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Depuis des années, le changement et l’adaptation s’imposent aux acteurs publics locaux; Les organisations françaises ne font pas exception et doivent notamment répondre à des injonctions légales : développement de l’autonomie, exigences de performance, extension des champs de compétences, réorganisation financière, etc. La modernisation du secteur public se poursuit et les acteurs territoriaux en sont des témoins remarquables. Ils s’inscrivent en particulier dans une logique forte de compétitivité, induite par la dématérialisation et la mondialisation de l’économie. Ces acteurs constituent désormais le maillon managérial privilégié pour une action publique durable et stratégique, entre les ballottements des injonctions globales et des pressions locales. Les managers publics locaux voient leurs rôles et fonctions sensiblement modifiés et étendus (Divay et Mazouz, 2008). L’une des évolutions notables de leur champ de compétences, à savoir l’apparition de considérations liées au développement durable, présente un intérêt significatif. Ces exigences, impulsées par des injonctions au niveau mondial et national, viennent en effet questionner le mode de fonctionnement de la sphère publique.

L’Etat français a d’ailleurs largement oeuvré ces dernières années pour faire du territoire national un lieu d’application des grands principes durables édictés par les instances internationales. A ce jour, la notion de développement durable imprègne bon nombre de textes législatifs et réglementaires[1] et l’engagement dans une stratégie de développement durable apparaît comme un axe fort de la politique nationale, comme en témoigne la création d’un ministère éponyme. En parallèle, le cadre législatif invite tous les acteurs territoriaux à un renouveau des cultures et des pratiques professionnelles autour de cette problématique. Les collectivités locales se voient reconnaître des compétences dans ce domaine, ce qui a conduit à la prolifération de structures dédiées ainsi qu’à la formalisation de politiques territorialisées durables. On assiste dès lors à la réorientation des stratégies et politiques publiques territoriales, en fonction des contraintes imposées par une dynamique de développement durable. Si le foisonnement des politiques territorialisées de développement durable témoigne d’une réelle prise de conscience et d’un investissement effectif des acteurs publics territoriaux, celui-ci a néanmoins comme corollaire défavorable de déclencher le scepticisme d’un certain nombre d’acteurs. Ce scepticisme émane du constat d’un éparpillement des démarches ainsi que de la difficulté de définir et a fortiori de mesurer les effets des politiques engagées. La jeunesse de ce secteur et les incertitudes quant au contenu et à la bonne marche à suivre pour la mise en oeuvre des politiques territorialisées de développement durable témoignent du caractère « mou » de ce concept dont les contours semblent encore difficiles à délimiter. Les actions publiques territoriales en matière de développement durable se caractérisent, en effet, par un processus d’institutionnalisation émergent. Si certains textes orientent a minima les comportements des acteurs, ceux-ci restent néanmoins très libres, du fait d’injonctions orientées le plus fréquemment sur des objectifs plutôt que sur des moyens, voire sur la promotion de grands principes très généraux rendant la transposition de cette problématique particulièrement ardue pour les acteurs publics. Les tentatives des acteurs pour la définition d’une norme territoriale acceptable et partagée de l’action publique dans ce domaine apparaissent prégnantes du fait notamment du besoin de légitimation des acteurs en présence voire de la possibilité pour ceux-ci de faire émerger des rentes de situation bénéfiques à leur action sur le long terme. Dans ce contexte, il n’est pas rare de voir émerger de nombreuses tentatives pour coordonner les acteurs et les faire échanger sur ces questions notamment à travers le développement de pratiques évaluatives. Ces dernières, dont le constat du foisonnement ne semble pouvoir être démenti en matière de développement durable, apparaissent ancrées dans une logique forte d’institutionnalisation du champ. En effet, au-delà d’une vertu coercitive et/ou de mesure effective des actions engagées, l’évaluation, abordée comme un processus d’apprentissage organisationnel, fondé sur une démarche pluraliste mobilisant des acteurs territoriaux différents, joue un rôle essentiel dans la co-construction et la légitimation d’un projet local (Monnier, 1992). Elle s’inscrit, en premier lieu, dans une volonté de définition d’une norme (Di Maggio et Powell, 1983), d’un « paradigme commun largement accepté par les acteurs sociaux » (Benhayoun et Lazzeri, 2006, p. 16).

Ainsi, face à ces différents constats, notre ambition sera de comprendre l’impact des pratiques évaluatives sur les politiques publiques de développement durable. Nous mobiliserons plus spécifiquement les apports de la théorie néo-institutionnelle puisque nous tenterons d’appréhender dans quelle mesure l’évaluation serait susceptible de contribuer à la naissance et à la diffusion d’une norme commune et co-construite sur le territoire en matière de durabilité. Ainsi, après avoir présenté l’ancrage territorial du développement durable et le développement de politiques publiques territorialisées, nous discuterons des impacts supposés de pratiques évaluatives dans ce champ en considérant ces dernières sous l’angle de la théorie néo-institutionnelle (1). La méthodologie adoptée dans la réalisation de l’étude empirique fera ensuite l’objet d’une présentation détaillée (2) avant la restitution et la discussion des principaux résultats (3).

L’impact de l’évaluation sur les politiques publiques territoriales de développement durable : une lecture néo-institutionnaliste

Cette première partie a pour objectif de proposer une lecture par la théorie néo-institutionnelle de l’impact des pratiques évaluatives sur les actions territorialisées de développement durable des acteurs publics locaux français. Pour se faire, nous présenterons dans un premier temps les caractéristiques du management public territorialisé en matière de durabilité. Nous mettrons à ce titre en exergue le caractère non stabilisé de ce champ ainsi que le processus d’institutionnalisation en cours contribuant à sa légitimation et à sa structuration. L’essor des pratiques évaluatives, levier d’action publique largement usité, sera questionné au coeur de ce processus notamment quant à sa capacité à faire émerger sur le territoire une norme partagée par les différentes parties prenantes.

Les politiques publiques territorialisées de développement durable : un domaine d’intervention en cours d’institutionnalisation ?

Les enjeux liés au développement durable s’inscrivent progressivement aux agendas politiques locaux ainsi qu’aux stratégies des managers publics territoriaux et fondent l’espoir d’un renouveau et d’une mise en cohérence de l’action publique. Les préceptes sous-tendus par cette notion rappellent, tout d’abord, de manière parfois « provocatrice », les exigences de long terme de toute politique publique en réintroduisant des considérations prospectives et la mise en lumière d’une interdépendance temporelle et spatiale des territoires et des individus qui les composent. Le territoire occupe désormais le devant de la scène puisque si le niveau décisionnel en matière de développement durable se situe plutôt à l’échelon international, il n’en demeure pas moins que celui-ci trouve en premier lieu ses racines dans un contexte territorialement défini (Coppin, 2000) qui en modèle les contours et les principes de mise en oeuvre. La dimension environnementale est également introduite dans les préoccupations publiques par le biais de ce concept qui s’inscrit plus généralement dans un projet de société souhaitant appréhender de manière large l’ensemble des interactions Hommes-milieux. Aussi, mondialisation et développement durable offrent-ils une « capacité tout à fait remarquable à poser et surtout à lier ensemble plusieurs des questions centrales auxquelles nos sociétés sont aujourd’hui confrontées : la question des finalités de la croissance – et d’un compromis possible entre les intérêts divergents de l’économique, du social et de l’écologique; celle du « temps » et de la concurrence entre court terme et long terme, générations présentes et futures; celle, enfin, des « identités spatiales » – et de l’articulation problématique entre les logiques de globalisation et celles d’automatisation des territoires locaux » (Theys, 2002).

Le développement durable implique donc que l’on fasse coexister des éléments en théorie paradoxaux (interdépendance entre domaines) et la mise en oeuvre de démarches dans ce champ au niveau des territoires nécessite ainsi l’adhésion des différents acteurs qui les composent. Celle-ci pourra être favorisée par un établissement concerté et participatif des projets de durabilité (Gérardin et al., 2005). Les acteurs publics semblent dès lors, être des acteurs fondamentaux pour la transposition du développement durable à un échelon territorialisé. En effet, les collectivités territoriales constituent des acteurs-clés dans sa promotion, du fait de leurs compétences en matière d’aménagement, de création et de maintien de l’emploi, d’eau, d’habitats, de déchets, de transport, d’énergie, etc. Elles construisent, exploitent et entretiennent des infrastructures économiques, sociales et environnementales, tout comme elles peuvent, dans le cadre de leurs achats, privilégier la consommation de produits éco responsables ou encore introduire des critères de développement durable dans les appels d’offre publics. Elles apportent, également, leur concours à l’application des politiques de développement durable adoptées à l’échelon national (intégration de la démarche HQE[2] dans les programmes immobiliers, politique de quartier durable, élaboration d’agenda 21 locaux, mise en oeuvre de plans de déplacement urbains…). Elles jouent donc un rôle essentiel dans l’information, la sensibilisation et la mobilisation de l’ensemble des acteurs territoriaux (entreprises, associations, citoyens en particulier) autour du développement durable. Les initiatives engagées par ces acteurs dans le domaine du développement durable sont d’ailleurs foisonnantes et connaissent, depuis quelques années, un essor indéniable (Lazzeri et Moustier, 2008, p.12-21). Cela se manifeste notamment par la création de structures dédiées à différents échelons territoriaux en charge d’animer, de mobiliser et d’engager les acteurs sur ce thème. Ainsi, les acteurs publics territoriaux se voient reconnaître à ce jour, un rôle central dans la promotion du développement durable à l’échelle locale, notamment à travers l’importance des structures et des moyens engagés dans ce type de démarche. Les pratiques territorialisées de développement durable, appréhendées à travers l’intervention des acteurs publics, apparaissent donc comme un domaine d’étude particulièrement pertinent du fait de son caractère innovant et central dans les préoccupations actuelles.

Les pratiques en découlant se caractérisent cependant par leur caractère récent[3]. Cela leur confère un intérêt certain mais suscite également le scepticisme de nombreux acteurs. Face aux incertitudes quant au contenu des pratiques de développement durable et à la crise de légitimité rencontrée par certaines structures publiques aujourd’hui en charge de ces questions, les mécanismes d’institutionnalisation de ce champ en friche présentent un intérêt indéniable. Lascoumes (1994) et Aggeri (2004) insistent d’ailleurs sur le caractère non stabilisé de ce domaine d’intervention publique et soulignent que ses principes de mise en oeuvre reposent sur des dispositifs très peu finalisés et privilégiant l’édiction de grands principes généraux de comportement. Le développement durable se caractérise ainsi par l’ambigüité et l’imprécision des enjeux théoriques, managériaux et idéologiques lui étant relatifs. Dans ce contexte, il devient fondamental de s’intéresser au déploiement de cette problématique au sein des scènes locales (François et Neveu, 1999; Balme et al., 1999). Comprendre les mécanismes d’appropriation du développement durable par les acteurs publics conduit à questionner les dispositifs d’émergence et de stabilisation de certaines règles et normes sur les territoires. Les impératifs centraux de légitimité (Di Maggio et Powell, 1991) rencontrés par les acteurs locaux justifient une lecture néo-institutionnaliste de ce phénomène, c’est-à-dire une approche destinée à appréhender la « fabrique du consentement » au niveau local dans un contexte d’incertitude (Huault et Leca, 2009). L’influence de l’environnement social des acteurs publics locaux et l’évolution historique de celui-ci (Aoki, 2001) deviennent dés lors fondamentales pour comprendre de quelle manière le développement durable pourrait permettre de recomposer du collectif autour de référentiels communs à imaginer. Par ailleurs, l’adoption d’une certaine forme de rationalité collective autour du développement durable, que celle-ci résulte d’un isomorphisme coercitif, mimétique et/ou normatif, suppose l’étude des comportements de potentiels entrepreneurs institutionnels qui trouveraient dans les enjeux de durabilité des opportunités pour la création de rentes de situation individuelles. La « capture » du développement durable par certains acteurs influents, comme par exemple des réseaux d’experts spécialistes de sa diffusion, ainsi que l’orchestration de sa mise en oeuvre au niveau local questionnent la place du symbolisme (Brown, 1994), de l’identité, de la culture et des enjeux particuliers des individus dans la co-construction d’une norme d’intervention des acteurs publics territoriaux dans ce champ. L’enjeu semble d’autant plus prégnant que la forte dépendance de sentier (Brousseau, 1999) caractérisant les organisations publiques territoriales renforce la complexité d’adaptation à un environnement institutionnel ainsi que les phénomènes d’apprentissage liés à l’évolution des structures de gouvernance cristallisant le processus d’institutionnalisation en cours (Williamson, 1993). Ainsi, comprendre le changement institutionnel relatif à l’intégration de considérations liées au développement durable au sein de l’action publique territorialisée nécessite-t-il d’interroger les logiques des acteurs en présence ainsi que les outils destinés à orchestrer ce processus de légitimation et de structuration à l’oeuvre.

Les pratiques évaluatives au coeur de la définition d’une norme locale de développement durable ?

Dans ce contexte d’intensification des pratiques territorialisées de développement durable le recours aux pratiques d’évaluation s’est largement imposé (Lazzeri et Moustier, 2008, p.12-21). Celui-ci s’explique tout d’abord par une obligation institutionnelle : évaluer les contrats de projet, ainsi que les actions structurelles communautaires faisant l’objet d’un financement dans le cadre des Fonds Structurels Européens (C.N.E., 2003). En outre, il répond au besoin des acteurs territoriaux qui se heurtent au scepticisme ambiant et à la complexité du champ nouveau qu’est le développement durable. Leurs actions qui relèvent de plusieurs centres de décisions et de plusieurs financements, n’existent qu’à la suite d’un long processus de décision, d’une contractualisation traduisant une volonté d’agir en commun, sans qu’il y ait, a priori, adéquation des objectifs et des moyens. La décision est ainsi le fruit d’une coproduction d’un système d’acteurs qui recherchent une situation satisfaisante (Basle, 1999). L’évaluation de telles politiques ne peut alors négliger ce processus de décision et de légitimation, dont dépend largement l’impact de l’action.

La multiplicité et la variété des approches évaluatives initiées par les territoires dans le champ du développement durable, rend délicate toute tentative de classification. Trois grandes approches se distinguent toutefois selon le moment de réalisation de l’évaluation. Un premier type s’attache plus particulièrement à la phase de conception de la politique. Ces évaluations peuvent être qualifiées d’évaluations stratégiques car elles sont réalisées ex-ante et cherchent à vérifier la pertinence de l’action en fonction du besoin territorial ainsi que la cohérence des dispositifs et moyens envisagés (D’Angelo et Vesperini, 1999). Un second type d’évaluation s’attache plutôt aux résultats des actions territoriales engagées. Réalisées ex-post, elles visent à en apprécier l’efficacité et l’efficience en rapportant les résultats observés aux objectifs et aux moyens. Toute la difficulté réside alors dans la capacité de l’évaluation à déterminer les « effets propres » de la politique en établissant un lien de causalité entre l’action durable mise en oeuvre sur le territoire et les effets observés (Lazzeri et Moustier, 2008). Enfin, un dernier type d’évaluations, réalisée à mi-parcours ou chemin-faisant, se concentre plutôt sur le processus de mise en oeuvre des actions territoriales. Cette mise en oeuvre doit être entendue au sens large : elle comprend non seulement le dispositif d’application conçu mais également, surtout, la réalité de cette application en termes de moyens institutionnels, administratifs, humains et financiers (Soldo, 2007). Si le bilan à ce jour est réellement positif quant aux évaluations à mi-parcours et aux évaluations ex-post il est en revanche plus nuancé pour les évaluations ex-ante. Elles sont souvent considérées comme trop superficielles et restent peu utilisées (C.N.E., 2003).

Les pratiques évaluatives développées dans le champ des politiques territoriales de développement durable peuvent être également distinguées par leur rattachement à l’un des trois grands paradigmes traversant encore aujourd’hui le champ de l’évaluation publique en France : la conception gestionnaire de Deleau fondée sur la technique et la mesure, la conception démocratique de Viveret fondée sur la transparence de l’action et la capacité à générer un débat public autour de cette action, enfin, la conception pluraliste de Monnier fondée sur la participation des différents acteurs et parties prenantes du territoire. L’évaluation d’une action publique se définit ainsi tour à tour comme le fait de « reconnaître et mesurer ses effets propres » (Deleau et al., 1986, p.20), « former un jugement sur sa valeur » (Viveret, 1989, p.25) ou encore, « en analyser les effets, mais aussi le déroulement et les objectifs afin de formuler cette action, la réorienter ou la poursuivre » (Monnier, 1989, p.2). Au delà d’une recherche naturelle de repères stables ou de paradigmes, caractéristiques d’une approche toujours en voie de consolidation, ces différences de définition sous-tendent un débat de fond sur les finalités mêmes de l’évaluation de l’action publique dans un Etat démocratique.

Ainsi, trois finalités majeures, reprises en 2006 dans la définition proposée par la charte de la Société Française de l’Evaluation (S.F.E.), sont généralement assignées à l’évaluation. Celle-ci « vise à produire des connaissances sur les actions publiques, notamment quant à leurs effets, dans le double but de permettre aux citoyens d’en apprécier la valeur et d’aider les décideurs à en améliorer la pertinence, l’efficacité, l’efficience, la cohérence et les impacts. L’évaluation contribue ainsi à rationaliser la prise de décision publique, à moderniser la gestion de l’administration et des services publics et à rendre plus efficace la dépense publique. Elle contribue simultanément au développement de la responsabilité et des pratiques de compte rendu interne ou externe, ainsi qu’à l’apprentissage organisationnel. Elle participe aux progrès parallèles de la bonne gestion et du débat démocratique à tous les niveaux de gouvernement ».

C’est cette dernière finalité qui nous intéresse tout particulièrement ici. En effet, l’évaluation est présentée comme contribuant à l’évolution des pratiques publiques elles-mêmes. Orientée vers la connaissance, elle représente un « instrument d’apprentissage par l’intelligence des situations qu’elle procure » (Duran et Monnier, 1992, p.261). Elle peut ainsi être considérée comme un instrument de changement, de pilotage, participant au mouvement de modernisation du système territorial. Par ailleurs, elle représente un substitut à la fonction concurrentielle du marché pour les territoires (Deleau et al., 1986). Instrument d’apprentissage contribuant à la mobilisation des acteurs, l’évaluation peut remplir le rôle d’un « miroir » permettant à l’organisation publique de modifier régulièrement son action pour répondre au mieux aux besoins d’intérêt général et respecter alors l’un des principes fondamentaux du service public, à savoir celui de la « mutabilité » (Conseil Scientifique de l’Evaluation. 1996). En ce sens, elle contribue à appréhender la performance des politiques mises en oeuvre, au regard de leur utilité publique (Soldo, 2007).

Dans cette approche, l’évaluation territoriale au-delà de son aspect de mesure, est abordée comme un processus d’apprentissage organisationnel, mobilisant des acteurs territoriaux différents. Elle joue dès lors un rôle essentiel dans la co-construction et la légitimation d’un projet local (Monnier, 1992). Bien qu’elle fasse encore l’objet de critiques du fait de ses difficultés de mise en oeuvre (Lascoumes et Setbon 1996), c’est l’évaluation pluraliste menée chemin faisant, qui semble être la démarche la plus appropriée pour impulser sur un territoire une dynamique d’apprentissage organisationnel (Plottu et Plottu, 2009). « Par évaluation pluraliste nous entendons une démarche d’évaluation qui associe deux catégories d’acteurs : les destinataires de l’évaluation, c’est à dire souvent les décideurs d’une politique publique, mais aussi les acteurs affectés par la mise en oeuvre de l’action qu’ils y aient participé activement (les « opérateurs ») ou passivement (bénéficiaires ou assujettis) » (Monnier, 1990, p.124). L’évaluation ne se résume plus à une simple étude ou à une procédure de contrôle, mais doit être conçue comme « un travail de nature participative au cours duquel un processus de dialogue et d’apprentissage heuristique se développe entre les acteurs de la politique publique, de sorte que représentations et valeurs évoluent à mesure que l’évaluation progresse » (Trosa, 2003, p. 13). Si cette définition réaffirme l’évaluation comme processus de mesure de la performance de l’action publique en vue de son amélioration, elle met surtout l’accent sur le caractère éminemment collectif de cette démarche. De ce fait, la pratique de l’évaluation territoriale permet de « définir un paradigme commun largement accepté par les acteurs sociaux » (Benhayoun et Lazzeri, 2006, p. 16) et elle contribue ainsi à la légitimation des actions publiques engagées et à leur structuration. L’évaluation joue donc un rôle majeur de gestion et de sensibilisation des acteurs au développement durable sur un territoire (Lardic, 2005) présentant ainsi une forte logique légitimante. En outre, en permettant la confrontation des pratiques, des logiques et des objectifs des différents acteurs, l’évaluation des projets de durabilité peut avoir un impact important sur les processus de gouvernance territoriaux et permettre l’émergence de normes d’action reconnues par tous. Elle contribue notamment à faire naître de nouveaux modes de coopération et d’organisation aux différents échelons territoriaux. Enfin, par la valorisation de ses résultats au sein des organisations en charge de l’action territoriale et vis-à-vis de leur public elle peut induire des phénomènes de mimétismes et d’adaptation pour les différents acteurs impliqués dans l’exercice d’évaluation.

Pratiques évaluatives, développement durable et institutionnalisation : une étude empirique multi-niveaux des discours des acteurs publics territoriaux

Il convient maintenant de présenter la méthodologie de la recherche ayant présidé à la réalisation de notre étude empirique. Cet article se propose d’étudier l’impact de l’évaluation sur les pratiques publiques territorialisées de développement durable en se focalisant, plus spécifiquement, sur le processus d’institutionnalisation en cours sur le territoire. Cette partie méthodologique est organisée autour de deux axes principaux. Dans un premier temps, l’objet empirique de la recherche est précisé, puis la méthode d’analyse, de recueil et de traitement des données est détaillée.

Tout d’abord, nous entendons par politiques territoriales de développement durable des actions telles que les agendas 21, les projets de HQE ou les politiques sectorielles de développement durable (urbanisme, transport, etc.), c’est-à-dire tous les programmes initiés par des acteurs publics territoriaux, qui se sont multipliés dans les années récentes (Lazzeri et Moustier, 2008, p.12-21). Du fait de la problématique de recherche consistant à étudier l’impact de l’évaluation sur les actions territoriales de développement durable, nous avons choisi de ne pas nous limiter à un type spécifique de politique territorialisée de développement durable. Le terme générique de « développement durable » a été préféré, afin d’identifier les éléments divers des actions mises en oeuvres, qui pourraient être influencés par les pressions liées à la performance, elles-mêmes non relatives à un aspect précis du développement durable.

Concernant les pratiques évaluatives, là encore, il a été choisi de ne pas restreindre le champ d’observation. Ainsi, tous les types d’évaluation engagés dans le domaine des politiques territoriales de développement durable, ont été retenus, quel que soit le moment (ex-ante, chemin faisant, ex-post) ou la forme des dites pratiques (plus ou moins formalisées, expérimentales ou endo-formatives).

Nous avons maximisé les différences entre les actions de développement durable, les pratiques évaluatives et les périmètres institutionnels étudiés (cf. Tableau 1) pour accroître les différences dans les données (Glaser et Strauss, 1967). Nous souhaitons ainsi tester la réplication des résultats découverts par la suite en variant le contexte d’observation. Dans la même perspective, nous avons choisi d’appliquer un principe de réplication littérale (Yin, 1990) en matière de choix des structures retenues pour l’étude en recherchant a priori des résultats similaires afin d’étudier dans quelle mesure l’évaluation serait susceptible de contribuer à la naissance et à la diffusion d’une norme commune et co-construite sur le territoire en matière de durabilité. Il s’agit bien de comprendre si un processus d’institutionnalisation est à l’oeuvre dans ce domaine.

Tableau 1

Présentation des structures étudiées et des données secondaires recueillies

Présentation des structures étudiées et des données secondaires recueillies

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Contrairement aux actions de développement durable, aux pratiques évaluatives et aux échelons administratifs, la population d’étude est limitée aux différents managers territoriaux spécialisés dans le domaine des politiques territoriales de développement durable (cf. Tableau 1). En effet, il a été jugé plus opportun d’interroger des acteurs oeuvrant dans des structures dédiées. Les compétences assignées à ces structures garantissent le niveau de connaissance des interviewés dans le champ investigué. De plus, compte tenu de la problématique, il était pertinent d’interroger des acteurs endossant un double rôle de spécialiste dans le domaine du développement durable et de l’évaluation. Ainsi, chacun des acteurs interrogés a été responsable, dans les deux dernières années, d’au moins un projet d’évaluation en matière de développement durable. Enfin, il a été choisi de se focaliser sur une population de managers occupant des postes d’encadrement et disposant, de ce fait, d’une vision d’ensemble des activités de leur structure.

Compte tenu des difficultés à trouver au sein des organisations étudiées des acteurs endossant simultanément les deux rôles décrits ci-dessus et occupant un poste d’encadrement, il n’a été possible d’interroger qu’un seul individu au sein de chaque structure. Cependant, le caractère polyvalent des personnes interrogées, ainsi que l’importance des données secondaires recueillies et traitées en complément de chaque entretien, garantissent une bonne validité interne.

La principale méthode d’analyse des données est l’analyse de contenu. De façon très classique, nous avons procédé en trois étapes en collectant, codant puis analysant les données (Allard-Poesi, Drucker-Godard et Ehlinger, 2003).

Des données primaires ont été recueillies en menant des entretiens semi directifs d’environ une heure, avec les principaux responsables des problématiques de développement durable que nous avons mentionnés. Le guide d’entretien s’articule autour de trois axes principaux (cf. Tableau 2). Tout d’abord, il s’agit de faire un bilan des pratiques de développement durable territorialisées mises en oeuvre par les acteurs considérés. Par ailleurs, nous étudions les projets d’évaluation liés au développement durable mis en oeuvre par les acteurs. Si un certain nombre de liens entre pratiques d’évaluation et pratiques de développement durable, ressortent déjà à ce stade des échanges, nous avons tout de même souhaité conclure l’entretien sur un ensemble de questions invitant les acteurs à s’exprimer sur les enjeux et les impacts des pratiques évaluatives en matière de développement durable. L’accent est aussi mis sur les apports et les limites de ces pratiques (cf. Tableau 2) pour observer si un processus d’institutionnalisation est en cours selon eux.

Tableau 2

Guide d’entretien type[4]

Guide d’entretien type4

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Nous avons codé de manière thématique les données collectées grâce aux techniques de codage ouvert et axial (Strauss et Corbin, 1990). Les thèmes choisis correspondent aux types de pressions liées à la performance, évoqués par les acteurs, ainsi qu’aux caractéristiques des pratiques territorialisées de développement durable. Nous avons effectué le même codage pour l’ensemble des cas (Miles et Huberman, 1991), par le biais du logiciel NVIVO 2.0. Des données secondaires, codées selon le même principe, sont également venues enrichir et questionner les informations obtenues lors des entretiens.

L’ensemble de ces précautions méthodologiques devait nous permettre d’accroître les validités interne et externe de notre recherche.

Les pratiques territoriales de développement durable à l’épreuve de l’évaluation : vers la légitimation et la structuration d’un domaine d’action à inventer ?

La restitution des résultats doit nous permettre de comprendre quel est l’impact des pratiques évaluatives sur les politiques publiques de développement durable. Il ressort des entretiens qu’il est encore relativement ardu pour les acteurs publics de s’approprier les principes du développement durable du fait de la nouveauté de ce champ d’intervention en construction. Dans ce contexte, l’évaluation devient progressivement un outil essentiel de légitimation et de structuration de l’action en matière de durabilité territoriale et dans le même temps un outil au service de la définition d’une norme commune en matière de développement durable.

Afin de prolonger ces résultats nous reviendrons sur les principaux enseignements de cette étude en croisant les apports de la littérature et ceux de la recherche empirique. Au final, quand pratiques évaluatives et pratiques de développement durable se rencontrent sur les territoires, émergent des modes de gouvernance renouvelés et un réel effet d’apprentissage organisationnel.

Le développement durable, un champ public en cours d’institutionnalisation : le rôle émergent de l’évaluation ?

Bien que l’on constate aujourd’hui l’existence d’un consensus autour du développement durable comme en témoignent le foisonnement des actions territoriales engagées, ses modalités de mise en oeuvre sont encore largement tributaires de l’interprétation et de l’attentisme des acteurs, ainsi que des limites inhérentes à un concept encore « mou ». Dans ce cadre, les pratiques d’évaluation mises en oeuvre concomitamment par les acteurs semblent jouer un rôle important en termes de définition de normes d’action commune et de légitimation des actions engagées.

Les pratiques territorialisées de développement durable ont connu un essor sans précédent au cours des cinq dernières années. Tous les acteurs interrogés revendiquent, à ce jour, la prégnance des considérations liées à la durabilité dans le cadre de l’action publique territorialisée. Un des signes de la popularisation croissante de cet axe d’action dans le domaine public est la « multiplication des structures et des acteurs » (E4) en charge de la protection de l’environnement et du bien-être collectif sur les territoires considérés. Ce saisissement des thèmes de la durabilité par les acteurs publics, en particulier locaux, n’est pas uniquement le signe d’un engouement général, mais aussi de pressions coercitives fortes (cf. Tableau 3). Tous les acteurs interrogés l’ont spontanément évoqué, en mettant en avant les lois et règlements énoncés par l’Etat, la Politique nationale de développement durable et les injonctions européennes. Les pressions normatives ne sont en comparaison citées spontanément que par deux interviewés.

Tableau 3

Les actions de développement durable décrites par les personnes interrogées

Les actions de développement durable décrites par les personnes interrogées

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Dans ce contexte, si tous déclarent faire du développement durable, il semble que les actions, désignées soient toutefois différentes en fonction des protagonistes interrogés. Si pour certains le développement durable recouvre de manière large une « volonté de partage de l’ensemble des responsabilités par les acteurs territoriaux » (E6), il est cependant souvent « restreint à son volet environnemental » (E3), la dimension sociale n’intervenant que dans la reconnaissance générale de la nature « participative et co-construite » des démarches engagées (E4). Finalement, au plus l’échelon territorial est proche du terrain, au plus le développement durable se précise et se matérialise en un ou plusieurs axes d’action très spécifiques. Les échelons territoriaux supérieurs (Etat, Ministère) impulsent généralement l’action durable des sous-ensembles territoriaux en prônant un certain nombre de grands principes directeurs ou finalités. Toute la difficulté liée à la mise en oeuvre d’une telle politique réside dans la transposition et la traduction de ces principes de manière opérationnelle. Les questionnements des acteurs publics sont alors nombreux : quel axe d’action faut-il privilégier ? (E4) Avec quels acteurs faut-il oeuvrer ? (E2) Sur quelles actions faut-il communiquer ? (E1) Comment évaluer et rendre compte des efforts entrepris ? (E3)

Si les grandes ambitions de la durabilité sont généralement intégrées, les modalités concrètes de mise en oeuvre restent, à ce jour, floues et génèrent des actions variées. Dans ce domaine nouveau, chacun explore, chacun se méfie. L’action effective reste limitée et « les comportements observateurs restent prédominants » (E3). Le développement durable suscite d’ailleurs toujours le scepticisme, voire la négation de la part de certains acteurs territoriaux. Sa reconnaissance ne pourra advenir qu’après des efforts de longue haleine. De plus, la « popularisation » dont fait aujourd’hui objet le développement durable et ses effets d’image « brouillent le réel message qu’il est censé porter » (E5). La durabilité apparaît, en effet, pour de nombreux acteurs territoriaux, publics ou privés, comme une opération de communication, voire de manipulation (E6). Cette volonté d’affichage, d’être « dans le vent », affecte le message des acteurs sincères et diminue ainsi la portée de leurs actions.

Les modalités concrètes de mise en oeuvre du développement durable sont donc largement tributaires de l’interprétation et de l’attentisme des acteurs, mais aussi des limites inhérentes à ce concept encore « mou » et à l’intervention des pouvoirs publics, quel que soit l’échelon considéré. La prise en compte quasi simultanée des trois dimensions de la durabilité par les acteurs n’est en rien aisée, en particulier du fait des mécanismes de coopération qu’elle implique. Les acteurs semblent ainsi rencontrer des difficultés à « intégrer le jeu gagnant-gagnant de la coopération et de la capitalisation des échanges » (E5). La réconciliation des buts des divers acteurs apparaît très ardue, d’autant plus, que des conflits internes peuvent aussi naître en leur sein, entre partisans respectifs de la mise en oeuvre de la dimension environnementale ou sociale du développement durable par exemple. Même si la concertation et les échanges sont importants, la capitalisation de ces échanges reste cependant assez faible et les actions effectives encore très limitées.

Par ailleurs, la concrétisation d’actions territoriales en matière de développement durable se heurte aussi aux limites inhérentes à l’action publique territoriale. Elles ne sont pas spécifiques aux actions de développement durable, mais ont de grands impacts sur celles-ci. Le principal écueil semble être le manque de clarté dans la répartition des compétences entre échelons : où s’arrête et où commence précisément leur domaine d’action ? Cela génère un certain nombre d’effets pervers, à l’image de l’apparition de comportements opportunistes. Certains ont tendance à « agir par procuration » en éludant leurs responsabilités ou en les transférant à d’autres échelons territoriaux (E3). Une autre caractéristique pouvant être préjudiciable à l’action durable semble être la surcharge des missions à prendre en charge par les organismes publics et plus spécifiquement l’excès de technocratie et de formalisme exigé pour leur réalisation (E6). Enfin, les actions engagées, tout comme les modes d’organisation entre les acteurs, sont soumis aux aléas des alternances politiques. Ces dernières sont susceptibles d’en modifier le contour et la nature. Un des premiers enseignements de ces résultats est la prégnance des préoccupations en matière de développement durable dans le cadre de l’intervention publique ce qui confirme les observations de la littérature (Lazzeri et Moustier, 2008). Cependant, la concrétisation d’actions reste encore inégale. Dans cette perspective, les acteurs développent des comportements mimétiques et sont clairement à la recherche de références normatives et de légitimation (Di Maggio et Powell, 1991; Huault et Leca, 2009). Ce besoin semble pouvoir être satisfait grâce à l’émergence de nombreuses démarches évaluatives.

La multiplication des actions dans le champ des politiques de développement durable s’est accompagnée de l’essor concomitant des pratiques évaluatives. L’évaluation semble ainsi avoir acquis ses lettres de noblesse sur les territoires considérés, comme en témoigne le foisonnement et l’hétérogénéité des démarches engagées (entretien avec Y. Lazzeri). Celles-ci répondent à de multiples objectifs, dont la satisfaction des exigences liées aux critères d’attribution des aides européennes ou à la promulgation de la LOLF. Mais ce qui émerge essentiellement, ce sont les effets attendus en matière de légitimation des actions territoriales de développement durable.

Les démarches observées témoignent, au delà de l’engouement pour la pratique évaluative, de la grande diversité des méthodes mobilisées (indicateurs d’impact, de suivi, absence d’indicateurs, etc.) et de leur degré de formalisation (E4). « Tout le monde semble chercher la méthode idéale, aucune méthode ne semble à ce jour faire l’unanimité » (E2). La tableau 4 en présente une illustration.

Tableau 4

Les pratiques évaluatives observées en matière de durabilité

Les pratiques évaluatives observées en matière de durabilité

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Ces évaluations répondent en premier lieu à une nécessité de diagnostic, de mesure et de suivi des actions engagées, notamment dans le contexte de la LOLF. Nombre d’entre elles sont ainsi officiellement destinées à « rechercher les indicateurs clefs de la durabilité territoriale » (E6), à « mesurer l’avancée des actions engagées en matière de durabilité » (E3) ou « à évaluer le profil environnemental complet d’un territoire » (E5).

Toutefois, les entretiens révèlent d’autres enjeux, non moins importants, de la pratique évaluative. Face au scepticisme ambiant, dans un champ d’intervention publique encore nouveau, l’aspect scientifique et rigoureux de la démarche évaluative contribue à légitimer les actions engagées en matière de durabilité (E1, E6). Ces pratiques participent donc à la légitimation plus générale de l’action publique auprès des autres acteurs, tels que les associations, les citoyens, les entreprises, voire d’autres types d’acteurs publics. Ceci s’explique aussi parfois par la nouveauté de certaines structures appelées à intervenir dans le champ de la durabilité, à l’image des intercommunalités : « Avant d’être crédible en matière de durabilité, il faudrait que nous soyons déjà crédibles en tant qu’acteur public » (E3). La communauté d’agglomération du Pays d’Aix (CPA) souffre en effet de « sa jeunesse », « de son manque d’identité territoriale ». La CPA, créée en 2001, est un échelon nouveau, dont l’existence et la crédibilité dans l’action n’ont pas toujours été reconnues. Cela a constitué un frein à l’efficacité des politiques environnementales engagées par cet acteur qui a dû, dans un premier temps, oeuvrer à la construction de sa légitimité et de sa crédibilité. « La démarche d’évaluation a permis à la CPA de gagner en crédibilité auprès de certains acteurs territoriaux et notamment auprès des associations et des élus qui ont pu constater les progrès accomplis en matière d’environnement » (E3).

Il est à noter que la quête de légitimité génère certains effets pervers. Il est déroutant de remarquer à quel point les pratiques mimétiques entre acteurs publics supplantent parfois la réponse aux besoins réels exprimés par les citoyens d’un territoire. Les acteurs publics justifient la plupart du temps leurs initiatives à partir d’études dites de « benchmarking », plus encore que par la réponse à une véritable demande sociétale. Dans cette perspective, le développement durable se limite parfois à des pratiques « cosmétiques » ou « légitimantes » en réponse à la « popularisation » croissante du concept.

Malgré ces dérives, les pratiques évaluatives apparaissent cependant fondamentales, à la fois pour la légitimation des actions publiques engagées, leur crédibilisation mais également en matière de définition de normes communes d’action. En effet, l’émergence du développement durable dans le champ d’action publique et l’essor indéniable de la pratique évaluative sur les territoires incite à modifier les formes de gouvernance en les orientant vers mla coopération et la mutualisation. Les démarches d’évaluation expérimentées en matière de durabilité sont l’occasion de faire se rencontrer les acteurs, publics et privés, du territoire. « L’évaluation apparaît comme une occasion de créer des partenariats, comme une porte ouverte pour organiser les acteurs et cela dans un champ aujourd’hui encore nouveau et peu expérimenté » (E6).

Parmi les différentes formes d’évaluations réalisées, nombre d’acteurs ont souligné l’intérêt des démarches favorisant les rencontres informelles et pluralistes, à l’instar de ce que prônait E. Monnier. La volonté d’un projet de « gouvernance collective » de la durabilité est née à la suite de diagnostics initiaux engagés sur les dits territoires. Ces diagnostics, engagés alors qu’aucune politique territoriale de développement durable n’était encore mise en oeuvre, représentent une forme d’évaluation informelle et faiblement instrumentalisée (très peu d’indicateurs). Cette démarche est destinée à faire se rencontrer les acteurs et à s’accorder sur les grands enjeux de durabilité du territoire, en lançant un débat collectif sur les forces et faiblesses du territoire dans ce domaine (E2 – E6). De la communication doit naître la concertation, voire la coopération, entre acteurs. En témoignent les partenariats, qui se développent souvent dans une « volonté de mutualisation des moyens ou des compétences » (E2) ou dans une volonté d’échange d’expériences. Dans un domaine nouveau tel que le développement durable, répondant à des préoccupations transversales, les acteurs mettent en avant l’impossibilité d’agir isolément. Dans un domaine où « chacun tâtonne » (E3), les partenariats sont perçus comme un moyen d’unifier les normes d’action dans une volonté de cohérence.

Cela aboutit parfois à des mises en oeuvre effectives. Nous pouvons citer l’exemple en PACA des acteurs de la durabilité qui oeuvraient autrefois isolement. Les acteurs procédaient à une sorte de « bricolage individuel » (E6), limitant fortement la portée des actions et leur efficacité. Face à ce constat « d’atomisation des démarches » (E5), la DIREN a souhaité organiser, pour le lancement de la mise en oeuvre des politiques régionales de développement durable, des réunions de concertation entre les différents acteurs publics territoriaux. Ces réunions ont conduit à la mise en place d’un comité technique PACA de développement durable, composé des acteurs publics et finançant plus de 70 % des démarches régionales en la matière. Ce regroupement d’acteurs (moyens et compétences) a notamment permis de passer à une phase de contractualisation[5] entre l’Etat et la Région et d’obtenir une ligne de crédit destinée à la gestion collective en PACA du développement durable. Cet exemple n’est pas un cas isolé, la plupart des acteurs interrogés ayant organisé des réunions de concertation sur des problématiques similaires. Il s’agit d’une « mini révolution culturelle permettant de coordonner des bribes d’expériences » (E2). De plus, l’efficacité collective dans l’action est également recherchée par les organismes interrogés. En matière de promotion du développement durable, les acteurs publics s’associent de manière très large avec des chercheurs, des partenaires associatifs ou privés, susceptibles de servir de relais à leurs actions à des échelons territoriaux réduits.

Au-delà de l’accroissement de la communication, de la concertation voire du nombre de partenariats effectifs, les démarches observées encouragent aussi la prise de recul des acteurs vis-à-vis de leur pratique et concourent ainsi à un meilleur pilotage et au réajustement de l’action. Si les évaluations ne conduisent pas toujours à d’importantes reconfigurations des modes de gestion, elles permettent de « réajuster les partenariats entre les acteurs » (E3), et cela notamment en excluant certains participants, ou en en intégrant d’autres. Elles reprécisent « les grands enjeux ou les priorités » (E5) en matière de durabilité, ou encore elles clarifient « les rôles et les responsabilités de chacun » (E4). Dans le cas de la CPA, « le diagnostic initial, en faisant se rencontrer les acteurs, a permis la répartition des responsabilités en matière d’environnement sur le territoire » et il a « permis de cristalliser des modes de relations entre acteurs autrefois inexistants » (E3).

Discussion : évaluation et développement durable, des interactions émergentes ?

Cet article visait à comprendre dans quelle mesure les pratiques évaluatives pouvaient influer sur les actions territorialisées de développement durable. L’analyse des liens entre pratiques de développement durable et évaluation a permet de mettre en évidence la nature des pressions s’imposant aux managers territoriaux tant en termes d’exigence de durabilité, que d’exigence de performance. Nous retrouvons ici les trois types de pressions mises en évidence par les néo-institutionnalistes.

L’action publique territorialisée dans ce domaine semble, tout d’abord, largement impulsée par des forces dites coercitives. En effet, la plupart des protagonistes interrogés déclarent « devoir répondre aux exigences imposées par l’Etat et l’Union Européenne en matière de durabilité » (E6) ou même « devoir se soumettre à une législation dans ce domaine (la durabilité) de plus en plus lourde et éprouvante » (E3). Les pratiques évaluatives dans ce domaine répondent à la même logique. « On évalue, car on nous demande d’évaluer » déclare E4.

Cependant, au-delà de cette impulsion émanant du haut de la hiérarchie publique française, il semblerait que plusieurs initiatives foisonnantes émergent également du bas de la pyramide et cela en réponse à des pressions mimétiques particulièrement fortes. La durabilité apparaît, en effet, pour de nombreux acteurs territoriaux, publics ou privés, comme une opération de communication, voire de manipulation (Tapie et Grimme, 2008) et elle semble largement dictée par une volonté « de faire comme les autres » (E3), de « comparer et de s’ajuster aux démarches entreprises par des territoires voisins » (E4). Elle permet notamment dans une très large mesure de légitimer les actions des acteurs publics territoriaux vis-à-vis d’autres types d’acteurs (associations, entreprises) mais également vis-à-vis d’autres acteurs publics (supérieurs ou de même niveau) (E1).

Référence est d’ailleurs faite à d’importantes pressions normatives qui s’imposent également aux managers publics territoriaux. Associer les parties prenantes à la démarche durable constitue un moyen « de légitimer leur existence et de participer ainsi à la construction de l’image citoyenne et durable du territoire » (Lardic, 2005). Parce qu’elle met en relation des acteurs aux logiques antagonistes et qu’elle implique de trouver des compromis sur des éléments en théorie paradoxaux, l’évaluation contribue ainsi à « définir un paradigme commun largement accepté par les acteurs » (Benhayoun et Lazzeri, 2006, p. 16). Elle concourt dès lors à la co-construction et à la structuration du projet de territoire et dans le même temps à son appropriation par les parties prenantes secondaires.

Au-delà de l’identification des trois types de pressions mises en exergue par la théorie néo-institutionnaliste, l’analyse des liens potentiels entre développement durable et évaluation, au regard des pratiques de management territorial, conduit à poser comme hypothèse, pour de futures recherches, l’émergence d’interactions inédites en matière de gouvernance. En effet, lors des entretiens, de nouveaux modes de relation entre les acteurs ont été évoqués. Ils n’apparaîtraient a priori pas de manière rapide et linéaire mais se cristalliseraient sur les territoires au cours d’un processus d’apprentissage organisationnel long et incrémental (Monnier, 1992).

Les entretiens ont en effet permis de pointer le caractère souvent innovant des pratiques de développement durable territoriales. Du fait de la jeunesse de ce champ d’intervention et de son caractère transversal, le développement durable réinterrogerait le mode de gestion des politiques publiques. Il obligerait les acteurs à décloisonner leurs actions afin d’ancrer les politiques mises en oeuvre dans une vision territoriale globale. Il « induit une nouvelle conception des pratiques professionnelles » (E2). Puissant vecteur de modification de la gouvernance territoriale, les pratiques de développement durable conduiraient ainsi à un « renouveau des logiques coopératives ». Certains parlent de « mini révolution » (E2), nous qualifierions plutôt ce phénomène « d’innovation durable territorialisée ».

Les entretiens ont ensuite permis d’identifier les interactions particulières qui existent entre les pratiques de développement durable impulsées par les territoires et leur évaluation. L’évaluation représente pour les acteurs un véritable enjeu en termes de légitimation des politiques, auprès des parties prenantes du territoire. Dans cette logique, une fois de plus la finalité de l’outil n’est pas celle de contrôle qui lui est traditionnellement assignée dans la conception gestionnaire (Deleau et al., 1986). Derrière des annonces de modernisation (Gibert et Thoenig, 1993) ou de rationalisation (Fernandez-Revuelta Perez et Robsonf, 1999), les enjeux sont tout autres. Par ailleurs, le processus d’évaluation permettrait aux managers territoriaux de prendre du recul, de clarifier leurs objectifs avec l’aide d’experts et de réajuster en fonction leur action. En ce sens il constitue une « excellente occasion de repositionner chacun des partenaires vis-à-vis des projets engagés. Il permet de redynamiser ces derniers, d’en redéfinir les axes fondamentaux. Il constitue une aide au pilotage » (E6).

Enfin, au cours des entretiens, les pratiques de durabilité et d’évaluation sont apparues comme un puissant vecteur de modification de la gouvernance territoriale. En effet, la gouvernance en matière de durabilité n’est pas figée. Elle se façonne, se transforme, s’adapte en fonction des besoins et des enjeux de durabilité du territoire. Les nouvelles formes de gouvernance identifiées résulteraient d’un processus incrémental et co-construit à ce jour encore non stabilisé. L’évaluation semble jouer un rôle déterminant dans ce processus, en encourageant les « démarches pluralistes et participatives ». L’enjeu de l’évaluation n’est finalement pas, ici, de réellement mesurer la durabilité réelle du territoire mais il apparaît plutôt comme une volonté de « faire participer les acteurs locaux et d’encourager la co-construction et le dialogue » (E6). Il s’agirait donc de structurer et rendre cohérents les projets engagés. L’évaluation permet ainsi d’affirmer et de rappeler les processus de gouvernance collective et le partage des responsabilités qu’ils impliquent, car les partenariats, en matière de durabilité, sont encore bien souvent « fragiles, précaires et même parfois inefficaces » (E3). Cet argument souligne ici un point central de notre analyse qui peut se résumer de la manière suivante : même si la gouvernance territoriale durable évolue, qu’elle permet aujourd’hui la rencontre et le travail en commun d’acteurs autrefois isolés, cette gouvernance reste cependant encore non stabilisée.

Enfin, ces démarches peuvent aussi avoir des impacts en matière de gouvernance, car elles se justifient également par la volonté d’associer les parties prenantes, prises dans une acception large, à la démarche durable Les partenariats évoqués plus haut constituent un moyen pour les acteurs publics « de légitimer leur existence et de participer ainsi à la construction de l’image citoyenne et durable du territoire » (E3). Les opérations de communication adressées directement aux citoyens semblent poursuivre le même but (E1).

Dans les discours, les partenariats se multiplient tant entre acteurs publics qu’entre acteurs privés, ou même associatifs, et cela à différentes échelles territoriales. La coopération intra-territoriale semble à ce jour dominer, mais des expériences notables de coopération avec des échelons supérieurs ou même avec des territoires plus lointains sont évoquées. Ces modifications de gouvernance apparaissent essentielles pour porter la réalisation des projets territoriaux de durabilité (E2). Ces modes de coopération augmentent l’efficacité des actions, les légitiment, viennent contrebalancer les initiatives autrefois parcellaires et atomisées et ce, dans une perspective clairement affichée de prise en compte globale des enjeux de durabilité sur les territoires.

Figure 1

Développement Durable, Evaluation et Gouvernance : des interactions territoriales émergentes

Développement Durable, Evaluation et Gouvernance : des interactions territoriales émergentes

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Conclusion

Le développement durable, dont les principes ne dépassaient pas autrefois la sphère de réflexion des grands acteurs internationaux, semble aujourd’hui progressivement acquérir en France une dimension territorialisée. Cette inscription territoriale est portée en premier lieu par les acteurs publics chargés de le mettre en oeuvre et de l’animer à tous les niveaux du territoire français. Indispensable à la concrétisation réelle et contextualisée des enjeux de durabilité, elle ne s’effectue cependant pas sans heurts. Les principales difficultés de cette transposition résident dans la nature même du concept de développement durable supposant la réconciliation d’objectifs en théorie paradoxaux. Ce concept ne laisse d’ailleurs pas indifférent, il séduit, il enthousiasme, mais il ne manque pas également de susciter, les interrogations, le scepticisme voire la peur, de la part de certains acteurs. Dans ce domaine, où chacun se doit de trouver sa place et de participer à la prise en compte de la responsabilité globale territoriale, la gouvernance semble être un enjeu majeur. Notre recherche pose les prémisses d’une évolution sensible des modes de gouvernance, dans lesquels une gouvernance territoriale durable apparaîtrait comme le fruit d’un processus long, incrémental et co-construit. Cela constituera l’objet d’une recherche complémentaire, longitudinale, nous permettant de confirmer ou d’infirmer cette tendance.

Dans cette perspective, nous accorderons à nouveau toute l’importance requise à l’évaluation, qui semble y jouer un rôle primordial. L’un de ses atouts majeur est, en effet, de contribuer à mettre en cohérence les différentes logiques stratégiques à l’oeuvre dans un système de plus en plus complexe. Cependant, cette « cohérence » espérée et recherchée pour la concrétisation du développement durable reste encore à ce jour un idéal à atteindre, une vision de l’avenir, qui se doit d’être portée et défendue par les acteurs pour garantir sa pérennité. Dans ce cadre, les acteurs publics territoriaux ont un rôle prédominant puisqu’il leur revient de porter et de soutenir ce « projet de société » ambitieux et novateur. Il leur faudra cependant dépasser les limites relatives à leur statut et à leurs traditionnels modes d’action, rompre avec les manières du passé et avancer vers des modes d’action innovants et originaux qui seuls pourront permettre la concrétisation des ambitions de ce projet.