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Les dirigeants d’entreprises sont de plus en plus conscients des responsabilités qu’ils doivent assumer concernant l’impact de leurs décisions et activités sur la société et l’environnement. Leur stratégie est évaluée aujourd’hui à l’aune de leur performance qui n’est plus seulement économique mais devient globale avec la prise en compte des conséquences de leurs choix managériaux sur l’équilibre des écosystèmes et sur l’équité sociale. Cette prise de conscience passe, notamment, par la mise en oeuvre d’une politique de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) qui se traduit par un comportement éthique et transparent, contribue au développement durable, prend en compte les attentes des parties prenantes, respecte les lois en vigueur et s’accorde avec les normes internationales de comportement (Capron, Quairel-Lanoizelée et Turcotte, 2011).

De nombreux travaux témoignent de cette prise de conscience dans les entreprises privées (Friedman, 1962; Arrow, 1973; Mc Williams et Siegel, 2001; Jensen, 2002; Vogel, 2006). Ces travaux s’appliquent aux cas d’entreprises de grande taille dans les économies développées (Igalens, 2007; Reynaud, 2006), ou de moyenne et petite dimensions (Quairel et Auberger, 2005; Berger-Douce, 2006). L’attention se porte également sur la mise en oeuvre de la responsabilité sociales dans les firmes multinationales (Wolff, 2004; Husted et Allen, 2006; Boudier et Bensebaa, 2008) et sur l’analyse des motivations des managers de petites firmes privées dans les économies en développement (Spence et al 2008; Labaronne et Oueslati, 2011, a.). Les études de cas portant sur les entreprises publiques engagées dans la responsabilité sociales sont plus récentes (Rousseau 2008; Charbonneau et Caron 2009; Labaronne et Oueslati, 2011, b.).

C’est dans le prolongement de ces études de cas que s’inscrit notre travail. Il se propose d’examiner la stratégie mise en oeuvre par les managers d’une grande entreprise publique marocaine, l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), dans leurs relations avec une catégorie particulière de parties prenantes de l’organisation, à savoir les élus locaux.

Freeman (1984) définit les parties prenantes (stakeholder) comme « un groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la mise en oeuvre des objectifs d’une organisation ». Au-delà des critiques théoriques formulées à l’encontre de cette définition (Mitchel, Agle et Wood, 1997; Gond et Mercier, 2004; Pesqueux, 2006), la notion de stakeholder soulève l’ambiguïté de sa traduction française qui hésite entre « partie prenante » et « partie intéressée » (Cabanis, Igalens et Martin, 2011). Si l’action de la première peut se concevoir sur un mode désintéressé, par exemple l’action de militants en faveur d’une cause, la démarche de la seconde vise à satisfaire l’utilité propre de la partie intéressée. Cette utilité peut être la recherche d’un intérêt matériel, moral ou, électoral, dans le cas particulier d’élus. Ces derniers peuvent être classés, si l’on retient la typologie de Pesqueux (2002, 2006) dans la catégorie des parties prenantes « diffuses », catégorie dans laquelle on trouve des partenaires en interaction avec l’entreprise sans lien contractuels explicites avec elle, contrairement aux parties prenantes « contractuelles » qui sont en lien de contrat avec l’entreprise (actionnaires, salariés, clients, fournisseurs, etc.).

Pasquero (2008) a présenté les forces et les faiblesses de la théorie des parties prenantes (TPP) en liaison avec la thématique du développement durable (DD) des entreprises. Pour l’auteur, les apports de la TPP résident dans son approche relationnelle : la TPP propose une nouvelle conceptualisation de l’insertion de l’entreprise dans la société; elle est réaliste en accordant une place essentielle aux acteurs; elle est pluraliste en associant aux logiques économique et stratégique des visions utilitariste, déontologique, culturelle ou politique présentes dans la problématique du DD; elle est pragmatique en se prêtant à des études de cas. Les limites de la TPP se situent, selon l’auteur, dans son caractère réductionniste : la TPP considère les intérêts des acteurs comme données; elle est statique en ne prenant pas en compte le développement des enjeux, la reconfiguration des positions, le processus d’apprentissage; elle est sous-conceptualisée en privilégiant la rationalité économique au détriment d’autres arguments comme ceux, politiques, qui s’intéressent aux jeux de pouvoirs et de négociations entre l’organisation et les parties intéressées.

Notre travail s’inscrit davantage dans le cadre de l’approche instrumentale de la TPP (Jones, 1995) que dans une vision normative (Donaldson et Preston, 1995). Il se propos cependant d’en dépasser les limites à travers une étude de cas qui s’appuie sur la théorie des jeux. Comme le souligne Pesqueux (2006), la TPP renvoie le plus souvent à une gestion équilibrée des intérêts entre acteurs « bienveillants ». Or des relations déséquilibrées peuvent intervenir à travers l’occurrence d’une asymétrie de l’information liées à des comportements opportunistes de certains acteurs. La théorie des jeux nous permet d’introduire l’éventualité de cette relation déséquilibrée. Cet apport extérieur à la théorie traditionnelle du management peut nous aider à formaliser le caractère complexe et dynamique des interactions entre des managers d’une organisation publique, l’OCP, et des acteurs publics, les élus locaux, engagés dans une relation de RSE.

Notre approche par la théorie des jeux n’est pas une quantification des gains éventuels des deux joueurs, mais illustre les différentes étapes du processus de marchandage qui peut être envisagé entre l’entreprise et l’élu compte tenu de leurs objectifs (avoués ou inavoués). Elle n’a pas pour objectif de pointer la solution idéale qui, pour peu qu’elle existe, est spécifique à chaque contexte, mais d’aborder les différentes interactions qui peuvent survenir afin d’anticiper les comportements opportunistes qui rendraient l’action RSE inefficace.

Si le recours à la théorie des jeux ne « résout » rien et ne « propose » rien aux joueurs en présence dans notre étude, elle attire cependant l’attention sur les problèmes que posent leurs choix d’acteurs publics en interaction, lorsque toutes les hypothèses du modèle sont spécifiées. Dans la mesure où, dans la pratique, les jeux sont souvent répétés, l’analyse du résultat d’un jeu peut aider à anticiper sur les résultats du jeu suivant et ainsi appuyer le choix d’une stratégie des acteurs même si cela n’élimine pas le risque. Dès lors, l’aspect le plus intéressant de la théorie des jeux mobilisé ici est celui qui examine la stratégie des deux joueurs en situation d’asymétrie de l’information, asymétrie qui risque d’apparaître au fur et à mesure du jeu.

L’Office Chérifien des Phosphates est une société anonyme dont l’Etat marocain est actionnaire à 95 %, le capital restant est détenu par une banque publique marocaine. L’activité de l’OCP consiste à extraire du minerai de phosphate et à le transformer en acide phosphorique et en engrais. L’OCP est un acteur majeur au sein des Entreprises et établissements publics marocains (EEP). Il réalise à lui seul près du tiers du chiffre d’affaires et 40 % de la valeur ajoutée réalisée par l’ensemble des EEP. Son chiffre d’affaires provient presque entièrement de ses ventes à l’exportation dont le montant représente près du quart des exportations marocaines en 2010. Sa valeur ajoutée contribue à hauteur de 3,5 % du Produit intérieur Brut (PIB) du Maroc. Il emploie plus de 19 000 personnes.

L’OCP développe une stratégie de RSE dans les territoires où il est implanté. L’Office est bien souvent la seule entreprise créatrice de richesses dans les territoires miniers pauvres du Maroc. Les managers de l’OCP sont en relation permanente avec les élus locaux qui les sollicitent pour une aide ponctuelle ou une subvention régulière afin de financer leurs dépenses de fonctionnement ou d’investissements communaux.

Dans ce travail, nous proposons une analyse théorique et appliquée du comportement de ces acteurs publics engagés dans une relation de RSE. Sur quels fondements théoriques se fondent ce type de relation et quelle stratégie peuvent-ils mettre en place pour satisfaire leur fonction d’utilité ? Pour répondre à ces questions, nous présentons le contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les actions RSE conduites par les managers de l’OCP et nous présentons la méthodologie adoptée pour tenter de cerner la nature des relations de ces managers avec les élus locaux (1). Nous posons le cadre théorique relatif aux comportements spécifiques des acteurs publics (2) en précisant notre positionnement analytique (2.1.) et les hypothèses que nous retenons sur le comportement des managers de l’OCP et sur celui des élus locaux (2.2.). Ici, nous rappelons la controverse théorique sur le comportement spécifique des acteurs publics qui peuvent être préoccupés soit par le service de l’intérêt général soit par la satisfaction de leur utilité particulière. Nous étudions le jeu de ces acteurs engagés dans des négociations autour d’une action RSE (par exemple, le financement par l’OCP d’une route ou d’un aménagement urbain ou d’un bâtiment municipal, etc.) (3). Plus précisément, à partir de la théorie des jeux, nous proposons de formaliser le comportement réciproque de ces acteurs vis-à-vis d’une action RSE. Nous précisons les arguments de leur fonction d’utilité (3.1.). Nous étudions la dynamique des interactions entre ces deux acteurs (3.2.). Nous intégrons dans le raisonnement l’influence que peut avoir les managers de l’OCP sur l’action de l’élu, influence qui peut s’exercer soit par la menace, soit par le contrôle (3.3.). Nous examinons l’attitude que doivent adopter les managers de l’OCP confrontés à une asymétrie informationnelle dans leur relation avec les élus (3.4.). Nous synthétisons nos résultats et tirons les enseignements managériaux de ce travail en conclusion de notre étude.

Présentation du contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les actions RSE de l’OCP et exposé de notre méthodologie d’étude

L’Office Chérifien des Phosphates est le leader mondial des exportations de phosphate et de produits phosphatés. Il bénéficie de 90 ans d’expérience dans la mine et de 45 ans dans la chimie. Il extrait près de 30 millions de tonnes de minerais de phosphate du sous-sol marocain qui recèle les trois-quarts des réserves mondiales. Le tiers du minerai extrait est exporté comme matière première, les deux autres sont livrés aux industries chimiques du Groupe pour être transformés en produits dérivés : acide phosphorique de base, acide phosphorique purifié, engrais solide. Les parts de marché de l’OCP en produits phosphatés représentent le quart du marché mondial.

Dans le cadre d’une convention de recherche universitaire avec l’OCP, nous avons étudié l’action RSE de cette entreprise publique. Nous avons adopté une approche contextuelle. Nous entendons par là : « un cadre particulier d’analyse qui tente de comprendre, dans une perspective constructiviste, les processus interactifs par lesquels un contenu (…) évolue dans un contexte particulier, traversé par un processus où prédominent les relations, interactions, jeux de pouvoir entre acteurs influant la vie des organisations. Une telle perspective oriente la recherche vers un examen minutieux des spécificités qui caractérisent le fonctionnement de chaque organisation. » (Husser, 2006, p. 66).

La méthodologie que nous avons adoptée est une approche exploratoire hybride de type abductive (Allard-Poesi et al. 2003). Elle consiste en un processus itératif, impliquant de multiples allers-retours entre le terrain et les théories mobilisées[1] Nous avons collecté des informations et fait une analyse de données sur les relations managers OCP-élus en combinant données primaires, données secondaires et observations directes.

Les données primaires ont été obtenues au moyen d’entretiens ouverts réalisés auprès de l’équipe dirigeante et auprès des directeurs de sites chimiques et miniers et auprès de trois gouverneurs de province. Nous nous sommes entretenus avec :

  • Tous les dirigeants du top management de l’OCP (onze managers), au siège social de l’Office, et avec les directeurs et leurs responsables opérationnels des trois sites miniers (Khouribga, Benguerir, Youssoufia) et des deux sites chimiques (Safi et Jorf Lasfar) de l’Office;

  • Les trois gouverneurs (équivalent des préfets français) des départements de Khouribga, Safi et Benguérir concernés par l’activité de l’OCP;

  • Les élus locaux des communes de Khouribga, Benguerir, Youssoufia, Safi et Jorf Lasfar.

Ces entretiens avaient pour objectifs de connaître précisément : i) les actions RSE engagées par l’OCP; ii) les critères de choix de ces actions; iii) les motivations des managers dans la mise en oeuvre de ces actions; iv) la gouvernance de ces actions avec les parties prenantes de l’OCP, notamment les élus; v) la perception de ces actions par leurs bénéficiaires (les populations).

Nous avons réalisé une enquête d’opinion auprès des populations locales à l’aide d’un questionnaire sur la perception de l’impact des actions RSE de l’OCP dans leur vie de tous les jours : amélioration de leur cadre de vie à travers la prise en charge par l’OCP d’un certain nombre d’infrastructures publiques (route, école, hôpital), accès au logement, embauche, etc. Plus de 1200 personnes ont ainsi été enquêtées sur cinq sites où l’OCP est présent (deux sites miniers et trois sites chimiques). Le traitement des données récoltées au cours de l’enquête a fait l’objet d’une analyse de contenu établie à partir des logiciels suivants : NET-Survey pour la programmation des modules et des différents formulaires et STAT’Mania Data Mining pour la mise en place des indices, des indicateurs et des éléments de restitution de résultats (tableaux de répartition, graphiques, pages de rapport).

Nous avons obtenu les données secondaires en consultant de nombreux documents qui nous ont permis de recouper ou d’enrichir le recueil de données primaires : étude de la communication institutionnelle de l’OCP tant interne (journaux d’entreprise, documents de travail), qu’externe (rapports annuels d’activité, rapports d’audit de l’office, lettre d’information à l’occasion de l’émission d’un emprunt obligataire de l’OCP fin 2011). Enfin, l’observation directe a pu être mobilisée à travers des visites in situ répétées dans le cadre de notre programme de recherche.

Notre article n’a pas pour objet de rendre compte de cette étude de terrain dont les résultats et les analyses sont la propriété de l’OCP. En revanche, cet article se propose d’approfondir, sur le plan théorique, une dimension particulière des actions RSE de l’OCP dont l’intérêt analytique est apparu à la lumière de la qualité et de la richesse des réponses obtenues lors de nos entretiens. Cette dimension concerne la gouvernance des actions RSE de l’OCP entre les managers de l’Office et les élus locaux.

Dans la tradition des grandes entreprises minières, l’OCP conduit des actions RSE de grande ampleur qui s’inscrivent dans le contexte institutionnel spécifique du Maroc. Ces actions concernent :

  • L’ensemble des salariés de l’OCP : politique salariale avantageuse, plan d’accession à la propriété dans les villes minières, mise à disposition d’infrastructures à caractère social et récréatif.

  • Les populations proches de ses centres d’activités. L’OCP engage des actions citoyennes en finançant des investissements ou des projets sociaux portés par des associations caritatives ou défendus par des élus locaux qui le sollicitent. Il peut s’agir d’infrastructures médicales (hôpitaux, dispensaires), éducatives (écoles primaires, collèges, lycées), sportives (gymnases, stades, piscines), routières (désenclavement de villages), urbaines (aménagement d’espaces publics : salle des fêtes, salle des associations).

  • La société marocaine :

    • L’OCP développe des programmes massifs dans la protection de l’environnement à travers des investissements d’économie d’eau, d’énergie électrique et d’émission de CO2.

    • Il pilote des projets écologiques avant-gardistes comme la création d’une « ville verte » et la réhabilitation d’un ancien site industriel en « mine verte ».

    • Il assume ses responsabilités économiques et sociétales à l’égard du pays en conduisant des actions fortes : création d’emplois directs et indirects dans ses territoires d’implantation, participation à la réalisation de projets de lutte contre la pauvreté et l’exclusion dans le cadre de l’Initiative Nationale pour le Développement Humain, réalisation d’une université polytechnique de haut niveau, capable d’accueillir à terme plus de 6000 étudiants, lancement du programme « OCP Skills » qui concerne en 2012 plus de 20 800 jeunes, à travers trois volets : recrutement immédiat (5 800 personnes); formation pour permettre l’embauche de jeunes dans différents secteurs d’activité de l’économie marocaine (15 000 candidats), entreprenariat (soutien aux jeunes porteurs de projets).

Notre article se propose d’étudier plus particulièrement les actions RSE de l’OCP à l’égard des populations proches de ses centres d’activités. La mise en oeuvre de ces actions passe en grande partie par l’intermédiaire des élus locaux qui interviennent auprès des managers de l’OCP pour obtenir une subvention ou une prise en charge financière de leurs projets municipaux.

Il ne s’agit pas de se demander quelles sont les motivations des managers de l’OCP quand ils répondent favorablement aux sollicitations des élus locaux. La réponse tient à la nature de l’entreprise qu’ils dirigent. L’OCP est « encastré » dans un contexte institutionnel marocain dont les caractéristiques, comme nous l’enseigne l’économie néo-institutionnelle (North, 1990), sont déterminées de façon endogène par des facteurs économiques, politiques, sociaux, culturels, comportementaux. Face aux limites de « l’Etat prévoyance » marocain, et compte tenu des moyens financiers et matériels importants de l’OCP, les managers de l’Office se sentent tenus de déployer des actions sociales citoyennes de grande ampleur pour tenter de répondre aux attentes sociales des populations locales et de la société marocaine. Plus précisément, le contexte social et culturel marocain se caractérise par une solidarité traditionnelle forte et cohésive, de nature familiale et interpersonnelle plus qu’institutionnalisée, dans laquelle la tradition islamique de la zakât ou de la sadaqua encourage les mieux nantis à venir en aide aux plus pauvres (Labaronne et Ben Abdelkader 2008). Ce contexte fixe des règles informelles auxquelles les dirigeants de l’OCP ne peuvent s’affranchir au risque de perdre leur légitimité morale. Une forme de paternalisme en découle qui répond aux obligations que les managers de l’OCP doivent assumer au regard des attentes fortes et des valeurs prégnantes de la société marocaine. Dès lors, leurs actions RSE peuvent apparaître comme étant le reflet d’un isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powell 1983; Capron et Quairel-Lanoizelé, 2007) qui leur impose de se conformer aux exigences sociales et réglementaires ou encore aux attentes de l’opinion publique pour bénéficier d’une légitimité de leur action managériale.

À plusieurs reprises nous avons utilisé la notion d’encastrement (embeddedness) à propos de l’OCP. Cette notion est définie par Granovetter (1985), à la suite de Polanyi (1944), comme l’appartenance à un système de relations : tout comportement économique serait « encastré » dans un réseau de relations sociales sans lesquelles il ne pourrait ni exister ni trouver les ressources nécessaires à son action. Cette notion pose la question, pour l’OCP, du processus d’interactions socio-politiques dans lequel l’Office est engagé dans le contexte marocain. Entre le modèle d’une entreprise dominante qui ne se préoccupe pas des attentes de ses parties prenantes et celui d’une entreprise dominée qui subirait les pressions de son environnement, il existe un modèle intermédiaire qui repose sur les interactions de l’entreprise avec son environnement économique, social et politique (Pasquero, 2008). C’est précisément l’étude du caractère complexe et dynamique de ces interactions entre les managers de l’OCP et les élus locaux qui nous intéresse dans cet article.

Après avoir rappelé le contexte analytique et la méthodologie adoptée qui nous ont conduits à élaborer dans cette étude des « conjectures », nous proposons à présent de les discuter dans un cadre théorique qui s’intéresse au comportement spécifique des deux acteurs publics engagés dans une relation RSE, managers de l’OCP et élus locaux.

Approches théoriques du comportement des acteurs publics

Dans la littérature, deux conceptions s’opposent concernant le comportement que peuvent adopter les acteurs publics, en particulier les managers d’entreprises publiques. La première découle de la conception wébérienne de « l’État bienveillant » selon laquelle ces acteurs chercheraient à défendre l’intérêt général et à maximiser le bien-être collectif (Weber, 1919). La seconde, issue de la théorie des choix publics (Buchanan et Tullock, 1962; Laffont 2000, Mueller 2009), récuse l’hypothèse précédente en considérant ces acteurs se comportent comme des agents qui cherchent à maximiser leur propre fonction d’utilité, sous un réseau de contraintes économiques et politiques. Dans le cadre d’un « État imparfait » (Guenerie, 2000), l’argument de cette fonction est avant tout l’intérêt personnel. Dans le cas des managers publics, il peut s’agir, par exemple, de leur maintien à la tête de leur société publique ou des avantages pécuniaires qu’ils en retirent.

Quelle position analytique avons-nous pris dans le cadre de cette controverse théorique ? Quelles hypothèses avons-nous retenues s’agissant du comportement des managers publics de l’OCP et de celui de leurs parties prenantes, les élus locaux, qui sont aussi des acteurs publics ? Nous précisons ici notre cadre d‘analyse et nos hypothèses de travail.

Positionnement analytique

L’OCP a connu récemment une double transformation :

  • Managériale, à partir de 2006, avec le changement de son équipe de direction. La nouvelle équipe a abandonné le modèle bureaucratique de gestion qui prévalait jusqu’alors et a adopté une « nouvelle gestion publique » (NGP-Osborne et Gaeblert, 1993; Jones et Kettl, 2003) axée sur l’efficacité et la performance économique.

  • Juridique, en 2008, avec la modification du statut de l’OCP, d’établissement public de droit public en société anonyme de droit privé, OCP SA.

Les changements managériaux et juridiques de l’OCP auraient pu inciter ses managers à renoncer à toute forme de « paternalisme » de la part d’une entreprise minière réputée pour son action RSE d’envergure au Maroc. Engagés dans une NGP, ses managers auraient pu considérer que leur responsabilité n’était plus engagée à l’égard des populations proches de ses centres d’activités ou de la société marocaine toute entière, mais seulement à l’égard de l’Etat marocain, actionnaire principal d’OCP SA. Les managers auraient pu estimer que leur responsabilité consistait dorénavant à verser le montant de dividendes et d’impôts le plus élevé possible à la puissance publique, à charge ensuite pour elle, à travers ses politiques publiques, de servir l’intérêt général.

Dans les faits, les dirigeants de l’OCP n’ont pas renoncé à la mise en oeuvre d’une stratégie RSE, stratégie qui se traduit, aujourd’hui encore, par une implication profonde de l’Office dans le développement des infrastructures publiques locales. Cette démarche fait peser sur les managers de l’OCP une lourde responsabilité, celle de se substituer, au plan local, à la puissance publique dans la définition de l’intérêt général. En négociant directement avec les élus locaux et en acceptant, ou pas, de financer telle ou telle infrastructure, les managers de l’OCP endossent la responsabilité de définir ce qui relève, ou pas, de l’intérêt général.

La poursuite de cette attitude souligne la bipolarité du comportement de cet acteur public. D’une part, il se comporte en manager « privé » en recherchant la performance qui, à terme, servira l’intérêt général à travers l’utilisation, par la puissance publique, des dividendes et des impôts versé par l’Office. D’autre part, il revendique le statut « d’acteur public » en restant attaché à la place qu’il occupe dans la société marocaine. Le phosphate peut effectivement être considéré comme un bien public, constitutif du patrimoine national marocain, et l’OCP, du fait de son implantation locale, estime qu’il sait mieux que quiconque, comment servir l’intérêt général, notamment en aidant les élus locaux dans le financement de leurs dépenses de fonctionnement ou d’investissements municipaux.

Dès lors, c’est bien son comportement en tant qu’acteur public, servant l’intérêt général, qu’il convient d’examiner dans ses relations avec ses parties prenantes, en particulier les élus locaux. Cette orientation nous conduit à apporter une précision théorique sur le statut particulier des managers publics au regard de celui de leurs homologues du secteur privé. Les dirigeants d’entreprises publiques se caractérisent par un double statut, celui de manager, comme tout responsable d’entreprise, et celui d’acteur public, au même titre que les élus, ou les « bureaucrates ». La théorie économique nous enseigne que le comportement d’un manager d’une entreprise publique ne peut pas être tout à fait assimilable à celui d’une entreprise privée, en raison justement de son statut « d’acteur public ».

Ce positionnement nous a guidés dans le choix de nos hypothèses de travail. Elles nous permettront ensuite de formaliser le jeu de ces acteurs.

Hypothèses sur le comportement des acteurs publics

Nous présentons nos hypothèses sur le comportement des managers de l’OCP puis sur celui des élus locaux.

Hypothèses concernant le comportement des managers de l’OCP

Nous partons de l’hypothèse de bienveillance des managers publics de l’OCP et d’une attitude soit bienveillante, soit intéressée, de la part des élus locaux. Pourquoi ne retenir que la bienveillance dans le cas des managers de l’OCP et pas « l’intérêt » comme dans le cas des élus locaux ?

Notre souci ici n’est pas seulement de simplifier la combinaison possible du comportement et du jeu des acteurs pour rendre plus intelligible leur stratégie. Elle découle surtout du constat que nous avons pu faire suite à un examen attentif du discours et des pratiques des managers de l’OCP et des élus locaux rencontrés dans le cadre du programme de recherche interdisciplinaire que nous avons conduit.

Nos entretiens auprès des membres de la direction, au siège social ou sur les sites d’extraction ou de production chimique de l’OCP, ont mis en évidence le fait que ces managers étaient de « bons intendants » et nous ont permis de récuser l’hypothèse d’un « intérêt » personnel dans la mise en oeuvre d’une stratégie RSE.

Récuser cette hypothèse théorique n’allait pas de soi. Si certains travaux mettent en avant l’engagement des managers publics en faveur de l’intérêt général et soulignent leur attachement aux principes d’universalité, d’impartialité et d’intégrité (Mazouz et al, 2006) à travers notamment la mise en oeuvre d’actions RSE qui servent le bien commun (Charbonneau et Caron, 2009), d’autres sont plus sceptiques. Ils voient dans les actions RSE des managers publics le moyen de servir leur fonction d’utilité personnelle (Laffont, 2000). Par exemple, ces acteurs peuvent développer des actions RSE afin de favoriser leur enracinement dans la perspective d’une privatisation future de leur entreprise publique (Labaronne et Oueslati, 2011, b.).

Notre hypothèse de bienveillance des managers de l’OCP s’inscrit dans un double référentiel théorique, celui de la théorie managériale et celui de la théorie des choix publics.

La théorie managériale met en avant le fait que les dirigeants d’entreprises privées ou publiques ne sont pas toujours des opportunistes ou des « rusés » au sens de Williamson (1985). Si la théorie de l’agence souligne le comportement individualiste des managers et leur volonté de maximiser leur propre fonction d’utilité, la théorie de l’intendance (Donaldson et Davis 1991) insiste sur les comportements « moraux » des gestionnaires (Wood, 1991). Elle privilégie l’hypothèse d’une convergence d’intérêts, entre agents et principaux, en raison des satisfactions morales qu’éprouveraient les agents d’être de « bons intendants ». Ces derniers auraient pour fonction d’utilité de contribuer au développement à long terme de l’entreprise qu’ils dirigent tout en servant l’intérêt général (Donaldson et Davis, 1994; Davis et al 1997).

La théorie de l’intendance rappelle la nécessité de ne pas réduire le comportement des managers, ici des managers publics de l’OCP, au seul opportunisme. Elle invite à ne pas considérer ce comportement comme s’il était une « donnée » immuable et figée. Elle propose un cadre analytique plus complexe qui permet de dépasser une des limites de la théorie des parties prenantes évoquées par Pasquero (2008).

La théorie des choix publics, qui se définit comme « l’étude économique des décisions non marchandes » (Mueller, 2009), aborde le comportement des acteurs publics à travers l’individualisme méthodologique. Elle considère que l’intérêt d’une organisation publique doit s’analyser à travers le comportement des acteurs publics qui la composent. Mais ce comportement, là encore, ne se réduit pas toujours à l’opportunisme, cette attitude ne reflétant pas l’étendue et la variété des comportements de ces acteurs qui peuvent être à la fois plus riches et plus complexes (Labaronne, 1995). En servant l’intérêt général, les managers publics peuvent trouver une satisfaction dans la valorisation de soi, dans l’identification personnelle à la réussite d’actions collectives, dans la réputation de managers soucieux du bien-être collectif. Cette recherche de satisfaction, qui conduit ces acteurs publics à être « bienveillants, serait d’autant plus intense que leur comportement est public et mémorable, qu’il s’inscrit dans une démarche pro-sociale fondée sur des valeurs éthiques et qu’il relève d’une pure générosité ou encore d’une attitude « altruiste » (Bénabou et Tirole, 2010).

Hypothèses concernant le comportement des élus locaux

Les élus locaux sont également des acteurs publics et peuvent avoir comme fonction d’utilité la recherche de l’intérêt général et la maximisation du bien commun. Cette conception normative de la puissance publique, constituée d’acteurs préoccupés par l’intérêt public, s’inscrit dans la vision d’un État assimilé à un « despote bienveillant » selon l’expression de Wicksell. Mais les élus peuvent adopter des comportements stratégiques non bienveillants (Laffont 2000). Dans une approche positive, ils peuvent être intéressés et agir conformément à leurs fonctions d’objectifs propres. Les arguments de cette fonction peuvent être la captation d’une rente, leur maintien au pouvoir, l’obtention de fonds pour le financement de leur (ré) élection (Lafay, 1993). Ces élus ne se détournent pas systématiquement de « l’intérêt collectif », mais ils peuvent avoir de cet intérêt une conception personnelle ou idéologique. Dès lors, leur comportement peut diverger de la maximisation d’une fonction de bien-être collectif. Cette divergence est d’autant plus importante que l’élu est impliqué dans une négociation stratégique entre les principaux participants à la décision (Mueller, 2009).

Par la RSE, l’entreprise s’insinue dans le champ politique; il nous est alors apparu intéressant et pertinent d’analyser la réaction de l’élu local face à cette « intrusion » de l’entreprise dans ce qui est normalement et légitimement son champ d’action.

Nous faisons l’hypothèse que, face à cette « concurrence » de la part de l’entreprise en termes d’actions sociales, il adopte une stratégie liée à son statut d’élu local en situation de vouloir plaire à la population et/ou d’être réélu.

En résumé, nous considérons que les managers de l’OCP servent l’intérêt général, soit en mettant en oeuvre la NGP (hypothèse NGP), soit en s’impliquant directement dans une action RSE locale (hypothèse d’altruisme). Les élus peuvent également avoir un comportement bipolaire en étant préoccupés par l’intérêt général quand ils négocient des actions RSE avec l’OCP (hypothèse de bienveillance) en étant intéressés par les retombées que peut avoir cette action sur leur carrière, retombées en termes d’image ou de financement de leur campagne électorale (hypothèse électorale).

Le jeu des acteurs publics autour des actions RSE

Notre apport extérieur à la théorie traditionnelle du management nous permet de formaliser le caractère complexe et dynamique des interactions entre des managers d’une organisation publique, l’OCP, et des acteurs publics, les élus locaux. Le recours à la théorie des jeux nous permet d’argumenter la réflexion en trois temps : la décision interactive, l’apparition d’un conflit et le choix d’un scénario.

En effet, la théorie des jeux correspond à une théorie de la décision interactive, en modélisant des situations dans lesquelles plusieurs agents sont en situation de choix, les choix des uns affectant l’utilité des autres. Elle sert à modéliser des situations de conflit (ou de coopération) dans lesquelles des acteurs sociaux prennent des décisions individuelles séparées, mais ayant un impact combiné sur les acteurs. Elle permet enfin de « comprendre et prédire » ce qui se produit selon divers scénarii (D. Kreps, 1999).

L’hypothèse principale de notre modèle est de considérer les agents comme rationnels au sens où ils vont rechercher la maximisation de leur utilité. Cependant, leur utilité ne dépend pas seulement de leur propre action, elle est aussi liée à la stratégie de l’autre acteur. Comme il est question de formaliser des relations de long terme et des actions récurrentes, nous proposons d’aborder le problème sous l’angle d’un jeu dynamique qui évolue dans le temps et prend en compte des transitions d’un état à un autre. Nous nous situons dans le cadre d’un jeu à deux personnes à somme non nulle, mais avec le risque de voir évoluer l’une des stratégies vers un comportement opportuniste (asymétrie de l’information, mensonge), remettant en cause la coopération et donnant lieu à de nouvelles interactions. Nous allons préciser les fonctions d’utilité de ces acteurs, étudier les hypothèses de leur coopération ou non, analyser ce que peuvent faire les managers de l’OCP confrontés à une tricherie informationnelle de la part des élus.

Fonction d’utilité des managers et des élus

Les contributions de l’OCP aux populations locales sous formes d’actions RSE constituent une transaction qui ne passe pas par le marché classique, mais qui conduit toutefois à une situation de duopole sur le « marché de l’action sociale », mettant face à face l’OCP et les élus locaux. De ce point de vue, l’approche classique en termes de maximisation de l’utilité peut nous permettre de formaliser leur comportement.

Si l’on considère que toute action de responsabilité sociétale comporte des aspects désirables (démarche d’altruisme) et des coûts budgétaires (démarche de NGP), les managers de l’OCP vont rechercher une utilité moyenne maximale, c’est-à-dire une part de RSE dans le budget de l’entreprise qui la rende acceptable au regard des objectifs d’altruisme et des contraintes de NGP. Leur comportement calculateur consistera à minimiser les enjeux négatifs (trouver une bonne raison pour participer à cette RSE, bien qu’elle ait un coût important) et à maximiser les enjeux positifs à travers la consolidation de l’image d’eux-mêmes en tant que bons intendants. Les élus locaux, quant à eux, vont souhaiter une aide financière la plus élevée possible de l’OCP pour leur permettre de développer leur programme d’aide aux populations (hypothèse de bienveillance) tout en veillant à garder une partie de l’argent pour financer leur campagne électorale (hypothèse d’intérêt électoral).

L’utilité des managers de l’OCP (UE) dans leur action RSE peut être formulée de la façon suivante :

Dans une démarche altruiste, la motivation des managers de l’OCP dans ce modèle est représentée par x (la somme allouée aux projets dont bénéficient effectivement les populations).

UE1 est l’utilité que les managers de l’OCP retire de (Y – y); UE2 est l’utilité qu’ils dégagent de x.

UE1 et UE2 sont les deux composantes motivantes des actions RSE. Il est logique de supposer que UE1 > 0 et UE2 ≥ 0.

En effet, que se passerait-il si UE2 était égal à zéro ? On se trouverait dans une situation où les managers de l’OCP n’agissent pas particulièrement dans le but de voir s’améliorer le bien-être des populations locales. Ils seraient davantage guidés par le sentiment de satisfaction qu’ils ressentent d’avoir fait quelque chose pour l’autre, sans se soucier réellement de savoir si cette action améliore le bien-être des populations.

Ce serait de la responsabilité sociale non « responsabilisée ». Les managers engageraient une action RSE et cela leur suffirait. Margolis (1984) a utilisé l’expression de : « participation altruism » pour caractériser ce genre de comportement. Dans le cas d’une action RSE, ce serait une forme d’altruisme particulière, de reconnaissance sociale à bon compte, de bonne conscience qui consiste à engager une action sans se préoccuper de savoir si elle est utile à l’amélioration du bienêtre des populations.

Par contre, si UE2 > 0, les managers se préoccupent de ce qu’il advient réellement de leur action RSE et de la répercussion concrète de cette action sur le bien-être des populations. Margolis a qualifié ce type de comportement de « goods altruism ».

Si l’on se place à présent du côté d’une collectivité locale, notée C, la fonction d’utilité des élus de cette collectivité est la suivante :

Les motivations des élus de la collectivité locale C sont représentées par :

UC1 = (y-x) qui correspond à la motivation intéressée des élus (hypothèse d’intérêt électoral). Ils consacrent un minimum de budget à la concrétisation d’une action RSE financée par l’OCP. Ce minimum correspond à la partie du budget alloué pour s’assurer d’un soutien financier futur de la part de l’OCP, et UC2 = x qui est la motivation altruiste des élus (hypothèse de bienveillance), préoccupés par le sort des populations concernées par l’action RSE financée par l’OCP;

Les élus ne peuvent courir le risque d’adopter un comportement décrit par la situation UC2 = 0 qui aurait pour conséquence un arrêt de l’aide financière de l’OCP. Cette situation correspond à un impact nul de l’action RSE de l’OCP sur le bien-être des populations, situation qui peut avoir pour origine un détournement des fonds au profit des élus ou une démarche visant à discréditer l’OCP dans le cadre d’une campagne électorale pour mieux cacher l’impéritie de l’action municipale.

L’originalité de ce modèle repose sur l’ambivalence dans les fonctions d’utilité, entre recherche de performances (NGP) et altruisme, pour les managers de l’OCP, entre bienveillance et comportement intéressé pour les élus. Cette double ambivalence traduit la complexité des comportements et des interactions entre ces acteurs.

Il est important de définir les conditions qui vont permettre à l’altruisme virtuel des uns et des autres de converger. x joue un rôle ambigu dans l’utilité des élus de C car il est à la fois négatif (hypothèse d’intérêt électoral) : les élus gardent tout ou partie de l’argent versé par l’OCP pour financer leur campagne électorale, et positif (hypothèse de bienveillance) : les élus utilisent tout l’argent versé pour le bien-être des populations. On peut penser que les managers de l’OCP agiront de telle sorte que la bienveillance des élus de C prenne le pas sur l’aspect intéressé (électoral) de leur comportement. S’ensuivent différents mécanismes d’interactions que nous allons décrire. Ces interactions concernent principalement les situations où, concernant les actions RSE, ce sont les élus qui réclament aux managers de l’OCP des moyens pécuniaires pour financer leurs dépenses municipales.

Vers un équilibre social : mécanismes des interactions

L’observation des fonctions d’utilité des élus de C et des managers de l’OCP dévoile les influences opposées qu’exercent x et y sur les fonctions d’utilité respectives des acteurs.

Pour les managers de l’OCP, y est négatif puisqu’il représente, a priori, un montant qui vient en diminution du budget. x est positif et caractérise la motivation bienveillante des managers de l’OCP dans la mise en oeuvre d’une action RSE.

Pour les élus de C, y est positif, c’est ce qu’ils reçoivent de l’OCP sous forme d’aide ponctuelle ou de subvention. x est négatif, c’est ce qu’ils doivent reverser aux populations locales, sous forme de projets. Mais cet effet négatif est compensé (plus ou moins entièrement) par l’amélioration du bien-être des populations qui doit en résulter, renforçant la légitimité électorale des élus de C.

L’OCP et les élus territoriaux cherchent à bénéficier de la bonne image de marque associée à une pratique de responsabilité sociétale. On peut s’attendre à des comportements de rivalité entre eux. Quelles sont leurs influences réciproques ?

Les acteurs territoriaux et les managers de l’OCP, supposés rationnels, se comportent de façon à maximiser la satisfaction de leur fonction d’utilité. Les élus vont pratiquer une politique de « quantité », c’est-à-dire tenter d’obtenir les sommes les plus élevées possibles (y) de la part de l’OCP. Les managers de l’Office vont souhaiter que les sommes versées par l’OCP (y) se concrétisent en actions profitant pleinement aux populations (x); x doit être le plus proche possible de y. Mais, le risque potentiel c’est que les acteurs territoriaux, par manque de compétence, par inefficacité ou par corruption, maintiennent un (y-x) élevé voire très élevé. On s’attend par conséquent à des comportements de rivalité entre les deux acteurs. Plusieurs cas de figure doivent être envisagés pour apporter des éléments de réponse et déterminer la situation correspondant aux comportements les plus efficaces, c’est-à-dire qui contribuent le plus à améliorer le sort des populations à la suite d’une action RSE de l’entreprise.

En théorie des jeux, le modèle de J.F. Nash (1950), proposé pour représenter les jeux de lutte et de coopération, interdit toute action concertée entre les joueurs. L’équilibre de Nash est un équilibre duquel aucun des agents n’a intérêt à sortir, c’est-à-dire qu’aucun agent n’a intérêt à modifier sa stratégie au vu du choix de l’autre. Chaque joueur joue pour son propre compte sans pouvoir s’entendre avec les autres joueurs; il n’est motivé que par la recherche de son gain individuel maximal et même lorsque le jeu est répété, il agit toujours de la même façon, à l’image d’un robot. Dans le modèle de Von Neumann et Morgenstern (1944), les participants cherchent à tenir compte de toutes les conséquences possibles de leurs décisions. L’intuition de Von Neumann et Morgenstern fut d’introduire le concept de « coalition » pour faire référence au transfert des connaissances entre joueurs. La valeur d’une coalition correspond à ce qu’elle permet d’obtenir au minimum si les joueurs font équipe. Cette conception permet de considérer que les membres d’une coalition ne forment en réalité qu’un seul joueur. Il est ainsi possible d’envisager l’utilité totale du résultat d’une alliance. Mais ces alliances résultent de la confrontation des comportements, et ceux-ci dépendent de la position des joueurs dans le jeu. Le jeu sera différent en fonction de l’ordre d’intervention des joueurs. En effet, la position dans le jeu attribue au joueur un rôle différent. 

Ce constat nous conduit à préférer les travaux de Stackelberg. Cet économiste allemand a contribué à enrichir les réflexions en théorie des jeux en poursuivant les analyses de Cournot et Bertrand sur l’interdépendance conjecturelle selon laquelle « sa propre décision dépend de celle de l’autre ». Stackelberg considère qu’il existe une hiérarchie entre les agents. Il distingue ainsi deux types d’agents : les meneurs (leaders) et les suiveurs (followers). Le meneur commence le jeu en annonçant sa décision et le processus continue en suivant la hiérarchie. Tous les agents connaissent les décisions des agents des niveaux supérieurs. Ainsi, si le joueur leader veut maximiser son utilité, il devra tenir compte du comportement du joueur 2 en intégrant la fonction de réaction de celui-ci à sa propre fonction d’utilité. Ainsi, l’équilibre de Stackelberg est le point de tangence entre une courbe d’utilité et une fonction de réaction. Nous verrons pourquoi il correspond à une meilleure situation que l’équilibre de Nash, qui correspond au point d’intersection des fonctions de réaction des deux participants.

Nous proposons de schématiser sous formes de graphiques successifs les différentes étapes des interactions envisageables dans la relation entre les managers de l’OCP et les élus locaux.

L’équilibre de Cournot-Nash

A. Cournot (1838) a travaillé sur les entreprises en situation de duopoles et ses résultats furent généralisés par la suite sous le terme d’équilibre de Cournot Nash. L’hypothèse fondamentale de la solution de Cournot est que chaque « duopoleur » maximise son utilité, en supposant que la quantité de biens et services produite par son concurrent n’est pas modifiée par sa propre stratégie. Chaque joueur cherche à maximiser son profit en s’adaptant aux conditions existantes. Une lutte s’engage qui ne conduira à l’équilibre que si chacune des stratégies d’un joueur est l’une des meilleures réponses possibles au système de stratégies déployées par l’autre. Aucun des joueurs n’est incité, même après discussion, à modifier sa manière de jouer. A. Cournot donnait aux résultats correspondants le nom de « situations définitives ». J.F. Nash réintroduit plus tard (1950) la notion d’équilibre en s’interrogeant sur le problème du marchandage dont il définit le résultat « juste » comme étant celui qui augmente de façon maximale les résultats individuels. La solution dépend de l’attitude des participants envers le risque.

Appliquons ce raisonnement à l’OCP (E) et à l’élu local (C). Supposons que E maximise son utilité en minimisant y. Il l’attribuera de préférence à une collectivité dont les mises en oeuvre sur le terrain correspondent à un x le plus élevé possible, c’est-à-dire le plus proche possible de y. Cela implique qu’il détient une information concernant l’utilisation de y. S’il coopère, il accepte les règles (mêmes implicites) du contrat. L’élu de son côté respecte ce qu’il avait annoncé concernant l’utilisation de y.

Le graphique 1 représente l’espace dans lequel nous raisonnons. Il est limité en bas par l’axe des abscisses (y), en haut par la droite (x = y) et à droite par la contrainte de budget de l’OCP (Y). La droite x*(y) est la fonction de réaction de l’élu local : elle correspond au taux de transformation de la subvention de l’OCP en action RSE sur le terrain. Elle relie les points qui correspondent aux valeurs de x préférées par l’élu local C (maximum des courbes d’utilité UC). La courbe de réaction de l’OCP est notée y*(x); elle correspond aux situations préférées par les managers de l’OCP (maximum des courbes d’utilité UE). Nous avons arbitrairement établi ces préférences sur la diagonale (y = x). Nous supposons en effet que les managers de l’OCP préfèrent que la totalité de la somme qu’ils consacrent à la RSE soit entièrement utilisée pour améliorer la situation des populations locales.

Graphique 1

L’équilibre de Cournot-Nash (CN)

L’équilibre de Cournot-Nash (CN)

1. UE1 = UE (Y–y)

U’E1>0; U’’E1<0

2. UE2 = UE(x)

U’E2>0; U’’E2<0

3. UC1 = UC(y–x)

U’C1>0; U’’C1<0

4. UC2 = UC(x)

U’C2>0; U’’C2<0

5. dUE = 0 = –UE1dy + UE2dx

U’’E1U’’E2 – U’’E12 ≥ 0

6. dUC = 0 = UC1dy + (– UC1 + UC2)dx

U’’C1U’’C2 – U’’C12 ≥ 0

7. dx/dy = UC1/UC1 – UC2

dx/dy = UE1/UE2

8. limdUE = 0

limdUC1 = ∞

9. x —> 0

x —> γ

10. limdUC = 0

limUC2 = ∞

11. x —> 0

x —> 0

Source : auteurs

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Rappelons que UE1 est l’utilité que les managers de l’OCP retirent de (Y-y) et UE2 est l’utilité qu’ils dégagent de x. UE1 et UE2 sont les deux composantes motivantes des actions RSE. Il est logique de supposer que UE1 > 0 et UE2 ≥0.

Les contraintes sont les suivantes : y>x et Y>y. Il est raisonnable de supposer que les deux protagonistes ne donneront pas plus que ce que leur budget respectif leur permet.

On peut dire que s’établit entre E et C un équilibre de Cournot-Nash, quand il existe une courbe de réaction de C (x*(y)), telle que C maximise son utilité UC par rapport à x en connaissant y, et une courbe de réaction de E, y*(x), telle que E maximise son utilité UE, en fonction de y en connaissant x. L’équilibre de Cournot-Nash est un équilibre non coopératif; il n’y a aucun échange d’informations. Il se situe à l’intersection des deux fonctions de réaction des deux agents E et C. Il est tel que (x,y) = (0,0) (point CN sur le graphique). Concernant l’OCP, pour tout x, y = 0 car, quel que soit le montant de y, x est fixé. On aboutit à une situation dans laquelle, quel que soit le montant attribué par l’OCP, le montant consacré à l’action sociale sera fixe. L’OCP ne sera pas motivé et aucun projet ne sera financé dans le cadre de sa RSE. Face à cette situation inefficace, une autre stratégie s’impose. Envisageons maintenant des situations où l’un des joueurs est en mesure de prendre en compte le comportement de son partenaire, afin de modifier sa propre stratégie. L’approche de Stackelberg va nous aider dans ce sens, en introduisant une asymétrie temporelle, c’est-à-dire un ordre dans le jeu.

L’élu local est le leader (Stackelberg-dominant)

Dans le modèle du duopole de Stackelberg, une firme est considérée comme dominante lorsqu’elle impose les quantités. La dominance implique la connaissance de la réaction de l’autre agent. L’agent « Stackelberg-dominant » peut donc sélectionner l’action qui lui rapporte le plus. Dans notre contexte, la situation où l’élu est le leader peut se résumer ainsi : l’élu local s’engage à donner x si l’OCP décide de donner y. L’entreprise joue donc en premier et définit y en fonction de x annoncé par l’élu. On a donc : y = y*(x). L’élu local va maximiser sa fonction d’utilité, UC, sous la contrainte : y = y*(x). Sa nouvelle fonction d’utilité est la suivante : UC = UC [y*(x)-x,x].

L’élu local détermine la valeur de x en fonction de y qui est lui-même fonction de x. C’est-à-dire qu’il prend en compte la réaction des managers de l’OCP. Cette situation peut s’envisager si la collectivité locale complète la somme versée par l’OCP (par exemple l’OCP finance la construction d’une salle publique et la collectivité locale les dépenses de fonctionnement de cette salle).

Dire que l’élu local est le Stackelberg-dominant revient à dire qu’il va agir en tenant compte de la réaction des managers de l’OCP. La situation qui en découle peut être représentée sur le graphique 2 suivant. (Les propriétés des fonctions d’utilité sont les mêmes que dans le graphique 1).

L’élu local va maximiser sa fonction d’utilité de telle sorte que ce que lui donne les managers de l’OCP (y) se situe sur la courbe de réaction de l’OCP, y*(x).

L’équilibre de Stackelberg, quand l’élu local est un Stackelberg-dominant, correspond au point de tangence entre sa courbe d’indifférence (UC) et la courbe de réaction des managers de l’OCP, y*(x). Il est dans l’intérêt de l’acteur local de recevoir le plus d’argent possible (y) de la part de l’OCP. En effet, le côté intéressé de son comportement (y-x) le pousse à désirer y proche de Y. Pour obtenir cela, il sait qu’il doit s’engager à donner un x proportionnellement grand; ce qu’il est en mesure d’accepter puisque le côté altruiste (x) de son comportement intervient également. Le point d’équilibre de Stackelberg se situe par conséquent au niveau de la courbe d’utilité UC la plus à droite.

Cette situation est une « solution de coin ». L’équilibre est noté SC sur le graphique. Cette situation se caractérise par un « hyper » altruisme de la part des deux acteurs publics. Cet hyper altruisme est peu crédible de la part d’une entreprise qui ne peut consacrer la totalité de son budget (Y) à des actions RSE.

Graphique 2

L’élu local est le Stackelberg-dominant (SC)

L’élu local est le Stackelberg-dominant (SC)
Source : auteurs

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Graphique 3

L’OCP est le Stackelberg-dominant (SE)

L’OCP est le Stackelberg-dominant (SE)
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Le manager de l’OCP est le leader (Stackelberg-dominant)

Dans cette situation, l’OCP décide qu’il donne y si l’élu local s’engage à donner x. L’élu local, qui joue ici en premier, détermine ainsi le montant qu’il va consacrer à l’action RSE en fonction de ce que les managers de l’OCP vont lui donner comme financement (y), c’est-à-dire que la valeur de x (action RSE) sera déterminée en fonction de la valeur de y (budget donné par l’OCP); x devient une fonction de y : x = x*(y). L’OCP va maximiser UE sous la contrainte : x = x*(y).

Sa nouvelle fonction d’utilité est la suivante :

Les managers de l’OCP vont tenir compte de la réaction de l’élu local et définir y (le budget alloué) en fonction de x (l’action RSE engagée réellement).

Dire que les managers de l’OCP sont un Stackelberg-dominant consiste à dire qu’ils maximisent leur fonction d’utilité UE de telle sorte que x = x*(y) avec x*(y) tel que l’élu local maximise sa fonction d’utilité. Il n’existe qu’un seul point d’équilibre qui est le point de tangence entre la droite x*(y) et la courbe (UE). L’équilibre de Stackelberg est noté SE sur le graphique 3.

Les valeurs de x et y sont déterminées par le marchandage dans le contrat. Cette situation entraîne une certaine motivation de la part des managers de l’OCP : la RSE n’entre plus dans leur stratégie budgétaire au même titre que les d’autres actions. Les managers s’intéressent non seulement à ce qu’ils donnent mais aussi à ce que les populations reçoivent. Pour que cette situation soit efficace, il faut que s’instaure entre les managers de l’OCP et l’élu local un contrat de confiance ou encore que les managers de l’OCP aient les moyens de contrôler le comportement de l’élu local.

Selon les termes du contrat, x va prendre la valeur située à l’équilibre de Stackelberg, chaque fois que les managers de l’OCP ne peuvent pas exercer un contrôle sur l’élu (déviance dans le discours des élus, détournement des fonds, inefficacité des services, lourdeurs administratives). Cette situation n’est évidemment pas optimum pour les managers de l’OCP.

Il en résulte une situation de « marchandage implicite » (ou « menaces crédibles », c’est-à-dire effectivement mises en oeuvre : refus de l’OCP de participer à un financement de projet), au cours duquel chaque partie essaie de découvrir dans les réponses de l’autre quelles sont les conséquences ultimes de ses propres types de comportement. Chaque partie essaye de découvrir quel comportement aura pour résultat des réactions mutuelles qui seront dans la nature d’un accord tacite et seront plus favorables de son point de vue qu’un autre accord tacite acceptable pour l’autre. Doit donc s’instaurer entre les deux acteurs un contrat de confiance dans le cadre duquel chaque partie doit se plier à la conditionnalité qui scelle le contrat.

Nous allons intégrer dans le raisonnement l’influence que peut avoir les managers de l’OCP sur l’action des élus, influence qu’ils peuvent exercer soit par la menace, soit par le contrôle.

Coopération et menace : l’équilibre de Pareto

On considère que la droite (x = y) est la limite vers laquelle les managers de l’OCP veulent s’engager dans le financement d’une action RSE. Ils exercent une pression sur l’élu local pour que les valeurs de x (action RSE mise en oeuvre par l’élu à la suite du financement de l’OCP) se rapprochent de la limite (x = y). Les nouvelles valeurs de x (MNO) reliées par la courbe des contrats (Q), correspondent aux alternatives qui sont préférées par les managers de l’OCP et par l’élu local (voir graphique 4).

Graphique 4

Des optima de Pareto

Des optima de Pareto
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La pente de la courbe des contrats négociables (Q) traduit, en fait, à un moment donné, l’état de la préférence relative de l’OCP et de l’élu local dans l’ajustement de x et de y. Plus précisément, la modification de la répartition de x et de y, lorsque l’on évolue sur la courbe des contrats, est la résultante de deux effets : un effet quantité (lié à l’action sociale) et un effet prix (lié à la dépense associée à cette action). Nous pouvons en effet considérer que pour obtenir x (une action RSE), il faudra payer y (engager une dépense).

La courbe des contrats spécifie l’ensemble des répartitions Pareto optimales par l’égalisation des taux marginaux de substitutions (x/y). Elle définit le lieu géométrique des points d’équilibre pareto-efficients. La distance qui sépare les points situés sur (Q) de ceux situés sur x*(y) est la contrainte de crédibilité de l’élu local. Au point M l’élu est moins crédible qu’au point O, la distance de Q par rapport à x*(y) étant plus grande. En M, les managers de l’OCP font peser une menace plus grande qu’en O dans le but d’amener l’élu à adopter un comportement tel que les managers de l’OCP acceptent de coopérer avec lui. La contrainte de crédibilité correspond donc à un transfert en sens inverse : plus l’élu est crédible moins les managers de l’OCP sont enclins à engager une action RSE à la place de l’élu. Moins l’élu est crédible plus les managers sont incités à conduire eux-mêmes l’action RSE pour s’assurer qu’elle profite bien à la population. Le manque à gagner de l’élu local (y-x) (hypothèse électorale) sera compensé par un gain de bien être de la population -x- (hypothèse de bienveillance), ce qui rend la contrainte acceptable pour l’élu.

Les points MNO sont des optima au sens de Pareto pour les deux acteurs, s’il n’existe pas d’autres valeurs pour x et y telles qu’elles soient préférées. Ces points correspondent aux intersections des courbes d’utilité (UE) et (UC). L’optimum de Pareto est un équilibre fort dans la mesure où il n’existe pas d’autres coalitions pour lesquelles les joueurs auraient intérêt à changer unilatéralement de stratégie.

La stabilité de l’équilibre provient d’une menace passive des managers de l’OCP et plus particulièrement dans la situation où ils sont Stackelberg-dominants. Dans cette situation, leur motivation en faveur d’une action RSE qui profite pleinement à la population est la plus forte. Ils utilisent la menace pour contraindre l’élu local à adopter un comportement altruiste et efficace qui permette d’atteindre l’optimum. Cette propriété stabilisatrice de la menace a été mise en évidence par les économistes, depuis fort longtemps. Dès 1930, Fisher, critiquant l’analyse du duopole de Cournot, remarquait : « aucun homme d’affaires n’est assez myope pour supposer que son rival ne réagira pas à ses propres coups ».

Une menace efficace étant une menace acceptée et crédible, la mise en place d’un schéma de dissuasion est un acte coopératif. C’est le contrôle exercé par l’entreprise sur l’action de l’élu local qui va permettre d’augmenter la confiance réciproque et d’éviter les comportements « anti productifs ». La situation qui en découle est un quasi-accord. La menace de l’OCP ne se justifie que dans la mesure où les motivations des managers sont bien l’amélioration de la situation des populations ou encore la défense de l’intérêt général. Si les managers de l’OCP étaient motivés par d’autres arguments que le bien public, leur intérêt privé par exemple, alors les bases rationnelles du consensus seraient brisées et, avec elles, celles d’une action efficace.

Pour déjouer le contrôle, l’élu local peut être tenté de tricher et de mentir concernant la somme qu’il va réellement attribuer à l’action RSE. Cette somme sera inférieure à celle prévue par le contrat. Quelles sont les conséquences d’un tel comportement ?

RSE et asymétrie de l’information

En situation d’information complète de la réaction de l’autre, l’équilibre Pareto-efficient est la règle lorsque les relations entre les deux agents sont gérées par le contrat implicite, issu de règles acceptées comme efficaces. Mais que se passe-t-il si ce contrat de confiance est brisé par l’apparition de tricheries débouchant sur une situation d’asymétrie de l’information ? L’information concernant la réaction de l’élu local est alors imparfaitement communiquée aux managers de l’OCP.

Des situations de ce genre existent. Les managers de l’OCP nous donnaient l’exemple d’un centre des congrès dont ils ont financé la construction et pour lequel les élus locaux s’étaient engagés à financer le fonctionnement. Depuis plusieurs années maintenant ce centre est construit mais il n’est pas ouvert au public suite au désengagement des élus locaux. Ceux-ci non seulement ne tiennent pas les engagements qu’ils avaient pris mais tentent de cacher leur impéritie en faisant porter la responsabilité de ce dysfonctionnement sur l’OCP. Dans ce cas, les managers de l’OCP vont agir sous les contraintes (y-x) et x, en ignorant que les contraintes réelles sont en fait (y-x°) et x°, avec x°< x.

L’introduction de cette dissymétrie informationnelle met en évidence le pouvoir de l’élu local. La possibilité qui lui est offerte d’appliquer « ex post » des prix faux peut contribuer à la réalisation d’équilibres non efficients. Examinons-en les répercussions. Notre raisonnement s’inscrit dans le cadre de la théorie des contrats incomplets formalisée par Grossman et Hart (1983) et appliquée par Charreaux (1998) dans le cadre de la théorie du gouvernement d’entreprise.

Reprenons le raisonnement au point d’équilibre de Stackelberg SE où les managers de l’OCP sont leaders. Pour que le jeu continue, l’élu local, qui joue en premier, sollicite l’OCP pour le financement d’un « projet RSE ». Donc l’OCP connaît le x qui sera utilisé sous forme d’action sociale lorsqu’il donne y. Posons la fonction d’utilité des managers de l’OCP suite à leur décision de financer le projet : UE = (Y-y,R) avec R qui correspond à la relation qui s’instaure entre les managers de l’OCP et l’élu local. Il est raisonnable de poser R> 0 car si les managers de l’OCP ne tiraient aucun avantage à effectuer une action RSE les relations avec l’élu local cesseraient. Supposons que l’élu local mente sur l’ampleur de son action RSE retransmise dans les faits : il va prétendre donner x* alors qu’en réalité il donne x°, avec x°< x*. Il en découle deux types de relations entre l’élu local et les managers de l’OCP : Mx* quand l’acteur ne triche pas et Mx° quand il ment et prétend s’engager au-delà de ce qu’il fait réellement.

Posons k, la différence entre les deux relations : Mx*-Mx° = k qui symbolise le mensonge. Le contrat optimal sous asymétrie de l’information est tel qu’il existe un couple (Mx°,k) qui maximise la fonction d’utilité de l’élu local de C. On aboutit à une nouvelle situation où l’élu local est devenu le leader puisqu’en définitive c’est lui qui maximise son utilité en connaissant le comportement de l’entreprise et non l’inverse. Le mensonge lui a permis de renverser les rôles, brisant ainsi l’équilibre précédemment établi et rendant la situation inefficace En effet, le montant dédié à l’action sociale (x°) est inférieur à l’engagement annoncé : les actions sont moins importantes ou de moins bonne qualité; les populations sont mécontentes. Cette situation peut avoir pour l’élu local des conséquences dommageables sur le plan électoral, d’où sa stratégie consistant à faire porter la responsabilité de cet échec sur l’OCP qui a contribué au financement de l’action (mauvaise image).

Donc, plus la contribution financière de l’OCP aux collectivités locales pour les actions RSE (y) est élevée, moins les élus locaux seront tentés de tricher. Dans notre exemple du palais des congrès si l’OCP avait financé la construction et le fonctionnement, l’action RSE aurait abouti et les élus n’auraient pas pu tricher. Le schéma suivant représente la contrainte de crédibilité, c’est-à-dire la surface entre la position préférée par l’élu local, x°(y) (droite en pointillés) et la courbe des contrats. À la valeur Y, la contrainte disparaît, l’acteur local n’est plus tenté de tricher et k s’annule. Cette situation correspond au point P sur le graphique 5 (il est situé à l’intersection des trois droites). Ce constat permet d’orienter le choix d’un optimum vers un y le plus grand possible et un x situé sur la courbe de réaction de C (x°(y), (point P sur le graphique).

Graphique 5

Le choix optimum

Le choix optimum
Source : auteurs

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Deux logiques consécutives apparaissent consubstantielles à la réalisation d’une stratégie optimum :

  • La première nécessite un créancier dont la puissance financière permet l’allocation de montants considérables : c’est le cas de l’OCP pour les actions de RSE très structurantes au niveau des territoires et pour lesquelles les collectivités locales ont tout intérêt à coopérer.

  • La seconde logique, en fonction du degré d’information réciproque (rôle du capital social), autorise, selon l’importance du projet concerné, le marchandage et réduit au maximum les dérives éventuelles : si le contrat n’est pas respecté, les coopérations (et donc les financements) cesseront. Les caractéristiques des territoires concernés sont importantes car elles vont déterminer différents types de réseaux sociaux (Péraldi, Perrin, 1996) qui font modeler la force et l’intelligence du territoire.

Ce raisonnement en cascade peut être schématisé de la façon suivante (Graphique 6).

Graphique 6

Schéma de synthèse

Schéma de synthèse

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Le fait d’agir seul comporte le risque d’une inadaptation des actions aux attentes des populations locales. Il est plus opportun que l’OCP agisse en coopération avec les acteurs locaux pour être au plus près des véritables besoins des populations locales.

Cette analyse permet de poser les dynamiques qui motivent le comportement des managers de l’OCP en termes de RSE. Ainsi, à la suite du « Printemps arabe », les managers de l’OCP ont été confrontés à des tensions politiques locales et ont dû faire face à une demande sociale forte dans les territoires où l’office est implanté. Sur la seule année 2011, dans le cadre d’un programme RSE dénommé « OCP Skills », ils ont recruté 5800 jeunes et dépensé trois millions d’euros pour la lutte contre l’abandon scolaire. Cela s’est traduit par la construction de cinquante-six cantines d’école, la réhabilitation de cinquante établissements scolaires, l’aménagement de vingt infirmeries, la distribution de 2000 vélos au profit d’enfants scolarisés en milieu rural et la mise à disposition de vingt-cinq bus (OCP, 2012).

Malgré cet engagement RSE, l’OCP continue de pâtir d’une mauvaise image de marque auprès des populations locales. Notre questionnaire, administré début 2012 auprès de 1200 personnes, sur les cinq sites de production de l’OCP, a montré cette perception négative. Une des raisons de cette situation réside dans le fait que l’OCP ne prend en compte que les élus municipaux comme partenaires dans leurs actions RSE locales. Or ces parties prenantes peuvent être des parties opportunistes qui ne jouent pas forcément le jeu de la recherche du bien commun. Leur stratégie électorale peut consister à faire porter sur l’OCP la responsabilité des difficultés locales pour masquer ainsi leur impéritie ou leur propre implication.

L’enjeu pour l’OCP est d’élargir le réseau de ses parties prenantes pour ses actions RSE locales. C’est l’un des enseignements de cet article et du travail que nous avons conduit sur le terrain. Si les managers veulent que leur engagement RSE profite pleinement aux populations, ils doivent agir comme un acteur socialisé face à un environnement composé non seulement d’élus mais aussi de personnes en interaction issues de la société civile, membres d’associations, de fondations, de groupes de jeunes, de syndicats, etc.

Notons que cette recommandation s’est traduite par une réorientation récente des relations de l’OCP avec ses parties prenantes locales. Dans le cadre d’« OCP Skills », et en l’espace d’un an (2011), des centres d’écoute en faveur des jeunes ont été créés dans les villes de Khouribga et de Safi, 674 ateliers d’écoute et d’orientation ont été organisés, 26 conventions ont été signées avec des partenaires divers, 12 projets d’actions de proximité ont été programmés dans des quartiers populaires sur le site de Khouribga (OCP, 2012).

Conclusion

Dans ce travail, nous avons présenté l’action RSE d’une grande entreprise publique marocaine, l’Office Chérifien des Phospates, et nous avons examiné le comportement de ses managers, engagés dans une démarche de responsabilité sociale en partenariat avec des élus locaux.

Cette entreprise n’est pas seulement un acteur « opportuniste » et égoïste qui rechercherait avant tout son intérêt au profit de son actionnaire principal, l’État marocain. Elle apparaît aussi, et surtout, comme une entreprise « engagée » qui se reconnaît des responsabilités envers le bien commun. Elle peut être qualifiée de « citoyenne » (Logsdon et Wood, 2002, Pasquero, 2005).

Ses managers la gèrent avec le souci de la performance, en adoptant les critères de la nouvelle gestion publique. Mais, ils restent attentifs aux attentes et sollicitations de leurs parties prenantes, en particulier celles des populations locales des territoires pauvres où l’Office est implanté. Dans la mise en application de ses actions RSE, l’OCP a un partenaire incontournable l’élu local. Selon les intérêts mis en avant pour agir, ce partenaire peut malheureusement devenir un adversaire (implicite ou explicite) de l’entreprise. C’est le jeu de ces acteurs que nous avons formalisé dans ce papier. Cette formalisation nous a permis de souligner la complexité du comportement de ces acteurs, à la fois soucieux de la bonne gestion mais aussi altruistes (managers), bienveillants mais aussi intéressés (élus). Le recours à la théorie des jeux nous a permis de proposer une approche dynamique des enjeux de pouvoir et de négociation entre ces acteurs.

Nous avons envisagé deux cas de figure. Le premier où l’élu local est le Stackelberg-dominant. Ce scénario est peu probable dans la mesure où cette situation suppose que les deux acteurs soient « hyper » altruistes. Or s’ils peuvent être bienveillants, les managers sont tenus à une exigence de NGP et les élus ont des préoccupations électorales.

Le second est le cas où l’OCP est le Stackelberg-dominant. Pour que cette situation soit efficace, il faut que s’instaure entre les deux acteurs un contrat de confiance ou que les managers de l’OCP aient les moyens de contrôler le comportement de l’élu local. S’agissant du contrôle, deux options se présentent alors. La première est celle de la coopération. Le contrôle est accepté. Il conduit à un optimum de Pareto et s’accompagne d’une amélioration du sort des populations. La seconde est celle de la tricherie. Le contrôle n’est pas accepté. Il induit une dissimulation concernant la part de l’aide ponctuelle ou de la subvention OCP qui profite réellement à la population. Dans cette situation de tricherie, et donc de rupture de coopération, l’OCP a deux solutions : soit agir seul, soit offrir des montants très élevés de soutien financier aux élus. Mais chacune de ces solutions porte en elle une critique, celle du comportement intrusif des managers de l’OCP dans les affaires locales, comportement qui lui est reproché et conduit à sa mauvaise image auprès des populations locales.

Pour regagner la confiance de la population et bénéficier d’une perception plus positive de son action dans les territoires, l’OCP ne doit pas limiter le champ de ses parties prenantes aux seuls élus mais l’élargir aux membres de la société civile. Le succès des actions RSE de l’OCP dépendra de la capacité de ses managers à agir comme des « acteurs politiques » (Pasquero, 2008), c’est-à-dire à rassembler de multiples parties prenantes autour de projets communs, crédibles et efficaces. Il s’agit pour les managers de l’OCP de redonner du sens aux actions RSE de l’OCP dans les territoires, en associant plus étroitement aux prises de décisions les populations concernées par ces actions.