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Parmi les nombreuses formes que peut prendre l’interprétation, l’interprétation judiciaire occupe une place doublement critique. D’une part, dans un monde en transformation soumis à de grands bouleversements, les interprètes se heurtent à des difficultés et des situations, linguistiques notamment, inédites et problématiques ; d’autre part, étant donné que la communication entre l’interprète, les parties et la justice – jury inclus –, censée se dérouler harmonieusement en salle d’audience, est soumise aux aléas de la traduction inter et intralinguistique causés par une connaissance limitée, faible ou insuffisante des langues et dialectes parlés durant un procès. Dans ces cas de figure, c’est la justice qui en pâtit, au détriment des prévenus ou accusés, dont le sort dépend parfois d’une interprétation correcte ou déformée de leurs propos, de ceux des témoins et du ou des juges.

De nombreuses études savantes ont été publiées sur la plupart de ces situations, courantes dans nombre de pays où s’entrechoquent, en salle d’audience, langues et dialectes locaux, avec, parfois, la concurrence d’une langue étrangère. En revanche, peu d’études portent de façon quasi exhaustive sur la situation particulière d’un État donné. Celle de Hong Kong suscite un intérêt croissant, surtout depuis le retrait du Royaume-Uni du territoire loué à la Chine en 1898 et retourné dans son giron en 1997. Les conditions singulières dans lesquelles se déroule l’interprétation judiciaire devant les tribunaux de Hong Kong, où la langue anglaise a longtemps dominé les débats, fait l’objet d’une analyse approfondie effectuée par une interprète chevronnée, enseignante à l’Université de Hong Kong, à qui l’on doit travaux et recherches portant sur l’interprétation judiciaire. Le titre d’un de ses articles, paru en 2016, donne le ton de l’ouvrage recensé : « Do they understand ? English Trials Heard by Chinese Jurors in the Hong Kong Courtroom » (Ng 2016 : 172-191).

On voit d’emblée où se nichent les difficultés et les problèmes affectant la bonne exécution du rôle d’intermédiaire (conduit role) de l’interprète : l’entrechoc des langues. L’ouvrage qui fait l’objet de la présente recension fait le tour de la question en dix chapitres, dont l’introduction et la conclusion, de longueur variable. Il est préfacé par Holly Mikkelson, elle-même interprète émérite et enseignante, entre autres, en interprétation judiciaire, et comprend plusieurs listes de tableaux et schémas, outre une copieuse bibliographie (p. 191-203) et des annexes où les lecteurs trouveront des données, notamment sur l’emploi du chinois en cour (p. 205), la transcription verbatim d’échanges entre un juge et le porte-parole du jury (p. 211), etc. Un index des sujets traités (p. 221) complète l’ouvrage.

Ce qui distingue la monographie d’Eva Ng ne tient pas tant au fait que les procès se tenant à Hong Kong se déroulent en deux langues, l’anglais et le cantonais, situation de bilinguisme judiciaire plutôt fréquente à l’échelle mondiale ; ce qui fait de cet ouvrage un cas exemplaire, c’est la mise au jour de la faiblesse de la connaissance, voire de la compréhension de ces langues, l’anglais en particulier, par les acteurs d’un procès civil ou pénal et les nombreux obstacles que doit franchir l’interprète. Le premier, qui n’est pas le moindre, réside dans le fait qu’à Hong Kong, la langue de la cour est l’anglais, alors que celle de la population est le cantonais, d’où le rôle crucial de l’interprétation. Aussi, devant cette dichotomie, le rôle d’intermédiaire de l’interprète, souvent la seule personne bilingue dans la salle d’audience, est-il compliqué, jalonné d’embûches lors de la traduction en consécutive (anglais-cantonais/cantonais-anglais) ou en simultanée par « chuchotage », au risque de priver les personnes unilingues du bénéfice de la communication. Un rapport de force linguistique inévitable en découle au rythme de la procédure selon la composition de la cour, des parties et des avocats, du jury et des témoins et, pour finir, de l’auditoire.

Or les enjeux d’un procès, au pénal tout particulièrement, sont critiques : selon le lieu où il se tient et la nature des faits reprochés dans la lex fori, l’accusé pourrait encourir la peine capitale. Voyons comment ces chapitres détaillent tour à tour le pourquoi et le comment de l’interprétation judiciaire dans ce contexte particulier pour mieux en comprendre les enjeux et tenter d’y apporter des réponses.

Les données

Le premier chapitre est une introduction à la recherche effectuée, ses tenants et aboutissants, et présente les données transcrites verbatim collectées et analysées par Eva Ng. Il s’agit d’enregistrements des audiences tenues dans les neuf affaires que l’auteure a retenues pour son étude selon le découpage entre les trois instances visées. Les copieuses données recueillies et traitées par l’auteure procèdent de neuf affaires pénales jugées par trois juridictions (p. 6) : la Magistrate’s Court (3 causes), tribunal compétent en matière d’infractions et délits passibles de peines de 3 ans d’emprisonnement et d’amendes pouvant aller jusqu’à 5 millions de dollars ; la District Court (4 causes), qui a compétence civile et pénale et entend les causes pénales portant sur des « actes criminels » (indictable offences) que lui transmet la Magistrate’s Court ; la High Court (2 affaires), qui est à la fois un tribunal de première instance et une cour d’appel, en matière civile comme pénale.

Le deuxième chapitre présente le cadre historique de l’interprétation judiciaire et sa pratique dans les tribunaux de Hong Kong des débuts de l’ère coloniale instaurée par le traité de Nankin (1842) jusqu’à la rétrocession. Cet accord prévoyait, entre autres, que la Chine devait céder l’île de Hong Kong au Royaume-Uni « à perpétuité » (principe du « bail emphytéotique »), faisant de celle-ci une colonie de la Couronne britannique. Toutefois, lors de la Seconde Convention conclue à Pékin (1898), le Royaume-Uni s’engagea à rétrocéder ces territoires à la Chine au terme de 99 ans, ce qu’il advint en 1997. Les données compilées portent sur des causes entendues depuis le retour de l’île dans l’espace chinois. Le rôle de l’interprète et son évolution entre l’ère coloniale et aujourd’hui sont également analysés sur plusieurs plans, dont ceux des conditions d’accès, de la formation, rémunération et carrière. Durant la période coloniale, la qualité des interprètes et de leur formation laissait à désirer. Toutefois, à partir de la création du Bureau des interprètes judiciaires (Court Interpreters’ Office, 1971), la formation des interprètes, leur qualité et leur nombre ont progressé, ainsi que la transparence au long du processus judiciaire. Actuellement (janvier 2018), la Court Language Section, qui lui a succédé, compte 130 interprètes à temps plein et 340 interprètes à temps partiel travaillant en 35 langues et… 18 dialectes chinois (p. 25).

Les modes

Le troisième chapitre traite des modes d’interprétation qu’utilise l’interprète dans un procès tenu à Hong Kong. Par exemple, en raison de la dichotomie signalée plus haut entre le personnel judiciaire anglophone et les parties s’exprimant en cantonais, l’interprète opère en consécutive, alors que le chuchotage est privilégié lors d’échanges monolingues (un témoin s’exprime en anglais, directives transmises au jury, plaidoiries). L’auteure souligne toutefois les limites du chuchotage, réservé au seul accusé, et le tort que subissent les personnes non anglophones, jurés compris. Elle compare la façon dont fonctionnent les modes d’interprétation dans la plupart des systèmes judiciaires et dans celui de Hong Kong pour en montrer la singularité. En règle générale, la fonction de l’interprète consiste à répondre aux besoins de personnes, accusés ou témoins, parlant une langue minoritaire, alors que la majorité des autres personnes parlent la langue dans laquelle se déroule le procès.

Or, dans un procès tenu à Hong Kong, c’est l’inverse qui a cours : les juges, le personnel judiciaire, les avocats et le jury (avec quelques réserves) parlent anglais, alors que la majorité des participants (accusé, témoins, assistance) sont de langue cantonaise et doivent se fier à l’interprétation pour suivre les débats. On pourrait, à ce sujet, rappeler que cette situation n’est pas inconnue dans les pays à forte immigration (Australie, Canada, É.-U., etc.), où les immigrants ne parlent ou ne comprennent que peu ou mal l’anglais (ou le français, au Canada).

Langue et pouvoir

Dans le chapitre 4, l’auteure analyse la situation des rapports entre personnes bilingues et personnes monolingues en salle d’audience. Les premières, les avocats plus particulièrement, profitent de cet avantage pour contester stratégiquement l’exactitude de l’interprétation et, ainsi, jouer un rôle plus important que celui des monolingues en prenant le contrôle de la médiation dévolue à l’interprète (p. 50 et suiv.), mais aussi du rôle du juge monolingue, qui ne peut intervenir dans un débat bilingue sur une question d’ordre linguistique. Ce constat met en évidence l’importance et le poids du bilinguisme dans le rapport de forces qui oppose les parties à un procès et la perte d’influence des interprètes, pourtant bilingues, face aux avocats et, en dernier ressort, aux juges, davantage portés à croire la version de l’avocat plutôt que celle de l’interprète. Le risque, pour ce dernier, est de voir sa compétence mise en doute.

Le chapitre 5 présente un scénario différent, quoique moins fréquent, du précédent. Il s’agit d’une situation où l’interprète a affaire à un avocat et un juge n’ayant pas sa connaissance des deux langues et où le témoin s’exprime en mandarin, et non en cantonais. L’analyse, dans ce cas-ci, a porté sur la comparaison du pouvoir de l’interprète et de celui des acteurs monolingues. En outre, l’auteure a analysé l’intervention de l’interprète lors de l’examen du témoin pour en déterminer les effets sur la participation des acteurs judiciaires monolingues, jurés compris. Elle a également évalué l’effet de cette situation sur la compétence de l’interprète judiciaire et sur la crédibilité du témoin pour les jurés et les autres acteurs judiciaires.

Il s’ensuit que, dans le premier cas, celui du personnel judiciaire monolingue, l’interprète détient un certain pouvoir linguistique que lui confère son bilinguisme, mais que, dans la situation inverse, lorsque le personnel judiciaire est bilingue, ce léger avantage revient à ces derniers. De plus, la rotation de l’avantage ne profite pas automatiquement à l’interprète lorsque ses interventions (IIT = interpreter-initiated turn) se font trop fréquentes, distillant ainsi un doute sur sa compétence et sur la crédibilité du témoin dans l’esprit des jurés (p. 90).

Intervention du juge et témoignages

Le chapitre 6 traite du changement de rôle du juge dans sa participation au procès lorsqu’il intervient dans le cours de la procédure en procédant à l’examen d’un témoin. Ce faisant, il imprime sa marque et son contrôle sur la conduite du procès, bien qu’il faille souligner que, dans le système judiciaire de Hong Kong, l’intervention du juge n’est pas la règle. Ces interventions, selon Ng, sont toutefois source de davantage de problèmes dans les salles d’audience bilingues de Hong Kong que dans d’autres contextes, qu’ils soient unilingues ou bilingues (cela reste à voir selon le système procédural en cause…). L’acte de communication, la parole, passe alors de l’interprète et de l’avocat au représentant du pouvoir judiciaire : le juge, qui d’auditeur passif devient intervenant actif, avec pour conséquences d’écarter du débat les acteurs judiciaires qui ne parlent pas le langage de la cour. Les interventions du juge, en interrompant les interactions et conversations, altèrent la qualité de l’interprétation et entraînent des « omissions » (p. 92) dans la communication de l’interprète, provoquant ainsi des pertes d’information susceptibles de compromettre l’administration de la justice (p. 108).

Dans la continuité du chapitre précédent, le chapitre 7, le plus court après celui de l’introduction, souligne d’abord l’inégalité des participants à un procès (inequality gap before the law) – situation pourtant généralisée – et porte sur le problème que pose le témoignage de témoins experts non anglophones choisissant de s’exprimer en anglais devant la cour, le plus souvent pour des raisons de prestige, alors que la majorité des témoins locaux parlent en cantonais. Des observations faites, Ng conclut que les premiers sont plus influençables et moins affirmatifs dans leurs témoignages, notamment lors de l’interaction avec l’avocat (lors d’un contre-interrogatoire en particulier) que les seconds, ce qui peut nuire à la cause de la partie qui a fait appel à ces témoins (p. 112). Les problèmes de compréhension ne se limitent pas aux parties et au personnel judiciaire, ils se posent aussi aux jurés dans le contexte particulier de Hong Kong.

Les jurés chinois et la compréhension de l’anglais

Le chapitre 8 traite la question de la compréhension d’une langue étrangère par les jurés dans les tribunaux bilingues de Hong Kong lorsque la communication entre juristes et profanes, présents à titre de témoins et d’accusé, doit passer le plus souvent par l’entremise de l’interprète (p. 129 et suiv.). Or, le jury n’a pas toujours accès à cette interprétation, notamment dans le cas du chuchotage, au contraire de l’interprétation consécutive. Si l’on considère que les jurés maîtrisent peu ou mal l’anglais et qu’en outre ils ne peuvent entendre les propos chuchotés, on peut douter que le jury ait saisi le sens et la portée de tous les échanges, déclarations, annonces et interventions prononcés le procès durant. Ce constat pose la question de l’intérêt, voire de la nécessité, d’un procès devant jury si les jurés ne sont pas en mesure de comprendre le fin mot du débat se déroulant sous leurs yeux.

Mais qui parle, finalement ?

Dans le chapitre 9, Ng s’est penchée sur la question du discours indirect (reported speech), qui fait couler beaucoup d’encre parmi les interprètes, particulièrement lorsqu’une langue telle que le mandarin, avec ses nuances, est en jeu (p. 147 et suiv.). Après avoir étudié la littérature savante consacrée à ce sujet, elle en a conclu que celle-ci répondait mal à la situation de l’interprétation dans le contexte bilingue des tribunaux de Hong Kong et a cherché à mieux comprendre ce phénomène. Pour ce faire, elle s’est appuyée, outre sur les neuf jugements déjà évoqués, sur les résultats d’une enquête effectuée auprès d’interprètes judiciaires, actifs et retraités, résultats qui ont révélé la complexité de la notion d’audience au cours d’un procès se déroulant dans le cadre particulier des tribunaux de Hong Kong. Ce constat intéressera les interprètes parce qu’il est susceptible d’orienter leurs stratégies lorsqu’il s’agira de traduire la parole de l’émetteur et de la rendre dans ses nuances.

Le dixième et dernier chapitre est la conclusion de l’étude. L’auteure y résume les résultats de ses recherches, qu’elle élargit au domaine plus général de la traductologie ainsi qu’à celui de la recherche en sociolinguistique et en linguistique judiciaire (forensic linguistics). Elle y énonce également de nombreuses – et louables – recommandations (p. 179 et s.), adjurations qui vont des meilleures pratiques à suivre en salle d’audience aux recherches à envisager à partir du constat découlant de ses propres recherches, sans oublier les recommandations d’ordre institutionnel et administratif nécessaires pour assurer aux interprètes de meilleures conditions de travail et salariales, mais aussi de formation. Et cela, afin d’améliorer les prestations de l’interprétation judiciaire dans le contexte que l’on sait. Le tout dans le dessein d’approcher l’idéal de justice que symbolise la balance de Thémis. On souhaite à ces recommandations d’être entendues et suivies d’effet…

Common Law in an Uncommon Courtroom. Judicial interpreting in Hong Kong est un ouvrage dense, rigoureux, bien documenté et informé, le sujet a été fouillé, la recherche méticuleusement conduite, les conclusions, fondées sur une littérature savante et établie, peu discutables. On sort de sa lecture mieux au fait des difficultés inhérentes à la tâche de l’interprète judiciaire travaillant en contexte bilingue, quoique dans le cadre particulier qu’offre la situation épineuse de Hong Kong. Il reste que cette ancienne colonie (britannique), dotée d’institutions et de procédures judiciaires datant de l’ère coloniale et de la langue administrative du colonisateur, n’est pas un cas d’espèce, aussi symbolique et représentatif soit-il pour une personne qui – et ceci est le fait de l’humaine condition – regarde un tableau avec les yeux de Chimène. Les difficultés et obstacles qu’y rencontrent les interprètes judiciaires ne sont pas propres à Hong Kong, l’apanage d’un seul État ; on les retrouve, en pire, dans nombre d’États parmi ceux qui ont accédé plus ou moins récemment à l’indépendance et doivent faire face à cette nouvelle situation, se projeter dans l’avenir à partir des sources, usages et « formants » légués par le colonisateur. On pourrait avancer le cas du Sri Lanka, celui du Cameroun ou, encore plus significatif, de l’Afrique du Sud, avec ses onze langues officielles – sans parler de l’Inde ! On imagine sans peine les difficultés et les contraintes avec lesquelles ces systèmes judiciaires et leurs acteurs doivent composer. Les recommandations d’Eva N. S. Ng, dans ces cas-là, résonnent comme autant d’illusions lyriques. Il faut néanmoins lui savoir gré d’avoir effectué une telle recherche et produit un ouvrage de référence sur la situation difficile que vivent tant d’interprètes judiciaires dans les rapports qu’ils entretiennent avec l’autorité judiciaire et leur lutte incessante pour faire entendre et comprendre la parole des acteurs du procès.