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Elle avoit oüi dire, qu’une jeune persone, qui veut avoir de l’esprit, doit lire & relire le Roman d’Astrée, & cependant, malgré sa prévention & son courage, elle n’avoit jamais pu aller jusqu’à la fin du premier Volume. Les Episodes continuels, l’affectation d’une vaine science, dont elle ne s’imaginoit pas avoir grand besoin, l’étalage de la Doctrine profonde des Anciens Druides, les Poësies frequentes & froides, tout cela l’avoit assez rebutée, pour ne pas continuer une lecture qu’elle trouvoit ennuïeuse…

La Nouvelle Astrée. Avertissement : 1713, A4[1]

1. Introduction littéraire – adaptation, modernisation, traduction

Le célèbre cycle pastoral L’Astrée, rédigé par Honoré d’Urfé au début du xviie siècle (1607-1627), a connu, au fil du temps, maintes adaptations plus ou moins fidèles à son prestigieux modèle. Le récit intitulé La Nouvelle Astrée de 1712[2] peut être cité comme un exemple achevé. Une traduction relativement prompte du récit vers le russe, sous le titre transcrit comme Novaya Astreya et datant de 1789[3] , dont un exemplaire se trouve à la Bibliothèque nationale de Prague, en République tchèque, fait l’objet de notre étude comparative. Une première traduction de La Nouvelle Astrée en tchèque, que nous avons réalisée et récemment publiée, accompagnée de trois études – la première littéraire et historique, la deuxième traductologique et herméneutique et la troisième, une critique comparée des possibles « modernisations » du mythe arcadien, astréen et céladonien[4] –, s’est avérée utile sur un plan plus large, dépassant la problématique d’une seule langue d’arrivée, car on a pu mesurer comment la lecture du texte et son traitement précoce de la part du traducteur russe à la fin du xviiie siècle diffèrent de la lecture traductologique d’aujourd’hui. Sans pourtant oublier la disparité foncière entre L’Astrée d’Honoré d’Urfé, oeuvre de référence, et la menue Nouvelle Astrée, disparité issue d’une disproportion quantitative ainsi que qualitative, nous avons voulu nous pencher sur la petite prose pour plusieurs raisons. La première raison, c’est son volume, qui se prête à la traduction sans doute plus facilement que l’ouvrage comptant plusieurs milliers de pages. Dans la culture de la langue tchèque, la traduction de La Nouvelle Astrée n’existait pas, une Astrée intégrale d’Honoré d’Urfé en version tchèque encore moins ; le public intéressé aurait eu recours à l’original français.

En ce qui concerne les traductions historiques du grand cycle urféen, Delphine Denis, directrice de l’équipe spécialisée Le Règne d’Astrée[5] , basée à la Sorbonne, et qui est en train d’en publier une ambitieuse édition critique (Denis 2011 ; 2016), mentionne qu’elles ne sont que partielles et imparfaites (Denis 2016 : 14)[6] . Le but de cet article est d’ailleurs d’évaluer à quel point les stratégies traductologiques changent au fil du temps et comment elles sont influencées par le milieu social qui commande ou accueille le texte traduit, par ses attentes d’un côté et par des réserves ou même des tabous de l’autre.

Il est intéressant de constater qu’un besoin d’adapter, voire de « moderniser » L’Astrée, a été ressenti et formulé dès le début du xviiie siècle, fait qui aurait mené à la rédaction de La Nouvelle Astrée. Pour ce projet qui a abouti, à la différence d’autres, on avait inventé une mission spécifique : par le biais de l’opinion respectée d’une lectrice fictive, déçue de la longueur et de l’abondance excessives du texte urféen original, on promet au lecteur « d’en ôter tous les défauts qu’elle avoit sentis par un bon goût naturel » (NAF[7] : A5) pour constater d’emblée que : « Il a fallu de plus changer le stile, quoiqu’il eut beaucoup de force dans l’Original. Cent ans dans une Langue vivante, mettent tout hors de mode » (NAF : A5). Pourtant, il est promis de conserver « certains traits qu’on remarquera assez aux mots antiques ; et encore mieux à la beauté des sentiments » (NAF : A5-6) car faut-il concéder, « un homme de la condition de Monsieur d’Urfé, ne pouvoit en avoir que de fort nobles et de fort élevez » (NAF : A6).

Si cette lectrice éclairée et son incognito peuvent être considérés comme un stratagème narratif, d’ailleurs bien commun, de l’auteur baroque en recherche d’authenticité, l’anonymat de ce dernier est un élément critique. La première édition de La Nouvelle Astrée chez Nicolas Pépié à Paris en 1712 est parue sans nom d’auteur. L’édition hollandaise de 1718 par J. Sambik le Jeune à Leyde porte l’inscription La Nouvelle Astrée, par Monsieur l’Abbé C** (Denis 2007 : 22), nom qui est lu comme Choisy (Van der Cruysse 1995 : 396). Il se trouve pourtant que, dans la dédicace au début de La Nouvelle Astrée, Pépié évoque un « petit ouvrage composé par une personne du beau sexe » (NAF : A3) et dans l’Avertissement adressé aux lecteurs, l’auteur affiche à deux reprises le genre féminin : « Persuadée que tout ce qui lui avoit déplu […], je lui proposé… » (NAF : A5), pour finir : « L’accueil favorable que vous avez fait à quelques bagatelles qui me sont échappées, m’a enhardie de vous faire ce petit présent » (NAF : A6). Le choix du genre féminin de la part de l’auteur de La Nouvelle Astrée aurait correspondu à une identité mixte de l’abbé Choisy[8] , pourtant son nom n’est pas admis à l’unanimité. Il ne figure d’ailleurs pas sur les pages de la traduction russe, Novaya Astreya, choix éditorial compréhensible à une époque qui n’insistait pas plus sur l’identification du traducteur[9] .

2. Acte de traduction, acte de lecture et l’Autre culturel

Si l’on considère, avec Dotoli et Le Blanc, que « l’acte de traduction est un acte de lecture » (Dotoli 2010 : 27), constat valable en général, une lecture concrète à un moment donné commandée par un projet de traduction précis sera mieux affinée et plus spécifique. Du projet de traduire en russe La Nouvelle Astrée nous ne connaissons que le résultat, c’est donc à partir de celui-ci qu’on peut supposer laquelle en a été la stratégie globale ou éventuellement l’idéologie sous-jacente. De même qu’Antoine Berman dans son essai consacré à Amyot-traducteur (Berman 2012 : 158, 165, 175), nous prévoyons une stratégie traductologique valorisant le potentiel pédagogique ou moral de l’oeuvre. Il faut encore préciser que, par stratégie, nous entendons ici le positionnement du traducteur par rapport au texte source, plus actif ou plus passif, plus ou moins apte et décidé à y intervenir, et par idéologie un système de représentations collectives (Rastier 2016), les deux pourtant dans le sens le plus large. Vu la datation de la Novaya Astreya, mieux que de présupposer « une sorte de négociation entre deux systèmes de valeurs préétablies » (Rastier 2016 : 7), ce que prévoit la problématique communicative actuelle ou une opposition binaire de deux idéologies, il serait peut-être moins anachronique et moins réducteur de permettre un espace nouveau dont les frontières et le dynamisme sont à préciser.

Afin d’appliquer un cadre théorique plus net, nous nous référons notamment au concept bermanien d’« Étranger » (Berman 1984 : 16, 18, 239, 247, 250-278) qui renoue avec la tradition herméneutique examinant le rapport entre « le propre » et « l’étranger » et les approches possibles de « l’autre ». Comme le démontre Wilhelm dans son article substantiel (Wilhelm 2004 : 768, 769), qui systématise l’apport des théoriciens respectifs, de Schleiermacher à Ricoeur, en passant par notamment Berman et Gadamer, la traduction appelle un acte d’interprétation où le propre entre dans l’interaction avec l’étranger. Pour le texte ancien, il convient de rappeler avec Gadamer « la distance historique », à savoir que « [T]oute époque comprend nécessairement à sa manière le texte transmis » (Gadamer 1996 : 318). Une altérité historique et culturelle peut être soit accueillie, soit refusée : « la traduction est une manifestation ethnocentrique : elle doit toujours rester dans son domaine d’herméneutique et de dialogue avec l’étranger, en gardant le propre » (Dotoli 2010 : 291). Nous allons voir quel serait le degré de « naturalisation » ou de « dépaysement » (Bensimon 1991 : 9).

Il est bien évident qu’en cette année 1789, les intellectuels de la Russie impériale, désireux d’un dialogue culturel avec la France et en même temps d’une certaine défense et illustration de leur propre langue, vivent dans un milieu socioculturel[10] différent et ils sont munis de leur propre herméneutique. Le premier dictionnaire français-russe n’est que fraîchement sorti des presses (voir ici-bas). Si l’ethnocentrisme russe ne semble pas non plus être un élément à contester, il serait nourri du désir de coexistence avec la culture française, pourtant lue et utilisée d’une manière sélective. D’après G. Mounin, les contacts entre les deux cultures ont, à partir du xviiie siècle, le caractère dynamique : « chaque traduction du russe, chaque voyage, chaque récit de voyage ajoute une situation commune entre le russe et le français, chaque contact éclairant les suivants » (Mounin 1963 : 277). Dans sa remarque générale que « traduire du russe en français, en 1960, ne signifie pas la même chose que traduire du russe en français en 1760 (ou même en 1860) quand le premier dictionnaire français-russe (1786) n’existait pas, quand les contacts étaient rares » (Mounin 1963 : 277), nous pouvons lire l’idée sur le caractère accidentel de la traduction entre les deux langues vers la fin du xviiie siècle. Pour en cerner les contours sans procéder de manière anachronique : il semble que la traduction de La Nouvelle Astrée tombe dans l’époque propice à « l’enrichissement de la langue russe et pour la diffusion de la pensée et de la littérature occidentales » (Van Hoof 1990 : 280[11]) ; le polyhistorien Lomonosov avait déjà formulé l’influente doctrine des trois styles et codifié l’usage du vocabulaire approprié aux différents genres littéraires (Van Hoof 1990 : 283). L’un des plus grands poètes russes, Alexandre Serguéevitch Pouchkine, né un an après la publication de La Nouvelle Astrée en russe, rend compte de la faveur et de la fonction de la langue française dans les milieux cultivés russes. Qui plus est, dans l’un de ses fins poèmes d’amour, le sujet amoureux se prend expressément pour un Céladon[12] . Pourtant en 1789, vingt-quatre ans auparavant, l’auteur de la Novaya Astreya aurait représenté plutôt une autre tendance que l’exotisation, marque de l’altérité linguistique et culturelle acceptée, en refusant celle-ci jusqu’à l’extrême[13]. Si l’on utilise la terminologie d’aujourd’hui, dans les pages de la Novaya Astreya, faisant penser plutôt à une adaptation, à un texte nouveau inspiré par l’original, il n’y a pas de traces témoignant d’une conception générale du traducteur basée sur l’adéquation, l’équivalence, encore moins sur la fidélité.

Plus la fonction mimétique et éducative du texte source, instruire et plaire, est accentuée et préférée à celle qui est purement cognitive, plus le traducteur serait chargé de lire à travers une grille préconçue. Nous constatons dans le texte russe des traces d’une ou de plusieurs grilles de lecture[14] spécifiques, « historiques », auxquelles on n’a plus recours aujourd’hui et aussi des omissions et fautes patentes. Or, deux hypothèses s’offrent. La première, représentant une version faible, suppose que le traducteur n’a pas effectué cette lecture critique qui « permet […] de passer de l’herméneutique rétrospective de l’original à l’herméneutique prospective de la traduction » (Rastier 2006 : 9). Qu’en se basant tant en français qu’en russe sur ce que, à la suite de Mounin, est censée être une « vision de la langue-nomenclature » (Houdebine-Gravaud 2004 : 145), il a procédé de manière arbitraire. Si la nomenclature est trop spécialisée, on la néglige, d’où les omissions, changements de sens, surinterprétations et parties de texte rajoutées comme il sera montré plus bas. Tout incomplète qu’elle soit, il s’agit là d’une transmission à celui qui ne comprendrait pas sur le plan linguistique, technique (au sens technique, le traducteur se fait interprète). D’après la deuxième hypothèse représentant une version approfondie, le traducteur a opté pour une lecture traductologique ou herméneutique spécifique pourvoyant une explication à celui qui ne saisit pas l’idée ou bien prévoyant une omission pour qu’il ne la saisisse guère (sens idéologique, le traducteur se fait mentor). Cette lecture est motivée par le projet général de transmettre ce que Genette avance : « la vraie formule de l’Astrée, c’est la vertu au service du plaisir » (Genette 1966 : 118). Dans un but pédagogique, ce traducteur-mentor ne voudrait pas présenter « une lecture …ennuïeuse » qui « rebuterait », pourtant il prévoirait de la « purger de tout ce qui pouroit offenser la pudeur la plus scrupuleuse » (NAF : A3), tout comme l’auteur de La Nouvelle Astrée par rapport à L’Astrée. Il aurait donc créé un nouvel espace structuré en fonction du besoin de biaiser le texte original dans le sens voulu, censé plus propice aux lecteurs novices. Pour décrire ce projet, nous pouvons à titre partiel nous référer à la constatation que « l’idéologie réside non moins dans le dit que dans le non-dit » (Rastier 2016 : 8) et l’appliquer non plus dans l’optique rétrospective de l’original mais dans le sens prospectif de la traduction. Si Rastier trouve justement qu’« il faut alors pouvoir traduire aussi ce non-dit, tout en le respectant » (Rastier 2016 : 8), on peut supposer que le traducteur prémuni de sa propre idéologie ne voudrait ni respecter ni même traduire ces non-dits et ces verbalisations absentes pour, au contraire, dire et verbaliser ce qu’il faut expliquer et ne pas dire et ne point verbaliser ce qu’il faut taire (ellipses pudiques). On va voir dans la traduction de La Nouvelle Astrée en russe que le traducteur a effectivement opté pour une lecture particulière à travers différentes grilles sélectives et que cette lecture était volontairement restrictive et surinterprétative en même temps. C’est d’ailleurs précisément la même stratégie historique que mentionne Berman (Berman 2012 : 168) : la présence du non-traduit et l’augmentativité en simultané. Le principe d’abondance (Berman 1991) réside dans le fait d’amplifier sans l’objectif d’éclaircir. Il reste à prouver s’il n’y a pas, dans la Novaya Astreya, uniquement des amplifications dans un but éducatif, représenté qu’il puisse être par une stratégie traductologique avant la lettre : ad usum delphini, pour les jeunes.

2.1. Méthodologie. Grilles de lecture

Pour notre étude comparative, nous avons procédé à une lecture parallèle et systématique des deux anciens textes, l’un en français de 1713, l’autre en cyrillique russe de 1789 afin de relever les différences. Celles-là étaient ensuite classées d’après les critères pertinents en quatre groupes majeurs suivant les grands plans linguistiques. Conformément à l’hypothèse préalable d’une lecture sélective spécifique de la part du traducteur, nous proposons pour ces critères le nom de grilles de lecture traductologique. Nous consacrons ainsi un sous-chapitre à la grille lexicale et onomastique, le deuxième à la grille phonétique, le troisième à celle stylistique et le dernier à la grille sémantique. Pour les besoins d’un article rédigé en français, nous accompagnons les extraits du texte russe des gloses relevant d’une traduction inverse qui sont à comparer avec l’original. Dans cette tâche, nous nous appuyons partiellement sur l’étude récente de Bolaños Cuéllar (2018) appliquant la théorie bermanienne de la retraduction au texte rédigé en russe, surtout en ce qui concerne la nature syntaxique de cette langue slave. Pourtant, avec l’intention de mettre en relief la traduction exotisante qui est celle de la Novaya Astreya en ce qu’elle recopie les structures françaises, nous produisons jusqu’à une traduction inverse défectueuse, fait dû à la haute flexibilité syntactique du russe ne disposant pas d’un schéma syntaxique compatible avec la phrase française. Les défauts et les modifications imputables au traducteur russe sont relevés dans les commentaires, les cases vides des tableaux font ressortir les omissions jusqu’aux paragraphes entiers. Ensuite il a fallu procéder à une sélection rigoureuse des extraits, exigée par le volume de l’article. Ne sont ainsi relevés et commentés que les extraits qui illustrent au mieux les choix traductologiques spécifiques, et les cas de lecture à travers les grilles suivantes.

2.1.1. Grille lexicale et onomastique

La grille lexicale est utilisée d’une manière peu cohérente, notamment en ce qui concerne les noms propres. Si dans certains cas les noms français sont repris, respectivement traduits ou transcrits, dans d’autres sont substituées des variantes arbitraires comme le montre le tableau ci-dessous :

Tableau 1

Noms des personnages[15]

Noms des personnages15

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Le traducteur en russe fait la preuve de sa connaissance des dieux antiques, car pour le personnage de « l’amour qui accompagnoit les trois Graces » (NAF : 32, resp. NAR : 15), il opte pour « Koupidone qui servait d’accompagnement aux trois Gratsiyame » et le nom de « Venus » (NAF) est transcrit dans la variante léxicalisée en russe comme « Vényéra » (avec le « r » ajouté probablement d’après l’ajout consonantique dans la déclinaison du substantif latin Venus). Pourtant le couple de « Pan et Sirinx » auquel les protagonistes vont « rendre les honneurs divins » (NAF : 87 ; NAR : 47) n’est bien identifié qu’à moitié, car à la nymphe « Sirinx » on substitue « Silène », nom existant dans la mythologie antique, mais lié à un satyre. Procédé rare, en bas de page avec astérisque, le traducteur ajoute à leur propos la note explicative suivante : « Les dieux pastoraux des anciens païens. » En ce qui concerne Calidon et Corèbe, deux prétendants d’Astrée, le traducteur n’en fait qu’un sous le nom de Koridone.

Comme on l’a déjà mentionné, l’option traductologique la plus surprenante réside dans le fait que le héros principal se voit systématiquement privé de son nom qui pourtant « est devenu type ». Non seulement en français Céladon (angl. Celadon, allem., tchèque Seladon) représente un amant douceureux et languissant[16] , mais la même typisation est utilisée dans la langue cible de la traduction en question (Селадон en russe). Or, deux hypothèses se présentent : soit au moment d’une traduction relativement rapide de La Nouvelle Astrée, avant Pouchkine pour ainsi dire, ce nom ne faisait pas encore partie du vocabulaire cultivé, soit la modification opérée relevait d’une intention. Même si la stratégie traductologique peut être influencée, entre autres, par les préférences du client, il n’en est pas moins étonnant que l’auteur de la traduction ait opté notamment pour Al’tséy au lieu de Céladon. Le personnage portant le nom auquel cette transcription russe correspondrait, à savoir Alcée, apparaît dans le roman, d’où la nécessité de le rebaptiser lui aussi. Par conséquent Alcée doit porter le nom d’Al’tsite (une seule fois) ou d’Al’tsippe.

Tableau 2

Noms des lieux

Noms des lieux

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Les toponymes sont traités de manière peu systématique, comme cela est montré ci-dessus : le premier cas opte pour une lecture ou substitution anachronique (France), le deuxième pour une transcription phonétique et étymologique, le troisième exemple se limite à une transcription phonétique partielle.

2.1.2. Grille phonétique

La grille phonétique est utilisée systématiquement pour tous les noms propres et tous les toponymes, sauf ceux mentionnés ci-dessus. La transcription phonétique des noms français originaux vers le russe, c’est-à-dire vers le cyrillique russe, doit être retranscrite ci-dessous en français pour rendre compte des variantes éventuelles.

Tableau 3

Transcription phonétique des noms

Transcription phonétique des noms

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2.1.3. Grille stylistique

Nous considérons la grille stylistique dont le traducteur s’est servi pour lire de manière fort sélective le texte original comme un des procédés les plus significatifs de sa stratégie traductologique. Or, sur un corpus d’exemples, nous allons examiner en premier lieu les omissions, deuxièmement les simplifications de la forme et, finalement, les ajouts et les explications. Les trois démarches auront servi le même but supposé : présenter au lecteur russe un texte dont la compréhension et l’appréciation ne seraient pas freinées par une charge d’informations censées être gênantes, nuisibles ou redondantes, ou encore hermétiques.

Les extraits numérotés en continu (1-50) relevant de la NAF et leurs versions en cyrillique de la NAR traduites inversement en français par nous sont suivis des numéros des pages respectives. Le zéro « 0 » représente une ellipse ou omission complète.

2.1.3.1. Ellipse pudique, modulation pudique

Il faut préciser que le qualificatif « pudique » est utilisé ici dans les deux acceptions du mot, à savoir chaste et discret. La chasteté de l’expression concernerait une hésitation à parler des aspects de l’amour physique (rappelons Genette) et la discrétion, quant à elle, passerait sous silence les qualités peu flatteuses des héros. Supposons qu’une ellipse pudique puisse s’appliquer aux mots jusqu’aux syntagmes, phrases ou même aux paragraphes entiers, comme ci-après.

Tableau 4

Ellipse pudique, modulation pudique 1

Ellipse pudique, modulation pudique 1

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Nous recopions le passage d’ouverture omis dans la version russe car cette ellipse concerne des amours (trop) complexes et, parallèlement, les procédés stylistiques censément porteurs du même désavantage (voir l’opposition entre « absens » et « presente » à la fin).

Tableau 5

Ellipse pudique, modulation pudique 2

Ellipse pudique, modulation pudique 2

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4) : Il s’agit ici d’un exemple exquis de la modulation pudique : nous trouvons que l’image de cette « conversation… sans…voix » et sans lumière se voit complètement remaniée par le traducteur, jusqu’à manquer à la logique (supposée belle sans être vue).

Tableau 6

Ellipse pudique, modulation pudique 3

Ellipse pudique, modulation pudique 3

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6) : « Vous montrer » veut dire ici nue ; voir une belle image ici[17] .

Tableau 7

Ellipse pudique, modulation pudique 4

Ellipse pudique, modulation pudique 4

Tableau 7 (suite)

Ellipse pudique, modulation pudique 4

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9) : Remarquons la substitution opérée visage-corps : tout ce qui concerne le corps est soigneusement gommé.

Tableau 8

Ellipse pudique, modulation pudique 5

Ellipse pudique, modulation pudique 5

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11) : Cette partie de l’histoire surabonde d’ellipses pudiques : la mise en scène russe qu’est la traduction rature dans le scénario original ce qui pourrait faire allusion à une proximité physique intime et, encore plus, à une prédilection masculine de se féminiser. Al’tséy ne se serait-il déguisé que dans un but rationnel. Des descriptions détaillées des parures féminines sont abrégées, probablement avec la même intention. Par ailleurs, la prétendue „fort simple“ coiffure de nuit des nymphes (voir ci-dessus) laisse le traducteur perplexe. Or, il faut se garder de manquer au vouloir dire (Hurtado Albir 1990 : 91) de l’auteur, ici à « la beauté angélique » prescrite.

Tableau 9

Ellipse pudique, modulation pudique 6

Ellipse pudique, modulation pudique 6

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14) : Comme prévu, un détail très important pour la vraisemblance de l’histoire est omis (« rembourrer sa robe aux endroits nécessaires »). Tout le passage original décrivant la nuitée des nymphes et des bergères avec de menus détails éloquents est remplacé par un autre. Au lieu d’une scène galante, le lecteur a sous ses yeux une magnifique séquence champêtre. Le druide accompagné d’Amante (substitut à Phocion) contemple des épis verts, de l’ombre au-dessous du branchage, des tilleuls ; après quoi, à l’instar de l’original :

Tableau 10

Ellipse pudique, modulation pudique 7

Ellipse pudique, modulation pudique 7

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15) : Comme ci-dessus, la description de la scène raffinée où le héros masque sa poitrine, qui fait défaut, est omise.

Tableau 11

Ellipse pudique, modulation pudique 8

Ellipse pudique, modulation pudique 8

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18) : Omission d’une image trop brutale.

19) : Un fait peu flatteur pour les héros est omis.

Tableau 12

Ellipse pudique, modulation pudique 9

Ellipse pudique, modulation pudique 9

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21) : L’ironie est détournée en louange, la faiblesse en bravoure.

22) : Par un changement de perspective on n’évoque que le propre sang du héros, image plus acceptable.

23) : Encore une fois la perspective héroïque plus linéaire que dans l’original.

2.1.3.2. Ajout, explication

À l’hypothèse d’une modification du texte dans un but instructif correspondraient différents ajouts et explications allant jusqu’aux passages entiers qui rendent la diégèse et la narration plus linéaires, plus univoques, plus descriptives, par exemple l’ajout plus bas d’une comparaison quasi fabuleuse à propos d’Astrée : tels que des lions féroces ils se précipitèrent sur un agneau sans défense (27) et d’autres comme suit :

Tableau 13

Ajout, explication 1

Ajout, explication 1

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24) : Il manque cinq pages en lieu et place desquelles on ajoute les mots d’Astrée inédits dans l’original.

25) : Le côté intellectuel (« la vérité, il me persuada ») est censé entraîner un accomplissement sensuel (« tendres étreintes »).

26) : L’ajout d’une autorité supplémentaire, la patrie.

Tableau 14

Ajout, explication 2

Ajout, explication 2

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Tableau 15

Ajout, explication 3

Ajout, explication 3

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31) : Cet exemple peut très bien servir d’un cas de figure : au lieu de constater le fait neutre (« se fixer »), on lui substitue une leçon morale (« se corriger de l’infidélité »).

2.1.3.3. Omission, substitution

À la linéarité présumée de la narration semblent répondre aussi diverses simplifications stylistiques, une omission des figures de style telles que la répétition, l’opposition (jusqu’au chiasme) et une substitution du concret à l’abstrait.

Tableau 16

Omission, substitution 1

Omission, substitution 1

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32) : Les oppositions fines dans l’original (désespoir x joie ; consolation x amour propre) auraient semblé trop opaques ou peut-être déconcertantes, d’où la réduction du message jusqu’à l’unité de base qu’est l’amour. Sa reprise se voit habillée de généralités qui y sont liées : la perte de l’amant prive la vie de sens ; sa beauté, sa gaieté, son don pour la musique (entièrement inventé, sans aucun appui dans l’original).

33) : Le particulier est substitué au général.

Tableau 17

Omission, substitution 2

Omission, substitution 2

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35) : Ce passage a subi une double simplification importante ; on a omis, au niveau de l’histoire, les tourments sentimentaux de la rivale d’Astrée et ses artifices aussi bien que les moyens stylistiques tels que le paradoxe ou la litote.

Tableau 18

Omission, substitution 3

Omission, substitution 3

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38) : Les chiffres sont-ils considérés comme trop peu littéraires ?

39) : Le constat paranarratif extérieur à l’histoire, probablement perçu comme tel, est omis.

40) : Une jolie concrétisation substituant le fait aux sentiments.

D’autres omissions concernent des réflexions morales de valeur générale. Si dans l’action décrite en français il y a un fort accent moral, p. ex. quand Céladon se fait le mentor de la protagoniste, le passage est omis (NAF : 84 ; NAR : 45).

2.1.4. Grille sémantique : changement sémantique

En comparant la traduction russe à l’original français, le lecteur constate des différences sur le plan sémantique qui ne semblent pas relever d’une intention ou d’une stratégie spécifique, plutôt d’une lecture approximative, voire arbitraire, comme ci-dessous :

Tableau 19

Changement sémantique 1

Changement sémantique 1

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Dans certains cas, il s’agit de fautes patentes, ci-dessous indiquées par un (!), par exemple « une baguette d’or », pourtant attribut de magicienne, traduit comme « une bague d’or » etc. Il est intéressant que leur nombre augmente dans la deuxième moitié du livre.

Tableau 20

Changement sémantique 2

Changement sémantique 2

Tableau 20 (suite)

Changement sémantique 2

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48) : Dans la scène finale, la prétendue bague semble être dans l’ordre des choses, pourtant dans le texte original, il n’y en a aucune.

Tableau 21

Changement sémantique 3

Changement sémantique 3

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Le traducteur semble raconter une tout autre histoire, fort de sa vision des choses. S’il serait excessif de voir dans le dernier exemple un résumé involontaire de la stratégie pédagogique du traducteur russe, la valeur conative ajoutée au propos russe semble tracer un parallèle entre l’autorité du druide et celle du traducteur vis-à-vis des « enfants ».

3. Conclusion

Pour compléter l’étude comparative bilingue, il serait possible d’ajouter aux fragments des deux textes, l’un français et l’autre russe, un troisième, à savoir le tchèque. Vu le nombre très restreint de lecteurs qui apprécieraient une telle lecture comparée, nous allons nous limiter à une remarque concernant la méthode herméneutique recherchant et respectant le « vouloir dire » de l’auteur du texte original. Le projet de traduction de La Nouvelle Astrée vers le tchèque[18] s’orientait pourtant d’après des consignes contemporaines, en préférant la fonction cognitive de l’ancien texte à une fonction didactique. En comparant la traduction russe de La Nouvelle Astrée à son original français, nous avons mené une discussion continuelle avec notre défunt « collègue » russe à travers les siècles. L’hypothèse que son traitement de l’Autre, de l’Étranger, sa lecture de l’altérité culturelle sont subordonnés au but d’être utile et de servir, comme l’époque le demandait (Berman 2012 : 105, 158), des buts pédagogiques, s’avère bien plausible. La traduction effectuée au service de la culture russe de la fin du XVIIIe siècle fait preuve des abondances et des pertes dans le sens bermanien. Aux enrichissements explicatifs ou arbitraires, aux pertes remarquables, s’ajoute aussi un enrichissement dû à l’altérité nationale, linguistique et culturelle. Celui-ci est pourtant limité et peu systématique – mentionnons encore une fois le changement arbitraire des noms propres, y compris celui de Céladon. Les altérités sur le plan des signifiants et des signifiés se voient atténuées sinon effacées, ce qui entraîne, dans les domaines notamment du lexique et de la stylistique, d’importantes modifications. Le recours aux simplifications, aux explications et aux omissions des expressions ou des situations considérées comme gênantes semble répondre à l’intention d’adapter le texte à la prétendue tâche de la littérature d’éduquer tout en présentant un modèle à imiter. La fonction mimétique du roman Novaya Astreya ne s’accomplit pas dans la capacité à imiter mais d’être imité. Le traducteur de jadis se place en mentor qui prépare, sans rigueur traductologique, un texte ad usum delphini.