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Le plus récent ouvrage de Sherry Simon, Translating Sites (dorénavant TS), s’insère harmonieusement dans la poursuite d’un domaine de recherche dans lequel l’insigne traductologue canadienne excelle depuis bon nombre d’années. En effet, TS prolonge et oriente favorablement vers de nouveaux horizons une réflexion à la fois captivante, méthodique et originale. Cet apport théorique prometteur repose essentiellement sur la reconnaissance de diverses propriétés épistémiques d’une interface, ou plutôt d’une interrelation tripartite, entre « traduction », « villes » et « mémoire ». TS foisonne d’analyses étoffées et, partant, bien documentées qui sont autant de rappels à une « invitation au voyage » conviant les traductologues ou les lecteurs avisés à se diriger d’un pas assuré sur des territoires précis, bien circonscrits et configurés par une notion heuristique qualifiée par l’auteure de « sites de traduction ».

Toutefois, si l’appel paradigmatique à une « invitation au voyage », lancé initialement par Charles Baudelaire, annonçait qu’un des lieux dépeint dans le célèbre poème L’Invitation au voyage, à savoir une chambre décorée à l’orientale dans laquelle « Tout y parlerait / à l’âme en secret / Sa douce langue natale » (Baudelaire 1857 : 116[1]), il importe en revanche de souligner que les sites de traductions auxquels fait référence Simon sont d’un tout autre genre. En effet, tandis que pour Baudelaire « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / luxe calme et volupté » (Baudelaire 1857 : 116), les « sites de traduction » évoqués dans TS sont plutôt de véritables loci sur lesquels circulent en s’entrecroisant, parfois harmonieusement, parfois en s’entrechoquant de manière agonistique, des mots, des langues, des histoires, des symboles chargés d’une incessible charge identitaire qu’il importe d’exhumer afin de rendre justice aux voix, aux paroles, aux discours qui ont été bâillonnés et effacés. Sans l’indispensable viatique de la notion de translation site, les parcours, suggérés dans le vade-mecum proposé par la traductologue montréalaise ne seraient que vaine errance et vagabondage capricieux.

Le bref rappel à une « invitation au voyage », que nous introduisons en guise de « fil d’Ariane » pour guider notre lecture critique, n’a d’ailleurs rien de fortuit. Pour s’en convaincre, il suffit de mentionner que la phrase d’amorce de TS qualifie le présent ouvrage de guide touristique : « This is a guidebook. In its pages you will find a hotel in Sarajevo, an opera house in Prague, a memorial in Lviv, a bridge in Mostar, a museum in Ottawa, a garden in Ireland, a market in Hong Kong, a church in Toledo, among others » (p. 1). De surcroit, toujours dans l’introduction, une série de termes viennent d’ailleurs sciemment renforcer l’inflexion pérégrine ou apodémique que désire imposer Simon à son approche : « itinerary » (p. 1) ; « journey » (p. 1) ; « routes » (p. 2) ; « visit places » (p. 2) ; « border zones » (p. 3) ; « wander the streets of cities » (p. 4) ; « This guided tour of translation sites… » (p. 251). En clair, Simon rédige et organise cette fascinante visite guidée de sites foncièrement polyglottes et de zones de tensions porteuses d’histoires et de mémoires refoulées ou oubliées, comme une sorte de carnet de route dans lequel la figure traditionnelle du traducteur se transmute en cicérone hautement qualifié à activer et catalyser « la circulation des langues et l’affrontement des mémoires » (p. 2) : « Translators are often imagined as figures in motion » (p. 5).

Le rôle de « figures en mouvement » confié par Simon aux traducteurs nous fait immédiatement penser à ce savoureux passage dans lequel Josiah Royce (1855-1916) identifiait ironiquement les philosophes – qui, selon le philosophe américain, seraient les spécialistes d’un passage, d’un va-et-vient, entre différents domaines du savoir (« departments of scientific research ») (Royce 1914/1951 : 36) – à des agents du voyagiste Thomas Cook :

Philosophy itself, in so far as it is a legitimate calling at all, may in fact be compared to a sort of Cook’s bureau. Its servants are taught to speak various languages–all of them ill–and to know little of the inner life of the numerous foreign lands to which they guide the feet, or check the luggage of their fellow-men.

Royce 1914/1951 : 36

Contrairement à la représentation roycienne des philosophes – dont Royce disait d’eux qu’ils parlaient mal les différentes langues et qu’ils connaissaient véritablement peu de choses de la vie spirituelle et intellectuelle des pays visités –, la traductologue montréalaise révèle avec maestria l’histoire de sites (polyglottes et mémoriels) qui lui sont chers et dont elle désire dégager l’histoire occultée, gommée, oubliée.

Sur un plan strictement matériel, TS contient dix-huit chapitres, auxquels se greffent une introduction intitulée « Polyglot places » (p. 1-11), une brève conclusion (p. 250-254), une page de remerciements (p. 255-257) et, finalement, un index. Soulignons qu’il n’existe aucune relation univoque entre le nombre de chapitres et celui des sites de traductions évoqués et analysés. De fait, quelques chapitres traitent de plus d’un site de traduction à la fois. Prenant appui sur une distinction utile en philosophie – dont l’origine se trouve chez Charles Sanders Peirce – entre la notion de type et celle de token[2], le chapitre 4 met en scène le type générique « hôtel », lequel est exemplifié en deux instances ou jetons (tokens), soit Budapest et Tokyo. Les autres chapitres avec des jetons multiples exemplifiant un type sont le chapitre 7 (type : « pont » et jetons « Mostar » ainsi que « la frontière entre le Danemark et la Suède sur le pont d’Öresund [selon la toponymie danoise] ou d’Øresund [selon la toponymie suédoise] ») ; le chapitre 10 (type : « rue », jetons « Montréal » et « Le Caire ») ; le chapitre 13 (type : « bibliothèque », jetons « Chicago » et « Tchernivtsi ») ; le chapitre 14 (type : « jardin », jetons « Tramore en Irlande » et « la ville jardin à Ankara »). D’autres chapitres analysent des lieux imaginaires ou mythiques, tels les chapitres 6 et 7, lesquels sont respectivement articulés autour d’une allégorie tirée du film Arrival (2016[3]) du cinéaste Denis Villeneuve dans lequel une traductrice/interprète est appelée à déchiffrer un langage extraterrestre dans un vaisseau spatial positionné à la verticale. La symbolique mise en scène évoque à la fois le sommet du mont Sinaï (d’où le titre du chapitre 5 : « The Mountaintop ») où Moïse rencontra Dieu, ainsi que la structure d’une tour, archétype de la Tour de Babel, soit le thème du chapitre 6 : « The Tower ». Le chapitre 12 est consacré aux sites qui identifient un lieu de travail (par exemple, le studiolo de Saint-Jérôme et l’île de Pharos, au chapitre 12), alors que le divan du psychanalyste constitue un objet assimilé à un site de traduction (chapitre 15 : « The Psychoanalyst’s Couch »). Finalement, le chapitre qui clôture TS (18 : « The Edge of Empire ») commente le type (frontière, contrôle, surveillance) en prenant comme jeton les frontières qui séparaient l’Empire austro-hongrois (paradigme de la Civilisation) des pays limitrophes (identifiés comme le fief de la Barbarie). Les autres chapitres décrivent un site se rapportant exclusivement à une ville en particulier (chapitre 1 : Lviv ; chapitre 2 : Prague ; chapitre 3 : Tolède [Espagne] ; chapitre 8 : Sarajevo ; chapitre 9 : Hong Kong ; chapitre 14 : Ottawa ; chapitre 16 : Nicosie ; chapitre 17 : Ellis Island [New York]).

L’intérêt traductologique et épistémologique de TS réside incontestablement dans l’effort d’identification mis en oeuvre par Simon pour définir et qualifier la notion même de sites de traduction. Puisque les « sites de traduction » sont à la fois des topoï porteurs d’une tension entre un hic et un aliorsum, c’est-à-dire des lieux où se produisent (de manière latente ou manifeste) des rencontres et des échanges non résolus entre langues et mémoires évoluant dans un espace interstitiel entre un ici et un ailleurs, il importe de se doter d’une nomenclature nette et précise pour s’orienter dans ce dédale de combinaisons multiples (mais possédant une clôture). Pour parvenir à cette fin, Simon déploie un effort épistémologique considérable pour identifier cinq sortes de types servant à cerner et délimiter la notion de site de traduction. Les sites de traduction en question sont respectivement : 1) « Des architectures de mémoire » ; 2) « Des sites de passage » ; 3) « Des intersections » ; 4) « Des seuils » et, finalement, 5) « Des sites de surveillance et de contrôle ». Chaque type mériterait un commentaire critique particulier mais cette tache excèderait les limites conceptuelles d’un compte rendu. Cet aspect sera entrepris dans un commentaire critique de TS à venir.

S’il fallait absolument trouver quelques manquements à TS, ou du moins énoncer certaines réserves, nous pourrions vraisemblablement déplorer la dimension (quasi-) exclusivement européenne des sites de traduction qui y sont commentés. Seuls Tokyo, Hong Kong, Montréal, Le Caire, Chicago et Ellis Island (NY) figurent dans un des dix-huit chapitres de TS. Nous sommes particulièrement sensibles à l’absence d’exemples de sites de traduction propres à l’hémisphère sud (notamment des pays de l’Amérique latine). On pourrait se demander si l’analyse de certains sites caractéristiques de cette zone aurait pu permettre d’élargir le concept de site de traduction en suggérant de nouveaux modèles ? Nous pensons en particulier aux travaux de Nelson Brissac Peixoto (Brésil) (1996/2019 ; 2002) et du collectif dirigé par l’Argentin Adrian Gorelik (2016). Toujours dans l’hémisphère austral, quels apports Le Cap aurait-t-elle pu contribuer à l’élaboration d’une définition (exhaustive) de la notion de sites de traduction ? Il importe également de souligner que certains chapitres de TS sont des reprises de textes parus auparavant. Finalement, les lecteurs fidèles de Sherry Simon s’interrogeront probablement sur la cohérence de sa pensée si on tient compte du fait que des textes rédigés sensiblement à la même époque que TS utilisent des termes tels Translation Space (Simon 2018a) ou encore Translation Zones/Spaces (Simon 2018b). S’agit-il ici d’un simple et anodin flottement sémantique ou bien existe-t-il de nettes différences entre ces différentes notions ? À la défense de Simon, nous pourrions dire que le style littéraire de TS s’apparente à celui des « guides de voyage », selon l’aveu de l’auteure, et que ce style ne se prête guère à de fines arguties épistémologiques. Au final, TS demeure un livre extrêmement intéressant et indispensable pour ceux qui s’intéressent aux nouveaux courants en traductologie. Par conséquent, nous en recommandons fortement la lecture.