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Le recueil d’articles Transfiction : Research into the realities of translation fiction, dirigé par Klaus Kaindl et Karlheinz Spitzl de l’Université de Vienne, a été publié à la suite de la 1st International Conference on Fictional Translators and Interpreters in Literature and Film tenue du 14 au 17 septembre 2011 dans la même université. En lieu de dédicace, le livre commence par la célèbre mention « all characters appearing in this work are fictitious. [A]ny resemblance to real persons, living or dead, is purely coincidental ». Comme le mentionne Kaindl dans son introduction, la traduction est devenue une métaphore pour décrire les phénomènes sociaux liés à la mondialisation. Bien que la traduction et l’interprétation soient présentes dans une longue tradition d’oeuvres littéraires qui remonte loin dans l’histoire, elles sont devenues des thèmes récurrents dans l’imaginaire littéraire et cinématographique à cause de la place importante qu’elles occupent dans notre société moderne. C’est ainsi que Transfiction nous présente des phénomènes de traduction dans les oeuvres de fiction, leur rôle dans la trame narrative et leur lien avec la société.

Le recueil se divise en quatre parties, ou plutôt quatre épisodes. L’épisode 1 porte sur les approches théoriques qui ont influencé les oeuvres de fiction sur la traduction ou leur étude d’un point de vue traductologique. Dans son article, Rosemary Arrojo insiste sur l’importance de la fiction comme outil théorique, notamment en établissant une comparaison entre la philosophie de Nietzche et le « Funes » de Jorge Luis Borges (p. 40). Même si parfois la fiction peut s’avérer plus enrichissante ou attirante que la théorie, on ne doit pas ignorer l’aspect philosophique présent dans la fiction. Salam Al-Mahadin, pour sa part, nous parle de langue, d’essence et de silence chez les traducteurs fictifs de la série télévisée The Promise de Peter Kosminsky, en s’appuyant sur des traditions linguistiques et philosophiques. La philosophie de Walter Benjamin sur la traduction a certainement inspiré des auteurs, comme le démontrent Fotini Apostolou et Kaindl dans leurs articles. Dans son analyse de la nouvelle de Todd Hasak-Lowy, The Task of This Translator, allusion au texte de Benjamin, Apostolou fait ressortir que Hasak-Lowy tente de « “traduire” le passé de l’essai de Benjamin dans une réalité contemporaine » (p. 85 ; notre traduction[1]), créant une rupture entre passé et présent, langue source et langue cible, et entre texte original et traduction. Kaindl, lui, s’intéresse à l’étrangeté dans la nouvelle St. George and the Translator de Yoko Tawada, dans laquelle l’auteure transforme la philosophie de Benjamin pour développer sa propre philosophie, plus radicale, du langage et de la traduction à partir de la métaphore du dragon. Karlheinz Spitzl nous raconte ensuite l’Étrange destin de Wangrin, dont l’analyse permet d’approfondir les pratiques peu connues des interprètes dans le contexte colonial de l’Afrique de l’Ouest, et fait ressortir la position de pouvoir de l’interprète qui, de nos jours, se perd peu à peu dans le cyberespace.

L’épisode 2 porte sur l’espace socioculturel et sur la contextualisation des oeuvres de fiction relativement à la traduction. Ancrés dans des contextes esthétiques, sociaux, politiques, culturels et idéologiques, ces ouvrages sont un reflet de la société. L’étude de la traduction et de l’interprétation dans la littérature et à l’écran permet d’approfondir certaines relations entre traduction, culture et société (p. 19). L’article de Giovanni Nadiani porte sur l’image des traducteurs littéraires italiens à travers les oeuvres de Luciano Bianciardi. Dotés d’une « aura » presque mythologique et à la merci d’une économie capitaliste, les traducteurs littéraires, intellectuels illusoires, rebelles et précaires, doivent lutter pour encourager leur visibilité. Dans leurs articles, Natalia Olshanskaya et Brian James Baer examinent le rôle des traducteurs en Russie, notamment dans le roman Daniel Stein, Interpreter de Liudmila Ulitskaya. En situant l’oeuvre dans son contexte, Baer explique que cette dernière, considérée par plusieurs comme un classique postmoderne, est mal interprétée et devrait plutôt être considérée comme postsoviétique. Patricia Godbout, quant à elle, présente un inventaire des traducteurs fictifs dans la littérature québécoise depuis 1960, présents dans des oeuvres comme Le désert mauve, La maison vide, Héroïne et Les grandes marées. L’épisode prend fin avec l’article de Sigrid Kupsch-Losereit sur les conditions sociopolitiques et culturelles et les caractéristiques narratives des pseudotraductions de la France du xviiie siècle. Usant largement de la recontextualisation des oeuvres étudiées, les auteurs de cet épisode jettent une lumière neuve sur l’image et le rôle véritables des traducteurs fictifs.

L’épisode 3 porte sur les traducteurs fictifs comme agents ou acteurs. Dans son article, Ingrid Kurz compare la fidélité (ou l’infidélité) d’interprètes fictifs à certaines situations d’interprétation réelles. Ses exemples sont variés, tirés d’oeuvres connues, comme The Greek Interpreter de Sir Arthur Conan Doyle, The Interpreter de Suki Kim, Astérix et les Goths de Goscinny et Uderzo, La vita è bella de Roberto Benigni et Lost in Translation de Sofia Coppola. Marija Todorova et Alice Leal s’intéressent toutes deux aux interprètes fictifs en situation de conflit. Todorova explore les mémoires semi-autobiographiques d’une interprète pendant la guerre au Kosovo, The Girl from Bondsteel de Tanja Jancović, tandis que Leal étudie la subjectivité des interprètes dans la Commission de vérité et de réconciliation en Afrique du Sud en analysant la pièce The Truth in Translation de Michael Lessac ; il y contredit l’hégémonie de l’objectivité, particulièrement dans les études sur les interprètes. Sabine Strümper-Krobb aborde ensuite les figures de traducteurs de l’Holocauste dans Everything is Illuminated de Jonathan Safran Foer et Fugitive Pieces d’Anne Michaels. À travers son analyse des deux romans, elle réfléchit sur la relation entre narration et histoire, en mettant l’accent sur la vision postmoderne selon laquelle l’histoire n’est accessible que par le langage et qu’elle est donc, littéralement et métaphoriquement, traduction ou interprétation. Sur le plan linguistique, Renate Resch étudie la résistance discursive dans le roman Komm über den See d’Elisabeth Reichart. Dörte Andres se penche sur Prolongations d’Alain Fleischer, où la représentation de l’interprète n’est pas censée être un reflet de la réalité. Fleischer utilise « la figure de l’interprète pour faire ressortir la vacuité du discours des représentants internationaux, faisant également ressortir la nature vide d’un concept politique – celui de l’Europe unifiée » (p. 281). Ces analyses de traducteurs et d’interprètes comme agents dans les oeuvres de fiction permettent d’apprécier le rôle de ces derniers dans des situations souvent ignorées des chercheurs, et encouragent d’autres traducteurs et interprètes à raconter leur histoire.

L’épisode 4 porte sur les fonctions et les effets de la traduction dans les oeuvres de fiction. Dans son article, Michelle Woods nous parle de Willa Muir, traductrice de Franz Kafka vers l’anglais, et de l’incidence de sa relation de cotraductrice avec son mari, Edwin Muir, sur la traduction. Waltraud Kolb nous propose du roman Everything is Illuminated un regard axé sur la traduction comme stratégie humoristique. Dans un autre registre, l’article de Daniela Beuren porte sur la confusion des traductrices par rapport au genre dans deux oeuvres féministes ou queer, Gaudi Afternoon de Barbara Wilson et Unless de Carol Shield, où les personnages se questionnent sur leur identité et finissent par délaisser la traduction. Alice Casarini traite ensuite du rôle de la traduction et de l’interprétation du point de vue du genre dans l’imaginaire narratif de la série de romans Harry Potter de J. K. Rowling, où « la langue est la forme ultime de magie » (p. 341). L’épisode se termine par l’article de Monika Wozniak sur la traduction dans les romans et les films de science-fiction, comme Star Trek, Avatar ou Star Wars. L’étude de ce genre particulier se rapprochant davantage de la fiction que de la science, où la plausibilité se confronte à l’imaginaire, nous en apprend davantage, selon Wozniak, sur notre présent que sur notre avenir.

Comme le mentionne Michael Cronin dans Translation Goes to the Movies, la traduction dans les oeuvres de fiction constitue « une riche ressource intellectuelle » (Cronin 2009 : xi). De même, l’ouvrage Transfiction offre une richesse, principalement sur le plan de l’intertextualité. Il pousse le lecteur à constamment se référer aux oeuvres mentionnées, ce qui rend la lecture d’une couverture à l’autre quelque peu difficile. Toutefois, en prenant le temps d’explorer l’ouvrage dans sa dimension intertextuelle, le lecteur est appelé à entreprendre un long voyage sur les traces de la traduction dans la littérature et à l’écran, à travers les contextes et les époques.

Prendre la fiction pour objet de recherche ne permet pas une approche méthodologique unifiante. Par exemple, sur le plan extratextuel, on peut étudier l’auteur, le genre, l’ère ou la culture, seuls ou combinés. Sur le plan intratextuel, on peut structurer la recherche par thèmes ou par fonctions narratives. Le « virage fictionnel » en traduction permet par contre de faire émerger de nouvelles idées en apportant une certaine forme de réflexivité bien réelle, qui dépasse la fiction, et également de revoir certaines perspectives, comme celle de Walter Benjamin, en leur donnant une « vie après la mort ». L’article de Nitsa Ben-Ari dans l’épisode 1 nous met cependant en garde contre les retours en arrière que peut provoquer ce virage fictionnel, comme elle le démontre par son exemple des romans Le traducteur et Le Traducteur amoureux de Jacques Gélat, qui nous ramènent aux métaphores des belles infidèles. Pour Ben-Ari, le virage fictionnel est une impasse :

Should we not draw the conclusion that the « death of Author » or « Translator equals Author » theories did not change the translator’s status or self-appreciation ? […] We are bound to conclude, aren’t we, that the fictional interest in the translator did not enhance his self-confidence. That making the translator visible, less transparent, giving him a voice of his own, bringing him to the center stage or whatever metaphor we use, did not diminish his innate « weakness », in his own eye, as in the public eye. That the interest in the translator has reached a dead-end, at least in Translation Studies. Is the next Turn at hand ?

p. 122

Le retour, notamment, sur la fidélité et l’objectivité ne cessera de guetter la traductologie à tous les tournants. Quant au soi-disant « virage fictionnel », il ne semble pas perdre de l’engouement, car deux colloques ont donné suite au premier : Beyond Transfiction : Translators and (Their) Authors, les 7 et 8 mai 2013 à l’Université de Tel-Aviv et Transfiction 3 : The Fictions of Translation, du 27 au 29 mai 2015 à l’Université Concordia. Et pour cause, l’étude de la traduction dans la fiction nous permet de jeter de nouveaux regards, critiques ou heuristiques, sur la traduction et la traductologie, et il nous reste, semblerait-il, encore du chemin à parcourir dans cette direction.