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Comme la plupart des « problèmes » de traduction, la question du dialecte en traduction ne peut se réduire aux simples données linguistiques. La définition du dialecte en tant que variation linguistique, la nature d’un parler vernaculaire particulier, son origine, son usage et son évolution ne donneront que peu de clés pour son éventuelle traduction dans une oeuvre littéraire, même en tenant compte des apports essentiels des sociolinguistes à la dialectologie (Labov, 1972 ; Trudgill et Chambers, 1991). Or la présence d’éléments dialectaux, dans un roman par exemple, peut créer une véritable situation de blocage et faire renoncer des traducteurs à la tâche, non pas en raison de difficultés de compréhension, qui certes existent, mais surtout face au besoin d’adopter un traitement cohérent du dialecte qui doit trouver sa justification. Les réflexions et l’étude de cas présentées ici s’écartent de l’analyse linguistique pour se concentrer sur la pragmatique et démontrer comment une théorie fonctionnaliste comme la théorie du skopos (Reiss et Vermeer, 1984 ; Vermeer, 1996 ; Nord, 1997) peut éclairer le traducteur et fournir à la fois une stratégie et une justification pertinentes. Cet apport théorique récent, qui s’appuie sur la fonction remplie par le texte traduit plutôt que sur la recherche de correspondances linguistiques ou d’équivalences fonctionnelles, se voit reconnu surtout dans la traduction de textes pragmatiques, mais ses concepteurs le définissent comme applicable à tous les types de traduction, y compris à la traduction littéraire. L’expérience décrite ci-dessous montre comment la théorie du skopos peut s’appliquer à la traduction littéraire et contribuer à résoudre les difficultés posées par la présence d’éléments dialectaux dans le roman étudié.

Le corpus : Sunset Song de Lewis Grassic Gibbon

Le corpus utilisé est un roman écossais des années 1930, si connu et aimé en Écosse qu’on peut le considérer comme un roman-culte, à savoir Sunset Song, le premier roman de la trilogie écossaise A Scots Quair de Lewis Grassic Gibbon (de son vrai nom James Leslie Mitchell), paru en 1932 et traduit par l’auteur du présent article[1]. La trilogie retrace trois décennies de vie sociale dans la région du Mearns au sud d’Aberdeen, dont l’auteur était issu : dans Sunset Song, celle de la communauté paysanne des crofters avant, pendant et après la Première Guerre mondiale ; puis dans les deux autres romans (Cloud Howe et Grey Granite), celle d’un petit bourg manufacturier et le monde ouvrier d’une grande ville industrielle. La trilogie est centrée sur un personnage féminin riche et complexe, Chris, qui revendique à la fois une scotticité enracinée dans la terre et son indépendance en tant que femme. S’il fut décrié par la presse locale et s’il choqua les habitants du Mearns par son réalisme, Sunset Song connut un succès considérable et fut salué par les critiques écossais et anglais, ainsi que par le New York Times qui, en 1933, affirma son caractère universel : Sunset Song « may be read with delight the world over[2] ».

Malheureusement, la mort prématurée de l’auteur en 1935, après la parution complète de la trilogie, stoppa net une oeuvre romanesque novatrice qui rompait avec l’idéalisation conformiste et sentimentaliste du passé rural pratiquée par l’école littéraire écossaise dite du Kailyard[3]. L’oeuvre de Grassic Gibbon fut récupérée à sa mort aussi bien par les nationalistes que par les écrivains marxistes « prolétariens », mais c’est surtout dans les années 1970 qu’elle fut redécouverte par les nouveaux nationalistes écossais qui y trouvèrent une exaltation de leur héritage culturel et l’écho de leurs propres interrogations sur les complexités du débat entre socialisme et nationalisme. Le roman a alors fait l’objet d’une adaptation télévisée et est maintenant reconnu par l’institution scolaire et régulièrement adapté pour la scène.

Faire l’amalgame entre scotticité et nationalisme chez cet auteur est cependant très discutable : d’après l’un de ses spécialistes, c’était un « anti-nationaliste viscéral » qui « se proclama communiste jusqu’à sa mort, polémiquait avec les conservateurs de tous bords et revendiquait, pour qui voulait l’entendre, la nature propagandiste (révolutionnaire) de son oeuvre » (Dixon, 1983 : 4). En tout cas, il est probable que les contradictions inhérentes à l’oeuvre et son classement comme oeuvre régionaliste expliquent en partie le fait que le roman soit resté inconnu en France et n’ait pas été traduit. Une autre raison est son caractère fortement écossais dans sa langue même : il est en partie écrit en dialecte écossais et donc difficile d’accès au lecteur francophone, même disposant d’une bonne compétence de lecture en anglais. L’utilisation du dialecte écossais chez Gibbon est très particulière : elle se distingue d’un emploi relativement classique du vernaculaire qui confine celui-ci aux dialogues entre personnages ruraux et non instruits (chez Walter Scott par exemple), ou encore de la reconstitution méticuleuse de l’idiome et de sa prononciation, épurée de tout anglicisme, qui apparaît dans le « synthetic Scots » des poètes représentant la Scottish Renaissance dans les années 1920. La première motivation qu’il revendique, en même temps que son authenticité, est la richesse, la clarté et la précision de l’écriture, « impossible in orthodox English » selon lui, pour transcrire la réalité de la communauté rurale écossaise qu’il a choisi de décrire (Dixon, 1983 : 240). Mais la résonance idéologique de ce choix d’un dialecte qui restait encore la langue de communication populaire de la région doit être soulignée : « Utiliser la langue vernaculaire, selon Mitchell [alias Gibbon], c’est surtout revenir aux sources populaires et se désengager par rapport aux modes d’expression et aux traditions culturelles bourgeoises » (Dixon, 1983 : 242).

Les linguistes ont signalé le manque d’étanchéité entre les différents niveaux et registres de langue, le flou des définitions catégorielles et les recouvrements qui s’opèrent entre variations géographiques, sociales et individuelles, compliquant singulièrement la tâche des traducteurs (Gadet, 1996 ; Sanders, 1996). S’il semble évident que « le dialecte utilisé en littérature est une langue artificielle » (Carpentier, 1990 : 75) puisqu’il s’agit d’une représentation littéraire fondée sur une sélection de certains indices, nous nous trouvons ici devant une intégration originale du dialecte qui recouvre diverses fonctions très imbriquées, marquage à la fois régional et social, stratégie à la fois idéologique et littéraire, création poétique personnelle. Le dialecte donne à la trilogie de Gibbon une unité stylistique qui traverse la narration et le dialogue sans pour autant restreindre le texte aux seuls initiés. L’auteur voulait retrouver une langue littéraire écossaise qui sonne juste en revitalisant le braid Scots, le dialecte du Nord-Est de l’Écosse[4], qui est la langue de son enfance, mais il ne voulait pas pour autant se couper d’un public potentiel anglais et américain : il n’a pas utilisé le dialecte de façon régulière et n’a pas non plus effectué dans son texte les modifications orthographiques correspondant à la prononciation du braid Scots. Il a en revanche réussi le tour de force d’angliciser certains mots du dialecte tout en modelant l’anglais sur la syntaxe écossaise, donnant au roman une dominante fortement écossaise et un style narratif et lyrique unique, « a modern prose that is disctinctively Scottish and reads like effortless English » (Young, 1973 : 82). Cette création stylistique conduit le biographe de Gibbon à affirmer que « the narrative cannot be separated from its own idiom » (Munro, 1866 : 81), une affirmation qui donnerait crédit aux tenants de l’intraduisibilité du roman, sauf si l’on adopte une autre façon de penser la traduction de l’oeuvre.

L’analyse des difficultés : dialecte et style

Résoudre la question du dialecte en traduction nécessite de circonscrire ce qui relève du dialecte et ce qui relève de la langue standard, mais également de distinguer les éléments dialectaux de ceux qui sont la marque personnelle de l’auteur. Or dialecte et idiolecte sont ici intimement mêlés. Dans ce roman, le lexique écossais peut difficilement être traité de façon systématique, comme pourrait l’être une terminologie nouvelle dans un texte technique. À l’exception d’une trentaine de mots récurrents et définis de manière relativement précise et univoque dans les dictionnaires écossais et anglais (comme bairn, burn, byre, kirk, kye, etc.), les mots de dialecte utilisés sont loin d’être figés et monosémiques. Il s’agit d’une part de mots rares, quasiment introuvables, dont l’orthographe et la signification ont pu être transformées par l’auteur, lequel donne parfois des indications (pas toujours éclairantes pour la traduction) dans un glossaire : par exemple, il propose pour pleiter, « to wade aimlessly », pour schlorich, « a shapeless unchartable sticky chaos », pour sonsy, « handsome, flattishly burly », pour sharn, « dung in a semi-liquid state », pour spleiter, « a wettish mess », et pour yavil, « land in harvest the previous year ». C’est le contexte qui permet généralement de compléter ces indications et de préciser le sens, qui reste parfois ambigu. Mais le plus souvent, il s’agit de mots courants, en particulier les noms désignant des types de personnes (quean, tink, billy, bothyman, carl, childe, etc.) et les adjectifs ou adverbes à caractère familier (bonny, douce, dour, fair, fell, gey, meikle, sonsy, unco, etc.), généralement polysémiques et auxquels aucun mot français ne semble jamais correspondre pleinement. L’adjectif récurrent brave est un bon exemple de cette difficulté car il s’agit de l’anglicisation d’un terme écossais braw à valeur emphatique (proche de great), parfois employé en ce sens, parfois dans son sens anglais de « brave, courageux », le plus souvent dans les deux sens à la fois (voir plus loin les exemples 4 et 10).

Le dialecte est également apparent dans la syntaxe, mais avec la même ambivalence que dans le lexique. La syntaxe est notamment marquée par les inversions caractéristiques du dialecte écossais (comme les tournures avec feint), des marqueurs temporels aux fonctions variables (comme syne), l’utilisation non grammaticale des pronoms personnels et l’emploi fréquent d’adjectifs ou d’adverbes emphatiques (fair, fell, clean, real) apparaissant presque comme des « tics » de langage (de même que wee et bit).

Malgré l’archaïsme de certaines tournures écossaises, qui sont acceptées comme telles par le lecteur anglophone, la langue reste étonnamment fluide et compréhensible. Les trois exemples suivants illustrent l’insertion du dialecte tant dans le lexique que dans la syntaxe[5].

L’auteur a ainsi utilisé les ressources du dialecte, qu’il appelait « the twists of Scottish idiom », pour construire son propre idiolecte, un style marqué par un rythme cadencé, répétitif, lent et insistant, qui suggère fortement l’oralité d’une histoire racontée à haute voix comme dans les exemples ci-dessus, mais qui dégage aussi une poésie profonde, décrite comme suit par l’écrivain nationaliste Neil Gunn : « The effect produced by the rhythm is utterly un-English. Indeed it is so profoundly of the soil of which Mitchell [alias Gibbon] writes that in an odd moment of reverie the illusion is created of the soil itself speaking » (Dixon, 1983 : 247). Cette cadence particulière s’exprime par des phrases longues faites de successions de propositions mises bout à bout, une accumulation d’appositions parfois elliptiques séparées par de simples virgules, des reprises et des répétitions, et aussi des propositions qui s’enchaînent les unes aux autres reliées par l’omniprésent and, avec une ponctuation réduite.

Grassic Gibbon utilise les termes et rythmes de la langue populaire aussi bien dans les passages narratifs et introspectifs que dans les dialogues entre personnages écossais. Dans les passages-clés du roman, ceux où la voix de l’héroïne s’exprime en un monologue intérieur, les éléments lexicaux du dialecte sont moins fréquents, s’effaçant derrière la puissance du rythme poétique issu du travail sur la syntaxe comme le montre l’exemple suivant (voir aussi l’exemple 10 en fin d’article) :

Une autre caractéristique du roman est la suppression des guillemets comme indicateurs de dialogue et l’insertion des dialogues en italique dans le fil de la narration, ce qui crée un continuum narratif qui exclut d’autant plus la restriction du dialecte aux seuls propos de personnages ruraux. La narration est portée par plusieurs voix, celle de la conscience de l’héroïne écossaise, Chris, qui apparaît dans l’exemple 4 ci-dessus, mais aussi celle, collective, populaire et anonyme, qui traduit les points de vue de la communauté paysanne, la folk voice, qui s’exprime dans les exemples 1 et 2 et dont les commentaires sarcastiques, contradictoires, souvent stupides, souvent drôles, sont parfois d’une grossièreté délibérément subversive. On notera que l’usage du dialecte chez cet auteur n’est jamais dévalorisant, car c’est pour lui la représentation de la voix du peuple écossais, dans son ignorance autant que dans sa beauté, et c’est la langue que choisit délibérément son héroïne au plus profond d’elle-même (exemple 10). Cette valorisation idéologique du dialecte va à l’encontre d’un romancier comme Walter Scott qui, d’une certaine façon, dévalorise la langue vernaculaire en créant une connivence paternaliste entre le narrateur anglophone et le lecteur aux dépens des personnages employant le braid Scots, mais aussi d’un dramaturge comme Arnold Wesker qui, lui, utilise le dialecte pour dénoncer l’ignorance et « démythifier la vision idyllique du monde rural » (Vreck, 1990 : 97). Dans cette oeuvre, c’est plutôt l’idiome anglais standard qui est dévalorisé car il n’apparaît que dans les propos souvent ridiculisés des rares personnages extérieurs issus de la bourgeoisie ou de la noblesse anglaises, ou lorsqu’un personnage écossais essaie de parler anglais pour accéder à la classe supérieure.

L’exemple suivant montre cette continuité du dialecte entre la narration et le dialogue. Il montre aussi l’idéologie explicitement exprimée par la voix narrative populaire – ici celle de John Guthrie – qui rejette le personnage bourgeois, son accoutrement, son domestique et son anglais « de classe ».

Si l’on rappelle que le braid scots était devenu aux yeux de la grande majorité des intellectuels écossais la langue de l’ignorance et de l’arriération culturelle (Dixon, 1983 : 239), cette utilisation généralisée et revalorisée de la langue populaire opère une véritable rupture par rapport à la tradition romanesque écossaise que l’on peut mettre en parallèle avec la rupture que Céline fait subir au roman français à la même époque,

une écriture nouvelle dans laquelle le langage populaire, banni de l’expression écrite en France depuis des siècles, fait irruption par le biais de transformations tant syntaxiques que lexicales. Céline entretient par son oeuvre romanesque le même rapport (d’assimilation et de rupture) avec l’école populiste que Mitchell [Gibbon] avec l’école du Kailyard. Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de vocabulaire, question qui a été fétichisée par les nationalistes culturels en Écosse, mais bien d’une écriture qui prend sa source dans la vitalité du langage populaire.

Dixon, 1983 : 243

Les choix stratégiques

Sur quels fondements théoriques s’appuyer face à ce type de difficulté ?

Il apparaît vite qu’une démarche uniquement linguistique aboutit à une impasse. L’emploi personnalisé du dialecte et la nature non figée de celui-ci ne permettent pas d’établir des correspondances linguistiques régulières. De plus, une traduction littérale de la syntaxe, notamment des inversions du sujet et de très nombreuses conjonctions de coordination, rendrait le texte illisible. Cette impossibilité n’est pas nouvelle en ce qui concerne le dialecte en littérature : « La traduction littérale et ponctuelle de la forme conduit trop souvent à un manque d’authenticité de la forme choisie dans la langue cible quand ce n’est pas à du charabia pur et simple » (Carpentier, 1990 : 82). L’établissement de correspondances doit céder la place à un travail de réécriture, soucieux de donner une lisibilité au texte tout en préservant ses caractéristiques.

Une deuxième piste est la recherche d’équivalences, dans le cadre de la théorie interprétative par exemple, ce que Marianne Lederer appelle « la fidélité au sens, compris non pas en tant qu’esprit par rapport à la lettre, mais en tant qu’effet global du texte sur le destinataire » (Lederer, 1994 : 86). Quel est donc l’effet global du dialecte et de ce style sur le lecteur anglophone ? La question n’est pas aussi simple qu’elle le paraît : cet effet est-il le même chez le lecteur écossais, le lecteur anglais, le lecteur américain ? S’agit-il simplement de raconter une histoire en utilisant des éléments dialectaux pour exprimer des émotions et donner une couleur, pour renforcer un effet d’oralité, de familiarité et d’authenticité ?

Si tel était le cas, dans le cadre d’une théorie de l’équivalence, une adaptation du dialecte écossais dans un dialecte d’une campagne française aurait pu être envisagée. Mais cette hypothèse a été rejetée d’emblée pour plusieurs raisons. L’écossais de Lewis Grassic Gibbon est sublimé par le lyrisme de l’auteur qui a en outre mêlé à des expressions authentiquement dialectales des tournures transformées et magnifiées et des mots anglais accessibles à tous. Il est donc difficile d’extraire les éléments dialectaux à adapter du reste du texte, comme il a été possible de le faire pour le parler du Derbyshire utilisé dans les répliques bien circonscrites du garde-chasse de Lady Chatterley. Même en s’attelant à cette tâche, le traducteur choisissant l’emploi de mots issus d’un dialecte français, du picard par exemple, ou même de mots bretons, (qui produiraient la même opacité et le même degré d’étrangeté par rapport au français standard que l’écossais par rapport à l’anglais) devrait engager un travail de réécriture et de transformation poétique – voire de francisation – de la langue qui exigerait qu’il ait les mêmes qualités créatrices que l’auteur écossais et une connaissance profonde et personnelle de l’idiome en question. De plus, ces éléments linguistiques propres à la France auraient paru déplacés alors que l’environnement des personnages est authentiquement écossais. En d’autres termes, adapter le dialecte aurait alors conduit à modifier l’ensemble du roman, ses personnages, son cadre et son histoire et à le transposer dans un cadre breton par exemple, produisant une adaptation telle qu’on a pu en produire au théâtre, avec la traduction écossaise de l’École des Femmes de Molière par Robert Kemp, où l’action est transposée à Edimbourg[6]. Une démarche envisageable à condition de s’en tenir à la définition des personnages et des relations psychologiques qu’ils entretiennent entre eux, qui ont une valeur universelle. Mais la dimension socio-historique très forte du roman, qui raconte, à travers la vie d’une jeune femme, fille d’un petit fermier écossais, l’évolution et la disparition des petits paysans des basses terres d’Écosse pendant et après la Première Guerre mondiale, cette toile de fond culturelle et socio-politique essentielle dans l’oeuvre de cet auteur, serait perdue. Nous avons déjà noté le lien idéologique étroit entre l’utilisation de la langue vernaculaire populaire et le propos politique de l’auteur. Si nous rejetons l’idée que le lien « indissociable » entre le récit et l’idiome, défendu par Munro, rend le roman intraduisible, nous affirmerons en revanche que la scotticité du roman est irréductible, en d’autres termes que l’oeuvre tire sa force et son sens, non seulement de la langue mais de la construction d’un récit et de personnages indissociables de la représentation d’une expérience et d’un monde authentiquement écossais.

Les théories de l’équivalence nous mènent donc elles aussi à une impasse.

Il convient alors de cesser de s’interroger sur les effets pour aborder la traduction du roman sous un autre angle, celui de la fonction. Un tel roman ne peut être traduit sans une analyse de l’intention globale de l’auteur et de la fonction du dialecte dans le roman ; mieux encore, la traduction elle-même doit être définie au préalable dans sa fonctionnalité. Ce sont les théories fonctionnalistes récentes, et notamment la théorie du skopos, qui peuvent apporter ici une réponse à la question de la traduction du dialecte.

Une démarche fonctionnaliste

La théorie du skopos

Rappelons que la théorie du skopos a été développée par Hans Vermeer dès 1978, notamment dans son ouvrage commun avec Katarina Reiss, Grundlegung einer allgemeinen Translationtheorie (1984) et, en anglais, dans son livre A skopos theory of translation (1996), les théories fonctionnalistes ayant également été analysées par Christiane Nord (1997). Vermeer a appelé sa théorie skopostheorie à partir du mot grec skopos, traduit le plus souvent en anglais par purpose, et en français par « but », « finalité », voire « mission ». Pour lui, le skopos est le principe fondamental qui détermine l’action (le processus, les choix, les décisions) du traducteur : « Translating is acting, i.e. a goal-oriented procedure carried out in such a way as the tranlslator deems optimal under the prevailing circumstances » (Vermeer, 1996 : 13). Il s’agit non pas du skopos du traducteur (celui-ci étant le plus souvent rémunéré pour un travail), mais du skopos du processus qui aboutit au texte traduit dans la situation cible. La grande innovation de cette théorie est de reconnaître que, dans certains cas, cette « finalité », voire « mission » du texte cible n’est pas forcément la même que celle qui a conduit au texte source et que le principe d’équivalence doit céder la place au principe d’adéquation au skopos du texte traduit (Reiss, 1983) : « It is not the source-text and/or its surface-structure which determines the target-text and/or its surface-structure, but the skopos » (Vermeer, 1996 : 15).

Bien entendu définir le skopos de la traduction n’est pas toujours évident : il est déterminé par la négociation entre le traducteur et le commanditaire par le biais d’un Ubersetzungsauftrag, ou translation brief, c’est-à-dire un cahier des charges. L’élément clé pour la détermination du skopos est le destinataire, le public cible, caractérisé par des connaissances et des attentes modelées par sa propre culture.

Skopos et traduction littéraire

La traduction littéraire semble être celle qui résiste le mieux à la théorie du skopos. Vermeer et Reiss présentent la théorie dans une perspective globalisante, qui concerne tout type de texte, sans s’attarder sur la littérature. Vermeer répond néanmoins plus spécifiquement à ses détracteurs sur ce sujet en 1996 et l’ouvrage de Christiane Nord comprend un chapitre entier consacré au « functionalism in literary translation ». Après avoir noté les difficultés de définir les caractéristiques du texte littéraire, Nord soutient que le caractère littéraire d’un texte dépend essentiellement des attentes du lecteur : le texte est reçu comme littéraire en fonction de certains indices montrant que la communication est établie avec une intention littéraire. On est donc toujours dans la pragmatique de l’action, de l’intention, de l’effet et de l’attente.

Le principal argument avancé contre la théorie du skopos en littérature vient de l’affirmation que la littérature n’est pas produite dans une finalité communicative. La véritable oeuvre d’art ne serait pas dirigée vers un destinataire, puisque l’art n’est pas communication :

Mais que dit une oeuvre littéraire ? Que communique-t-elle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas énonciation. Une traduction cependant, qui veut communiquer, ne saurait transmettre que la communication – donc quelque chose d’inessentiel.

Benjamin 1923, 1971 : 261

Si estimable que puisse paraître cette vision de la littérature, il y a cependant deux réponses à cet argument. En premier lieu, dans le champ même de la littérature, les oeuvres entrant dans cette catégorie sont loin d’être majoritaires, et si l’on exclut ce que Berman appelle « les Oeuvres » (avec des réserves, car certaines d’entre elles ont été ouvertement écrites pour un public), il reste que la majorité des auteurs écrivent pour s’exprimer certes, mais aussi et surtout pour être lus et reconnus. Dans le cadre d’une théorie globalisante, on peut considérer que ceux qui ne rentrent pas dans cette majorité restent à la marge et acquièrent le statut d’exception. Ces exceptions sont certes de poids puisqu’elles regroupent des auteurs, penseurs et philosophes insistant sur la transcendance, le sacré et l’essence même de la pensée. D’autre part, un argument apparemment irréfutable peut être avancé : même si l’on envisage qu’un texte littéraire soit écrit sans intention dirigée vers un destinataire, le traducteur, lui, répond à la demande d’un éditeur et de son lectorat (Nord, 1997 : 83). La traduction d’une oeuvre littéraire s’inscrit donc dans une situation d’interaction communicative soumise à un skopos.

C’est le rôle du traducteur que d’interpréter les choix textuels et stylistiques effectués par l’auteur en anticipation des effets sur le lecteur de la langue et de la culture sources et de verbaliser sa propre interprétation de l’intention de l’auteur pour un nouveau public, celui de la langue et de la culture cibles.

What does it mean to translate ? Surely this much at least (or is it again a question of definition ?) : to have a skopos and accordingly transfer a text(eme) from its source-culture surroundings to target-culture surroundings, which by definition are different from the former.[…] One will have to decide before translating a text whether it is to be “adapted” (to a certain extent), i. e. “assimilated”, to target-culture conditions, or whether it is meant to display and perhaps even stress its “foreign” aspect. (There are other possibilities still with which I shall not deal here.) One will have to make a choice. In both cases, the text will be “different” from what it was in its “normal” source-culture situation, and its “effect” will be different.

Vermeer, 1996 : 39

Cette insistance sur la médiation interculturelle et sur le choix d’une stratégie adaptée au skopos donne un avantage à cette théorie sur la théorie de l’équivalence, cette dernière pouvant aboutir, en traduction littéraire, à des excès d’adaptation qui peuvent rendre le texte trop parfaitement assimilé à la culture cible, justifiant les accusations d’ethnocentrisme (Berman, 1985) ou de fluidité excessive, illusion de transparence nourrissant l’invisibilité du traducteur (Venuti, 1995). La prise en compte du lecteur du texte cible et de sa différence culturelle avec le lecteur du texte source (de ses attentes, de ses connaissances, de ses codes) doit permettre de faire fonctionner le texte traduit d’une manière qui soit compatible avec l’intention de l’auteur et avec la fonction du texte source, telles qu’elles ont été interprétées par le traducteur. Christiane Nord tempère en quelque sorte la théorie en ajoutant une notion qui lui est propre, en complétant le skopos par la notion de « loyauté » qui, par opposition à la fidélité, s’exerce par rapport aux personnes, y compris à l’auteur : « The responsibility translators have towards their partners in translational interaction » (Nord, 1997 : 140). Cette loyauté est le fruit d’une négociation impliquant l’auteur, le récepteur, le commanditaire et le traducteur.

Reprenons dans cette optique la situation de ce roman, l’intention de son auteur et la fonction du dialecte dans cette intention.

Cet auteur était poussé par un fort désir d’écriture, qui l’a d’ailleurs conduit à une mort prématurée par maladie et épuisement. Son besoin de reconnaissance – littéraire mais aussi matérielle – ne fait aucun doute. C’était par ailleurs un écrivain engagé. Ses romans, au-delà d’un récit fortement caractérisé par son lieu, son temps et ses personnages, sont les vecteurs d’une vision de l’Écosse, et de l’Europe tout entière, marquée par l’idéal socialiste de l’époque. L’intention de communiquer un message social et politique, évidente dans le récit, est attestée par d’autres écrits. D’autre part, son style est non seulement une écriture personnelle mais un manifeste pour un dialecte écossais dont il voulait démontrer la vigueur et la puissance poétique. Cependant, comme nous l’avons déjà précisé, cet auteur écossais a écrit délibérément pour un public anglophone au sens large puisqu’il fait en sorte que l’écossais, bien qu’omniprésent, ne soit pas un obstacle à la lecture des romans par tout locuteur anglophone. L’auteur a donc voulu que ses romans sur l’Écosse soient lisibles par le plus grand nombre. Le skopos du texte source est établi ; mais peut-il être le même que le skopos du texte traduit ? Celui-ci s’adresse à un lectorat francophone amateur de romans : la revendication de la scotticité, véritable manifeste littéraire des années 1930, a-t-elle le même sens pour un lecteur français, belge, suisse ou québécois de l’an 2000 ?

Applications à la traduction

La stratégie adoptée pour la traduction du dialecte dépend donc de la définition du skopos du texte traduit. L’auteur voulant être lu et reconnu par un grand nombre de lecteurs, cette intention sera donc considérée comme prioritaire dans le skopos de la traduction. Par souci de loyauté à l’auteur, la traduction ne devrait pas comporter, sous couvert de fidélité à la forme, d’obstacle à la lisibilité du texte par un grand nombre de lecteurs. Un premier principe sera donc d’éviter l’opacité qui naîtrait d’un respect méticuleux de la syntaxe ou de la recherche systématique de mots rares visant à « dialectaliser » superficiellement le texte. Par ailleurs, il n’est pas question d’adopter ce que Berman dénonçait comme une « rationalisation » (Berman, 1985 : 70), puisque l’effort de loyauté porte également sur la préservation de l’idiolecte, donc de l’écart stylistique, avec un respect du rythme et de la fluidité caractéristiques du style de l’auteur, la traduction étant envisagée comme une recréation discursive globale.

Ces deux principes étant posés, repassons les différents aspects de l’utilisation du dialecte dans le roman au filtre de la théorie fonctionnaliste.

Le dialecte comme marqueur géographique

C’est cet aspect-là qui est le plus frappant et le plus bloquant pour la traduction. Et pourtant c’est celui qui est le plus facilement résolu par la théorie du skopos. Le marquage régional est pertinent pour les lecteurs anglophones sensibles à l’effet de la variation géographique au sein de l’idiome commun (effet de reconnaissance identitaire pour les Écossais, d’étrangeté pour les autres), mais sa pertinence est liée à une double intention de l’auteur qui transcende largement la géographie, une intention littéraire d’une part, une intention politique et identitaire d’autre part.

L’auteur voulait montrer la valeur poétique du dialecte écossais d’Aberdeen en le recréant à sa manière. La traduction du dialecte par un dialecte français fausserait l’intention initiale et aboutirait, comme nous l’avons vu, à l’effet inverse, à savoir une exotisation, une francisation au lieu d’une « scottisation » ; on rejoint là une position prise par Berman qui affirme que « malheureusement le vernaculaire ne peut être traduit par un autre vernaculaire. Seules les koinés, les langues « cultivées » peuvent s’entretraduire. Une telle exotisation, qui rend l’étranger du dehors par celui du dedans, n’aboutit qu’à ridiculiser l’original » (Berman, 1985 : 79). Sur ce premier point, le skopos de la traduction l’emporte sur l’intention initiale : en effet pour le lecteur francophone d’aujourd’hui, la revendication de la valeur poétique de l’écossais est beaucoup moins pertinente que pour le public cible initial, pour ne pas dire sans objet. Le lecteur français doit sentir la force de la scotticité dans le roman, mais l’aspect dialectal – au sens de variation régionale – reste pour lui secondaire. Le manifeste littéraire s’efface devant le manifeste social et politique, mais l’Écosse reste bien au centre du roman, tout comme elle était à la base du manifeste littéraire. Dans ce cas, il faut savoir reconnaître que la perte nécessaire par rapport à l’original est relative. La prise de conscience de la relativité de cette question a été l’une des clés du déblocage de la traduction. L’utilisation du dialecte dans le texte original n’est cependant pas gommée car elle peut être soulignée dans le texte traduit chaque fois que les deux idiomes cohabitent ou s’opposent, si bien que le lecteur francophone est parfaitement conscient de l’existence d’un parler local différent de l’anglais. Ainsi, si la décision de ne pas traduire le dialecte par un équivalent dialectal ou une recréation langagière inédite pourrait paraître mener à un appauvrissement du texte, dans le sens d’une homogénéisation, la traduction adoptée préserve la tension résultant de la présence simultanée de deux langues, qui reflète une tension à la fois psychologique et sociale essentielle dans le roman, comme le montre l’exemple suivant :

La compensation du dialecte par la mise en valeur de la scotticité

L’auteur voulait écrire un roman spécifiquement écossais par son histoire, ses personnages et sa langue. Puisque la composante linguistique est modifiée, il est important que le caractère écossais du contexte et des personnages soit marqué dans la traduction. Le roman contient de nombreux éléments directement transposables et clairement identifiables comme écossais par un lecteur francophone (les paysages avec bruyère, lochs et pierres levées, le whisky, la cornemuse et les revenants, par exemple) : en ce sens il rejoint les attentes d’un lectorat qui a assimilé des idées parfois stéréotypées sur l’Écosse. Mais la description d’un milieu paysan pauvre et rude puis d’un milieu urbain oppressant l’individu et marqué par une lutte des classes impitoyable va à l’encontre des stéréotypes d’une Écosse romantique et idéalisée et révèle au lecteur francophone une Écosse sociale et politique inédite, bien plus frappante dans son authenticité, qui fait entrer le lecteur dans un monde étranger. La scotticité dépasse donc largement les attentes du lecteur. Cependant, au cas où l’alternative entre l’adaptation et le maintien de la couleur locale pourrait être envisagée, c’est l’affirmation du caractère écossais qui prime car l’adaptation irait à l’encontre de l’intention politique de l’auteur : maintien des patronymes et des toponymes, refus de l’adaptation culturelle du quotidien et maintien de tous les éléments socioculturels concourant à « l’étrangeté » écossaise, avec si besoin est, explicitation par quelques mots ajoutés au texte des éléments culturels opaques pour le lecteur français. Par exemple, ajout du nom du poète Robert Burns, déjà mentionné ailleurs dans le roman, mais inutile pour les Écossais qui connaissent le poème cité par coeur :

Le dialecte comme marqueur social

Nous avons signalé plus haut la force de l’engagement socialiste de l’auteur et plusieurs de ses écrits laissent entendre que l’utilisation du dialecte est autant un manifeste littéraire écossais qu’un souci d’écrire dans la langue populaire, au sens de « langue parlée par le peuple », ce peuple de paysans pauvres qui est le sujet du roman. L’analyse de Dixon, qui privilégie le social plutôt que le régional, est précieuse pour le traducteur car elle l’autorise à choisir un registre de langue populaire rurale pour rendre des expressions dialectales. Cette stratégie, qui met l’accent sur la dimension sociale du dialecte en compensant largement son appartenance géographique par les éléments extra-linguistiques, revient à « traduire la verticalité et non l’horizontalité du dialecte » (Vreck, 1990 : 99). À l’intention vernaculaire, difficile à retenir dans le skopos du texte traduit, se substitue l’intention populaire qui peut s’exprimer par une langue familière, un lexique concret et coloré et des variantes syntaxiques propres à ce registre, sans toutefois tomber dans l’excès puisque la langue de l’auteur reste toujours très maîtrisée. C’est le choix qui a été fait, comme le montre l’exemple suivant.

Le dialecte comme marqueur stylistique

C’est dans la syntaxe que les éléments dialectaux appartenant au braid Scots se fondent dans un style littéraire unique, propre à l’auteur, qui donne à ce roman son caractère. Il est difficile de dissocier ses différentes composantes et il apparaît essentiel, comme nous l’avons dit, de procéder à une approche discursive globale pour rendre ce style en français.

L’exemple précédent illustre le recours à un lexique rural et à des tournures familières et alertes pour le registre populaire, mais celui-ci est aussi présent dans le style oral créé par l’auteur en jouant notamment sur les inversions, les répétitions, et l’utilisation des pronoms personnels compléments propres au dialecte. Notons qu’il n’y a cependant aucune transcription graphique de la prononciation et que les marques graphiques d’oralité se limitent aux contractions standard. L’impression d’oralité est donc essentiellement donnée par le registre lexical et par le rythme. Même si le dialecte, intrinsèquement oral, fait partie intégrante de cette construction stylistique, il semble que la systématisation de la juxtaposition de propositions sans subordination, ou simplement reliées par and, et le faible recours à la ponctuation soient davantage propres à l’idiolecte de l’auteur. Ainsi, un critique a noté l’irritation des lecteurs devant « Gibbon’s overuse of ‘and’ and ‘you’ » et a justifié l’auteur comme suit : « the repeated ‘ands’ are a necessary feature of the style’s extraordinary fluidity and motion » (Crawford, 1988, XI). Il y a donc bien un écart par rapport à la norme puisqu’il irrite les lecteurs, mais en même temps, on encense la fluidité du texte, ce qui constitue un paradoxe à résoudre dans la traduction : conserver un certain écart stylistique tout en maintenant l’impression de fluidité du texte. Rappelons aussi l’impératif de lisibilité déterminé au départ dans le skopos du texte traduit. La traduction littérale des nombreux and étant loin d’être satisfaisante à la lecture à haute voix en français, la syntaxe est modifiée pour que le texte soit fluide mais qu’on retrouve aussi dans la traduction cet écart par rapport à la norme syntaxique qui fait écho à l’écart entre le texte source et la norme anglaise. Pour traduire ce style marqué par de longues phrases formées de succession d’éléments juxtaposés et reliés par and, quelques connecteurs supplémentaires sont introduits, certains and sont occultés, mais le rythme et l’effet de linéarité produit par les juxtapositions et coordinations doit être préservé, comme on peut le voir dans la traduction de l’exemple 1 donné plus haut et dans l’exemple 9 ci-dessous.

La richesse du style tient à l’intégration harmonieuse des éléments dialectaux – populaires et oraux – et d’une langue littéraire personnelle qui utilise des mots anglais simples et forts, des ellipses et des répétitions, et qui joue avec subtilité de différents registres.

La subtilité, génératrice d’une certaine ambiguïté, apparaît notamment dans l’utilisation caractéristique du pronom you, tantôt générique pour introduire la voix du peuple, tantôt utilisé comme « self-referring you » (Trengove, 1975) qui dramatise la voix intérieure de l’héroïne, les deux emplois cohabitant souvent et s’ajoutant aux usages habituels du pronom de la 2e personne. Dans la traduction, le choix entre le « on » générique, d’autres formes impersonnelles et le « tu » est souvent très délicat, le « tu » s’imposant quand la référence est claire en permettant aussi de conserver l’ambiguïté (voir l’exemple 4). Cet emploi particulier du « self-referring you » est illustré dans l’extrait suivant, un passage clé du roman, où se manifeste la tension entre l’anglais et l’écossais qui est au coeur de la personnalité de Chris. On remarquera que, comme dans l’exemple 4 où s’exprimait également la conscience de l’héroïne, le passage contient très peu de termes dialectaux (on y trouve néanmoins le fameux brave, déjà mentionné) et pourtant c’est un passage à forte dominante écossaise, exprimée dans l’allusion directe à l’Écosse, à sa terre et à sa langue, et dans l’émotion qui se dégage du choix de mots simples associés de façon intime à cette vision de l’Écosse. Le style de Gibbon dans ce passage nécessite un travail de réécriture, de recréation poétique, afin de retrouver cette émotion, de recréer la cadence propre à ces phrases longues entrecoupées, qui se lisent comme une succession de vagues, comme les vers d’un poème. C’est par cet exemple, qui nous semble bien représentatif du roman, que nous terminerons cette étude.

Conclusion

Au bout du compte, c’est ce choix d’une stratégie, effectué au départ de façon intuitive, puis rationalisé par la théorie du skopos, qui a permis de comprendre ce qui apparaît comme l’essence même du roman, une écriture enracinée dans sa profonde scotticité, et de transmettre cette expérience du monde au lecteur francophone par des moyens qui vont bien au-delà de la traduction du dialecte.

Il est bon de rappeler aussi une autre application de la théorie du skopos à la traduction littéraire : l’établissement de ces principes a été rendu possible par la négociation, plus simplement l’échange de vues, avec le représentant du commanditaire (l’éditeur), en l’occurrence le directeur de collection, lui-même écossais et spécialiste de l’auteur, qui a soutenu la traductrice dans sa recherche d’une stratégie fondée et argumentée pour donner une cohérence à la traduction du roman.

Il est vrai que les théories classiques de la fidélité mettaient en avant des difficultés insurmontables, poussant vers le seuil d’intraduisibilité. Le changement de démarche qu’offre la théorie du skopos a eu raison de certains blocages, mais il faut aussi reconnaître que, du fait de son contenu idéologique, cette oeuvre se prête particulièrement bien à une stratégie de traduction fonctionnaliste. L’argumentation soutenue ici ne prétend évidemment pas être généralisable, elle reste liée à une étude de cas. L’intérêt d’une démarche fonctionnaliste pour traduire le dialecte en littérature a déjà été démontré (Carpentier, 1990), et la formalisation de la théorie du skopos a permis d’affiner et d’enrichir cette démarche. Pourtant, comme nous l’avons déjà remarqué, de nombreuses critiques ont été émises sur l’application de cette théorie à la traduction littéraire, sur les notions de skopos et d’intention en littérature, sur les formes d’adaptation qu’elle semblerait privilégier (Baker, 1998 : 237), alors que cette théorie est loin d’être systématiquement cibliste. D’après Nord, cette théorie pourrait trouver des applications encore non explorées : « a considerable number of problems in literary translation can be approached from a functionalist standpoint without jeopardizing the ‘originality’ of the source text » (Nord, 1997 : 122). La traduction de la littérature pour la jeunesse, par exemple, est un domaine où la question de la fonction du texte traduit est particulièrement pertinente, comme le rappelle la spécialiste du genre, Riita Oittinen : « Translators aim their words at someone and for some purpose and adapt their text according to the imagined future function of the translated text » (2003 : 128). La richesse des apports du skopos reste encore à découvrir et la présente étude de cas n’en éclaire qu’un fragment.