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1. Peut-on parler de traduction officielle ?[2]

La notion de traduction institutionnelle a suscité beaucoup d’intérêt dernièrement, alors qu’elle génère la controverse en réponse à l’« ambiguity of the concept of institution » (Kang 2009 : 141) car les traductologues se réfèrent « either to translating in or for specific organizations » (Kang 2009 : 141). La recherche porte surtout sur la traduction institutionnelle comme « mostly centred on translation practice at large and important institutions » (Kang 2009 : 144), sans faire la part entre les contextes de langues officielles et de langues non officielles (p. ex. : Pym 2004), ou entre les contextes nationaux et internationaux (Koskinen 2008). De plus, « the concept is slowly but clearly being used as a means of understanding and studying translation practice in general » (Kang 2009 : 144), ce qui ajoute à l’ubiquité du terme. Un sous-domaine de la traduction institutionnelle qui pourrait aider à nuancer le sens et contribuer à la théorie est celui de « traduction officielle » dans deux contextes différents : national et international. Si le terme est également polysémique, son étendue est tout de même moindre que celle de traduction institutionnelle. Cependant, on retrouve rarement ce terme dans le domaine de la traductologie (à l’exception de l’identification des traductions certifiées ou notariées de documents officiels, p. ex. : certificat de naissance ou de décès, permis de conduire).

Une définition de traduction officielle qui pourrait s’avérer utile est inspirée de l’Organisation de coopération et développement économiques (OECD 2002) ; selon celle-ci, la traduction officielle se fait entre langues légiférées dans une entité politique (État, région, ville ou organisation internationale) constituée légalement. De plus, le terme pourrait s’appliquer aux types de textes (légaux ou administratifs, p. ex.) identifiés dans la législation sur les langues officielles. La recherche traductologique jusqu’à ce jour se penche sur les organisations internationales, notamment sur l’Union européenne, à l’exception de celle de Brian Mossop (1988 ; 1990), qui étudie le Bureau de la traduction du Canada. Plus de recherches sur les États officiellement plurilingues, la Belgique et le Canada étant les exemples le plus souvent cités, en plus des régions et des villes peuvent aider à comprendre la position et le rôle de la traduction et de l’interprétation dans ces régimes, ce qui définit leur politique respective de traduction et d’interprétation.

2. La traduction dans les pays officiellement plurilingues

Une ville, une région ou un pays désigné officiellement plurilingue sera sans doute doté d’une législation sur les langues officielles, mais cette législation n’explicite pas toujours les droits en matière de traduction et d’interprétation. Par exemple, l’Acte constitutionnel du Canada (1867) exige la production de documents officiels dans les deux langues officielles du pays (l’anglais et le français), mais ne se réfère pas à la traduction. Comment l’État produira-t-il ainsi les documents dans les deux langues officielles ? Les documents seront-ils rédigés dans les deux langues ou va-t-on plutôt traduire les textes ? Si l’État décide de les faire traduire, quelles seront la langue de départ et la langue d’arrivée ? Pour des raisons historiques, une des langues officielles peut jouir de plus de prestige que l’autre langue au sein de l’État, même si cette dernière jouit du statut de langue majeure au-delà des frontières nationales. La langue officielle minoritaire sera vraisemblablement reléguée au statut de langue traduite.

Dans des contextes de langues officielles, il existe souvent une infrastructure, par exemple un service de traduction et d’interprétation officiel, ainsi qu’un système de formation des traducteurs qui peuvent y être embauchés. Les traducteurs y intégrés doivent généralement avoir suivi une formation standardisée et réussi un examen, en plus de répondre aux normes de sécurité. Des traducteurs officiels contribuent aux banques de terminologie qui normalisent les termes et aux mémoires de traduction qui uniformisent le style et l’usage, en plus de participer activement à l’aménagement linguistique. En outre, l’État peut exiger l’adhésion à une association professionnelle qui contrôle la profession.

Dans une entité politique avec plusieurs langues officielles, un des quatre systèmes prototypiques suivants est généralement en application (voir Meylaerts 2011). Le premier est surtout d’usage dans les pays fédéralisés où l’on trouve le multilinguisme officiel sur le plan fédéral et le monolinguisme officiel sur le plan local. Souvent, ce sont les minorités historiques territoriales qui parviennent à donner à leur langue le statut de langue officielle sur leur territoire, à l’exclusion des autres langues officielles sur ce même territoire. Ceci est le cas dans des pays comme la Belgique, le Canada et la Suisse. Le gouvernement fédéral est officiellement multilingue avec un système de traduction obligatoire dans toutes les langues officielles, inscrit ou non dans la loi. Le gouvernement local se caractérise généralement par la non-traduction et le monolinguisme. Le plurilinguisme officiel et la traduction institutionnalisée se concrétisent au xxe siècle au Canada et dans plusieurs pays européens[3].

Le Canada a deux langues officielles et deux systèmes juridiques, la common law et le droit civil. Le Bureau de la traduction (BT), créé en 1934, est le fournisseur exclusif de services de traduction et d’interprétation du Parlement, et travaille à normaliser la terminologie au gouvernement fédéral, grâce à la base de données Termium depuis 1976. Le bilinguisme législatif de l’État fédéral, consacré par l’article 133 de la loi constitutionnelle de 1867, oblige le Parlement à adopter, imprimer et publier ses lois en français et en anglais. Puisque cet article n’aborde pas la question de la rédaction des lois, celles-ci sont traduites, malgré le risque d’interférence linguistique. Depuis 1978, un juriste anglophone, habituellement formé au système de common law, et un juriste francophone, habituellement formé au système de droit civil, corédigent les lois fédérales, ce qui marque l’avènement de la « jurilinguistique ». Les tribunaux fédéraux bilingues exigent que le juge comprenne la langue de l’affaire sans l’aide d’un interprète, tandis que les juges de la Cour suprême ont accès à un service d’interprétation simultanée.

Ce prototype peut être problématique pour les communautés de langue minoritaire sur le plan local et forme une source potentielle de conflit. Sur le plan provincial, si, en 1969, le Nouveau-Brunswick a adopté sa Loi sur les langues officielles et s’est doté d’un bureau de traduction, l’Ontario refuse d’adopter le bilinguisme législatif, préférant offrir des services en français dans certaines régions. En 1979, la Cour suprême du Canada a abrogé l’Official Language Act du Manitoba (1890) et remis en vigueur l’article 23 de la loi de 1870 sur le Manitoba, qui prescrit le bilinguisme, ce qui oblige la publication des lois dans les deux langues officielles. Quant au Québec, il s’est vu imposer le bilinguisme institutionnel en 1867, en vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle. Il s’est transformé en province unilingue avec l’adoption de la Loi sur la langue officielle (« loi 22 ») en 1974, laquelle a été abrogée en 1977 avec l’adoption de la Charte de la langue française (« loi 101 »), ce qui n’a aucunement diminué l’activité traduisante dans la province.

La Belgique actuelle est un État fédéral officiellement trilingue (français, néerlandais, allemand). Dans le Moniteur belge, les lois ainsi que les arrêtés royaux et ministériels paraissent en néerlandais et en français, parfois en allemand. Les deux chambres législatives disposent d’un service de traduction pour les propositions de lois, les rapports et les débats. Le service central de traduction allemande n’existe que depuis 1976. Il publie dans le Moniteur belge un texte allemand qui constitue une traduction officielle, laquelle est souvent publiée longtemps après la promulgation des deux autres textes. Le Code civil, par exemple, n’a pas encore été traduit en allemand ; les juges germanophones utilisent le texte français. La Région de Bruxelles-Capitale est bilingue : la traduction du néerlandais en français et vice versa est obligatoire sur tous les plans. Quant aux régions flamande et wallonne, il est interdit de traduire dans une langue officielle qui n’est pas celle du lieu, sauf dans les « communes à facilités ». Ces dernières sont douze communes néerlandophones situées le long de la frontière avec la Wallonie et autour de Bruxelles, qui ont des facilités de traduction pour les francophones, et quatre communes francophones situées le long de la frontière avec la Flandre, qui ont des facilités pour les néerlandophones. Deux autres communes francophones ont des facilités pour les germanophones, et toutes les communes germanophones offrent des facilités aux francophones.

En Inde, la situation est davantage compliquée. Les langues officielles de l’Union indienne sont le hindi et l’anglais, mais les États ou territoires à l’intérieur de l’Union peuvent choisir une ou plusieurs langues de leur choix comme langue officielle. Ainsi l’État de Gujarat a le gujarati comme seule langue officielle et le Mahārāshtra le marathile ; au Punjabi, la langue officielle est le punjabi mais le hindi y est la seconde langue officielle reconnue ; au Jammu et au Kashmir, la langue officielle est l’urdu et la seconde langue officielle reconnue est l’anglais. Un système ingénieux de régulations comprises dans la Constitution, la Official Language Act (1967) et la Official Languages Rules (1976) règle les communications interétatiques et celles entre l’Union et un État spécifique. Les communications entre des États qui ont le hindi comme langue officielle doivent se faire en hindi ; celles entre un État hindi et un État non hindi en anglais, ou en hindi avec une traduction accompagnante en anglais. Les communications entre l’Union et un État hindi et avec des personnes vivant dans cet État se font normalement en hindi. Pour les États non hindis mais qui ont choisi de communiquer avec l’Union en hindi (comme le Punjabi), les communications se font normalement en hindi tandis que les communications entre l’Union et un individu de cet État peuvent se faire soit en hindi soit en anglais. Avec tous les autres États, les communications se font en anglais.

À côté des pays fédéraux officiellement multilingues, trois autres systèmes prototypiques alternatifs peuvent être identifiés. Le deuxième prototype est le multilinguisme officiel avec traduction multidirectionnelle obligatoire entre toutes les langues officielles et à tous les niveaux. Ce prototype se caractérise par le multilinguisme institutionnel complet. La traduction constante et de haute qualité est une obligation légale visant à fournir des documents écrits et des messages oraux dans toutes les langues officielles. Grâce à la traduction officielle, les citoyens peuvent rester monolingues dans leur langue maternelle (Meylaerts 2011 : 746). Très équitable en théorie, ce système est difficile à réaliser dans la réalité. L’Afrique du Sud, avec ses onze langues officielles, est sans doute un exemple qui se rapproche assez de l’idéal théorique. Selon le chapitre 1, section 6 de la Constitution, les langues officielles de la République sont Sepedi, Sesotho, Setswana, siSwati, Tshivenda, Xitsonga, Afrikaans, English, isiNdebele, isiXhosa et isiZulu. Toutes les langues officielles doivent jouir d’un même prestige et d’une même estime, et être traitées de façon équitable. Les gouvernements national et provinciaux peuvent utiliser n’importe quelle langue officielle, en tenant compte de l’usage, des circonstances régionales, des besoins de la population, et ainsi de suite. Dans tous les cas, ils doivent utiliser au moins deux langues officielles.

Le troisième prototype combine le multilinguisme officiel et la traduction partielle ou la non-traduction. Les délibérations parlementaires du Luxembourg, dont les langues officielles sont l’allemand, le français et le luxembourgeois – qui jouit en outre du statut de langue nationale parlée au quotidien –, se déroulent en luxembourgeois et sont ensuite traduites en français mais non en allemand. Les réunions du gouvernement se déroulent en luxembourgeois, mais les procès-verbaux des réunions sont traduits en français. Le français est la seule langue dont on se sert pour la rédaction des lois, et les panneaux de circulation sont généralement rédigés en français. En revanche, l’allemand et le français sont utilisés par la justice et l’administration. Si les documents administratifs sont d’habitude délivrés dans les deux langues (déclarations de revenus, p. ex.), l’administration fiscale et cadastrale, de son côté, est plutôt germanophone, et ce, pour des raisons historiques. Certaines communications officielles (p. ex. : le projet de constitution européenne) sont diffusées en français, allemand, portugais (15 % de la population) et anglais.

Dans les pays non européens où une langue européenne (le plus souvent l’anglais, l’espagnol, le français ou le portugais) est une langue officielle, elle l’est devenue à la suite de la colonisation et l’est restée après l’indépendance (p. ex. : pour le français le Sénégal et pour l’anglais le Nigeria), souvent aux côtés d’idiomes locaux (p. ex. les langues officielles du Rwanda sont le kinyarwanda, le français et l’anglais). Certains de ces pays, comme le Nigeria, reconnaissent à des langues locales un statut de « langue nationale ». Dans nombre de ces États officiellement plurilingues, la traduction institutionnelle est à peu près absente, par exemple en Haïti, aux Comores, au Tchad ou au Rwanda. D’autres pays pratiquent un certain plurilinguisme parlementaire et administratif, dont le Cameroun qui prévoit l’interprétation simultanée (anglais-français). Les citoyens communiquent dans la langue de leur choix. La loi requiert que les documents soient produits dans toutes les langues officielles mais n’explicite rien sur la traduction en tant que telle. Toutes les institutions sont entièrement multilingues mais les citoyens qui ne travaillent pas pour les établissements d’État peuvent être monolingues. Ce système promeut la production des textes originaux dans toutes les langues officielles.

Le dernier prototype est le multilinguisme officiel avec traduction unidirectionnelle surtout, voire exclusivement, dans la ou les langues minoritaires. Afin de protéger et promouvoir une langue officielle minoritaire, une volonté politique ferme de la part de toutes les communautés linguistiques officielles est requise. Cette volonté se manifeste dans l’investissement dans les institutions de langues officielles (vie politique, justice, médias, éducation, santé, arts et lettres) qui permettent aux citoyens de langue minoritaire de vivre dans leur langue et leur culture. Les services de traduction et d’interprétation étayent ces institutions. Cependant, le statut de langue de traduction officielle peut coûter très cher sur le plan culturel, du fait que la culture et la langue minoritaires risquent de disparaître derrière la langue et la culture dominantes à long terme (Daviault 1944).

Comparé au troisième type de non-traduction, ce dernier prototype prévoit la traduction unidirectionnelle de la langue dominante dans la langue dominée ou les langues dominées. Les types de textes à traduire sont sans doute restreints à ceux identifiés dans les lois linguistiques. Ce prototype est mis en place pour une des raisons suivantes : protéger et promouvoir des langues vulnérables, souvent indigènes, ou acquiescer à des droits linguistiques minoritaires dans l’attente de l’assimilation linguistique des populations minoritaires. Le statut de langue officielle peut conférer aux langues indigènes un statut légal dans le but d’assurer leur survie. Par exemple, la Nouvelle-Zélande a adopté en 1987 la Māori Language Act 1987 qui donne le statut de langue officielle à la langue māori et détermine les cours de justice où cette langue peut être utilisée. La loi stipule que seuls les interprètes et traducteurs certifiés peuvent assumer le rôle d’interprète et traducteur lors des procès (New Zealand Government 1987). D’autres langues hautement vulnérables ayant un statut de langue officielle sont l’irlandais en Irlande et le gallois au Pays de Galles ; les gouvernements incluent les services de traduction dans leurs politiques d’aménagement linguistique.

3. La traduction dans les organisations internationales plurilingues

L’unilinguisme français de la diplomatie, en vigueur depuis le xviiie siècle, cède la place au plurilinguisme lors du traité de Versailles de 1919, quand l’anglais est ajouté au français comme langue de diplomatie internationale. Ce plurilinguisme initial s’amplifie avec la Société des Nations qui, en 1920, adopte l’espagnol comme langue officielle en plus du français et de l’anglais. Après la Seconde Guerre mondiale, trois phénomènes provoquent l’essor de la traduction institutionnelle : la fondation des Nations Unies en 1945, l’institution de la Communauté économique européenne en 1957 et le passage au multilatéralisme, système de relations internationales favorable à l’essor des activités de traduction. La Communauté économique européenne, dotée au début de quatre langues officielles, celles des six États membres fondateurs, en compte aujourd’hui vingt-quatre, les langues officielles des vingt-huit États membres de la Communauté européenne du xxie siècle. Créée en 1975, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est un regroupement régional de quinze pays, dont les langues officielles sont l’anglais, le français et le portugais. Le fonctionnement de ces institutions internationales multilingues comporte une activité systématique et permanente de traduction qui contribue à l’évolution de leurs langues officielles.

Les organisations internationales non gouvernementales (ONG) et gouvernementales internationales (OGI) officiellement multilingues comme l’OCDE ou l’OTAN ont deux langues officielles. Le statut de la Cour internationale de justice prévoit le recours à deux langues officielles, l’anglais et le français. Dans toutes ces organisations, la traduction est réduite à une opération interne bilatérale. Les individus qui s’adressent à elles sont obligés de se servir d’une de ces deux langues.

D’autres ONG ou OGI sont multilingues et optent pour la traduction multilatérale : toutes les langues sont traduites dans toutes les autres langues. La Charte des Nations Unies est rédigée en cinq langues, toutes considérées comme officielles, soit l’anglais, le chinois, l’espagnol, le français et le russe, auxquelles l’arabe a été ajouté en 1973. C’est aussi et encore davantage le système de l’Union européenne qui est basé sur le multilinguisme tant dans la communication interne qu’externe. Selon le principe européen de droits égaux pour toutes les langues, chaque fonctionnaire européen et chaque citoyen européen ont le droit de communiquer à l’intérieur de l’UE et avec l’UE dans sa propre langue. Par conséquent, l’UE reconnaît 24 langues officielles et de travail et stipule que toutes les directives, régulations, recommandations, et ainsi de suite, doivent être traduites dans les 24 langues officielles. En pratique, à cause de contraintes budgétaires et de limites temporelles, la plupart des documents de travail ne sont pas traduits dans toutes les langues officielles. Le français, l’anglais et l’allemand sont les langues de travail les plus importantes de la Commission européenne ; le Parlement prévoit seulement la traduction et l’interprétation « selon les besoins » des membres et non tous les services langagiers dans les 24 langues à tout moment.

En ce qui concerne la communication externe, l’UE ne traduit pas dans les langues co-officielles (catalan, galicien, basque) de l’Espagne. Le site web de la Commission consacré aux langues officielles de l’UE est en grande partie en anglais. Bref, jusqu’à nouvel ordre, l’idée d’une ONG ou d’une OGI multilingue avec traduction multilatérale dans toutes les langues ne reste qu’un idéal. Un troisième type d’organisations internationales utilise une ou deux langues pour sa communication interne et traduit dans une variété de langues pour sa communication externe. C’est le cas souvent pour les organisations à but non lucratif et pour le marketing international (Pym 2008). Grâce à la traduction, le consommateur peut rester monolingue.

4. Ce numéro

Les articles réunis dans le présent numéro exposent les « méfaits » et les bienfaits de la traduction dans des contextes de plurilinguisme officiel. Les études soulignent les enjeux de cette dernière sur le plan fédéral – au Canada, en Finlande et en Suisse –, au nouveau provincial – au Nouveau-Brunswick et au Québec –, au niveau local – la ville de Trieste – et dans une ONG – Amnistie internationale. Ces recherches, qui traitent des langues officielles, de la traduction officielle et des politiques de traduction dans des contextes de plurilinguisme, mettent en lumière la spécificité de ces institutions de traduction et de la traduction institutionnalisée ; de plus, elles permettent de mieux saisir les répercussions des politiques de traduction officielle et des décisions traductionnelles sur la vitalité des langues minoritaires, que ces dernières soient officielles ou non.

La première section du dossier regroupe trois articles polémiques. Yves Gambier examine les rapports entre la langue majoritaire officielle (le finnois), la langue minoritaire officielle (le suédois) et une langue minoritaire non officielle (le romani) de la Finlande bilingue. Son étude remet en cause les catégorisations rigides et dichotomiques encore souvent à la base des documents sur les rapports entre minorités et États et qui sont en contradiction avec les mobilités liées à la mondialisation. Avec conviction, il avance que les tensions contemporaines appellent à une redéfinition des droits des minorités linguistiques en vue d’amener à une réflexion sur les concepts de plurilinguisme officiel et de minorité. Pour sa part, Catherine Leclerc analyse des pratiques de traduction littéraire dans un contexte de bilinguisme officiel, à priori symétrique. Elle prend pour exemple Transfiguration de J. Brault et E. D. Blodgett (1998), un échange entre un poète québécois et un poète albertain, et L’homme invisible/The Invisible Man (1981) de P. Desbiens, un récit de l’expérience entre les langues d’un protagoniste franco-ontarien. Ces deux textes sont lus comme des parodies du bilinguisme symétrique canadien. Son étude expose les enjeux des différents types de rapports à la traduction émanant des zones de contact entre l’anglais et le français, et invite à déplacer le regard vers l’hétérogénéité de leurs lieux de rencontre les plus intenses. Enfin, Gillian Lane-Mercier met au jour des incohérences entre bilinguisme officiel et appui institutionnel de la traduction littéraire au Canada. Après avoir constaté qu’aucune étude d’envergure ne remet en question l’affirmation de P. Stratford (1977) que le Canada n’a pas de tradition de traduction littéraire, elle avance l’hypothèse selon laquelle il existe depuis 1980 plusieurs traditions conflictuelles de traduction littéraire. Cela la conduit à formuler des questions de méthodologie susceptibles d’appréhender l’émergence et l’essor de ces traditions, et à souligner l’importance d’établir des bibliographies d’oeuvres traduites pour les identifier. S’ouvrent ainsi de nouvelles pistes analytiques d’ordre tant quantitatif que qualitatif dans le domaine de la traductologie. 

La deuxième section composée de deux articles porte sur le plurilinguisme officiel et l’institutionnalisation de la traduction. Matthieu LeBlanc présente les résultats partiels d’une étude ethnographique menée dans un ministère de la fonction publique canadienne situé en milieu minoritaire francophone à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Il s’agit d’un environnement de travail diglossique où l’anglais et le français, malgré leur statut officiel, n’ont ni le même poids ni le même prestige. L’étude révèle que l’anglais est la langue de travail commune et que le français est la langue de traduction. Cette situation soulève des questions importantes sur la place du français comme langue de travail, les stratégies de traduction privilégiées, les rapports de pouvoir entre les langues et les locuteurs, et enfin l’efficacité de la politique linguistique institutionnelle du gouvernement du Canada. L’article de Wine Tesseur examine le plurilinguisme institutionnel dans des organisations non gouvernementales (ONG), en particulier Amnistie internationale (AI). Si le plurilinguisme institutionnel est le plus souvent associé à d’importantes institutions intergouvernementales comme l’UE et les Nations Unies, le multilinguisme des ONG, cependant, est resté en grande partie invisible. Comme les organisations gouvernementales internationales (OGI), les ONG opèrent en traversant les barrières linguistiques. Cela soulève la question de savoir si les ONG utilisent les langues officielles et la traduction de la même manière que les OGI. Tesseur étudie ce que le multilinguisme officiel veut dire pour AI, comment il se reflète dans sa politique langagière et comment il est mis en pratique, afin de contribuer à la traductologie institutionnelle.

Axés sur les liens entre traduction et politique dans le contexte canadien depuis les années 1960, les articles réunis dans la troisième section ont pour dénominateur commun de faire ressortir certains « méfaits » du bilinguisme officiel engendrés par des attentes et des intérêts sociopolitiques divergents. Aussi Julie McDonough Dolmaya recourt-elle au concept de « narrative frame » pour analyser les paratextes de traductions d’oeuvres politiques publiées entre 1968 et 2000 dans les deux langues officielles sur le nationalisme québécois, les mouvements indépendantistes et les deux référendums sur la souveraineté-association. Portant sur des thèmes politiques hautement controversés, les textes originaux prenaient souvent pour cible les lecteurs des textes traduits, qu’il importait d’attirer au moyen de diverses stratégies paratextuelles de recadrage narratif censées anticiper leurs attentes. McDonough Dolmaya démontre jusqu’à quel point ces stratégies véhiculaient des perceptions stéréotypées, voire manipulées ou erronées de l’autre, où primaient des rapports de domination, de distinction et de résistance. L’article de Chantal Gagnon fait écho au précédent en prenant pour objet la traduction anglaise d’une série de discours prononcés par des chefs de partis politiques canadiens et québécois lors du deuxième référendum sur l’indépendance du Québec (1995). Postulant un lien entre la position relative au bilinguisme officiel affichée par le parti politique de chaque interlocuteur et la manière dont son discours a été traduit et commenté dans les médias, Gagnon met en évidence les choix de traduction indicatifs des luttes de pouvoir qui ont eu lieu pendant la campagne. Elle avance que les stratégies de traduction employées par les partis politiques qui, historiquement, ont appuyé le bilinguisme officiel ont été plus efficaces et mieux reçues que celles employées par les partis qui, n’ayant pas de tradition de traduction institutionnelle, ont laissé cette tâche aux journalistes bilingues. Kyle Conway, pour sa part, réfléchit aux problèmes méthodologiques soulevés par les « silences » des archives, qu’il illustre ensuite à l’aide d’une reconstitution, fondée sur des sources para-archivistiques, des diverses tentatives du télédiffuseur public CBC/Radio-Canada de produire des émissions de nouvelles traduites dans les deux langues officielles. L’absence quasi totale d’archives, de même que l’échec de toutes ces tentatives sont symptomatiques à la fois du peu d’importance accordée par CBC/Radio-Canada à la traduction institutionnelle – malgré son mandat, à titre de société d’État, de favoriser le maintien de l’unité nationale –, de la divergence des intérêts des communautés anglophone et francophone, et, par là, des raisons pour lesquelles ces tentatives ont échoué. Ultimement, l’absence d’archives permet à l’historien de créer des narrations plausibles qui, en échappant au critère de vérité, ne sauraient être démenties.

La dernière section regroupe trois articles dont la particularité consiste à mettre en valeur les « bienfaits » de la traduction dans des contextes de bi- ou de multilinguisme officiel. S’ouvrent alors des perspectives davantage positives qui laissent présager des avancées réelles dans le domaine de la formation des traducteurs, notamment en ce qui a trait à l’acquisition de compétences adaptées à un contexte officiellement plurilingue donné. L’article de Valérie Dullion analyse les compétences spécifiques que les traducteurs juridiques suisses doivent maîtriser, au-delà des compétences générales nécessaires à tout traducteur. S’écartant donc des pédagogies comparatives qui insistent sur les seules difficultés terminologiques, Dullion souligne l’importance de concevoir des activités pédagogiques contextualisées qui tiennent compte des caractéristiques du multilinguisme officiel suisse, de son système juridique, de ses intertextes, de ses institutions et de ses multiples cantons. Cela l’amène à mettre en valeur les connaissances des acteurs plutôt que les procédures institutionnelles et à fournir des exemples concrets d’exercices susceptibles d’assurer le lien entre formation et contexte. Si l’article de Nicole Nolette aborde également l’influence du contexte officiellement bilingue sur le travail du traducteur, il propose avant tout une réflexion théorique sur les possibilités d’échange interculturel que ce contexte favorise lorsqu’on sait le mettre à contribution en marge des lieux institutionnels consacrés. Prenant pour objet un spectacle ambulatoire « co-lingue » créé en 2009 dans la capitale canadienne et composé de six courtes pièces – trois dans chaque langue officielle – montées successivement dans six lieux différents, Nolette décrit les multiples négociations et stratégies mises en oeuvre par les dramaturges, metteurs en scène, acteurs, traducteurs et guides pour déjouer l’incompréhension des spectateurs unilingues et faire dialoguer, sur un pied d’égalité, les deux communautés théâtrales aux traditions différentes. Que la réception critique ait été mitigée n’enlève rien au caractère prometteur de cette première rencontre historique. Enfin, Martina Ožbot analyse les raisons pour lesquelles, malgré des siècles de cohabitation territoriale, les populations italienne et slovène de la ville multiculturelle de Trieste et de ses environs n’ont commencé qu’à partir des années 1990 à traduire la littérature de l’autre. En s’attachant ainsi à expliquer les causes historiques, culturelles, politiques, sociales et linguistiques très complexes d’un tel refus, qui a connu peu d’exceptions, son article a le mérite de mettre au jour les conditions de possibilité de cette activité traductionnelle encore toute récente et s’accompagne de l’espoir que, grâce à la traduction et aux sentiments de respect et de parité qu’elle reflète, la ville de Trieste soit déclarée, à l’instar de ses environs, officiellement bilingue. Aussi s’agit-il d’un bel exemple des « bienfaits » de la traduction qui, si elle peut renforcer les inégalités en contexte de multilinguisme institutionnel, a également le pouvoir de les atténuer.