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« Racontez-nous comment les choses se sont passées « au juste » ? »[1]

Ils voulaient un récit. Un récit qui raconte les causes et les raisons pour lesquelles j’en étais arrivé là. Mais c’était comme si j’avais perdu le sens de l’histoire. De tous les événements passés, je ne parvenais pas à articuler un récit.

Je me rendis compte que je n’avais pas vraiment peur. Je les regardais avec la même curiosité qu’ils me scrutaient. Ils étaient deux : un technicien de la vue et un spécialiste des maladies mentales. Je crois que si je n’avais pas peur, c’est parce que j’avais été souvent à leur place. Moi aussi, trop souvent, j’avais été affecté de la folie du jour.

En effet, j’avais voulu venir au jour en tant que chercheur. Je voulais alors mettre au jour les lois, les raisons qui avaient poussé une organisation jusque là. Mes recherches voulaient arraisonner l’organisation pour en tirer l’ordre du jour. Mes mots se devaient d’être des mots d’ordre, qui ordonnent en une théorie, c’est-à-dire en une vue. Mes mots devaient être rien moins que des projecteurs, qui illuminent un comportement des organisations et en retirent un récit. Un récit, voici ce qui donne le jour. Un récit qui agence logiquement tous les faits, du début jusqu’à ce jour, et donne raison à tout cela, d’un coup compris, classé – utile. Un récit qui ouvre les yeux.

Je faillis perdre la vue, comme si quelqu’un m’avait écrasé du verre sur les yeux. J’eus l’impression de rentrer dans le mur, de divaguer dans un buisson de silex. Il est peu de dire que je souffrais. Le pire, c’était l’affreuse cruauté du jour; je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder; voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge.

Quelques jours auparavant un livre m’avait assailli. S’il avait juste glissé du rayonnage et m’était tombé sur la tête, il aurait évidemment occasionné moins de dégâts. Quelques livres m’ont fait cet effet; j’ai l’impression que c’est eux qui s’impriment quand j’écris. Ce livre montrait comment les hommes qui peuplent nos théories ne sont pas libres. Des experts de l’humain – aussi inquiets que des Aztèques que le jour ne se fasse – invoquant des structures, des logiques profondes, des réalités, bâtissant des modèles, dévoilant des lois, ces experts transforment la liberté en nécessité. Ils mettent toutes leurs forces à montrer pourquoi le cours des choses a pris ce chemin, et expliquent que cela ne pouvait se passer autrement. Les humains de l’organisation ne sont pas libres, pas vraiment responsables, ils ne peuvent rien faire de nouveau sous le soleil d’une telle connaissance.

Je n’aurais jamais dû leur parler de ce livre. A ces mots, les deux examinateurs s’excitaient, ils tenaient comme la pièce maîtresse d’une intrigue. Ils avançaient déjà dix explications, déjà gros de mon histoire. Mais avoir lu un livre n’explique rien. Un livre n’est pas le germe qui s’explique en brin de blé, il est plutôt comme une tâche d’un kaléidoscope, un son dans une musique sérielle. Il invite à penser, il enclenche l’imagination, il n’explique pas ce qu’on en fait. Il n’est pas l’étape d’un chemin tracé, plutôt le tremplin d’où avoir l’envie d’à nouveau bondir. J’aurais juré que ce livre avait été écrit par un Persée, qui me délivrait de mon regard de Gorgone, je n’en gardais pas moins le sentiment d’avoir eu la tête tranchée.

J’avais l’impression que les deux inspecteurs ne m’écoutaient plus. J’étais déjà dans une de leur case, ils rédigeaient leur rapport… J’hurlais. Je ne supportais pas d’être ainsi objectivé, que mon histoire tienne dans un paragraphe, même dans un long rapport circonstancié. Je me débattais, je résistais, mais rien n’y faisait. Ils avaient la réponse à leur question, et s’apprêtaient déjà à dormir sur leur deux oreilles, sûrs que le jour serait là encore le lendemain.

Pourtant, ils avaient l’air instruits. On pouvait sentir à certains moments une intelligence vive. D’ailleurs ils aimaient bien prendre une pose affectée, le regard au loin, montrant ostensiblement qu’ils réfléchissaient. Je ne pouvais pas croire qu’ils puissent si naïvement prendre les théories au pied de la lettre, qu’ils puissent ainsi être aveuglés par le jour. Etait-ce plutôt du fait de ce qu’ils admettaient comme jour, de ce type de vision qu’ils laissaient seul passer, qui disait tout ce que la société, le passé, les lois faisaient des hommes de l’organisation, mais rien de ce que ces hommes faisaient eux de ces pressions et contraintes, rien de ce qu’ils créaient ?

La situation semblait bloquée, le récit fini. Mais je n’aimais pas l’impression qui en restait. Un récit laisse toujours une atmosphère. Quel qu’il soit, il teinte toujours ce qui s’est passé, et même ce qui se présente là à l’instant. Je n’aimais pas cette atmosphère qui m’immobilisait dans une posture, qui me donnait la sensation d’habiter un fantôme. Il me fallait tenter une manoeuvre, les surprendre. Je tentai de relancer le dialogue, car après tout ils n’avaient encore dit qu’une seule phrase.

« Vous m’interrogez, vous m’interrogez… mais ai-je enfreint une loi ? » Je savais que c’étaient des hommes de loi. Sous leur éclairage, tout ce qui ne tombait sous une loi était hors-la-loi. Il leur fallait en ce cas trouver une nouvelle loi, pour l’inclure dans le monde de la connaissance. Chaque individu, chaque action, chaque décision doit absolument être soumis à une loi qui le gouverne, auquel il doit se soumettre. Sans loi, tout reste obscur.

Leur travail consistait justement à examiner chaque cas et vérifier que son comportement se conformait effectivement à une loi connue. Ils apposaient alors un tampon « pattern-matching » et tout leur semblait d’un coup très clair. Les plus hardis s’aventuraient même à faire pousser de nouvelles lois. Ces lois nouvelles devaient partir du sol, être enracinées; et lorsque l’une d’elles semblait vouloir sortir du terrain, ils la taillaient, la retaillaient et la stylisaient encore jusqu’à ce qu’elle prenne forme et s’élève dans les airs à la façon d’une loi bien générale. Ils étaient encore plus satisfaits et à nouveau tout semblait bien clair. Ils avaient fait venir au jour une nouvelle loi et la connaissance comportait encore plus de lumière.

A connaître la loi, ils se croyaient plus libres. Peut-être ainsi pensaient-ils mieux se connaître, savoir pourquoi ils agissaient de telle ou telle façon. Mais surtout ils pensaient que si personne ne pouvait se jouer de la loi, ils pourraient néanmoins jouer avec la loi. Connaître la loi, c’est pouvoir stratégiquement en user, la tourner à son avantage. Se servir d’elle. Au nom du principe d’efficience. Cela me semblait pourtant manquer de respect.

Ce qui m’effrayait le plus dans leur manière, c’est qu’ils ne percevaient pas le singulier. Ce qui était d’autant plus embêtant qu’ils n’étudiaient que quelques cas, car voulant faire un travail de qualité ils se méfiaient des quantités. Or depuis ma pathologie aux yeux, je ne voyais pour ma part plus que du singulier. Non pas que j’estimais qu’il n’y avait rien de commun entre deux actions ou deux situations singulières, mais il me semblait voir non pas des individus soumis à une loi, mais face à un problème auquel ils avaient à répondre. N’êtes-vous pas d’accord ? Nous avons tous à sortir de l’enfance, trouver un emploi, nous avons tous besoin d’amour, peur de l’ennui, les organisations ont toutes besoin d’efficience, elles ont des cultures diverses en leur sein, etc. mais je vois chaque fois des différences, des choix, des tentatives, des ajournements. C’est dans chaque cas la façon de trouver son chemin qui m’émerveille.

Un jour, je me suis engueulé avec un de ces savants. Il s’enorgueillissait de découvrir des lois générales. Je lui ai dit : « Vous connaissez mon genre, vous voilà bien avancé ! Si vous connaissez mon genre, vous saurez tout de moi, mais vous ne savez rien de moi ! » Le genre, le général, c’est ce qu’il y a de plus banal. C’est le plus pâle et le plus froid, le plat du jour. C’est la loi du genre. Ca manque de poésie. Vous voyez une feuille et vous dites : « voilà une feuille ». Et vous ne voyez pas ses contours, sa grâce et sa disgrâce, ses linéaments, son unicité. Cette feuille n’a rien de particulier, elle n’est rien pour vous. Dites à une femme ou un homme que vous l’aimez parce qu’elle ou il appartient au genre humain, et vous recevrez une gifle. Elle sera bien méritée. Malheureusement les organisations ne donnent pas de gifle.

Mais si vous regardez bien cette feuille, si vous la laissez vous chuchoter son désir de soleil, sa soif de sève, la méchanceté du vent, la voracité des pucerons et les intrigues des branches, vous commencez à la comprendre. Vous commencez à saisir ce qu’il en est d’être une feuille. Si vous suivez son parcours, vous percevrez son combat pour être feuille, pour survivre et grandir et ce que vous aurez compris de cette feuille vous servira pour comprendre comment d’autres feuilles mèneront d’autres combats. Si par contre vous exigez une loi, vous saurez seulement qu’elle est née verte, qu’elle croît selon son programme et meurt de couleur rouille ou kraft. Mais ça vous le saviez déjà.

Alors imaginez quand vous avez affaire à des humains, ou à des groupes d’humains ! Les humains réfléchissent, ils sont « réflexifs », et leur réflexion déjoue toutes les règles. Eux-aussi savent jouer avec les lois. Mais aussi ils peuvent créer leur loi. C’est vrai que c’est dur de créer sa propre loi. Demandez à la danseuse ou au pianiste combien il est difficile de se façonner. Cela demande d’ôter à coups de burins ce qu’on a de plus général, ses désirs de puissance, ses orgueils et soifs de gloire. Cela demande de devenir, de créer du possible. Le devenir, c’est ce qui rend la loi caduque. Le possible, c’est ce qui se déjoue de la loi. Dire « non, c’est impossible », c’est refuser de se laisser commander par une loi qui ne vous convient pas. Etre vivant, c’est défier la loi du genre.

Je me rappelais un autre jour avoir tenté de regarder la loi en face. Prétentieusement, je lui avais déclaré : « je suis à part ». Elle m’avait répondu, sibylline : « A part, si tu agis; jamais, si tu laisses les autres agir ».

Les deux enquêteurs n’avaient pas encore dit un mot de plus. J’étais pourtant de bonne volonté. J’essayais de répondre à leur question de départ, mais mes réponses les agaçaient. Ce n’était pas un bon jour pour eux. Ils attendaient autre chose.

Je les voyais se demander : « peut-on conter sur lui, peut-on le conter parmi les hommes, lui qui refuse de rendre conte, de se rendre conte ? » Il faut en effet donner des contes, dans ce monde d’accountability, dans cette société de conte-rôle. Je percevais une accusation dans leur regard : « Ne veut-il donc pas conter pour nous ? ».

Pourtant comment voudrais-je gagner de la reconnaissance à leurs yeux, si la connaissance n’est que compter et conter ? J’ai soif de reconnaissance à en hurler la nuit, j’escaladerais bien des murailles pour un regard d’estime ou d’amour, mais je me transforme en iceberg, je m’éteins à l’idée d’être connu par de tels yeux médusants. Ces yeux m’interdisent de devenir, d’hésiter, d’être fêlé, d’être multiple. Ils refusent ma part de possible. Ils m’assignent à identité. Je dois pouvoir narrer parfaitement mon parcours. Reconnaissez-moi mais ne me pétrifiez pas de cette forme de connaissance ! Il est impossible pour moi que vous ne reconnaissiez pas mes possibles et mes impossibles, autrement dit que vous me connaissiez.

A mesure que cet « entretien » avançait, long comme l’infini, le jour déclinait. Ils avaient allumé une lampe, pour mieux me regarder. Cette lampe était comme une troisième personne qui m’interrogeait, plutôt qui m’examinait. Presque accusatrice. Je la sentais me demander : « vous êtes instruit. Vous devez savoir. Racontez-moi comment les choses se sont passées « au juste » ? C’était bien un récit que ces trois scrutateurs attendaient.

Mais je savais bien que ce n’était pas n’importe quel récit qu’ils escomptaient. Le récit devait obligatoirement avoir un début, une fin déterminée, avoir des personnages, être traversé par une intrigue, ne comporter que ce qui était important pour comprendre, à défaut de tout le reste. Dire l’événement, est-ce possible ? Comment commencer le récit ? Il y a toujours quelque chose qui vient avant, qu’il faut savoir pour comprendre, qui éclaire le début présumé. Devais-je remonter à mon enfance, à ma naissance, évoquer mes parents, parler de la guerre avant, et de la paix qui l’avait précédée… ? Comment finir le récit, puisqu’il était toujours là, dans ma mémoire, et surtout parce que cet interrogatoire faisait encore partie du récit ? Il continuait à s’écrire et à se dire là maintenant, et les jours suivants ne pourraient pas faire comme si rien sur cela n’avait été écrit. Et comme j’essayais malgré tout de réciter dans ma tête, je me rendais compte qu’à chaque fois que j’ajoutais un personnage, le récit se métamorphosait, il s’enrichissait et comprenait chaque fois une part plus grande d’énigme. Enfin des intrigues, des intrigues, je pouvais leur en trouver autant qu’ils voulaient, et même davantage encore, j’avais plutôt envie de leur en faire, moi, des intrigues…

Le récit, en fait, je l’avais commencé depuis longtemps, mais ils ne le voyaient pas. Et leur lampe ne saurait leur être d’aucune aide. Je leur dis que certains réussissaient à comprendre beaucoup, voire beaucoup plus, à partir de récits fragmentés, non-linéaires, incohérents, collectifs, dénués d’intrigue et racontés improprement, de simples pari d’histoire, mais leur réponse fut un grand sourire entendu. Qu’avaient-ils entendu, je l’ignorais. Mais il est vrai que même lorsqu’on part de bouts, de fragments, de détails, de départ de sens, on finit toujours par en faire un tableau, et le récit de notre compréhension prend un tour bien classique. Les récits ont la vie dure. Mais il faut bien pouvoir communiquer.

Par défi, je leur retourne que leurs récits à eux sont souvent bien pauvres. Que les récits académiques tiennent du degré zéro de l’écriture, et que dans le bruissement de leur langue, il y a bien des causalités forcées, des identités assignées, des omissions coupables. Leur jour n’est ni ajouré ni ajourné. La langue académique ligote les acteurs des organisations, elle les force dans des schémas, dans des rationalités non-mêlées, quand elle relate un événement, elle en extrait des relations, elle a des variables sans variations, des processus sans devenir, des personnages et jamais des personnes. La langue académique fait ses récits mais elle oublie que la théorie se tapit dans le style et oublie que la forme ça s’invente, ça se renouvelle, ça se défie, ça se contourne. Je sortis de la poche gauche de ma veste un morceau de papier sur lequel j’avais noté cette profession de foi d’un renouveleur de récits : « Ils savent, ceux-là, que la répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu’elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l’homme de demain. »

Comment on écrit l’histoire ? Lorsque l’histoire d’une organisation nous est racontée, le récit est souvent organisé pour montrer que le cas se cale dans une théorie, théorie qui l’éclaire ainsi. Quelquefois, l’histoire nous est exposée à la façon d’une nouvelle, pour nous faire vivre le présent des personnages, et seulement ensuite, éventuellement, quelques interprétations sont jetées. Mais le modèle est souvent le roman réaliste, où un personnage représente la condition d’une classe, où l’histoire se veut emblématique d’une position. Le récit est là seulement pour que nous nous intéressions au fonctionnement de l’organisation telle qu’on veut nous le dépeindre.

« Lorsque vous racontez le cas d’une organisation, vous voulez que tout ait une raison, que le monde soit câblé, qu’il y ait un chiffrement à découvrir. Chaque parole, chaque fait rapporté doit avoir une cause, que celle-ci soit économique, sociologique ou psychologique. Il n’y a pas un événement, une décision qui ne s’explique par un antécédent ou une fin poursuivie. Les faits s’enchaînent et enchaînent les acteurs. Les paroles ne seraient que l’écume des jours qui les suscitent. Où est la place de la décision, de l’action, de l’initiative, de l’événement, où est la place de la vie, reste-t-il encore une trace sous ces jours de la difficulté d’être homme, ou femme ? »

La colère me réveillait une douleur au niveau des yeux. Je savais pourtant qu’il était inutile de les prendre de front. Et ils n’étaient pas des ennemis. Quelquefois je me suis dit qu’ils n’avaient simplement pas compris, que leur jour les aveuglait – mais chaque fois cette pensée me faisait renaître la douleur oculaire. D’autant plus forte que parfois, mes yeux s’habituaient à la pâle clarté des étoiles ou à la lueur du soleil seulement reflétée par la lune.

J’ai voulu leur parler encore un peu. Je leur dis : « avez-vous remarqué que vos récits n’ont pas de narrateur et à peine un fantôme d’auteur ? » Pourtant, les narrateurs, c’étaient leur source première d’information. Mais ils les transforment en personnages. Ne devrait-on pas s’enquérir des narrateurs des récits académiques ? Et surtout les inquiéter, les soupçonner, se demander leur intention, leur position, pourquoi ils construisent l’histoire ainsi. Ne devrait-on pas toujours inquiéter le narrateur d’un récit ?

Je me suis demandé pourquoi, eux qui adorent pourtant un grand récit, ils ne prenaient pas à bras le corps leur position d’auteur. S’il n’y a pas de narrateur apparent, peut-être est-ce parce que l’auteur prend cette place, car l’auteur veut s’effacer. L’auteur veut la reconnaissance, il veut signer, mais pas le risque ni le travail de l’auteur. Il répète la forme, cite et récite, mais s’interdit le travail d’écriture, et le risque de la prise de parole. L’auteur académique se veut un auteur collectif mais il ignore la polyphonie. Un auteur collectif qui ne veut ajouter qu’un bout de phrase à une conversation longtemps commencée avant, alors que tout écrit donne un ton, une teinte, une saveur, une fragrance, une dureté ou une douceur. Mais quand la forme n’est pas libre, c’est le fond qui est immobilisé et les acteurs de l’organisation qui perdent de leurs possibles.

Pourquoi l’auteur doit-il se forcer à rester ainsi comme anonyme, porte parole juste d’une idée de plus ? Pourquoi ne dit-il pas parfois ce qui l’amène à cet écrit particulier, tout le trajet de sa recherche, ses lectures, ses peurs et ses contresens. J’apprendrais beaucoup si l’on nous racontait la genèse des idées et des interprétations. Je m’amuse quand je sens l’auteur entrer dans le récit et j’attends que certains, plus hardis, brouillent les frontières entre les mondes académiques et des organisations. J’aimerais qu’on me décrive des personnages qui ne contribuent pas à l’intrigue, mais qui sont là pourtant et nous permettraient d’inventer d’autres fils. Je me régalerais si l’auteur me glissait des énigmes, des clins d’oeil, des sens sous-terrains, qu’il me faisait confiance pour les dénicher et qui me ferait refaire le trajet qu’il l’a amené à ses concepts et interprétations.

Moi, en tant que lecteur d’études sur les organisations, je crois que j’apprendrais beaucoup, et je savourerais, des récits écrits comme si l’auteur ne connaissait pas déjà la fin, qui me surprennent, qui surprennent les acteurs dans leurs hésitations, leurs doutes, leurs errements. J’aimerais des personnages que nous ne comprenons pas intégralement, qui ne sauraient se ranger dans une case, conservant leur épaisseur de mystère. Je voudrais ne pas seulement connaître les moments clés, les grandes décisions, mais également qu’on me décrive le quotidien, l’ambiance, le bain des actions et puis découvrir en même temps des questions existentielles qui s’y dévoilent, toucher sur le corps des mots une quotidienneté face à la mort, à l’ennui, à la perte. Et que quelquefois, à la lecture, certaines phrases provoquent comme des explosions dans ma tête, dont le sens se démultiplie et crée des myriades d’interconnexions, des formules, des rapprochements osés, des métaphores inhabituelles, tout ceci qui ne me laisse pas passif mais me suscite, qui me fait inventer, qui me fait flairer encore du sens à la nouvelle lecture ou sur des thèmes dont je crois déjà, trop vite, avoir fait le tour. J’apprendrais beaucoup – d’un savoir qui n’emprisonne personne.

D’un geste de la main, ils m’interrompirent. Leurs yeux orageux me signifiaient qu’ils avaient peu à faire de ce que je pensais de leurs récits. Qu’ils voulaient enfin savoir comment les choses s’étaient passées ‘au juste’ pour que j’en arrive là. Ils voulaient comprendre ce qui était arrivé à ma vue. Qui donc m’avait lancé du verre sur les yeux ? Comment un tel événement avait-il bien pu se produire ? Quand j’entendis le mot « événement », je compris que le récit approchait de sa fin.

De leur côté, ils essayaient de circonscrire la situation, de se limiter aux seuls faits pertinents, de recenser les acteurs impliqués et de commencer à construire leur récit. Ils avaient besoin d’un récit. Dans leur monde, il y a des récits, et dans leurs récits à eux, il n’y a pas de décision, d’événement possibles. J’essayais malgré tout à nouveau de faire récit afin de faire bonne figure…

En effet, insistaient-ils, s’il n’y a pas de cause, il doit bien au moins y avoir une raison ? Une raison ? Moi qui n’ai jamais prétendu avoir raison ! Alors pour l’amitié peut-être ?

Je sentais que cette réponse les mettait dans une colère encore plus sombre. L’amitié ne s’explique par aucune loi générale, venant au contraire de la rencontre avec un singulier. Et elle rend sans doute encore plus libre. Ils voulaient le jour, et je ne leur donnais guère plus que la flamme d’une chandelle. Ils voulaient un récit…

Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais.

Ou autrement.

C’est à ce moment que vint la surprise. Inattendue, inexplicable, impossible à intégrer dans l’intrigue de quelque récit, semblant sortir d’un brouillard insondable, ou plutôt d’une nuit sans lune : une décision. Pure. Qui semblait surprendre ses auteurs mêmes, les sidérant presque d’effroi. Une décision qui moi aussi me surprenait mais me laissait fou de joie. Fou de joie, à peine par ce qu’elle impliquait performativement, mais parce que simplement elle existait. Elle se montrait et fanfaronnait : « je suis possible ». Une décision donc. Hyperbolique.

« Vous pouvez rentrer chez vous, vous êtes libre ! »

Je rentrais donc, mais sur le retour des questions emprisonnaient ma tête. Comment les choses s’étaient-elles passées ‘au juste’ pour qu’ils en viennent à cette décision ? C’était comme si j’avais perdu le sens de l’histoire. De tous les événements passés, je ne parvenais pas à articuler un récit. Ne pas comprendre me laissait mal à l’aise. Je me mis à chanter une ritournelle, comme pour me rassurer. Un début d’angoisse que je me promettais de dissiper. Je recommençais à souffrir des yeux.

Il n’est qu’une erreur et qu’un crime; vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes. C’est une erreur que de détourner d’autres hommes de leur libre jugement, de leur volonté propre, et de leur imposer quelque chose qui n’est pas en eux. Seuls agissent ainsi ceux qui ne respectent pas la liberté…

Stephen Zweig, Montaigne

Ce texte a été écrit à partir de La Folie du jour de Maurice Blanchot. Il a également beaucoup bénéficié, voire beaucoup pris, de Jacques Derrida : Parage, Andreu Solé : Créateurs de monde, nos possibles, nos impossibles, Henri Godard : Le Roman mode d’emploi, David Boje : Narrative Methods for Organizational and Communication Studies, Gilles Deleuze : Différence et répétition, Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, ainsi que de nombreux autres auteurs qui hantent ce texte – que le lecteur s’amusera à identifier.