peugeot (une 206, 307…).

Le nom de société dispose en principe d’un référent unique, la société. Son fonctionnement référentiel le rapproche ainsi de celui du nom propre prototypique. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est dans cette catégorie que l’on recense le plus grand nombre de patronymes et de toponymes. Toutefois, ici encore, il convient de nuancer dans la mesure où, comme nous l’avons observé plus haut, le nom de société, qu’il soit patronyme ou toponyme, peut également servir à désigner un produit ou une occurrence. Discursivement, le nom de société peut prendre l’article. Plusieurs comportements référentiels s’observent :

  • le nom de société ne change pas de référent (cf. plus haut : la FNAC, la Société Générale, la BNP…) ;

  • le nom de société indique une occurrence sur un mode méronymique (ici un lieu) :

    • Il y a une BNP dans ma rue / il y a une agence Paribas dans ma rue.

    • Il y a un Prisunic au coin de la rue / un magasin Carrefour à 200 m.

    • Je fais mes courses au Franprix de la rue Servan.

    • Mon / Ce Prisunic est bien approvisionné en produits frais.

Dans ce cas, le déterminant est soit indéfini, soit défini. Sur le plan syntaxique, le nom de société ne prend pas l’article (sauf s’il est lexicalisé) dans son emploi non métaphorique ;

  • le nom de société indique une occurrence sur un mode hyponymique, de la même manière qu’un nom de produit (cf. plus bas) :

    • Tu n’aurais pas un Bic / je t’ai rendu ton Bic.

    • J’ai pris un Coca.

Dans ce cas, le déterminant peut également être indifféremment défini ou indéfini.

Le nom de produit ou de service ne renvoie pas à une entité unique. Il se comporte référentiellement comme un nom de type dont les occurrences sont disponibles sur le marché. Toutefois, il découpe sa référence de manière métalinguistique : le x visé appartient à une catégorie définie par le fait qu’elle porte la marque x. Ce fonctionnement le rapproche à la fois du nom propre (référence métalinguistique) et du nom commun (référent constitué en classe d’occurrences). D’où la propension du nom de produit ou de service à intégrer des GN avec déterminant :

  • J’ai acheté une Xantia, du Coca.

  • J’ai perdu mon Walkman.

Et ce, même lorsqu’il s’agit d’un nom de société employé comme nom de produit :

  • Paul a revendu sa Peugeot.

  • Je suis content de mon Sony (téléviseur, magnétoscope, lecteur DVD…).

Toutefois, d’une manière générale, le type circonscrit par le nom de produit ou de service[6] est caractérisé par des propriétés intrinsèques et extrinsèques spécifiques. Deux cas de figure s’observent :

  • les propriétés ne sont caractéristiques que du type circonscrit par le ND :

    Xantia :

    automobile Citroën qui possède une forme et un gabarit la rendant identifiable parmi d’autres automobiles, et se situant plutôt vers le haut de la gamme ;

    No 5 :

    parfum commercialisé par Chanel, défini par ses propriétés de fragrance et sa formule.

  • les propriétés circonscrivent un type définissable par des attributs critériaux et sur un mode lexical :

    Velux :

    type de fenêtre, qui se place sur un toit incliné et s’ouvre par un système de bascule ;

    Walkman :

    petit magnétophone compact, à peine plus volumineux qu’une cassette, équipé d’écouteurs ;

    Bic :

    stylo à bille en matière plastique, d’aspect rudimentaire, bon marché, jetable.

Lorsque l’identification d’une occurrence vise un type qui ne dispose pas de propriétés caractéristiques ou constituées d’attributs critériaux, la référence s’opère sur le plan hyponymique relativement au lexème correspondant. Dans :

  • Paul a acheté une Peugeot.

  • Je fais mes courses au Prisunic du coin.

Peugeot, etc. renvoie à une occurrence d’un sous-type (les automobiles Peugeot par rapport aux automobiles tout court) ayant pour seule propriété d’être produit par la marque Peugeot. Dans ce cas, le ND se comporte effectivement comme ND (il garde sa valeur de marque), tout en présentant des propriétés spécifiques des noms communs (identification d’une occurrence dans une classe de référence) et des noms propres (le référent ne peut être identifié sur la base d’attributs sortaux). Cette particularité positionne le ND à mi-chemin entre le nom commun et le nom propre.

Lorsque la référence mobilise des caractéristiques ou des attributs critériaux, l’interprétation de l’énoncé diffère :

  • Paul boit du Ricard / du Coca

  • Paul a perdu son Walkman

  • Tu veux un stylo-plume ? Non un Bic suffira

Ricard et Coca, pour ne prendre que ces deux N, fonctionnent quant à eux de manière quelque peu différente du fait que l’énoncé peut recevoir deux interprétations. Une première circonscrit le référent comme entité appartenant à une classe générique construite métalinguistiquement (le pastis de marque Ricard, le soda aux extraits de caféine de marque Coca-Cola) subsumée respectivement par le N Ricard ou Coca (Cola). Boire du Ricard ou du Coca, signifie alors absorber une boisson vendue sous la marque Ricard ou Coca (Cola). Dans ce cas le N fonctionne comme Peugeot ci-dessus. Une autre interprétation, sensiblement différente et massivement répandue, voit dans les N, non pas des ND à part entière mais des substituts de lexèmes. Boire du Ricard signifie alors boire du pastis, quelle qu’en soit la marque, et boire du Coca, boire du soda gazeux aux extraits de caféine. Dans ce dernier cas les ND désignent par métonymie la catégorie référentielle tout entière à laquelle appartient le référent et non pas un sous-type.

Ce dernier type de référenciation obéit à un schéma analogue à celui déjà exposé dans le cadre de l’analyse des prototypes, notamment chez Kleiber (1988, 1990) : une catégorie référentielle subordonnée (le pigeon) est considéré comme le meilleur représentant de la catégorie elle-même (les oiseaux). Dans le cas présent, à la différence de ce que l’on observe pour le prototype, la promotion de la classe subordonnée s’accompagne d’un effet dénominatif : le ND qui identifie en principe une catégorie subordonnée dénomme la catégorie référentielle en lieu et place du lexème attendu (ici pastis, soda). Ce phénomène est favorisé par deux conditions : (i) que la catégorie superordonnée à celle à laquelle renvoie le ND (le pastis par rapport au Ricard) puisse constituer un type (le pastis par opposition aux vins cuits, à la gentiane ; le soda gazeux aux extraits de caféine vs les sodas aromatisés aux extraits de fruits…) ; (ii) que le référent du ND dispose d’une saillance particulière, soit par effet de monopole de la marque, soit par prépondérance commerciale de celle-ci sur ses concurrents. Dans ce cas, Coca-Cola et Ricard renvoient à des entités constituées en catégories référentielles et présentant sur le marché une position qui leur assure une saillance ainsi qu’une visibilité au point de fournir les dénominations, quasiment lexicales, des catégories qui leur sont associées[7]. Cet emploi les apparente en tout point à des lexèmes.

3. Propriétés sémantiques

Sur le plan sémantique, le ND suit en principe un régime analogue à celui du nom propre dans la mesure où son interprétation n’est pas de nature conceptuelle[8]. Un ND n’isole pas un référent sur une base analytique mais soit une entité, soit une classe d’occurrences définies sur le plan métalinguistique (Botton et Cegarra 1995 : 185 sq).

Le ND n’est pas pour autant dépourvu de propriétés sémantiques. Elles tiennent à deux facteurs : (i) la charge sémantique du N et (ii) son logotype. Le ND a pour fonction, outre de dénommer, de « transmettre un message concernant l’objet, sa nature, ses qualités » (Mathély 1994 : 29). Il doit donc être riche sur le plan symbolique, fondant sa signification non pas sur la description de propriétés distinctives et sortales, mais sur la suggestion. On parle à cet effet de « promesse » (Botton et Cegarra 1995), cette dernière consistant à évoquer les fonctions ou fonctionnalités du référent sans les décrire (Botton et Cegarra 1995 : 87). Ce régime sémantique ne permet de classer le ND ni parmi les noms communs (lesquels n’ont pas pour fonction a priori de suggérer, même si cette dimension est une composante importante de leur interprétation) ni parmi les noms propres (lesquels sont en principe des désignateurs rigides). Deux cas de figure se présentent, selon que le ND est ou non une création morphologique et / ou orthographique, ou encore l’emprunt d’un lexème.

Lorsque le ND est une création ou un emprunt, il hérite des propriétés sémantiques de ses constituants ou bien du lexème dont il est issu : Absorba, Taillefine, Kangoo, Twingo, Jockey, Country, Bueno, Mon chéri, Minidou, B&A… La morphologie vient imposer un sens compositionnel où se lit en transparence la signification des éléments constitutifs du mot, quel que soit leur degré de complétude (éléments intègres comme dans Taillefine, transformés comme dans Minidou, fragments comme dans Kangoo) :

  • Absorba : « absorber » ;

  • Taillefine : « taille fine » ;

  • Kangoo : « kangourou » ;

  • Twingo : « twist » / « tango » ;

  • Jockey : « jockey » ;

  • Minidou : « mini doux » ;

  • Mon chéri : « mon chéri » ;

  • B&A : « bifidus actif » ;

  • Coca-Cola : « extrait de coca et de cola ».

Dans d’autres cas (emprunt à une langue étrangère), c’est la connaissance de la signification du mot dans sa langue d’origine qui permet l’interprétation du ND[9] :

  • Bueno : « bon » (espagnol) ;

  • Country : « campagne » (anglais).

Toutefois, à l’inverse de ce que l’on observe pour le lexique, la construction fréquemment ne s’opère pas selon les voies lexicalement attendues[10], mais plutôt de manière relativement libre. La forme du ND présente alors une proximité avec des phénomènes observables dans le cas des noms propres, pour lesquels l’orthographe n’existe pas de même que la contrainte morphologique. Le sens compositionnel ou hérité, lorsque le ND est issu de lexèmes simples, évoque en général :

  • des propriétés, descriptives ou appréciatives, inhérentes au produit : Absorba, Kangoo, Minidou, B&A, Bueno[11]

  • des attributs sociaux :

    • Taillefine : « minceur » ;

    • Jockey : « légèreté, dynamisme, sport » ;

    • Country : « vie à la campagne, nature, ressourcement » ;

    • Mon chéri : « relation amoureuse, sentiments, tradition » ;

    • Twingo : « danse, dynamisme, relation amoureuse, sensualité » ;

    • B&A : « bonne action, civisme, morale de vie ».

Ces traits viennent se surimposer à ceux construits par la communication publicitaire pour assurer le positionnement du produit (cf. plus bas).

Lorsque le ND n’est pas une création motivée (patronyme : Alain Afflelou, Larousse, Bosch… ; toponyme : Evian, Vichy… ; noms dépourvus de signification : OMO, IKEA…), c’est uniquement la communication publicitaire et le positionnement du produit ou du service dans l’imaginaire du consommateur qui constitueront la charge sémantique. Ainsi, on pourrait proposer à titre d’exemple :

Larousse :

édition / dictionnaires / grand public / sérieux / référence et autorité / séculaire

Robert :

édition / dictionnaires / public relativement cultivé / sérieux / savoir savant / récent ;

Bosch :

mécanique / fabrication allemande / solidité / fiabilité / cher ;

Evian :

eau minérale / nourrisson / alicament.

Les traits dégagés ici consignent davantage des effets de sens que des propriétés liées à une typicité du référent. Ils sont le fruit de l’histoire du produit et de la marque. Ce mode de signification s’apparente fortement à celui du nom propre tel qu’il a notamment été décrit par Kripke (1980). À une différence près néanmoins : le nom propre n’est pas contraint, sur quelque plan que ce soit, de signifier. S’il se charge d’une valeur, c’est uniquement par un accident de l’histoire. En revanche, le ND se doit de signifier, ne serait-ce que pour fidéliser la clientèle et l’élargir. Cette obligation sémantique est inscrite dans sa sémiotique, tout comme elle l’est dans celle du nom commun.

La nécessité de signifier est une exigence fermement rappelée dans les études de marketing et de publicité (Mathély 1994, Botton et Cegarra 1995). Elle ne concerne pas le patronyme ou le toponyme en tant que tels, mais en tant que marques. La signification est constitutive d’une notoriété étendue à l’ensemble des consommateurs réels ou potentiels. En ceci, elle présente une caractéristique analogue à celle résultant d’une lexicalisation : les prédicats associés à la marque, s’ils sont acquis par l’histoire[12] et ses aléas, vont faire l’objet d’une fixation de principe dans l’imaginaire des consommateurs, c’est-à-dire de l’ensemble d’une communauté. Toutefois, leur orientation et leur renégociation[13] sont contrôlées par les détenteurs de la marque. Ceci n’est pas envisageable pour les lexèmes dans la mesure où les variations sémantiques ne dépendent pas en général d’une politique concertée, ne sont pas prédéfinies et ne donnent lieu à une lexicalisation que dans le cadre de la polysémisation de l’unité (liée à un dégroupement de parcours référentiels et dénominatifs).

La sémantisation du ND confronte deux univers de croyance : celui de l’entreprise et celui du consommateur. La communication d’entreprise vise à modeler l’univers de croyance du consommateur sur celui de l’entreprise, comme entité porteuse de valeurs sociales. Ainsi, Mercedes met-elle l’accent, dans sa communication, sur la qualité et la sécurité, tandis que Renault privilégie l’innovation technologique et le caractère pionnier de la marque sur ce plan. Banania a abandonné l’exotisme par l’isotopie coloniale (notamment le slogan Y’a bon !) pour se recentrer sur les bienfaits nutritifs apportés à l’enfant. Les prédicats associés aux noms propres témoignent pour leur part de davantage de labilité[14]. Si pour certains N, ils restent stables : Mozart est associé à un musicien de génie, Pol Pot à un tyran, Ghandi au pacifisme, mère Teresa à la charité, etc., il n’en restent pas moins révisables, démultipliables et substituables pour d’autres[15]. Par ailleurs, nombre de noms propres sont totalement dénués de signification stable. Ils ne présentent au plus que des effets de sens liés à la perception que tel locuteur individuel peut avoir de telle personne.

Dans le cas du ND, la stabilisation des significations est tributaire du contexte concurrentiel des marques et de son évolution plus ou moins rapide[16]. Elle s’appuie, outre sur les prédicats construits par la communication publicitaire afin de différencier tel produit de ses concurrents, sur un faisceau minimal de traits récurrents, qui fournissent une matrice de primitives transversales entre marques. On peut isoler les paires suivantes (Botton et Cegarra 1995 : 142) :

  • utile / inutile ;

  • courant / peu répandu ;

  • cher / bon marché ;

  • traditionnel / moderne ;

  • efficace / inefficace ;

  • beau / laid ;

  • de bonne qualité / de mauvaise qualité ;

  • fragile / solide.

Une étude de fond sur ces matrices n’est pas envisageable dans le cadre de cet article. Nous nous limiterons à constater que ces traits se répartissent en deux ensembles : l’un dans lequel a priori un seul pôle ne peut être réalisé. Ainsi, sauf stratégie commerciale spécifique, et très risquée, les traits [laid], [inutile] et [de mauvaise qualité] ne peuvent être investis par une marque pour ses produits. En revanche, ils peuvent être appliqués par celle-ci à ses concurrents dans l’imaginaire du consommateur. Ainsi, Citroën, en communiquant « une technologie 100 % utile » à propos de la C5, laisse entendre que ses concurrents proposent une technologie comprenant une part d’inutilité. Un grand nombre de marques, notamment dans le domaine des lessives, communiquent sur l’efficacité de leurs produits, impliquant par là que ceux de leurs concurrents sont décevants. Parfois même, la valeur sémantique attachée au ND peut influer sur l’interprétation d’un lexème cooccurrent dans le même énoncé. Dans :

  • Les femmes qui comptent s’habillent chez Tati [bon marché] [populaire].

  • Les femmes qui comptent s’habillent chez Cerruti[17] [riche] [luxe].

le sens du verbe compter est étroitement tributaire de la charge attachée au ND, et se construit différentiellement dans l’un et l’autre énoncé.

Le reste des traits peut être instancié indifféremment par telle marque, même si a priori certains peuvent être connotés négativement. Le trait [cher] convient aux produits de luxe et participe à la constitution d’un haut degré. Il peut également fournir le principe unificateur d’une formule sémique du ND. Ainsi [cher] pour Mercedes se voit justifié par les composantes qualité / solidité / efficacité de sa charge sémantique. Le trait [peu répandu] est également valorisant car il peut impliquer la rareté, donc éventuellement l’appréciation d’un produit. Son opposé [courant] est lui aussi valorisant pour une marque en ce qu’il induit la disponibilité quelles que soient les circonstances : Coca-Cola en a fait un des piliers de sa communication ; Heineken, sponsor officiel des prochains Jeux olympiques, investit depuis peu cet axe. D’une manière plus globale, ces matrices circonscrivent les axes majeurs de la communication des entreprises.

Les matrices de traits, mais aussi les prédicats qui constituent la charge sémantique des ND, ne sont pas sans présenter des connexions avec les sèmes de l’analyse structurale : ils sont disjonctifs et peuvent avoir une valeur différentielle. Par ailleurs, les ND les instancient obligatoirement (il n’existe pas de ND asémantique) en adoptant des configurations qui ont valeur définitoire, à la manière des formules sémiques. Toutefois, là s’arrête l’assimilation avec le domaine du lexique dans la mesure où ces matrices sont, comme nous l’avons précisé, renégociables. Si elles se constituent en faisceaux de traits dont certains présentent une saillance sur d’autres ([innovation] pour Renault ; [plaisir] pour Peugeot ; [fantaisie] pour Perrier), rien n’assure la pérennité de ce rapport. Certains traits majeurs peuvent être relégués à l’arrière-plan selon les vicissitudes de la concurrence[18]. Cette labilité de la formule sémique, en instance de stabilisation toute provisoire, est davantage spécifique du nom propre en ce qu’elle est sensible à des contingences qui peuvent aboutir à des inversions imprévisibles ou à des contradictions[19]. Toutefois, là aussi la prudence s’impose dans la mesure où les prédicats associés aux noms propres (patronymes et toponymes) ne sont pas en principe le résultat d’une démarche systématique et concertée[20] visant à assurer un positionnement du référent ou à le faire évoluer.

Si la promesse est véhiculée par la charge sémantique du ND, elle est également assurée par son logotype. L’analyse de ce dernier n’est que trop rarement entreprise par les études sur le ND. Le logotype confère au ND une identité visuelle venant compléter la charge sémantique construite par la communication commerciale. Ici encore, il n’est pas possible d’entrer dans une étude sémiologique de fond. Nous nous limiterons donc à certains points majeurs. Globalement, le logotype permet la reconnaissance idéographique de la marque (et non pas de la référence), mais aussi sa fixation dans la mémoire. Il esquisse les contours d’une identité sémiotique. Son mode de fonctionnement présente une analogie avec la connotation telle que la définit Hjelmslev (1971 : 147 sq) : le plan de l’expression se dédouble lui-même en plan d’expression et plan de contenu, la substance de l’expression devenant elle-même signifiante. Les matrices de traits dégagées plus haut ne peuvent s’appliquer au logotype[21], à l’exception de moderne / traditionnel. C’est donc un faisceau de traits particuliers, souvent ad hoc car spécifiques à l’identité de tel produit, qui s’ajouteront à ceux de la formule sémique.

Ainsi, le logotype de la SNCF évoque des rails et rappelle la vocation de l’entreprise. Toutefois, la stylisation est moderne (pas de traverses ni de ballast, juste des lignes parallèles évoquant les rails) et marque l’engagement de l’entreprise dans les défis de l’avenir (le rail n’est pas le pis-aller du transport aérien). Pareille option est prise par le Crédit Agricole, dont le logotype présente une envolée ; le dynamisme conféré ainsi à la banque tranche avec les présupposés du monde agricole. Bien plus, il implique que c’est de ce monde que vient le dynamisme d’une banque (et non pas de quelque institution spéculative). Le terroir s’en trouve valorisé, notamment sa fertilité, qui essaime en dehors du domaine purement agricole. Coca-Cola, avec son lettrage stylisé, s’oppose à Pepsi, à la calligraphie futuriste. L’un incarne une forme de tradition, de respect, de la norme, tandis que le second se tourne vers un avenir positif et purement américain (cf. les couleurs).

La valeur sémantique véhiculée par le logotype a pour caractéristique d’éloigner le ND aussi bien du nom propre que du nom commun, pour lesquels la substance du signifiant ne peut a priori être investie d’une valeur sémantique[22].

4. Propriétés juridiques

En tant que marque, le ND doit faire l’objet d’un dépôt auprès de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle), organisme officiel qui le validera s’il est conforme aux dispositions réglementaires et sera garant de sa protection juridique. Sur le plan sémiotique, l’article L.711-1 du Code de la propriété intellectuelle[23] définit la marque comme « un signe […] servant à distinguer les produits ou services d’une personne ». Le ND est juridiquement doté de propriétés : structurelles (signe), fonctionnelles (servant à distinguer) et référentielles (produits ou services d’une personne). Une telle description ne permet pas de classer le ND parmi les noms propres dans la mesure où ses caractéristiques référentielles y restent relativement étrangères. Toutefois, il ne permet pas pour autant, malgré les apparences, de le considérer comme un signe de type lexème[24]. La raison en tient à la compréhension de sa fonction par la loi. L’article 711-2 du Code de la propriété intellectuelle stipule que ne sont pas susceptibles de constituer des ND :

  • (i) « les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service[25] » ;

  • (ii) les signes descriptifs, à savoir « les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l’époque de la production du bien ou de la prestation de service ». Pour le Code, ces caractéristiques sont dépourvues de valeur distinctive dans la mesure où elles opèrent une discrimination relevant du conceptuel (opposition entre types) et non pas de l’ordre du métalinguistique (opposition entre entités sur la base de leur dénomination).

Deux remarques majeures peuvent être faites. Le rejet de la distinction conceptuelle en (ii) marque un rapprochement du ND avec le nom propre, comme dénomination métalinguistique (Kleiber 1984). Du point de vue juridique, le Coca-cola est un soda qui s’appelle Coca-Cola et rien d’autre, un Frigidaire un réfrigérateur qui s’appelle Frigidaire, etc. L’attribution de nom ne s’opère pas sur la base d’attributs critériaux mais en fonction d’une logique dénominative brute dont le principe n’est pas à chercher du côté des conventions sociales : le nom n’a pas pour objet – juridiquement – d’encoder des propriétés ou de résumer un prédicat définitoire (Kleiber 1984) mais de distinguer des entités par le simple fait qu’elles portent des noms différents.

C’est dire également qu’un lexème, dans son emploi proprement lexical, ne peut fournir un ND. D’où, comme on l’a vu plus haut, le recours parfois à des créations morphologiques et orthographiques qui, tout en interdisant l’inscription du ND dans le registre lexical, le rendent néanmoins transparent à des significations qui, elles, sont du registre lexical (Minidou, Taillefine, Délisse, Fruidor…) et véhiculent des informations constitutives de la charge sémantique du ND. Pareil phénomène s’observe avec des lexèmes empruntés de manière intègre (carrefour, signal…). Pour résumer, si persil, carrefour, signal, mais aussi délice, action, taille fine fournissent des ND, ce n’est que sous la condition de ne plus référer via leur concept. Dans ce cas, n’importe quel lexème peut se voir employé comme ND, pour peu que le référent auquel il est appliqué ne soit plus prévisible depuis sa structure lexicale : Carrefour (hypermarchés), Signal (dentifrice), Taillefine (laitages), Gauloises (cigarettes), Kangoo (automobile), etc. et que sa signification linguistique soit en accord avec le message que la marque doit véhiculer.

Le nom commun est l’asymptote du ND : ce dont il peut s’approcher, mais qu’il ne doit jamais atteindre. Lorsque qu’un ND tend à fonctionner comme lexème, on parle de dégénérescence. Deux stades sont distingués : (i) la banalisation : le ND fonctionne comme nom commun en lieu et place d’un lexème existant : un frigidaire (pour réfrigérateur), du scotch (pour ruban adhésif), dusopalin (pour essuie-tout) ; (ii) la lexicalisation : le ND fonctionne comme nom commun en l’absence (et surtout du fait de l’absence) d’un lexème pour catégoriser le référent : du nylon, une rustine, du formica, un caméscope, un abribus. Qu’il s’agisse de banalisation ou de lexicalisation, le ND tend à perdre, sur le plan orthographique, la majuscule que l’usage lui attribue ordinairement.

Sur le plan discursif, la loi reste stricte quant à l’usage de la marque. Celle-ci reste la propriété du déposant qui seul a le droit d’en disposer. Il peut en concéder l’usage moyennant redevance et intenter une action en justice contre toute société qui utiliserait son ND sans accord préalable : tel a été le cas de Walkman, que Sony a défendu devant les tribunaux contre un usage inconsidéré de la part de ses concurrents et distributeurs. La notion de propriété, appliquée à un nom, ne convient pas au lexème. En revanche, elle s’applique aussi bien au ND qu’au nom propre. ND et nom propre disposent d’un régime juridique au sens restreint[26]. Tous deux sont la propriété, pour l’un d’une société, pour l’autre d’un individu. Tout comme l’usage du ND est spécifié par un ensemble d’articles de loi, celui du nom propre – du moins pour les patronymes[27] – est régi par l’inscription à l’état civil. Un nom propre, dans sa fonction de caution (signature, identification indexicale : Paul Dupond, c’est moi), ne peut être utilisé que par son possesseur[28]. Toute usurpation est passible de poursuites judiciaires. Un individu peut demander à changer de nom. Toutefois, la chose ne sera effective qu’après une procédure administrative, qui lui enjoindra d’abandonner son ancien nom. Pareillement, une société peut changer de dénomination : La Lyonnaise des eaux s’est appelée Vivendi voici quelques années, BASF est devenue EMTEC, etc. Elle peut également changer la dénomination d’un de ses produits : la barre chocolatée Raider s’est appelée Tweex, tandis que Treets (friandise chocolatée « qui fond dans la bouche pas dans la main ») est devenue M&M’S (avec le même slogan publicitaire). Là encore, une procédure juridique est nécessaire.

Du fait de cette conjonction entre les régimes juridiques du nom propre et du ND, comment expliquer des emplois comme :

  • J’ai acheté un Walkman Toshiba.

  • Peux-tu me prêter un Bic ?

  • Il ne boit que du Coca.

  • C’est du Lycra, pas du Nylon.

qui, sauf pour le premier[29], peuvent recevoir deux interprétations, une où le ND est employé avec sa valeur propre : le stylo est de marque Bic, la boisson de marque Coca-Cola, le tissu est en matériau de marque Lycra et non pas de marque Nylon. Une autre interprétation envisage les ND comme simples substituts de lexèmes : Walkman renvoie à n’importe quel petit magnétophone portable, Coca à n’importe quel soda gazeux brun aux extraits de caféine, Lycra et Nylon à une fibre au même titre que laine ou coton. Seuls les énoncés présentant la première interprétation sont juridiquement admissibles. Les seconds sont en contravention avec la législation et ne sont par principe réservés qu’à l’usage courant et préférentiellement oral[30]. Ces spécificités discursives traduisent et consignent en même temps le double statut sémiotique de certains ND : tendanciellement noms propres au regard de leur usage technique, tendanciellement noms communs dans l’usage courant.

Existerait-il donc deux noms Walkman, Coca, Nylon, Lycra, etc., un ND et un lexème ? Juridiquement, cela est impossible si le lexème présente une extension qui englobe celle du ND (ex. : Bic désignant tout stylo à bille quelle que soit la marque). Juridiquement toujours, seul le ND existe tant que son statut ne l’a pas fait tomber, par dégénérescence ou abandon de la protection par le déposant, dans le domaine commun (auquel cas, il n’existe plus comme ND !). La seule explication possible réside dans l’existence d’un statut hybride pour certains ND – à la fois ND et lexème – qui traduit sur le plan sémiotique le clivage existant entre interlocution spécialisée et juridiquement encadrée, et interlocution courante. Ce phénomène est favorisé soit par l’absence de lexème pour référer au type que subsume le ND (Nylon, Lycra…), soit par la prégnance d’une marque sur le marché (Coca-Cola, Walkman…) susceptible d’éclipser un lexème déjà institué (cola, baladeur…)[31].

Ce double mode de fonctionnement sémiotique écartèle le ND entre deux statuts : un de nom propre et un de lexème. Le signe de cette mutation est constitué par le mode d’enregistrement de certains ND à la nomenclature des principaux dictionnaires généraux (notamment Le Petit Robert et LePetit Larousse[32]).

Petit Larousse (PL)

Abribus

n.m. (n. déposé)[33]. Édicule destiné à servir d’abri aux voyageurs à un point d’arrêt d’autobus, comportant généralement des panneaux publicitaires et, souvent, un téléphone public.

Cocotte-minute

n.f. (nom déposé). Autocuiseur de la marque de ce nom.

Walkman

n.m. (nom déposé). Poste radiocassette portatif avec casque d’écoute léger. Recomm. off. : baladeur.

Petit Robert Electronique (PRE)

Mobylette

n.f. marque déposée. Cyclomoteur de la marque de ce nom. => fam. 1 meule. Abrév. fam. Mob.

Polaroïd

n.m. nom déposé. Appareil photographique de la marque de ce nom utilisant le procédé et permettant d’obtenir très vite une épreuve positive, dans l’appareil même.

Abribus

n. m. n. déposé. Arrêt d’autobus équipé d’un abri pour les voyageurs et pouvant comporter une cabine téléphonique.

Cocotte-minute et Mobylette sont traités respectivement par le PL et le PRE comme des ND à part entière du fait qu’une définition métalinguistique leur est appliquée, conformément aux prescriptions juridiques qui régissent leur sémiotique. En revanche, Polaroïd bénéficie d’un traitement hybride, moitié métalinguistique et moitié lexical. Ce terme est considéré comme partiellement lexicalisé. Abribus et Walkman sont quant à eux traités de manière analogue à des lexèmes, en contravention avec leur statut légal. Les dictionnaires projettent sur ce matériau un regard non pas juridique mais prioritairement lexical, n’optant pour la définition métalinguistique que lorsqu’ils estiment l’unité non lexicalisée[34] ou partiellement lexicalisée. Les informations fonctionnelles contenues dans les articles viennent renforcer cette perspective : (i) ces N sont grammaticalement considérés comme lexèmes du fait qu’ils sont décrits par les mêmes indicateurs grammaticaux que les noms communs (n.m. / n.f.) ; (ii) la mention nom déposé ou marque déposée apparaît en lieu et place de l’étymologie, et n’est assortie d’aucune indication spécifique ; (iii) présence de marqueurs de relations lexicales (synonymie pour Mobylette), morphologiques (abréviation pour Mobylette), ou pragmatiques (recommandation officielle pour Walkman), incompatibles par principe avec le statut juridique des ND.

Les dictionnaires se comportent comme des chambres d’amplification qui tirent vers le lexique la représentation d’unités dont l’inscription devrait a priori relever du nom propre. Toutefois, dans la majorité des cas, ils ne font qu’entériner un fait observable dans l’usage. Ils prennent néanmoins soin, par l’indication que ces N sont déposés, de ne pas les assimiler totalement aux noms communs. À cet égard, il est permis de se demander dans quelle mesure cette information vient réellement éclairer la description. Sa fonction s’inscrit-elle dans la démarche didactique du dictionnaire ou bien n’est-ce pas une clause visant à protéger l’éditeur d’un recours en cas d’emploi intempestif de tel N[35].

Les dictionnaires proposent une description tronquée sur un point essentiel : ils ne renseignent pas sur le domaine d’appartenance du ND. Juridiquement, tout ND doit être rattaché à un domaine spécifique par le déposant. Une typologie des domaines est établie par l’INPI (Classification internationale des produits et des services) qui comprend quarante-deux classes organisées en arborescence. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, la classe 37 est constituée comme suit[36] :

37

Constructions et réparations ; services d’installation

Travaux publics. Travaux ruraux. Forage de puits. Location d’outils et de matériel de construction de bouteurs, d’extracteurs d’arbres.

Entretien ou nettoyage de bâtiments, de locaux, du sol (ravalement de façades, désinfection, dératisation).

Entretien ou nettoyage d’objets divers (blanchisserie).

Réparation de vêtements. Rechappage ou vulcanisation de pneus. Cordonnerie.

Le numéro indique le positionnement de la classe. Il est suivi à droite d’un titre générique qui identifie la classe. Viennent ensuite par alinéa les dénominations particulières des sous-classes. Le domaine de rattachement spécifie la portée de la protection dont bénéficie la marque (une marque n’est pas protégée en dehors de son domaine). Sur le plan sémiotique, ce rattachement n’est pas sans évoquer le terme technique. Lui aussi est nécessairement rattaché à un domaine. Toutefois, la fonction de ce dernier n’est pas de délimiter l’étendue d’une protection mais de fournir un indice notionnel de classement. Cette homologie fonctionnelle, imposée par la réglementation, achève d’éloigner le ND du nom propre, pour lequel aucun rattachement domanial n’est imposé, mais aussi du nom commun. Toutefois, l’identification avec le terme reste partielle du fait de la vacuité de principe du ND sur le plan notionnel.

Conclusion

Le nom de marque déposée est une unité tout à fait atypique dans le paysage lexical. Il ne possède pleinement les propriétés ni du nom propre, ni du nom commun, ni du terme technique. Autre particularité, chaque facette de sa sémiotique marquant son appartenance à telle ou telle de ces trois catégories n’est pas suffisamment stabilisée pour ne pas être remise en cause.

Si l’on inverse la perspective, la pensée et la conceptualisation du signe (qu’il soit nom propre, nom commun ou terme), développées traditionnellement par la linguistique, sont insuffisantes pour appréhender la réalité sémiotique du ND. Le fait est en partie dû au régime hétérogène de cette unité, et notamment à la divergence entre son usage réel et ses prérequis juridiques. Toutefois, ceci marque une des limites de l’appréhension théorique des faits lexicaux : le lexicologue et le sémanticien attendent d’eux qu’ils soient univoques et le restent. La conceptualisation qu’ils adoptent usuellement permet d’absorber les phénomènes déviants tant que ceux-ci ne remettent pas en cause crucialement la catégorisation des unités sur laquelle se fondent les appareils conceptuels convoqués pour l’analyse. À cet égard, le ND constitue une pierre d’achoppement décisive.