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Seulement où sont les tombes, là sont aussi les résurrections.

Nietzsche (1976) Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard, 145

1. Schon vergessen

Souvent un fonds d’archives est conçu comme un processus quasi naturel de sédimentation. C’est, paradoxalement pour des archives, oublier tous les gestes successifs (copier, garder, trier, jeter, classer, organiser, conserver, rendre accessible) qui les composent[1]. Tous ces gestes administratifs font vite entrer la question de l’archive dans le sanctuaire patrimonial. Ils ordonnent en fait l’oubli de leur propre présence effective sous la poussière supposée des archives.

« Déjà oublié » serait une traduction simple du titre « Schon vergessen » que j’ai donné à cette première partie au moment de rédiger ce texte. Au moment de l’écrire et de parler d’un projet lié à des archives familiales, je me suis souvenu en effet de ce schon vergessen, de cet oubli toujours déjà à l’oeuvre dans le travail de la mémoire : c’est une histoire que reprend Georges Perec dans son récit sur Ellis Island, cette île des larmes aux confins de New York où débarquaient tous les immigrants pour être soigneusement archivés, tous ces exilés fabricateurs d’oubli, donc de mémoire[2].

Un vieux juif polonais qui désirait entrer aux États-Unis avait reçu comme conseil ironique de prendre un nom facile à utiliser sur cette terre anglo-saxonne : à savoir Rockefeller (bien sûr, ce choix constitue déjà un moment comique). Cependant, face à l’agent de l’immigration qui l’interroge à son arrivée sur Ellis Island, il perd ses moyens et sa mémoire : incapable de se souvenir du nom choisi, il murmure pour lui-même en yiddish « schon vergessen ». L’agent indifférent note sur son registre « John Ferguson ». Même les noms propres, contrairement à ce que maintes théories prétendent, sont traduisibles – mais ils le sont grâce aux accents variés qui font des langues à signification des langues à son[3].

Cependant, une telle traduction témoigne surtout de l’opacité qui touche toute langue dès lors qu’elle est engagée dans le mouvement d’une énonciation. L’agent de l’immigration n’entend pas la langue étrangère ; il ne reconnaît pas ce que l’autre lui dit dans sa langue maternelle ; il entend des sons et les assimile à du reconnaissable. Le déjà oublié devient un déjà entendu. Il ne reconnaît un immigrant qu’en faisant d’office migrer son nom propre. Le vieux juif acquiert un patronyme bien reconnaissable aux États-Unis par ses consonances celtiques (John Ferguson) où s’entend encore l’oubli de sa langue et de sa culture, le travestissement de termes communs en nom propre. Cette histoire présuppose à la fois une séparation des langues et leur communication inattendue grâce au malentendu sonore. La langue maternelle est effacée (mais encore audible pour qui sait l’entendre) sous l’héritage impromptu du nom du père (John le fils de Fergus).

2. Une langue maternelle ?

Cette présence paradoxale de la langue maternelle est une des raisons qui m’a amené à l’élaboration d’un site, Mother Archive, développant le principe d’un « matrimoine » plutôt que d’un patrimoine. Ce site comporte un ensemble de vidéos, textes et documents hétérogènes qui cherchent à archiver un tel matrimoine à partir d’un cas, par définition singulier, de relation à la mère. Certains des textes sont en anglais, langue étrangère pour moi, certains autres en français, ma langue maternelle, la langue de ma mère.

Est-ce à dire, avec l’exemple rapporté par Georges Perec, que la langue maternelle offre un propre qui serait raturé par le déplacement des sons ou un commun qui permettrait de se reconnaître dans ces écheveaux de désignations ? Je n’en suis pas très sûr[4]. Face à l’autorité du latin, langue savante, langue à grammaire, Dante dans son De Vulgari Eloquentia affirmait la valeur du vernaculaire italien (valeur paradoxale qu’il énonce justement en latin) en rappelant qu’il s’agissait d’une langue qu’on apprenait sur les genoux maternels. La langue de la mère apparaissait sans grammaire.

Certes, la langue maternelle nous plonge dans un commun – et, du coup, elle nous place aussi dans la diversité, la variation et l’opacité, dont j’ai tâché de rendre compte par cette hétérogénéité des formats et des documents sur le site Mother Archive, qui exploite la plateforme non linéaire Scalar : j’y associe en effet des vidéos allégoriques, des archives filmées numérisées, des photographies personnelles ou non, des albums et des livrets de famille, des commentaires historiques ou théoriques, des extraits de film dont je décale la bande-son de l’image (Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, Pépé le Moko de Julien Duvivier, The Jazz Singer d’Alan Crosland), des tableaux, fresques et gravures mettant en scène Metanoia (le regret, mais aussi la conversion) et Kairos (le temps à saisir dans son occasion) (voir https://skd-online-collection.skd.museum/Details/Index/295072). Comme nous en faisons quotidiennement l’expérience, l’usage de la langue nous fait traverser et exploiter toutes ces figures de médiations.

Nous héritons d’une langue de mère ; nous possédons une langue que nous faisons nôtre au fur et à mesure des années ; nous ne sommes pas cette langue. C’est un avoir, pas un être. Nous manipulons cette langue maternelle, nous l’avons bien en main, mais il y a toujours des moments où elle nous échappe et tombe. Ce ne sont pas des accidents, toujours possibles dans une existence humaine, mais la marque d’une nécessité. Nous faisons simplement tout ce que nous pouvons pour oublier déjà que notre propre langue nous reste opaque. La langue étrangère constitue en réalité notre rapport le plus intime à notre propre langue. La traduction ne vient pas après l’apprentissage de la langue maternelle comme un exercice exotique ; elle structure notre relation à la langue maternelle, telle serait mon hypothèse. Pourquoi aimer la poésie sinon justement pour ces rencontres curieuses entre sons et sens où vacillent les évidences, où s’éprouvent les évocations ?

Mise à l’épreuve, la langue de la mère ressortit toujours de la traduction. Pas seulement traduire le monde des événements et des choses dans des sons et du sens, mais traduire sa langue dans sa langue comme si l’on faufilait deux pièces de tissu d’un même vêtement. La traduction ne s’impose pas comme un accident après la constitution de langues différentes ; elle est constitutive de chaque langue, avant de l’être du passage entre les langues. Peut-être même n’y a-t-il fondamentalement de passage possible entre des langues différentes qu’en raison du travail de traduction intérieur qui fait notre langue d’usage. C’est pourquoi certaines vidéos présentent des figurations apparemment très éloignées de ce que dit la voix hors champ, comme un appel à traduire les images dans du sens ou les significations dans les passages de figures : par exemple, toute une réflexion sur les différences entre archive, relique et vestige s’ordonne sur le fond d’ombres portées circulant sur des trottoirs ou des bords de rue déformés, colorisés, harmonisés par le temps et la lumière, inscrivant à la fois la fugitive précarité des ombres et des villes et leurs stylisations rémanentes sur le support d’une voix claire et nette qui définit, distingue et partage des conceptions et des histoires, pendant que le violoncelle mélancolique de Sonia Atherton étire le chant de la prière rituelle par laquelle débute le Grand Pardon, le Kol Nidrei (voir https://www.youtube.com/watch?v=uu-jR8kI_yM), cette prière étrange qui demande l’annulation des promesses passées et des engagements à venir comme si ces animaux à promesse que sont les humains pouvaient, par une grâce divine, se détacher, s’exiler de leurs engagements.

Pourquoi ce sentiment d’exil, de schon vergessen, qui touche la langue maternelle ? Pourquoi, d’ailleurs, la langue que nous apprenons dans notre enfance est-elle dite « maternelle[5] » ? Dans certaines langues, ce n’est pas le cas. Mais en français comme en allemand, en grec, en cebuano, en chinois, en yoruba ou en arabe (mais pas en russe ni en ukrainien où l’on parle de « langue natale »), la langue étrange qu’on nous enseigne dans l’enfance et que nous pratiquons, c’est bien la mère qui en assure le régime : avec le lait donné s’accorderait la langue apprise (en zoulou, on dit directement « la langue du sein »).

Le sevrage est contemporain des premiers mots balbutiés. La nourriture produite des mots remplace la nourriture reçue du sein comme une marque de sa perte et une preuve de sa rémanence. La langue maternelle est l’exil définitif du corps de la mère. On ne parle peut-être de langue maternelle qu’en raison du corps déjà oublié, schon vergessen, de la mère, un lait sonore qui babillait sur notre langue, déplacé désormais dans l’archive écrite d’une identité linguistique, d’une identité de père et de fils[6]. La langue maternelle est à la fois présence et absence de la mère, oubli et mémoire d’un lien à nul autre pareil. Et c’est pourquoi il nous faut traduire dans notre propre langue ce qui se tient, étranger, non sur son seuil ou à ses frontières, mais en son coeur, ou bien ce qui ouvrage des frontières, composant la texture même de la langue. Nous butons tous sur la langue maternelle comme un bègue sur ses mots[7].

3. Bégaiement et parler-pour

Dans un passage extraordinaire du Sceptre d’Ottokar de Hergé, un paysan syldave qui bégaie nous éclaire sur le rapport fondamental à la langue : un bandit, qui le menace d’un fusil, lui demande s’il bégaie parce qu’il a peur, il lui répond que non, il bégaie parce que, dit-il, il « paparle[8] ». Le bégaiement n’est pas un trouble occasionnel de la parole, il est intrinsèque au mouvement de la langue. On bégaie parce qu’on parle. Aristote (ou plutôt l’école d’Aristote où se sont écrits les Problemata) soulevait le même problème lorsqu’il remarquait que l’on n’avait jamais entendu un lion bégayer[9]. Le propre de l’être humain n’est pas tant la vie en commun dans la cité que l’acte de bégayer : l’être humain n’est un animal politique que dans la mesure où il est un animal bégayant. Nous partageons la parole avec d’autres parce que nous bégayons, parce que notre parole est déjà partagée en nous, parce que nous paparlons. Le verbe paparler devrait entrer dans le dictionnaire. Il désignerait cette attitude originaire du lien à la langue, aux sources de toute parole[10] : le fait de se sentir exilé dans sa propre langue, le fait que la propriété est outillée par l’étranger, le partage intérieur qui est séparation, le partage intérieur qui fait communauté, le caractère originaire de la négation accompagnant l’affirmation. Je parle parce que je paparle. Je me souviens parce que j’ai déjà oublié ; j’ai pour nom propre schon vergessen. Le geste d’archiver consiste à s’approprier cette étrangeté dans une communauté de langue.

On connaît ce vers célèbre de René Char extrait des Feuillets d’Hypnos, que Hannah Arendt reprend et commente dans sa préface de La Crise de la culture : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Cela caractérisait, pour elle, l’expérience de l’après-Seconde Guerre mondiale[11]. Aujourd’hui, on pourrait dire, à l’inverse, que nous, du côté occidental, en ce début de 21e siècle, n’avons pas reçu d’héritage, il ne nous a été transmis que le testament : nous avons une archive seule, sans la tradition qui la portait et qu’elle transmettait. C’est peut-être pourquoi la question de l’archive apparaît, pour nous, omniprésente – détachée qu’elle est de l’histoire qui s’y agençait, au point que le terme a pris un tour singulier et non plus uniquement pluriel. Il est donc d’autant plus important de ne pas abandonner le testament aux ennemis des héritages, d’autant plus important de lutter pour l’archive, non dans le but de retrouver l’identité d’un réel de référence, mais afin de sentir de nouveau la puissance du transmissible.

Cette autre conception de l’archive permettrait alors de passer du spectacle facile du patrimoine avec ses ressources identitaires et son folklore paisible à ce que l’on pourrait appeler un « matrimoine », cet exil constitutif, cette étrangeté créative, ce partage dans l’équivocité même du terme partage qui implique à la fois ce qui assemble et ce qui sépare. Ou encore, non une archive d’État, paternelle et imposante, mais une archive mère, dans ses histoires singulières et ses modes multiples d’exposition. Une archive qui partirait de la traduction plutôt que d’en supposer la possibilité après coup.

Dans La Mère de Poudovkine, père et fils s’opposent politiquement[12]. Le père est acheté par le pouvoir en place ; le fils soutient la révolte et la grève. Le père est tué en poursuivant un des grévistes, avec lequel son propre fils s’enfuyait. Son corps est ramené chez lui. On voit alors la mère, veillant le cadavre de son ivrogne de mari, le regard face à la caméra et perdu dans le vide, surveillant aussi de loin la lame de plancher sous laquelle elle sait que son fils a caché des armes. Le plan qui s’y raccorde est une large bassine et un robinet qui fuit : on voit les gouttes d’eau tomber lentement dans la bassine, comme une traduction d’une peine tenue à distance, d’une fuite qui dit la misère matérielle, d’un objet qui emplit l’espace du visible avec la même légitimité qu’un visage de femme. Le robinet pleure pour qui ne pleure pas et ne dit rien. La chose muette exprime un désarroi au nom de la mère qui n’a pas de mots. Un plan traduit l’autre dans leur alternance provisoire. Et si le visage tendu de la mère parlait pour la vie fragile et lumineuse qui tombe dans la bassine de la mort ?

Parler pour : non pas parler à la place des sans-mots, mais parler au nom de et en faveur des sans-paroles. Comme la mère sans conscience politique reprend, à la fin du film, le drapeau de la Révolution porté par son fils qui vient d’être tué et se met à marcher en son nom à la tête des grévistes. C’est un privilège de toute langue – parce qu’une langue est faite de gestes stylistiques, sémantiques, syntaxiques, sonores – qui fait que chacun peut tâcher d’exprimer les sentiments et les pensées d’un autre, même si l’on est très loin de son histoire personnelle et de sa position sociale. Le sentiment éthique contemporain qu’il faudrait être noir pour dire légitimement l’atrocité de l’esclavage ancien et moderne, être femme pour dénoncer de façon légitime les privilèges abusifs et les illusoires supériorités des hommes, va à l’encontre de cette possibilité politique de parler pour d’autres, de se servir de sa capacité provisoire à mettre dans des mots socialement audibles des expériences complexes que l’on n’a jamais personnellement vécues. On est susceptible de le faire pour deux raisons : d’abord, parce que chacun d’entre nous est d’emblée exilé dans le langage, fêlé par la langue, inventif par la langue, découvreur par le langage ; ensuite, parce que, n’ayant pas ou plus d’essence, nous existons seulement dans la variété infinie des modes d’existence, des formes de vie, des manières de faire, des façons de dire, des stylisations de gestes, et qu’il ne s’agit donc pas d’investir des intériorités incommunicables et terrorisées, mais de faire attention à des expositions singulières et à des orientations favorables qui sont d’emblée sensibles – pour peu, justement, qu’on s’y rende sensible. Il ne s’agit pas de « souffrir avec » au sens de la compassion plus ou moins chrétienne qui est rapport de pouvoir, mais d’entrer dans les jeux infinis du transmissible et du communicable – jusque dans leurs malentendus possibles.

C’est en cela que la possibilité de parler pour d’autres est articulée à la nécessité de partir de la singularité qui nous est échue. Dans A Pitch of Philosophy, Stanley Cavell lie justement la dimension autobiographique des énonciations à l’arrogance apparente des philosophes à énoncer des généralités : « la dimension autobiographique de la philosophie fait partie de sa prétention à parler pour l’humain, pour tous ; c’est sa nécessaire arrogance. La dimension philosophique de l’autobiographie est que l’humain est un être de représentation, disons, d’imitation, et que chaque vie est exemplaire de toutes, qu’elle est une parabole de chacune[13]. » Imitation et exemplarité n’offrent pas seulement une possible montée en généralité ; elles supposent un travail de traduction des événements dans d’autres événements, de transposition d’un énoncé dans un autre, y compris par les seuls jeux du signifiant comme dans schon vergessen. La généralité qu’on tire de cette anecdote passe à la fois par le transport des langues et le transport des émotions, le transfert des sons entendus et le transfert des politiques implicites, la transmission de l’oubli et l’archivage de cette transmission. L’exemplarité ne vient pas d’un contenu, mais des gestes qui le composent, le conservent et le rendent accessible. À partir de là ce contenu peut nous apprendre quelque chose.

On semble aujourd’hui trouver la vertu de l’apprentissage en ce qu’il permettrait de penser par soi-même, alors que c’est penser contre soi que doit offrir toute éducation véritable, c’est-à-dire penser à partir des autres, penser grâce à d’autres : non pas penser ce que pensent les autres, mais penser dans la traduction que l’on peut faire soi-même de ce que les autres nous transmettent. L’archive mère ne détermine pas ce que nous sommes ; elle offre des modes d’exposition, y compris en passant par de simples objets en gros plan, des choses-visages, et nous entraîne justement à réinventer, par des recyclages incessants, les formes de présentation de soi.

4. Matrimoine

J’ai retardé jusqu’à maintenant une présentation plus détaillée du site et de ses contenus parce qu’il s’agissait justement de se donner les conditions de possibilités d’une telle transmission[14]. Ainsi, plutôt qu’une réflexion organisée sur l’archive, en français ou en anglais, ai-je essayé de me servir des modalités techniques encore mal exploitées de logiciels, comme Scalar, qui permettent l’élaboration multimédiatique d’arguments non linéaires. Et comme une archive est toujours l’inscription régulière d’une singularité (telle institution, telle documentation d’entreprise, tel dossier médical), autant faire de l’histoire singulière d’une maman une manière d’entrer dans l’archive mère. Histoire rapportée sous l’angle particulier d’un fils, autrement dit dans le mouvement d’emblée de la transmission, mais aussi parce que c’est l’enfant qui fait la mère (cette inversion de la conception habituelle du rapport entre mère et enfant permet au passage de ne pas réduire au biologique ce lien maternel) : de même, un fonds d’archive n’apparaît que par les gestes de l’archiviste qui en amasse, en trie, en classe, en conserve les éléments. Une archive n’est ni une relique ni un vestige. C’est une manière de s’enraciner dans l’exil.

La théorisation de l’archive est percevable au fait que j’utilise volontiers le singulier de généralité plutôt que le pluriel des fonds d’archives empiriques historiquement situés. En même temps, articuler cette réflexion anthropologico-philosophique sur une personne singulière, d’autant plus intéressante que quelconque (ma mère a été institutrice, bibliothécaire, elle s’est occupée de dépôts de brevets et de marques, et de moi comme mère de famille, mais n’a rien fait que l’histoire ait pu retenir comme notable), ne va pas de soi, car toute théorie semble devoir se retirer d’office du jeu des archives et de sa propre historicité, comme si la vérité d’un savoir devait se suspendre elle-même par les cheveux à un mètre des réalités terrestres. En associant investigation générale sur l’archive et travail sur des archives personnelles ou non, il devenait évident que toute théorisation avait besoin de cette vie singulière que donnaient le frémissement et les hésitations mêmes des archives dans leur contingence et leur matérialité. Une vérité conditionnée par son ancrage empirique n’en reste pas moins une vérité – et une vérité, aussi, comme reste de cet ancrage empirique. C’est pourquoi l’enracinement dans l’exil que je peux théoriser comme une des conditions d’existence de l’archive s’est trouvé, par exemple, matérialisable ou traductible dans l’histoire singulière des pieds-noirs d’Algérie (mes parents et grands-parents maternels sont nés près d’Oran).

Le site permet alors de faire circuler et d’associer librement divers dossiers ; certains sont des vidéos, d’autres des montages d’archives personnelles (livrets de famille, albums photos, tombes) ou trouvées sur le Web (en particulier sur l’Algérie des années 1950-1960), d’autres encore sont des citations, des commentaires ou encore des « notes de bas d’image », d’autres enfin sont des fictions sous forme de récit contrefactuel (je décris ainsi l’île de Manhattan se mettant, après l’élection du dernier président des États-Unis, à se détacher du continent américain et voguer vers l’autre côté de l’Atlantique pour assister aux obsèques de ma mère). Les textes ont été rédigés en français, puis traduits en anglais par un ami et collègue traducteur installé à Amsterdam (B. N.) et parfois remaniés encore, à la lumière de la version anglaise, par ma compagne britannique et moi.

Prenons un exemple de problème de traduction sur deux titres pour des textes brefs qui devaient servir d’introduction et de mode d’emploi pour l’ensemble des documents apparaissant dans le site. J’avais écrit une « Note générale sur l’archive » et une « Note singulière sur l’archive ». En commentaire de sa version anglaise, Brian m’avait écrit ceci, que j’ai conservé dans mes archives des opérations de traduction : « The trouble has been to preserve the distinction between “singulière” and “générale”. “A Singular Note” v “A General Note” : neither sounds right. It’s essential to keep the reference to singularity (particular, in my translation). Hence : “A particularity” v “in General”. If the pairing is not overly important, I’d go with “Remarks on Archives” and leave the other “A Particularity of the Archive”. » Ses remarques m’avaient troublé. Je n’avais pas anticipé un tel problème pour l’anglais. Il est vrai que « Note singulière sur l’archive » sonne un peu étrange en français aussi ; mais en faisant système avec « Note générale sur l’archive », on trouve du sens à la formule. Finalement, mon traducteur avait proposé « On Archives in general » vs « A Particularity of the Archive », ce qui était très astucieux, y compris dans le passage du pluriel des archives au singulier de l’archive et le renversement de position du général et du particulier.

Traiter de l’archive au singulier est très singulier en anglais, un peu moins en français depuis les années 1970. De ce côté, il faut attendre en effet Michel Foucault (1969) et son usage fort abstrait de la notion dans l’Archéologie du savoir ou l’ouvrage, au contraire, chargé de sensibilité d’Arlette Farge, Le Goût de l’archive (1997), puis Jacques Derrida (1995) et son Mal d’archive, pour que, dans le monde intellectuel, on puisse facilement parler d’archive (au singulier et en général) plutôt que d’archives au pluriel et pour des fonds particuliers. Comme on le voit, les opérations du général et du particulier, du pluriel et du singulier s’entrelacent allègrement. Ce sont elles que j’espérais rendre perceptibles par ces titres introductifs. Finalement, j’ai opté pour « On Archives in general » et « On the Archive in particular » afin de conserver la structure symétrique qui m’importait pour désigner justement ces systèmes d’échange, mais avec le déplacement paradoxal du pluriel et du singulier en fonction du général et du particulier. Cependant, comme d’habitude, il n’y a pas de traduction parfaite. C’est ce qui fait la beauté, le sens des ajustements et le renouvellement inventif des traductions – comme pour l’interprétation des archives.

L’interprétation du geste archivistique est elle aussi archivable. Ainsi, ouvrons un banal livret de famille sous l’oeil de la caméra. La judéité effacée de mon histoire familiale y apparaît en plein, puisque mon grand-père paternel que je n’ai jamais connu, marié à ma grand-mère, une Yvonne Fauchier, y était prénommé Avram. Puis, dans un livret de famille catholique plus tardif, il avait été « rebaptisé » Airan. Drôle de prénom quand même, qui ne m’a semblé avoir un sens qu’au moment de le lire dans le micro pour accompagner et commenter les images des livrets de famille, car, après une brève hésitation, j’avais énoncé quelque chose qui ressemblait à « errant ». Et je me trouvais reconduit ainsi au juif errant de la légende par le passage de l’écrit à l’oral, de l’inscription mécanique d’un fonctionnaire à la forme sonore d’un étonnement, de la trace d’une origine linguistique à sa traduction dans un système qui l’efface en l’archivant. Schon vergessen.