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La parution en 1980 du premier livre de Jean Delisle, L’analyse du discours comme méthode de traduction[1] et Livre du maître, marque un moment charnière pour l’enseignement de la traduction. Car, l’ouvrage, ancré dans la théorie interprétative de l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ÉSIT), représente un point de départ vers le développement de méthodologies autres que la méthode dite de la performance magistrale (Ladmiral 1979 : 73). Delisle, tout en reconnaissant les apports de la Stylistique comparée du français et de l’anglais : méthode de traduction de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet (1958), lance des critiques contre l’approche comparative en insistant sur le fait que « traduire n’est pas comparer » (Delisle 1980 : 94). En même temps, Delisle se démarque dans cet ouvrage comme le premier traductologue à proposer une approche de l’enseignement fondée sur une théorie reconnue de l’apprentissage : le behaviorisme. L’idée d’objectif d’apprentissage proposée par Delisle compte parmi les principales applications du behaviorisme dans les salles de classe. Les trois éditions de La traduction raisonnée : manuel d’initiation à la traduction professionnelle de l’anglais vers le français de Delisle (1993, 2003 et 2013) reprennent la partie appliquée de son approche et délaissent la partie théorique telle qu’elle est proposée par l’auteur dans son ouvrage de 1980.

Il est donc à la fois curieux et intéressant de constater le changement de perspective lorsque Delisle affirme dans les trois éditions de La traduction raisonnée (1993 : 14 ; 2003 : 16 ; 2013 : 18) qu’« en pédagogie, les démarches comparative et interprétative sont complémentaires », même si l’auteur estime que son livre est conçu « comme une réflexion sur la démarche cognitive du traducteur » (Delisle 1993 : 13). L’ouvrage est donc axé sur la Théorie interprétative de la traduction (TIT) de Seleskovitch et Lederer de l’ÉSIT et la Stylistique comparée des deux comparatistes Vinay et Darbelnet (SCFA). Delisle (2013 : 17) déclare que c’est pour rendre hommage au comparatiste Darbelnet qu’il lui a emprunté le titre La traduction raisonnée : Darbelnet avait publié un article sous le même titre dans la revue Meta en 1969. Dès lors, on s’interroge sur le changement de perspective de l’auteur. Est-ce que Delisle, après plusieurs années d’enseignement de la traduction à l’université a constaté la problématique décrite par Vinay (1957 : 143) comme « chevauchement de disciplines », à savoir l’enseignement des langues étrangères et l’enseignement de la traduction professionnelle ? Il convient de noter que dans le contexte canadien, où Delisle a passé tant d’années comme professeur, les programmes de traduction professionnelle commencent au premier cycle où les élèves éprouvent encore le besoin de perfectionnement des connaissances linguistiques. Contrairement à d’autres pays, comme en France (particulièrement à l’ÉSIT), où les élèves entrent à l’école de traduction au deuxième cycle avec la maitrise des langues de travail comme l’une des conditions d’admission.

Depuis la publication en 1993 de la première édition de La traduction raisonnée, Delisle n’a cessé de réviser son ouvrage didactique destiné aux étudiants comme aux professeurs de traduction : la deuxième édition a été publiée en 2003 et la troisième en 2013. Par ailleurs, Delisle compte à son actif une longue liste de publications, notamment sur la pédagogie de traduction mais aussi sur l’histoire de la traduction. Contrairement aux deux éditions précédentes dont seul Delisle est l’auteur, la troisième édition de La traduction raisonnée a un coauteur en la personne de Marco Fiola dont les contributions sont détaillées dans la page de remerciements. D’autres collaborateurs ont également rédigé les nouveaux objectifs : Georges L. Bastin – Autorévision (OS 11), Georges Farid – Nouvelle orthographe (OS 27), Aline Francoeur – Évaluation des ressources documentaires (OS 5), André Guyon – Ressources de la bureautique (OS 14), Charles Le Blanc – Travail en équipe (OS 11), Elizabeth Marshman – Traductique (OS 13) et Noëlle Guilloton qui a mis à jour l’OS 26 intitulé « Traduction non sexiste, rédaction épicène ». L’ouvrage commence par une table des matières et comporte une page de remerciements, une introduction, neuf objectifs généraux sous-divisés en objectifs spécifiques, un glossaire et une bibliographie. Le livre se termine avec deux annexes : la liste des textes d’exercices et les notices bibliographiques des collaborateurs.

L’objectif de la troisième édition reste le même que les deux précédentes : l’ouvrage, dont la visée est pratique, propose une méthode d’initiation à la traduction professionnelle des textes pragmatiques du français vers l’anglais. Delisle préconise toujours une conception des manuels de traduction en visant une paire de langues précise afin de mettre en valeur un enseignement plus ciblé (voir Delisle 1980 : 21-34). Augmenté d’un objectif général (outils technologiques) : neuf contre huit dans les deux premières éditions et, comptant soixante-quinze objectifs spécifiques : cinquante-six pour la première édition et soixante-huit pour la deuxième, sur le plan pédagogique le manuel reste fondé sur l’approche d’apprentissage par objectifs. Tous les objectifs spécifiques sont présentés de manière identique : chacun commence par un exposé sur la notion ou le problème de traduction en question, suivi des suggestions de lecture, des exercices d’application et, dans la majorité des cas, des textes à traduire. Dans cette recension, nous présenterons seulement les nouveaux objectifs spécifiques de manière précise compte tenu du fait que les autres ont paru dans les éditions précédentes. Toutefois, les neuf objectifs généraux seront commentés en soulignant l’ensemble des idées qui y sont développées.

L’objectif général I, « Métalangage de la traduction » comporte le premier objectif spécifique intitulé « Assimilation des notions du glossaire ». Delisle propose des exercices d’application sur les 250 notions en traduction professionnelle dans le glossaire. Ces activités reliées à l’acquisition du métalangage en traduction mises au début de l’ouvrage s’avèrent propices à l’appréhension des idées qui y sont traitées. L’objectif général II, consacré à la « documentation de base du traducteur », oriente le traducteur professionnel sur les sources documentaires, d’où la pertinence des quatre objectifs spécifiques examinés. Dans l’OS 5 intitulé « Évaluation des ressources documentaires », Aline Francoeur énumère les facteurs relatifs à la fiabilité des ressources documentaires, à savoir l’auteur, la maison d’édition ou l’organisme diffuseur, la provenance géographique, entre autres.

L’objectif général III se concentre sur la « Méthode de travail » du traducteur et se divise en sept objectifs spécifiques. Dans l’OS 11, « Travail en équipe », Charles Le Blanc souligne la complémentarité des membres d’une équipe de traducteurs (traducteur-terminologue, traducteur spécialisé et traducteur-réviseur). Dans l’OS 12, Georges L. Bastin décrit l’autorévision comme une étape sine qua non dans le processus de traduction dont le but est l’assurance de qualité comme preuve de professionnalisme.

L’objectif général IV examine les « Outils technologiques » liés à la traduction. Dans l’OS 13, « Traductique », Elizabeth Marshman expose la rentabilité ainsi que les limites de divers logiciels de traduction regroupés en deux grandes catégories : la traduction automatique (TA) et la traduction assistée par ordinateur (TOA). André Guyon, l’auteur de l’OS 14, « Ressources de la bureautique », souligne les fonctions de certaines applications bureautiques souvent sous-exploitées par le traducteur : le dictionnaire de synonymes, les correcticiels, l’affichage divisé, les signets, etc.

L’objectif général V, centré sur le « Processus de la traduction », est divisé en neuf objectifs spécifiques (OS 16 à OS 24). Delisle clarifie des concepts clés définissant une démarche raisonnée du traducteur. Il met en lumière trois concepts (« report », « remémoration » et « création discursive ») liés au processus cognitif de la traduction. Il présente également d’autres concepts tels que « l’économie », « l’étoffement », les « correspondances » vs les « équivalences » et les « compléments cognitifs ». Delisle soulève l’éternel débat entre la servitude aux mots et la traduction idiomatique ou esthétique, et argumente plutôt qu’« il faut traduire intelligemment en fonction d’une foule de paramètres » (p. 232). En outre, l’auteur décrit la « créativité du traducteur » comme la créativité de réexpression et, affirme la traduisibilité de l’humour malgré les difficultés qui y sont associées.

Si les objectifs généraux précédents traitent principalement de la démarche cognitive du traducteur, ceux qui suivent abordent des questions d’ordre rédactionnel, linguistique et stylistique. L’objectif général VI porte sur les « règles d’écriture » et comporte quatre objectifs spécifiques. Noëlle Guilloton, dans l’OS 26 intitulé « Traduction non sexiste, Rédaction épicène », parle de la féminisation lexicale et syntaxique et, de l’épicénisation dans la traduction des documents administratifs, surtout dans le contexte canadien. Dans l’OS 27, « Nouvelle orthographe », Georges Farid présente un bref historique et l’évolution de l’orthographe française. Delisle examine, dans l’OS 28, la controverse autour des « Notes du traducteur » (N.d.T.), précise leur utilité ainsi que leurs inconvénients et dresse aussi une typologie des notes du traducteur.

L’objectif général VII, qui contient 19 OS, est consacré aux difficultés d’ordre lexical. En s’appuyant sur la linguistique différentielle, Delisle analyse les difficultés qui nuisent de manière subtile à la précision des notions en traduction. Ces difficultés relèvent de certains mots ayant une aire sémantique plus étendue que leurs quasi-équivalents français. C’est le cas de certaines expressions et mots anglais tels que « additional », « agressive », « approach », « background », « cancel », etc. analysés dans l’OS 29. Les objectifs spécifiques 30 à 42 portent sur la problématique liée à la polyvalence des expressions et mots anglais comme « available », « challenge », « control », etc. Les objectifs 43 à 47 traitent des notions telles que la caractérisation, le sens propre et le sens figuré, les mots français dans le texte de départ (texte anglais), le déictique this et les anglicismes de fréquence.

Centré sur « les difficultés d’ordre syntaxique », l’objectif général VIII est composé de 15 objectifs spécifiques (48 à 62) portant sur diverses formes de maniement linguistique : « comparatifs elliptiques », « structures ordinales », « disjonctions exclusives », « déterminants juxtaposés », « structures résultatives », « verbes de progression », « verbes d’aboutissement », entre autres. En se basant sur la linguistique différentielle, Delisle souligne que le caractère des langues rend le plus souvent impossible une traduction littérale.

Dans l’objectif général IX, l’auteur considère les difficultés d’ordre stylistique traitant principalement la question de l’éloquence. Il présente treize objectifs spécifiques associés à cinq aspects de rédaction : 1) aspects stylistiques interlinguistiques : concision, élimination des relatives et des répétitions, dépersonnalisation du message ; 2) aspects d’ordre rhétorique : allusions, anaphores, auxiliaires modaux, fausses questions, métaphores ; 3) cohérence textuelle : coordination, juxtaposition, articulation, subordination, réseaux lexicaux ; 4) renforcement de caractère idiomatique de la langue d’arrivée : locutions, clichés, idiotismes ; 5) questions liées aux textes mal écrits.

L’ouvrage de Delisle offre une méthode de formation des traducteurs axée sur la pratique. L’auteur ainsi que ses collaborateurs touchent aux questions portant sur la démarche raisonnée du traducteur, mais aussi sur les différences linguistiques et stylistiques. L’intégration de ces connaissances dans une formation met en garde le futur traducteur contre les pièges de la traduction et, si l’apprentissage a lieu, lui évitera des tâtonnements inutiles. En plus, fondé sur la TIT et la SCFA, le manuel revendique son caractère didactique et constitue un bon guide pour traducteurs en devenir ainsi qu’un ouvrage de référence pour le traducteur dans sa pratique professionnelle. L’ouvrage constitue ainsi une base pour le développement de matériels didactiques pour la formation des traducteurs professionnels car il met bien en évidence l’ensemble des connaissances requises du traducteur.

Il est à remarquer qu’on peut adapter les sujets abordés dans le manuel à d’autres combinaisons de langues bien que certains contenus soient propres au contexte canadien. Par ailleurs, on s’interrogera sur le rapprochement épistémologique de l’approche interprétative et de l’approche comparative dans le même manuel, vu que les tenants de l’approche interprétative résistent à l’introduction du comparatisme dans le programme de traduction professionnelle (voir Lederer 2002 : 30 ; voir aussi Israël 2005 : 71-72). Par exemple, est-il vraiment nécessaire d’inclure l’objectif général portant sur les difficultés d’ordre lexical dans le présent manuel ? Le contraste entre les sujets abordés dans les six premiers objectifs généraux et les trois derniers donne le sentiment d’avoir deux livres en un. Si les deux approches sont complémentaires, comme Delisle l’affirme (p. 18), il semble que l’approche comparative devrait précéder l’approche interprétative, et devrait intervenir uniquement pour des raisons de perfectionnement linguistique. D’où la nécessité de présenter les objectifs en séries ; ainsi, on pourrait consacrer le premier volume de la série aux débutants qui éprouveraient encore le besoin du perfectionnement linguistique. Néanmoins, l’ouvrage de Delisle se traduit dans un matériel didactique inégalable, témoignant des travaux d’un auteur assidu et voué à l’enseignement de la traduction professionnelle.