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Fallait-il vraiment encore un manuel de terminologie ? Le français en est déjà bien pourvu, du Que sais-je ? d’Alain Rey (1993 [1979]) à l’excellent didacticiel (trilingue… et gratuit !) de Silvia Pavel (2004). Le doute est certes permis compte tenu des nombreux ouvrages existants, mais la lecture du premier chapitre de ce nouvel ouvrage de Marie-Claude L’Homme suffit pour convaincre pleinement de la nécessité de reprendre les principes de terminologie à la lumière des avancées techniques et linguistiques des dernières années. L’auteure part de la constatation que terminologie et terminographie – théorie et pratique – sont bien plus intimement liées qu’ailleurs en linguistique et que l’évolution rapide de la technologie et de la linguistique de corpus a remis en cause les présupposés des deux. Le grand changement est le recours désormais obligatoire au corpus informatisé – il revient aux terminologues de faire le travail de pionnier en corpus de langue de spécialité en utilisant et en adaptant à leurs fins les outils conçus pour la langue générale. La principale différence entre ce manuel et ses prédécesseurs est la prise en compte explicite d’éléments qui ne sont pas spécifiques à la terminologie, car mis au point dans le cadre de la linguistique de corpus pour la langue générale, mais dont le terminologue ne peut plus se passer. Le livre comporte ainsi des passages importants qui ne portent pas exclusivement sur la terminologie mais dont l’inclusion est plus que justifiée du point de vue pratique certes, mais aussi de celui de la théorie linguistique sous-jacente.

Le manuel est divisé en huit chapitres, les trois premiers consacrés aux principes de la terminologie, le reste aux pratiques et aux techniques, reflétant aussi la prépondérance déjà maintes fois constatée de la pratique sur la théorie. Il est complété par des index (auteurs et notions), des annexes (dictionnaires et logiciels cités) et une bibliographie sélective.

Le premier chapitre définit la terminologie par rapport aux disciplines soeurs. Le manuel se situe surtout par rapport aux deux grands modèles de la terminologie, celui bien unifié, hérité du fondateur Eugen Wüster, appelé ici conceptuel, et l’autre, multiforme, mais regroupé sous l’étiquette de lexico-sémantique, et qui remet la terminologie dans un cadre résolument linguistique, où la linguistique générale est complétée par des démarches sociocognitives et surtout textuelles. Les principes de la terminologie conceptuelle sont exposés de façon objective et sans polémique, et les applications directes de cette théorie qui font partie de la terminographie actuelle sont mises en lumière. Parmi les acquis de cette école de terminologie, l’auteure attache beaucoup d’importance aux liens conceptuels, hiérarchiques et méronymiques en particulier, qui sont exposés en détail au chapitre 4. Les reproches qui sont faits à la terminologie conceptuelle sont présentés de façon très équilibrée, surtout lorsqu’on pense qu’ils font partie d’un quasi-consensus parmi les terminologues de langue française, mais on ne peut s’empêcher de penser que l’auteure sous-estime l’importance de la description linguistique inhérente dans la démarche de Wüster. Ceci s’explique en partie du fait que peu de ses écrits sont disponibles en français. Le manuel a le mérite de citer page 86 le Dictionnaire international de la Machine-outil (Wüster 1968), description exemplaire des pratiques linguistiques des ingénieurs réalisée dans un but normalisateur. La présentation de l’autre méthode, l’approche lexico-sémantique, s’appuie sur la description de tous les éléments présents dans les textes spécialisés et non seulement de ceux qui participent à la construction conceptuelle du domaine. L’explication des deux manières d’appréhender le sens en terminologie fait ressortir leur complémentarité et reflète bien le débat qui agite depuis longtemps les différents courants.

Le lecteur se régale des nombreuses illustrations tirées des dictionnaires de spécialité et de banques de terminologie – l’initiation à la terminologie passe aussi par une bonne dose de métalexicographie. La macro- et la microstructure des dictionnaires de spécialité sont clairement présentées dans ce chapitre, qui se termine sur une vue synoptique de la terminotique, un des apports majeurs de ce manuel.

Le titre du deuxième chapitre (« Le terme dans le texte spécialisé ») laisse entendre que la langue de spécialité, qui n’est pas mentionnée en tant que telle, est considérée ici sous l’angle du discours. L’accent est mis sur la reconnaissance du terme dans les textes, et constitue une première approche des méthodes de dépouillement. La définition du terme dépend étroitement de celle du domaine de spécialité, même si l’auteure ne tait pas les difficultés liées à la délimitation de ce dernier, sans pour autant se montrer aussi sévère à cet égard que certains socioterminologues (Gambier 1991, par exemple), par ailleurs peu cités dans ce manuel. Fidèle à une approche automatisée, elle aborde les aspects statistiques du dépouillement et la prise en compte de la fréquence et de la répartition des termes relevés dans le corpus. Elle argumente l’importance de la prise en compte d’autres éléments que les noms et groupes nominaux (verbes, adjectifs en particulier), et le traducteur ne lui donnera pas tort ! Sa présentation de l’analyse en actants et prédicats doit beaucoup à Igor Mel’čuk, ce qui est tout à fait légitime, mais on peut regretter l’absence de toute référence ici à Pierre Lerat (voir surtout à ce propos Lerat 1988 et 1989), pionnier de ce volet important de l’analyse terminologique, et dont l’influence – en France tout au moins – reste considérable. Dans le manuel, le terme est identifié par rapport aux actants sémantiques en relation avec le domaine considéré, soit une démarche distributionnaliste qui s’appuie sur des critères pragmatiques. Plus généralement, cette démarche sert à distinguer les sens en terminologie. La dernière partie de ce chapitre est consacrée au terme dans la phrase et dans le texte, et cherche à rendre compte des régularités que l’on peut constater dans la variation terminologique. Celle-ci est foisonnante, mais elle ne doit rien au hasard, ce que le linguiste se doit d’expliquer. Cette fin de chapitre représente un pas en avant dans ce sens.

Le troisième chapitre est celui où l’auteure reprend à son compte l’essentiel de la terminologie classique, rappelant ainsi la répartition du manuel de Sager (1990), qu’elle cite volontiers. Elle commence par souligner les liens qui relient terminologie et documentation, sans oublier les différences entre les deux démarches. Sa description des différents types de relation conceptuelle est très claire. Sur le plan du métalangage, il semble que le sens qu’elle donne à taxinomie soit plutôt personnel (mais elle n’est pas seule à ne pas définir ce concept) – ici il s’agit tout simplement des structures hiérarchiques, sans qu’il soit question de structuration parallèle des signifiants. Elle fait état des problèmes de synonymie et d’homonymie (résolus, comme ailleurs, par référence au domaine), et des marques d’usage pour les départager. Elle présente les différents types d’antonymie, sans qu’on soit totalement convaincu qu’ils soient particuliers à la terminologie – on les conçoit très bien dans un contexte linguistique général, ce que l’on ne peut dire de la méronymie, dont les différentes relations se prêtent plus ou moins bien à la construction d’ontologies. On apprécie aussi le traitement approfondi dont font l’objet la dérivation syntaxique et la composition savante, aspects linguistiques souvent escamotés dans les manuels de terminologie. Ce chapitre fait référence aux problèmes de correspondance interlinguistique, par ailleurs assez peu évoqués pour un manuel qui sera le livre de chevet des traducteurs spécialisés en formation.

Le chapitre 4 constitue une des grandes originalités du manuel : puisqu’on ne peut plus faire de la terminologie sans constituer un corpus, on en présente ici les principes et les méthodes. On salue les neuf critères qui président au choix des textes qui entrent dans le corpus : domaine, langue (d’origine et du texte), niveau de spécialité, type de document, support, date de parution, données évaluatives, enfin taille et équilibre. L’auteure ne néglige pas non plus les aspects pratiques – récupérer les textes sous forme électronique, régler ou du moins reconnaître le problème des droits d’auteur, qui paralysent plus d’un projet terminologique. Elle présente les différents types de corpus et aborde de façon explicite les informations sur l’étiquetage et comment le réaliser. Les corpus comparables sont moins aisés à manipuler que les alignés et on aurait aimé en savoir plus sur leur constitution, en particulier à partir de quelle taille ils deviennent fiables, et sur leur exploitation. Le lecteur est renvoyé pour ce genre de précision au livre de Bowker et Pearson (2002). C’est ici qu’on aurait pu démontrer la validité du fameux crochet terminologique (Dubuc 1992 : 57-58), mis au point à l’époque des dépouillements manuels mais du même type de corpus.

Ce chapitre est si utile qu’on souhaiterait qu’il fournisse encore plus de détails : expliquer les conséquences de différents choix par rapport aux critères, et faire mention de l’offre fort déséquilibrée de textes scientifiques et techniques entre communautés linguistiques et ce que l’on peut faire pour rétablir l’équilibre.

Le chapitre 5 commence par une présentation et une explication de l’exploitation des concordanciers : on apprend à distinguer les différents types d’outil, à exploiter les diverses formes d’affichage, et à déterminer le meilleur outil en fonction du type de corpus dépouillé et des buts du projet terminologique. On apprend à formuler les requêtes, le tout illustré de nombreux exemples très bien choisis. Parmi les tableaux particulièrement parlants, signalons le 5.2 (« Marqueurs de relations sémantiques ») qui donne des exemples de formulations introduisant des relations de hiérarchie, de méronymie, de fonction et de cause à effet, et qui fait ainsi le lien entre les deux grandes démarches signalées dès le départ.

La pertinence de chaque principe d’interrogation est clairement signalée : opérateurs de proximité pour les termes complexes et pour appréhender la variation terminologique. Les aspects cognitifs ne sont pas négligés ! On apprend comment appréhender des contextes riches en connaissances, en vue de la constitution des bases de données décrites au chapitre 8.

Ce chapitre comporte aussi une présentation de l’interrogation des corpus étiquetés, surtout pour le travail sur ce que ce lecteur appelle encore la langue de spécialité : par exemple l’excellent traitement du verbe tourner en mécanique, mais on peut trouver que les exploitations suggérées pages 162-163 ne justifient pas pleinement tout le travail préalable requis, et ce n’est qu’au chapitre suivant que l’on apprend que les extracteurs de termes les plus intéressants exigent ce type de corpus.

Le chapitre 6 présente les logiciels dédiés à cette tâche et explique comment l’usager peut les paramétrer. Le compte rendu qui en est fait est très honnête, car on apprend que la plupart des extracteurs génèrent un taux de bruit très conséquent (de l’ordre de 70 % ou plus) sans pour autant éliminer les silences dans tous les cas. Ceci n’est pas vraiment une surprise et n’est pas la faute des concepteurs des logiciels : si les terminologues n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une définition opératoire du terme, on ne peut reprocher aux informaticiens de ne pas les extraire correctement. Il est pourtant permis de penser que cette définition est fonction du but poursuivi et que dans l’avenir l’utilisateur pourra paramétrer au maximum son extracteur. D’où l’intérêt de bien comprendre les principes et le fonctionnement de ceux qui existent – démonstration s’il le fallait du bien-fondé de ce chapitre (et de la finalité de sa propre terminologie, il va sans dire).

La plupart des extracteurs de terminologie se contentent de relever les groupes nominaux, et certains des noms simples ; pour les autres catégories de lexies susceptibles d’intéresser le terminologue, l’auteure consacre le chapitre 7 aux autres données terminologiques qu’il est utile de noter. Les collocations des langues de spécialité sont dignes d’intérêt, qu’elles soient directement associées à des termes ou non ; le chapitre comporte également une section sur l’exploitation des corpus bilingues dans le but de relever des équivalences entre termes. La dernière partie est consacrée aux outils susceptibles de dégager des informations sémantiques sur les termes. Plusieurs extracteurs de terminologie peuvent être exploités pour relever des collocations, mais l’auteure choisit de décrire en détail un relevé automatique réalisé sur un corpus de textes anglais portant sur la bourse, qui donne d’excellents résultats, pour la langue de spécialité aussi bien que pour la terminologie, tout en proposant des applications pour d’autres types de corpus et d’autres langues. La partie sur l’établissement des équivalents fait bien ressortir la multiplicité de candidats possibles. Encore une fois, le crochet terminologique sert précisément à établir ce genre de relation ! On aurait aimé savoir comment ces possibilités peuvent être exploitées par des logiciels d’aide à la traduction, surtout ceux qui incorporent une mémoire. Elle aborde ici un problème qui est commun à la lexicographie : celui de la décontextualisation, opération nécessaire mais délicate. Comment conserver des informations utiles pour la mise en discours des termes tout en proposant des formes susceptibles de généralisation ? La partie sur les informations sémantiques poursuit la réflexion abordée dans le chapitre précédent, et montre comment certains logiciels (Lexter en particulier) peuvent être exploités pour mettre en lumière précisément ce genre de données. La synonymie est un problème éminemment lexicographique, et il n’est pas étonnant de constater que les outils développés pour en rendre compte en terminologie l’ont été d’abord pour la langue générale.

L’automatisation de la gestion des données terminologiques est bien plus ancienne que celle du dépouillement (appelé aujourd’hui extraction), comme en témoignent les nombreux colloques de TermNet, organisés dès les années 1980, précisément sur ce sujet. Le chapitre sur l’organisation des données terminologiques vient en dernier pour des raisons chronologiques, parce que ces activités s’inscrivent en fin du parcours du travail de terminologie. L’auteure aborde ici les questions de structuration des bases, qui se répartissent essentiellement en deux catégories : les bases à modèle « à plat », aujourd’hui dépassées même si encore en usage, et les bases « relationnelles », qui sont celles que le terminologue d’aujourd’hui doit connaître. Le manuel en donne des principes, mais il faudrait avoir recours à des didactiels (pas encore commercialisés à notre connaissance) pour commencer à les maîtriser. Un troisième type de base de données, hiérarchique, est donné pour mémoire, mais il reste assez théorique et cantonné dans la gestion de « taxinomies » strictes, soit de langages vraiment contrôlés/construits. Les besoins d’un terminologue dans un grand établissement doté d’une base déjà élaborée et de celui qui doit en créer une dans une plus petite structure sont pris en compte dans ce chapitre, même si les informations devraient être complétées.

Il est clair que ce manuel servira d’ouvrage de base pour de nombreux cours de terminologie et de traduction spécialisée, car il se situe très clairement à l’intérieur d’une démarche de traitement automatique du langage et, à ce titre-là, il n’a guère de concurrent. L’auteure a veillé à la qualité des exemples et des illustrations, qui sont pris dans des ouvrages ou des projets existants, sans avoir été divulgués dans un manuel, et qui font preuve d’une prise directe avec la réalité du travail terminologique. On peut bien entendu ne pas être d’accord avec tel ou tel aspect du traitement ou avec certaines idées émises, mais ceci n’enlève rien aux nombreux mérites de l’ouvrage. Parmi les regrets du présent lecteur : parler de syntagmes nominaux plutôt que de synapsies, qui situe le métalangage sur le plan syntaxique plutôt que lexicologique (mais tout le monde en fait autant) ; ne pas prendre en compte de façon plus spécifique les problèmes d’équivalence en terminologie et plus généralement les aspects relevant du plurilinguisme – après tout, dans les pays très unilingues on ne s’occupe guère de la terminologie ; enfin, renvoyer au moins aux réflexions sur les aspects sociaux de la terminologie, par exemple pour la néologie, brièvement mentionnée page 116. On a l’impression que les textes sont une fin en soi et on perd un peu de vue les hommes et les femmes qui se trouvent derrière. La plus grande différence se situe sans doute sur le plan du traitement de la normalisation ; « la normalisation […] est le résultat d’une série de décisions prises par un groupe d’individus et non un reflet du fonctionnement réel des termes », écrit l’auteure à la page 32. Cette phrase est révélatrice de la différence entre les démarches exposées dans le premier chapitre ; pour l’auteure, l’étude de termes est celle d’un ensemble de lexies et se fait selon les méthodes de la linguistique générale. Pour la terminologie conceptuelle, les termes forment un ensemble à part, créés pour exprimer des connaissances spécialisées et adaptés à partir des éléments de la langue naturelle. Puisqu’il s’agit d’éléments déjà contrôlés, leur étude et leur aménagement exigent des méthodes spécifiques. Nous sommes dans la partie non naturelle, contrôlée, de la langue.

Pour un livre produit par des presses universitaires, où l’auteur est censé remplir toutes les fonctions d’une équipe éditoriale, le nombre d’erreurs est peu élevé et ne nuit pas à la qualité de l’ouvrage. Signalons, à ce propos, le tableau 6.1 page 171, qui est difficilement compréhensible : cinq colonnes sont numérotées, mais le texte en mentionne six. En général, la mise en page est parfois déconcertante : par endroit des tableaux interrompent la lecture du texte ; certains tableaux se trouvent à cheval sur une page et son verso, ou encore éloignés du texte auquel ils font référence. Sur le plan de la bibliographie, on peut signaler les erreurs suivantes : Temmerman est écrit Temmermann dans la bibliographie, tandis que K.-D. Schmitz devient Schmidt page 258 ; S. Douglas est en fait D(ouglas) Skuce, correctement identifié dans un autre ouvrage. On se demande pourquoi la traduction anglaise de Cabré (1992) est retenue plutôt que sa version française (1998).

Certaines interrogations subsistent sur le plan du texte : p. 206 : on n’explique pas comment rise peut être relevé comme verbe transitif. Certaines constructions prêtent à confusion : « La requête fait appel à l’opérateur ET qui retourne des contextes où les deux conditions sont respectées », mais celles-ci sont peu nombreuses et le lecteur se félicite de la clarté de l’exposition.

Il n’empêche que ce manuel vient très utilement compléter l’offre déjà considérable en français sans faire double emploi avec les ouvrages existants.