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Les auteurs de ces deux livres coordonnés sur l’enseignement et l’apprentissage de l’interprétation de conférence sont interprètes de conférence et enseignants. Robin Setton est diplômé de l’ESIT (anglais A, français B et allemand C), et a acquis ultérieurement le chinois. Andrew Dawrant est un Canadien anglophone, de vingt ans son cadet, qui a été formé à l’excellente école d’interprétation de l’université Fu Jen à Taiwan dans la combinaison linguistique anglais et chinois. Robin Setton a été interprète indépendant en France, mais aussi en Chine, avant de devenir permanent à l’OCDE puis de prendre sa retraite, récemment. Andrew Dawrant est interprète indépendant, principalement en Chine. Robin Setton a dirigé l’école d’interprétation de l’université Fu Jen à Taiwan, mais a aussi été professeur à l’ETI à Genève. Andrew Dawrant a créé et dirigé un programme de formation à l’interprétation de conférence chinois-anglais à la Shanghai International Studies University. Tous les deux ont été formés dans le moule de l’AIIC, ce qu’il est important de savoir pour mieux comprendre leur optique. Ajoutons qu’à la différence de Andrew Dawrant, Robin Setton a également un parcours universitaire qui l’a conduit de la linguistique au chinois, puis à une thèse sur l’interprétation dans laquelle il s’est beaucoup appuyé sur la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson.

Setton et Dawrant présentent dans les deux ouvrages des idées et des pratiques que l’on trouve aussi, en grande partie mais de manière fragmentaire, dans de nombreux autres livres et articles, qu’ils citent abondamment mais sans nécessairement rendre à César ce qui est à César – ils se contentent, dans leur introduction générale, de mentionner une petite dizaine de livres comme sources d’inspiration, mais s’approprient ensuite les idées qui leur plaisent sans nommer ceux qui, avant eux, ont été les premiers à les formuler, à les développer ou à en souligner l’importance. Dans ce compte rendu, plutôt que de présenter l’ensemble du contenu des deux livres, ce qui, étant donné l’espace limité disponible, ne permettrait pas de mettre en exergue ce qui distingue ces livres des autres publications existantes, je m’efforcerai de mettre l’accent sur ce qui est nouveau, différent ou remarquable, sachant que j’omettrai nécessairement de nombreux éléments qui mériteraient eux aussi d’être mis en valeur.

Le premier livre (A Complete Course) s’adresse plutôt aux étudiants, mais également aux enseignants. Après une introduction générale de deux pages, il passe, dans le chapitre 2, à une description des métiers d’interprète, et a le mérite de commencer par un grand tour d’horizon sur quelques principes de la communication humaine, sur les différences entre traduction et interprétation, et surtout sur différents types d’interprétation au-delà de la seule interprétation de conférence, en mentionnant notamment différents rôles possibles de l’interprète, différentes modalités d’interprétation, différents environnement, y compris l’interprétation d’affaires, l’interprétation en zone de conflit et l’interprétation en langues des signes, les classements linguistiques des langues de travail, ainsi que les compétences de base communes à tous ces types d’interprétation.

En suivant une logique chronologique qui va mener le lecteur de l’admission des étudiants à l’apprentissage des différentes modalités d’interprétation, puis à la vie professionnelle post-diplôme, les deux auteurs abordent les prérequis et l’admission au chapitre 3. Ils mettent l’accent sur la nécessité d’une grande maîtrise des langues de travail et soulignent que celle-ci ne peut être déterminée qu’une fois le parcours de formation terminé et le travail en conditions réelles commencé. Il est important de le souligner, car c’est sous la forte pression cognitive de l’interprétation que se confirme la solidité ou se révèle la fragilité d’une langue de travail, et non pas dans la conversation courante ou dans un environnement protégé, ce qui explique d’ailleurs qu’en dépit des toutes les tentatives faites jusqu’à présent pour trouver des tests d’admission prédictifs de la réussite des candidats, les taux d’échec au diplôme restent très élevés. Les deux auteurs considèrent qu’une compréhension insuffisante d’une langue de travail est probablement la principale source d’erreurs en interprétation. C’est une idée discutable, dans la mesure où des études empiriques nombreuses montrent que des erreurs se produisent sur des segments de discours qui ne présentent aucune difficulté de compréhension linguistique, avec des structures et un vocabulaire simple, ce qui fait plutôt penser à des phénomènes de saturation cognitive. En revanche, il est probablement vrai qu’une maîtrise insuffisante des langues de travail est à l’origine de la plupart des échecs d’étudiants aux examens. Ce chapitre donne également un aperçu de modalités fréquentes d’examens d’admission ainsi que des conseils pour s’y préparer.

Le chapitre 4 aborde l’initiation à l’interprétation, le début du parcours d’apprentissage après l’admission, et insiste notamment sur l’importance de l’apprentissage de l’écoute active. Les deux auteurs l’expliquent judicieusement en la contrastant avec l’écoute passive, l’écoute superficielle et l’écoute sélective qui prédominent dans la vie courante. Ils proposent des exercices pour l’entraînement à l’écoute active, comme ils proposeront des exercices nombreux et variés pour les différentes composantes de la compétence d’interprétation dans les autres chapitres. Ils abordent aussi, et le thème sera récurrent dans le livre, le problème de l’interférence linguistique, et proposent la dissociation entre les langues (la « déverbalisation », concept ambigu parce qu’il désigne aussi un phénomène d’oubli spontané de la forme qui accompagne la compréhension d’un énoncé), comme un moyen efficace de la combattre. Le chapitre aborde également la prise de parole en public, dont les principes doivent être acquis dès ce stade de l’initiation, et fait entre autres la différence entre concision, compression et résumé dans la restitution d’un discours. Les deux auteurs expliquent l’intérêt d’examiner en classe des structures typiques de discours ainsi que des techniques rhétoriques. Des exercices variés pour améliorer les compétences linguistiques et autres sont proposés ici et ailleurs dans le livre, ce qui en soi est une bonne chose, mais ils demandent beaucoup de temps et souvent beaucoup d’investissement de la part des enseignants. Comme nous y reviendrons ultérieurement, ces ressources étant rares, il est quasiment impossible de les pratiquer tous dans les programmes de formation, et il eût été souhaitable d’établir des priorités. Enfin, plutôt que de s’en tenir dogmatiquement à la méthode de la traduction « interprétative » dite triangulaire passant obligatoirement par la « déverbalisation » et ne tolérant que des exceptions, les deux auteurs soulignent dès ce chapitre l’avantage de disposer d’un glossaire (phraséologique) mental contenant des équivalences inter-linguistiques fiables en contexte qui permettront de gagner du temps et de la capacité de traitement dans le « transfert linguistique » sans nuire à la qualité de l’interprétation. Ils rejoignent ainsi Gérard Ilg qui prêchait dans le même sens dès les années 1960, voire avant, et avait été vivement critiqué pour cela.

Le chapitre suivant aborde la consécutive, et notamment la prise de notes. Les auteurs donnent une bonne définition de ce que sont en substance les notes prises en consécutive : un ensemble structuré d’indices (écrits) devant aider à retrouver le souvenir d’un sens compris lors de l’écoute. Ils analysent intelligemment et sans parti pris dogmatique la question controversée de la langue dans laquelle les notes devraient de préférence être prises. À noter, une mise en exergue de l’importance d’exercices de conversion de grands chiffres (et de dates), à attribuer probablement à leur expérience de l’interprétation entre l’anglais et le chinois, langues (avec le japonais et le coréen) dans lesquelles cette conversion pose souvent problème.

Toujours à propos de la consécutive, mais le principe s’applique également à la simultanée, ils expliquent, sur la base de la théorie de la pertinence, l’objectif par défaut de l’interprétation : rendre accessibles aux destinataires les effets cognitifs (en gros, le « message ») visés par l’orateur tels que perçus par l’interprète, à un coût de traitement et avec un risque raisonnable, en utilisant les outils de communication disponibles dans la langue d’arrivée qui sont appropriés et efficaces compte tenu de la projection que fait l’interprète des contextes disponibles pour lesdits destinataires. Cette formule concise peut paraître cryptique au lecteur non initié à la théorie de la pertinence, mais est un concentré intelligent et implique une certaine liberté d’action dans le sens d’une optimisation du contenu, y compris l’explication de références que les destinataires ne connaîtraient pas, la correction d’erreurs patentes de l’orateur, l’omission de répétitions qui ne correspondent pas à une technique de rhétorique, le résumé pour certains passages particulièrement longs. Compte tenu de la possibilité que le lecteur étudiant ait une conception naïve de la « fidélité » en traduction et en interprétation qui n’autorise aucune « déviation » par rapport à l’original, il aurait été bon d’expliquer pourquoi de telles optimisations peuvent être considérées comme légitimes et n’affectent pas cette fameuse « fidélité ». Le chapitre se termine avec des annexes très utiles, notamment un résumé synoptique de la méthode de prise de notes de J.-F. Rozan et des conseils pour les exercices de consécutive en groupe.

De la consécutive, les auteurs passent à un court chapitre sur la traduction à vue. D’après eux, la traduction à vue n’est pas si fréquente sur le terrain (pourtant, elle l’est dans le monde de la traduction/interprétation en langue des signes), mais elle oblige l’étudiant à mettre au point des techniques pour résister à l’interférence linguistique. En cela, elle est un bon exercice de « déverbalisation » et une bonne préparation pour la simultanée.

Avant d’aborder la simultanée, au chapitre 8, Setton et Dawrant consacrent un chapitre au perfectionnement linguistique. Pourquoi ne pas avoir traité la question en amont, avant de parler de la consécutive et de la traduction à vue, par exemple dans le cadre du chapitre 3 ou dans son prolongement ? Toujours est-il que ce chapitre est bien plus précis que les autres textes existants sur les prérequis linguistiques et le perfectionnement linguistique. Les auteurs expliquent que pour les interprètes, la maîtrise linguistique signifie avant tout la disponibilité linguistique, rejoignant ainsi D. Gile qui, pendant un quart de siècle, a été à peu près le seul à insister sur l’importance de cette disponibilité vu ses incidences cognitives. Setton et Dawrant rapellent aussi la nécessité d’une grande souplesse dans le maniement des langues actives de l’interprète et la différentiation à faire entre la compétence recherchée dans les langues actives et celle que requièrent les langues passives. Le chapitre propose de nombreux conseils et exercices pratiques pour améliorer les compétences linguistiques. En le lisant, on se dit que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que de proposer à de futurs candidats à la formation à l’interprétation de conférence une année propédeutique entière consacrée au perfectionnement linguistique, avant même qu’ils abordent les techniques de l’interprétation.

Le chapitre 8 est consacré à la simultanée, y compris la simultanée avec texte. Il procède méthodiquement, en présente un bref historique (limité à la simultanée entre langues vocales – la simultanée entre langues vocales et langues des signes est bien plus ancienne et n’est guère mentionnée), décrit le processus comme demandant une gestion précise de l’attention en fonction des priorités de l’instant, puis décrit son apprentissage en cinq étapes. Là aussi, de nombreux exercices sont proposés, ainsi que des tactiques et stratégies précises, notamment celle de l’approximation suivie d’une compensation qui serait particulièrement utile dans certaines combinaisons linguistiques. Le chapitre entre aussi dans des considérations théoriques à propos du décalage chronologique entre l’orateur et l’interprète, des couples de langues ayant des structures syntaxiques différentes, de l’anticipation.

Le chapitre 9 est consacré aux derniers préparatifs à la réalité sur le terrain, hors du milieu protégé de l’école d’interprétation. Il s’agit là de prendre du recul par rapport au nombrilisme naturel de l’étudiant concentré sur ses difficultés propres et d’être davantage sensibilisé à la situation de communication se présentant à chaque mission, d’apprendre à bien travailler en équipe et d’augmenter son adaptabilité. Setton et Dawrant n’hésitent pas à reconnaître l’existence de situations extrêmes auxquelles il va falloir faire face – au mieux. C’est aussi l’occasion d’évoquer une nouvelle fois la simultanée avec texte, généralement considérée, d’après eux, comme plus difficile que la simultanée « libre » en Europe, mais peut-être pas en Chine. En tout état de cause, la simultanée avec texte étant de plus en plus fréquente, elle appelle des techniques de préparation, qui peuvent aller jusqu’à la rédaction d’une traduction écrite complète du texte du discours original si celui-ci est particulièrement difficile et s’il est fourni aux interprètes suffisamment longtemps à l’avance. Des conseils sont également donnés pour les « pivots » (qui sont pris en relais par d’autres interprètes qui n’ont pas dans leur combinaison linguistique la langue de l’orateur), ainsi que pour la préparation de glossaires.

Au chapitre 10, les deux auteurs abordent le professionnalisme au sens anglais du terme, ainsi d’ailleurs que des questions de professionnalisation du métier au sens sociologique du terme, les conditions de travail, les marchés de l’interprétation, une nouvelle fois le rôle de l’interprète, et la question de savoir ce qu’est la fidélité. En annexe sont présentés des codes déontologiques de différentes organisations d’interprètes.

Enfin, dans le prolongement du chapitre précédent, le chapitre 11 propose une introduction à la pratique professionnelle, c’est-à-dire des informations et conseils concernant l’organisation du marché, les interprètes consultants, les agences et les clients directs, la gestion délicate des relations entre collègues qui sont également concurrents s’ils sont indépendants, les secrétariats d’interprètes, les organisations internationales comme recruteurs d’interprètes, et jusqu’au bénévolat.

Ce premier livre, outre qu’il présente d’excellents idées et conseils, est particulièrement impressionnant par le vaste périmètre de sujets qu’il couvre sur le plan de la profession, de l’apprentissage, de l’enseignement, du marché, même si une grande partie de son contenu n’est pas originale. Un deuxième grand mérite des auteurs est d’avoir su évoluer par rapport aux idées reçues et dogmes des années soixante-dix et quatre-vingts, notamment en ce qui concerne le rôle de l’interprète, la question de la directionnalité, la question de la spécificité de la difficulté de l’interprétation par paires de langues sous l’angle de la pression cognitive toujours présente, la question de la langue de la prise de notes. Comme des normes anciennes transmises oralement et des textes plus dogmatiques continuent à servir de références de par le monde et contrastent avec certaines des idées présentées par Setton et Dawrant, on aurait aimé que ces derniers parlent un peu de l’évolution qui s’est produite au fil des décennies et expliquent quels sont les éléments (idées, exercices) plus classiques que l’on trouvait dès les premiers textes sur l’enseignement de l’interprétation, et qu’ils indiquent quels sont les éléments nouveaux et leurs auteurs ou champions, et quels sont ceux qu’ils ont apportés eux-mêmes à travers leur expérience et leur réflexion en tant que praticiens et enseignants. On aurait aimé, en particulier, savoir quels sont les exercices qu’ils ont eux-mêmes mis au point et mis à l’épreuve du terrain et avec quels résultats dans la masse des exercices qu’ils décrivent dans le livre et qui relèvent probablement en partie d’idées débordant de bon sens et de créativité mais non encore réalisées. L’évolution générale est esquissée dans le Trainers’ Guide, mais la part de l’apport personnel de Setton et Dawrant n’y est pas précisée.

Si le Complete Course compte 470 pages, le Trainer’s Guide en aligne 650, ce qui exclut une nouvelle fois la rédaction d’un compte rendu exhaustif de son contenu, qui serait d’ailleurs partiellement redondant par rapport au premier livre dans la mesure où le Trainer’s Guide reprend une grande partie de ses idées. Il y a d’ailleurs un parallélisme partiel dans la structure des deux livres, en tout cas en ce qui concerne l’enseignement des différents modes d’interprétation, mais le Trainer’s Guide met l’accent sur des principes pédagogiques, y compris d’ailleurs la conception de programmes de formation, les examens, la place de la théorie et de la recherche dans la formation des interprètes, les questions institutionnelles et les formations complémentaires.

Au-delà des exercices pratiques proprement dits, les principes pédagogiques recommandés par Dawrant et Setton sont répartis un peu partout dans le livre, bien au-delà du chapitre 2, intitulé Teaching conference interpreting. On ne peut qu’approuver l’idée que la relation entre l’enseignant et les étudiants est assimilable à la relation entre un apprenti et son maître, mais qu’elle est également un partenariat coopératif qui devrait être gratifiant pour les deux parties, que le parcours d’« initiation » devrait être stimulant et agréable (plutôt que stressant, comme il l’est souvent). On ne peut que se réjouir de l’appel aux enseignants à prendre en compte l’individualité de chaque étudiant et faire attention à son moral, à être capables de se mettre à la place de l’étudiant, lui fournir un retour constructif sur ses prestations, à accepter eux-mêmes la critique, coordonner leurs efforts, comprendre que le rythme de progression des étudiants n’est pas uniforme et savoir quand et jusqu’à quel point doser les exigences, écouter chaque étudiant dans les classes dont ils ont la charge au moins une fois et commenter sa prestation à chaque cours, se focaliser sur le processus d’interprétation chez l’étudiant pendant les premières étapes de l’apprentissage et déplacer progressivement l’attention vers le produit, expliquer plutôt que prescrire, faire passer le message qu’il n’y a rien de mal ou de stigmatisant à prendre plus longtemps (que d’autres) pour acquérir telle ou telle compétence.

Le chapitre 3 porte sur le programme de formation proprement dit, et présente des argumentations expliquant des principes communs au prototype de la formation approuvé par l’AIIC, à quelques éléments près. Par exemple, Setton et Dawrant admettent plus facilement que d’autres l’importance de la formation à l’interprétation vers la langue B – ce que favorise sans doute leur expérience sur les marchés chinois. Dans le même chapitre, ils n’hésitent pas non plus à mettre en exergue les faiblesses sur le terrain du modèle de formation ‘standard’ de l’AIIC, et notamment la sous-qualification de certains enseignants, le manque de coordination pédagogique, des faiblesses dans le recueil et la sélection des matériaux didactiques. Ils proposent une amélioration de ce modèle plutôt que sa remise en cause.

Au chapitre 4, qui porte sur la sélection et l’admission des étudiants, les pratiques actuelles sont présentées avec leurs faiblesses bien connues, qui conduisent à un taux d’échec élevé au diplôme. Différentes propositions d’amélioration sont faites, mais Setton et Dawrant soulignent que ce sont bien les contraintes locales, notamment en matière de temps et de personnel, qui détermineront ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

Au chapitre 5, ils insistent à juste titre sur l’idée que, nonobstant le principe théorique d’une maîtrise linguistique parfaite acquise en amont de la formation à l’interprétation de conférence, la quasi-totalité des étudiants auront tout intérêt à bénéficier d’un perfectionnement linguistique, et proposent notamment des conseils pour l’amélioration des langues B.

Les deux auteurs n’hésitent pas non plus à reconnaître l’existence sur le marché de « conditions impossibles », qu’ils caractérisent au chapitre 9, en proposant des tactiques et stratégies de survie. Ce qui les conduit naturellement à réfléchir au professionnalisme et à l’éthique professionnelle, au chapitre 10, et à aborder un autre sujet délicat, celui de la neutralité et du rôle de l’interprète. Là aussi, ils vont au-delà de l’idéal préconisé par l’AIIC et reconnaissent que la réalité oblige parfois à se soumettre à la loi du client, qui exige autre chose que la neutralité, en formulant des recommandations dont une « optimisation » du discours original n’est pas exclue.

Au chapitre 11, il est question des examens professionnels et de la certification des interprètes, problème épineux, notamment en Chine. Les deux auteurs pointent du doigt les faiblesses des modalités existantes, les tests étant en général organisés individuellement par les programmes de formation dans chaque établissement. Ils reconnaissent que ces faiblesses sont liées à des contraintes budgétaires, à la faible disponibilité d’examinateurs qualifiés. Dans une discussion systématique et intelligente, ils proposent des principes pour des examens de bonne qualité, mais curieusement, sans tenir compte de ces contraintes pourtant bien réelles et bien lourdes. Où trouver les ressources financières, le temps, les examinateurs qualifiés pour organiser autant d’épreuves, avec autant de matériels et de matériaux, pour les enregistrer, les évaluer en écoutant les enregistrements et en les comparant à l’original, pour accepter de passer eux-mêmes les épreuves avant les étudiants, pour former des évaluateurs ?

Le chapitre 12 propose une bonne analyse de l’apport potentiel de la théorie et de la recherche à la formation, mais là aussi, encore faut-il trouver suffisamment d’enseignants véritablement formés et qualifiés comme chercheurs et disponibles. Un gros problème pour l’instant, même si des progrès sensibles ont été réalisés depuis vingt ans.

Le chapitre 13 aborde des questions institutionnelles relatives à la formation des interprètes de conférence : les programmes universitaires, les écoles commerciales, les formations au sein même des employeurs. Setton et Dawrant reconnaissent l’intérêt grandissant à l’égard de programmes de formation allant au-delà de l’interprétation de conférence, évoquent le programme européen EMCI, et parlent de différents aspects organisationnels de ces formations. Ils rappellent des contraintes déjà mentionnées précédemment et présentent deux modèles de recrutement d’enseignants, l’un fondé sur une majorité de chargés de cours et l’autre sur une majorité d’enseignants permanents. Dans la pratique, c’est le premier qui prédomine très largement, et (les deux auteurs en sont conscients) ces enseignants, plutôt mal payés, ont tendance à manquer de temps pour préparer leurs cours et rédiger des évaluations détaillées des prestations des étudiants, pour assister à des réunions pédagogiques et, de manière générale, l’école et de ses besoins ne figurent pas parmi leurs priorités personnelles.

Enfin, le chapitre 14 aborde les questions de formation tout au long de la vie, y compris des formations pour l’acquisition ou l’amélioration d’éléments de compétence complémentaires ou supplémentaires, de formation des enseignants, de même que, brièvement, la formation à des environnements autres que l’interprétation de conférence.

Dans un tout dernier chapitre de 11 pages, Robin Setton s’interroge sur l’avenir de la profession et évoque différents scénarios au regard des menaces que constituent l’évolution technologique et l’usage d’une lingua franca mondiale.

En conclusion, que penser de ces livres ? En premier lieu, on ne peut qu’admirer le travail monumental accompli par ces deux auteurs pour réaliser des documents de référence particulièrement complets, en général bien documentés et permettant, à travers des index détaillés, d’accéder facilement à des informations et discussions intelligentes sur un spectre très large de questions touchant l’interprétation de conférence, son enseignement et sa pratique. Deuxièmement, on ne peut que féliciter Setton et Dawrant d’avoir osé remettre en question des idées et principes hérités des temps héroïques de la création de l’AIIC, et ce de manière argumentée, raisonnable, sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Troisièmement, en matière d’exercices et de conseils pratiques, ces livres sont d’une richesse inégalée comme source d’inspiration pour les responsables de programmes de formation.

Et c’est justement là un des points où le bât blesse : tous ces exercices et ces conseils pratiques, d’où les tiennent-ils ? Compte tenu de leur parcours professionnel d’enseignants en poste pendant une fraction de leur carrière seulement, il paraît peu probable qu’ils les aient tous mis au point et à l’épreuve du terrain eux-mêmes. Ils ne précisent pas non plus des références montrant que d’autres les ont validés. Autrement dit, une grande partie de ces exercices et conseils semblent être le fruit de leur réflexion et de leur imagination, et non pas le résultat d’une expérimentation couronnée par des résultats probants. Et cela, il aurait fallu qu’ils le disent clairement. Toujours à propos de ces exercices et conseils pratiques : ils demandent un investissement en temps, en personnel et en équipement (notamment le recueil et le classement de matériaux, des enregistrements de prestations, des heures d’évaluation, etc.) qui sont clairement bien au-delà des ressources dont disposent la quasi-totalité des programmes de formation. Autrement dit, quid de la faisabilité de la mise en oeuvre de tous ces conseils ? En les lisant, je me suis fait la réflexion que beaucoup d’entre eux ne pouvaient s’appliquer à aucun des programmes de formation où je suis intervenu en tant qu’enseignant (y compris les établissements où les deux auteurs ont été en poste), et que Setton et Dawrant avaient rédigé un ouvrage sur les meilleures pratiques dans un monde idéal, sans donner des pistes concrètes pour les adapter ou en sélectionner certaines dans le monde réel qui en est très éloigné (ils se contentent de dire au début de leur premier livre que les méthodes devront être adaptées à l’environnement local). Leurs textes donnent l’impression d’un mélange de réalisme et d’idéalisme naïf. Les deux auteurs pensent-ils vraiment qu’à l’issue de deux ans de formation, les interprètes fraîchement diplômés sont en mesure d’affronter toutes les situations difficiles sur le terrain, même en excluant ce qui est extrême ? Les conducteurs de voitures automobiles munis de leur permis de conduire fraichement acquis ne le sont pas davantage. Ils ont une compétence de base, qui s’étoffe avec l’expérience. D’ailleurs, les recruteurs le savent bien, qui recrutent des « jeunes » en fonction de la difficulté prévisible de chaque mission, en veillant, le cas échéant, à les mettre en cabine avec des collègues plus expérimentés susceptibles d’intervenir en cas de difficulté. Le système japonais institutionnalisé depuis les années 1960 prévoit d’ailleurs, à l’issue d’une formation, un classement des interprètes en débutants, interprètes confirmés et interprètes très confirmés à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience et que celle-ci est validée par leurs aînés.

Par ailleurs, et ils ne s’en cachent pas, Setton et Dawrant sont des AIICiens convaincus, et leurs deux livres sont consacrés à la formation des interprètes de conférence « purs et durs », même s’il y est parfois fait allusion à d’autres formes d’interprétation. Or, les temps ont changé. Dans de nombreux pays, dont des pays occidentaux et même européens, la distinction entre les interprètes de conférence et les interprètes travaillant dans d’autres milieux tend à s’estomper, et des mélanges des genres sont loin d’être rares, ce que les deux auteurs reconnaissent d’ailleurs. Ce qui veut dire aussi que dans de nombreux pays, dont la Chine, les formations d’interprètes de conférence « purs et durs » se font rares, et le parcours de formation des interprètes passe souvent, probablement le plus souvent, par des environnements universitaires d’enseignement des langues étrangères où des cours divers, dont des cours de perfectionnement linguistique, conduisent les étudiants à des exercices de traduction et d’interprétation d’un niveau d’exigence bien moindre que celui visé par Setton et Dawrant, puis à une formation plus poussée pour les étudiants les plus motivés et les plus talentueux. De tels environnements n’ont pas grand-chose à voir avec la formation idéale de l’interprète de conférence présentée per les deux auteurs, et on est en droit de s’interroger sur la pertinence des structures proposées par Setton et Dawrant en dehors d’un secteur très spécialisé et très étroit qui est peut-être appelé à se rétrécir encore dans le proche avenir. D’autant plus que l’idée selon laquelle l’acquisition de compétences d’interprétation n’est possible qu’à la condition d’une parfaite maîtrise des langues de travail est-elle aussi discutable. Elle ne correspond pas à ma propre expérience de plus de dix ans dans un cours d’initiation à l’interprétation consécutive français-japonais à l’INALCO, pendant lequel des étudiants de troisième année ayant une maîtrise bien imparfaite du japonais ont pu acquérir des compétences en matière d’écoute active, de prise de notes et de reformulation du discours avec dissociation des langues. Elle ne correspond pas non plus à l’expérience de H. Ersöz Demirdağ (2013) dans l’enseignement de l’interprétation consécutive à des étudiants turcs de troisième année travaillant à partir du français, qui ont pu acquérir rapidement des compétences et réflexes professionnels. Tout cela est propre à remettre en cause l’idée même d’isoler la formation des interprètes de conférence dans un programme à part, par opposition à une formation plus « intégrée », avec l’acquisition progressive de différentes compétences, qui semble plus adaptée aux besoins (et aux moyens) du monde d’aujourd’hui.

Toutes ces réserves ne remettent pas en cause, tant s’en faut, les grands mérites des deux livres, qui sont une mine d’idées et conseils intelligents et utiles. Mais en les lisant, il serait peut-être bon de se rappeler qu’il s’agit d’un travail personnel et d’opinions personnelles rédigés dans une optique fortement marquée par une tradition spécifique et quelque peu élitiste, et non pas d’un ensemble de normes et résultats validés ayant une portée générale.

À qui peut-on recommander la lecture de ces deux livres ? À tous les enseignants et responsables de formations d’interprètes, sans aucun doute, et leur acquisition par les bibliothèques concernées me paraît être un excellent investissement. Qu’en est-il des étudiants qui les consulteront dans les bibliothèques en question ? Ils y trouveront eux aussi des idées et des informations bien précieuses. Mais sans la connaissance et l’expérience du terrain, certains risquent de prendre des idées idéalisantes pour des normes effectives et de considérer (à tort) que si elles ne sont pas toutes appliquées dans leur institution, leur formation n’est pas à la hauteur. Et de poser à leurs enseignants des questions gênantes. Il faudra s’y préparer.