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Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

Gustave Flaubert, (1821-1880)

Les relations de coopétition sont le plus souvent étudiées du point de vue des rentes générées par la relation entre acteurs (Lado et al., 1997). Le partage de la rente et les modalités de partage sont les points de négociation du contrat qui sont les plus ardus pour les entreprises impliquées dans la relation coopétitive. Il semble pertinent de comprendre le mécanisme qui pousse certaines entreprises concurrentes à coopérer et d’autres à rester dans leur logique d’affrontement. Il apparaît alors, pour les secondes, que c’est le risque d’opportunisme de la part du concurrent qui est un frein à la coopération (Williamson, 1975). Comment ôter ce frein ? Pour lutter contre la perception du risque d’opportunisme et favoriser le succès de la coopération, il est indispensable d’introduire de la confiance entre les acteurs (Yan et Gray, 1994; Doz, 1996). Pour ce faire, les acteurs ont la possibilité de recourir à une organisation tierce qui va jouer ce rôle de créateur de confiance. L’objectif de cet article est de mettre en évidence que certains acteurs peuvent favoriser la coopétition entre les entreprises du secteur aéronautique et spatial en se positionnant comme des intermédiaires.

Le secteur aéronautique et spatial est sujet à la coopération entre concurrents (Dussauge et Garette, 1995). En effet, le secteur est très concentré (Kechidi, 2008) et seuls quelques acteurs dominent les marchés en jouant le rôle de firme pivot (Cagli et al. 2009). En effet, les grands donneurs d’ordre se recentrent sur leurs coeurs de métiers et se spécialisent sur des blocs de compétences spécifiques, tout en cherchant à réduire drastiquement les coûts. Par exemple, c’est le cas d’Astrium et de Thalès qui collaborent très souvent ensemble dans une logique de complémentarité de leurs actifs. Enfin, les institutionnels français (CNES) et européens (ESA) poussent leurs industriels de toutes tailles à la coopétition, en favorisant les projets partagés et présentés conjointement. Ces deux institutions sont elles-mêmes en compétition, pour l’obtention de financements par exemple, et en coopération, pour le développement de projets communs tels que Alphabus (Bulloch, 2001; Lardier, 2006). Ainsi, ils sont très souvent complémentaires les uns des autres.

Le secteur aéronautique et spatial illustre parfaitement les problèmes de confiance entre acteurs concurrents. En effet, comment une entreprise sous-traitante de rang 2 va devoir s’associer à son concurrent pour satisfaire la requête d’un grand donneur d’ordre ? Comment une entreprise qui est à la fois un fournisseur et un client de son concurrent va coopérer avec lui sur des projets stratégiques ? La compréhension des relations de coopétition semble complexe et s’opère donc à plusieurs niveaux. Au-delà de ce cas précis, les relations entre les différents acteurs du secteur (donneurs d’ordre, grands industriels, fournisseur de rang 1, fournisseurs de rang 2, etc.) donnent lieu à des relations de coopétition qui n’ont pas encore, ou très peu, été étudiées. Notre question de recherche est double : qui sont ces intermédiaires et quels sont leurs rôles dans la relation coopétitive ?

Dans une première partie, les fondements théoriques de la recherche sont exposés. Notre approche syncrétique mobilise plusieurs courants théoriques pour appréhender le rôle d’intermédiaire au sein des relations coopétitives. En conclusion de cette première partie, nous définissons les fonctions des intermédiaires de la coopétition : décideur et entremetteur.

Dans une deuxième partie, la méthodologie est présentée. L’échantillon est constitué de 37 entreprises approchées via des entretiens semi-directifs avec les directeurs ou l’équipe dirigeante de ces institutions (58 entretiens). La démarche méthodologique repose sur un codage ouvert de ces entretiens afin de faire émerger des construits agrégés (Locke, 2001).

Les résultats sont présentés dans la troisième partie. Nous identifions 2 grandes catégories d’intermédiaires, les décideurs et les entremetteurs, qui correspondent à des acteurs économiques et institutionnels distincts. Chacun a des fonctions particulières qui façonnent différemment les relations coopétitives managées par ces tiers.

Enfin, une discussion termine notre contribution et rappelle les principaux résultats tout en les mettant en perspective par rapport aux principaux travaux connus. Nous précisons également les apports et limites de notre recherche et concluons en évoquant certaines pistes de recherche en cours.

Fondements théoriques

Les acteurs de l’industrie aéronautique et spatiale évoluent au sein d’un véritable écosystème d’affaires (Moore, 1996) extrêmement hiérarchisé (Fréry, 1997) mêlé de compétition et de coopération. Les clients, les institutionnels, les fournisseurs, etc. s’y côtoient et sont amenés à coopérer et à rivaliser. Ces coopérations font l’objet de plusieurs recherches sur les relations inter-organisationnelles : alliances stratégiques, joint-ventures, coopétition, etc. Pourtant, la coopétition est souvent confondue avec l’alliance stratégique. La première sous-partie vise donc à présenter brièvement les caractéristiques de la coopétition ainsi que ses enjeux.

Les clients et institutionnels exercent un pouvoir fort, notamment, dans les orientations partenariales. Le rôle de l’acteur intermédiaire prend alors tout son sens. Nous proposons, ci-après, de mettre en perspective la théorie des jeux et la théorie des réseaux sociaux afin de comprendre le rôle de l’intermédiaire dans une situation de coopétition.

La coopétition : un mode d’organisation basé sur la confiance

Souvent perçues comme antagonistes, les stratégies compétitives et coopératives sont intimement liées. Les recherches sur les alliances stratégiques ont essentiellement étudié les comportements concurrentiels et collaboratifs des firmes, de manière disjointe (Dagnino et Padula, 2002). Or, les entreprises ne connaissent pas toujours des cycles compétitifs ou coopératifs successifs. L’étude de la simultanéité des deux comportements reste rare (Gnyawali et al., 2006). La coopétition mêle, à la fois, les postures concurrentielles et coopératives des acteurs (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Lado et al., 1997). Elle peut être perçue comme une relation dyadique simultanée (Bengtsson et Kock, 2000) ou comme un mode relationnel qui repose sur le partage d’intérêts congruents (Dagnino et Padula, 2002). Ce mode de développement est donc une alternative sérieuse aux stratégies de fusions acquisitions ou autres regroupements, y compris pour les petites structures (Lechner et Leyronas, 2009).

Lado et al. (1997) affine la notion de coopétition et expliquent qu’il existe quatre catégories de comportements coopétitifs fonctions du degré de compétitivité et de coopérativité entre les acteurs impliqués dans le jeu coopétitif. Le premier comportement est celui de la « recherche de rente monopolistique ». Cette recherche de rente monopolistique se réalise compte tenu des faibles orientations compétitives et coopératives interfirmes. En d’autres termes, l’entreprise cherche à maximiser son profit sur un marché où elle est le seul acteur important. Le « comportement de recherche de rentes compétitives » est également basé sur une faible orientation de coopération interfirmes mais la forte compétitivité peut impliquer une certaine coopétition pour des acteurs cherchant la maximisation de leurs rentabilités. Le « comportement de recherche de rentes collaboratives » correspond aux entreprises qui dans un environnement concurrentiel apaisé recherche à obtenir des rentes liées à des collaborations entre elles. Enfin, le « comportement de recherche de rentes syncrétiques » correspond au cas le plus visible en situation d’hypercompétition. Les entreprises sont orientées vers la compétition et doivent nécessairement coopérer pour exister. Ces coopétitions favorisent, entre autres, la baisse de l’incertitude sur le marché.

Les travaux de Lado et al. (1997) contribuent à montrer que la coopétition peut être vue comme un continuum sur lequel les entreprises peuvent ou non, partiellement ou totalement, se positionner. La coopétition est donc un mode d’organisation qui va induire plusieurs mécanismes, notamment des mécanismes de protection vis-à-vis des comportements opportunistes du ou des autres coopétiteurs.

La confiance entre les membres de cette relation inter-organisationnelle (Yan et Gray, 1994; Doz, 1996) est l’élément stabilisateur de la relation de coopétition. L’introduction d’un intermédiaire peut servir de garant au bon déroulement de la relation coopétitive. Orléan (1994) théorise les relations bipartites avec un acteur tiers. Il confronte l’acteur (le trustor) lorsqu’il accorde sa confiance ou pas à l’autre partie (le trustee). Si le trustor n’accorde pas sa confiance au trustee, alors la relation n’est pas réalisée. L’auteur montre que cette situation de référence est celle qui prévaut avant la mise en coopération. Si le trustor accorde sa confiance, alors le trustee peut soit la respecter, soit la trahir. Dans le premier cas, les acteurs retirent une satisfaction supérieure due à l’état non coopératif antérieur. C’est un avantage mutuel. Dans le second cas, le trustor perd plus que s’il n’avait pas accordé sa confiance au trustee. A contrario, le trustee retire un gain plus important grâce à son comportement opportuniste. Donc, l’acteur qui accorde sa confiance est confronté à une réticence à la coopération. Orléan (1994) indique qu’un acteur tiers peut jouer le rôle d’intermédiaire, de médiateur entre les firmes. Effectivement, le tiers peut représenter le garant de la confiance. Il peut prévenir les comportements opportunistes du trustee, en mettant en place, entre autres, des moyens de pressions. Néanmoins, les acteurs doivent également avoir confiance en l’intermédiaire. Celui-ci peut représenter un client ou un institutionnel qui agit pour son propre intérêt. Cette approche bipartite ou tripartite de la relation de confiance entre les acteurs nous semble intéressante mais un peu limitée compte tenu du caractère multipartite que peuvent revêtir certaines situations comme, par exemple, les relations de coopétition.

L’intermédiation dans la coopétition

Il est important de comprendre que le rôle de l’intermédiaire dans une situation de coopétition est différent de celui dans une coopération ou dans une situation de concurrence. La double dimension de compétition et de coopération implique un mode de coordination spécifique de la part de l’intermédiaire.

Tout d’abord, qu’est qu’un intermédiaire de la coopétition ? Nous considérons l’intermédiaire comme étant un acteur économique ou institutionnel qui va créer et/ou favoriser une relation entre deux ou plusieurs concurrents en vue d’une coopération. Nous précisons ici, que les concurrents sont entendus au sens large, c’est-à-dire qu’il peut s’agir de concurrents sur les mêmes segments stratégiques ou simplement sur une partie de ces segments.

S’il est évident que le client joue un rôle central dans la recherche de mises en relations de fournisseurs concurrents, son pouvoir peut être d’intensité variable. Son influence peut être quasi-inexistante dans certains cas, laissant ainsi les fournisseurs libres de coopérer s’ils jugent cette stratégie pertinente. Au contraire, le client peut exercer son influence pour contraindre voire même jusqu’à imposer à des fournisseurs concurrents de travailler ensemble. En outre, la compétence architecturale qui permet au client d’avoir une telle influence, n’est pas exclusive à cette catégorie d’acteurs (Thorelli, 1986; Spulber, 2003). En effet des fournisseurs de rang divers ou des donneurs d’ordre peuvent disposer d’une telle compétence. De ce fait, un fournisseur devient, tour à tour, client ou intermédiaire. Miles et Snow (1992) montrent que l’intermédiaire est aussi impliqué dans les relations coopératives horizontales. Ce rôle d’intermédiaire peut être occupé par un ou plusieurs types d’acteurs (clients, institutionnels, laboratoires de recherche, etc.) plus ou moins proches, sur les plans organisationnel, géographique ou institutionnel (Kechidi et Talbot, 2010), des entreprises à lier.

Depeyre et Dumez (2007) analyse le rôle central du client comme celui qui va « orienter la concurrence et la coopération entre ses fournisseurs – c’est-à-dire la coopétition – et il va tenter d’établir des stratégies sophistiquées en ce domaine » (Depeyre et Dumez, 2007, p.107). Cette recherche appliquée à l’industrie de l’armement américaine est très particulière puisqu’elle est l’étude de cas d’un monopsone. Cependant, elle est révélatrice de réalités plus larges. Ainsi, le client va susciter la concentration chez ses fournisseurs qui fonctionnent déjà sur le mode de l’intégration verticale. Ces acteurs sont importants dans le secteur puisqu’ils maitrisent la conception de grands-systèmes. Le client peut également opter pour des acteurs plus petits en leur demandant de s’allier. Apparaît alors une coopétition dans laquelle le client est partie prenante et pour laquelle l’intermédiation peut être qualifiée de décisionnelle.

Proposition 1 : Il existe une forme d’intermédiation en situation de coopétition qui est décisionnelle, « partie prenante » de l’ensemble des décisions prises par les rivaux partenaires.

La théorie des jeux et le célèbre dilemme du prisonnier (Rappoport et Chammah, 1965) montrent que des acteurs concurrents préfèreront l’affrontement plutôt que la coopération à cause du risque d’opportunisme d’un des acteurs. L’introduction d’un intermédiaire dans le processus de décision pourrait favoriser la confiance entre les deux acteurs et ainsi réduire ce risque d’opportunisme si celui-ci joue le rôle de garant de la coopération. Ce rôle d’intermédiaire n’a de sens que lors d’une première mise en relation des concurrents entre eux. Lorsque la coopération est déjà effective, ce type d’intermédiation n’a plus lieu d’être. En effet, dans le cas du dilemme itératif du prisonnier (Axelrod, 1984), où les acteurs gardent en mémoire les actions des uns et des autres, ils ont tendance à préférer la coopération à l’opportunisme puisque leurs relations se réalisent sur une perspective de long terme. Ainsi, ils sont tous les deux gagnants lorsqu’ils coopèrent. La présence d’un intermédiaire n’est, dans cette perspective, utile que lors de l’initiation de la relation de coopétition.

Dans la théorie des réseaux sociaux, la position d’intermédiaire favorise également cette fonction de contrôle (Burt, 1992). Les bénéfices de contrôle se manifestent au travers du rôle du tertius gaudens, c’est-à-dire le tiers qui bénéficie de sa position d’intermédiaire. Cela fait référence aux travaux de Simmel (1950) pour qui, le tertius est celui qui profite de la désunion des autres. Les deux stratégies de tertius (Burt, 1992) correspondent à deux situations : une première où les individus sont concurrents; une seconde où les individus ont des exigences incompatibles[1]. Pour éviter les comportements opportunistes du tertius gaudens, il est nécessaire qu’un tiers, désigné de manière commune par les coopétiteurs, joue le rôle d’intermédiaire lors de la construction d’une relation de coopétition. Cet intermédiaire va exercer une fonction de garant et de contrôleur de la relation entre les acteurs. Il s’assure que chacune des parties réalise effectivement ses engagements.

La prégnance des trous structuraux dans la littérature relative aux réseaux sociaux peut biaiser notre approche exploratoire des relations d’intermédiation en situation de coopétition. En effet, selon Burt (1992), l’existence de trou structural favorise la position d’un individu tiers appelé le tertius gaudens (Simmel, 1950). Le tertius gaudens a intérêt à maintenir le trou dans la structure du réseau puisqu’en tant que pont structural, il est celui qui va pouvoir bénéficier d’un accès privilégié aux informations et éventuellement jouer les individus les uns contre les autres grâce à cette asymétrie d’informations. Ainsi, il assoit une certaine position de domination sur autrui. Cependant, Baker et Obstfeld (1999) puis Obstfeld (2005) proposent une autre interprétation du comportement du tiers qui correspond à une autre stratégie. Il est appelé tertius iungens (celui qui unit, qui joint). Celui-ci est doté d’une capacité à connecter des personnes en vue d’un objectif déterminé (Obstfeld, 2005). Son action est non-partisane (Simmel, 1950) et médiatrice. Cette stratégie d’acteur est davantage pertinente dans le cadre des réseaux denses puisqu’il s’agit de connecter les alter entre eux. C’est en cela que l’approche d’Obstfeld (2005) complète celle de Burt (1992) qui prend davantage de sens dans des réseaux épars où le tertius n’est pas fortement impliqué émotionnellement dans les relations avec ses alter. Il peut ainsi profiter de la situation. D’ailleurs, Simmel (1950) le nomme « the third who enjoys ».

La coopétition est susceptible d’être intermédiée par un tertius iungens dont le but est de favoriser la relation entre concurrents qui, a priori, n’ont pas de connections entre eux. A la manière d’un marieur, le tiers va unir les deux parties. Le second rôle identifié est donc celui d’entremetteur. Dans cette stratégie, le client peut également jouer le rôle d’entremetteur mais d’autres acteurs peuvent être concernés par cette fonction d’intermédiation. Par exemple, un institutionnel ayant une mission d’ordre public pourra rechercher à favoriser la coopétition entre concurrents. En effet, sa position d’acteur public ou semi-public le dégage de tout intéressement financier dans la réalisation de la relation coopétitive. Il ne peut donc être suspecté d’opportunisme ou de rechercher des rentes pour son propre compte.

Proposition 2 : Il existe une forme d’intermédiation de relais coopétitif entre les rivaux partenaires qui n’intervient pas dans la construction et les choix coopétitifs des acteurs.

Au regard de ce qui précède, nous proposons d’observer les relations suivantes (Cf. Figure 1) :

Figure 1

Propositions théoriques

Propositions théoriques

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Méthode

Le secteur aéronautique et spatial

Le secteur de la construction aéronautique et spatiale (NACE 353) concerne trois types d’activités. La construction de moteurs pour aéronefs regroupe les moteurs à pistons, les turboréacteurs, les turbomoteurs, les rotors, les hélices, etc., ainsi que la propulsion des aéronefs et des engins spatiaux. La construction de cellules d’aéronefs rassemble les avions et les hélicoptères, le fuselage, les ailes, les trains d’atterrissage, les gouvernes de planeurs, de ballons, d’ailes delta, d’appareils de lancement, de simulateurs de vol et l’implantation des armements des avions de combat. La construction de lanceurs et d’engins spatiaux a trait à la construction de véhicules spatiaux, de lanceurs, de satellites, de sondes, etc. Il est à préciser que la classification NACE admet quelques limites. Elle focalise la catégorisation des firmes par rapport à leur activité principale. Or, l’intervention des fournisseurs (systémiers et sous-systémiers) au sein du programme industriel est de plus en plus élevée. Ainsi, cette classification reste imparfaite car elle minimise le poids des fournisseurs (Kechidi et Talbot, 2006). Le GIFAS inclut, dans le classement sectoriel, la place des acteurs : sous-traitants, maîtres d’oeuvre, systémiers, etc.

L’industrie aéronautique et spatiale est une des industries les plus prospères. L’AIA (Aerospace Industries Association, 2008) estime que les ventes mondiales de l’industrie aérospatiale s’élèvent à 204 milliards de dollars en 2008 contre 200 milliards en 2007. La part de l’aviation civile centralise 40 % des ventes mondiales contre 26 % pour l’avion militaire, 16 % pour la filière spatiale et 6 % pour les missiles. En 2008, l’industrie aéronautique et spatiale mondiale employait 655 500 personnes (emplois directs) et réalisait un bénéfice de 21 milliards de dollars.

Le secteur aéronautique et spatial connait une métamorphose à la fin des années 1980 (Muller, 1988). Le modèle traditionnel de sous-traitance est remis en cause. L’organisation est désormais pyramidale (Kechidi, 2006), l’avionneur se recentre sur des compétences clés et délègue la réalisation de sous-ensembles complets, aux sous-traitants et co-traitants de rang inférieur (Mazaud, 2006; Kechidi, 2008). En outre, la logique de réduction des coûts prédomine. A titre d’exemple, Power 8 et Power 8 Plus sont des plans de réduction des coûts et de recentrage sur le coeur de métier lancés par Airbus depuis 2007 et 2008. Le but est d’arriver à une entreprise entièrement intégrée et transnationale.

Les filières aéronautiques et spatiales sont deux activités bien distinctes. Néanmoins, ces secteurs acceptent une similarité dans leur organisation. Niosi et Zhegu (2005) indiquent qu’il existe principalement trois types de fournisseurs (système de sous-traitance en chaîne ou en cascade). 1) Un fournisseur de rang 1 (plutôt des grandes entreprises) est un acteur à qui le client a délégué, la conception, la production et la livraison de systèmes ou de modules principaux, et la coordination des relations avec les fournisseurs de rangs inférieurs. Ces « majors components suppliers » fournissent au client, des systèmes, sous-ensembles ou modules complets. 2) Les fournisseurs de rang 2 (plutôt des grandes entreprises) sont des fabricants de systèmes de propulsion, d’avionique, de structure et de sous-ensembles. 3) Les fournisseurs de rang 3 (plutôt des PME/PMI) fabriquent des sous-ensembles électroniques, des systèmes hydrauliques, des parties de fuselage, etc. L’ensemble de ces acteurs peut être amené à participer ou à initier un processus de coopération entre concurrents. Même les PME sont de plus en plus impliquées, et se structurent autour de relations de coopétition (Lechner et Leyronas, 2009).

Cette catégorisation permet une typologie des acteurs et une hiérarchisation des entreprises. Néanmoins, elle accepte quelques faiblesses. Un fournisseur, référencé comme étant de rang 2, peut avoir une position de rang 1 pour certaines de ses activités et se présenter en tant que rang 3 pour d’autres. De plus, un fournisseur de rang inférieur est éloigné du client final.

L’industrie aéronautique et spatiale connaît une vague de concentration et de coopération horizontale. En 1997, Boeing acquiert McDonnell Douglas créant ainsi un duopole avec Airbus et le retrait de Lockheed en 1986. En 2004, la Snecma et Sagem se rapprochent tandis que Vitrociset et EADS Space signent un protocole d’accord sur des collaborations futures (consortium Inavsat). EADS ST renouvelle un accord cadre ave Alcatel : EADS ST livre à Alcatel les tubes centraux des satellites Spacebus, et Alcatel s’engage à confier 50 % des structures de ses satellites à EADS ST. Dassault aviation et EADS s’allient pour l’aviation de combat (projet UCAV). EADS, responsable du projet EUROMALE (drone stratégique), s’associe à Thales et Dassault.

Par conséquent, les relations de coopétition deviennent de plus en plus fréquentes pour des acteurs qui agissent au sein d’un véritable écosystème d’affaires où les firmes pivots maîtrisent à la fois une compétence d’intermédiation et développent une fonction de coordination (Cagli et al. 2009). La pression des clients et institutionnels est exacerbée auprès des donneurs d’ordre et acteurs de rangs inférieurs. Enfin, les commandes institutionnelles représentent la moitié du chiffre d’affaires total de l’industrie spatiale européenne (5,5 milliards d’euros par an). L’autre partie provient du marché commercial.

Notre recherche se centre principalement sur les entreprises et institutions situées sur le territoire d’Aerospace Valley, le pôle de compétitivité mondial Midi-Pyrénées et Aquitaine. A ce titre, nous nous inscrivons dans une veine de recherche ayant étudié les relations inter-organisationnelles de ce cluster (Dupuy et Gilly, 1999; Zuliani, 2007).

Design de la recherche

Cette étude exploratoire (58 entretiens semi-directifs d’une heure environ) a été réalisée auprès de huit groupes d’acteurs : 1) les Clients Institutionnels, notés CI (Centre National d’Etudes Spatiales, Délégation Générale pour l’Armement, Direction Générale de l’Aviation Civile, European Space Agency); 2) les Collectivités Publiques et Territoriales, notées CPT (CCI Toulouse, Conseil Général Haute Garonne), 3) les Donneurs d’Ordre, notés DO (Airbus, Astrium, Dassault Aviation, EADS, Thales Alenia Space); 4) les Etablissements de Recherche, notés ER (CEA, CNRS Toulouse, MEDES-Institut de médecine et de physiologie spatiales, Office National d’Etudes et Recherche Aérospatiales, TESA-Télécoms Spatial Aéronautique); 5) les Fournisseurs de rang 1, notés F1 (Aircelle, Labinal, Liebherr Aerospace, Sogerma, Thales Avionics); 6) les Fournisseurs de rang 2, notes F2 (Altran, Desirade, Integral systems, Isocel, Mercator Océan, Spot Image, Steria, Telespazio, Toptech); 7) les Fournisseurs de rang 3, notés F3 (Aerofonctions SAS, EMAC, Siemens Vdo, Sierbla); et 8) les Organismes Professionnels et Associations, notés OPA (BNAE, Cofrend, Mecanic Vallée).

Pour garantir l’anonymat des verbatim, nous noterons la catégorie à laquelle appartient l’organisation (ex : CI) et le nom de l’organisation par un numéro indiqué en indice (ex : CI1).

Acquisition et analyse des données

Cette étude a débuté, en 2007, par une phase de prospection afin d’expliquer l’intérêt de cette recherche, notamment aux acteurs clés de la DRIRE Midi Pyrénées, d’Airbus, d’Astrium et de Thales Alenia Space. Deux ans se sont écoulés pour la réalisation de cette étude. La collecte des données a été obtenue à partir de cinquante huit entretiens semi-directifs et de données secondaires (veille média : revues professionnelles, web, forums et bases de données). La durée cumulée des entretiens est de 43h30 soit une durée moyenne de 1 h 03 par entretien. La période entre l’entretien et la retranscription de celui-ci a été réduite afin de préserver la qualité de l’information. Les entretiens ont été réalisés individuellement, hormis pour trois interviews où deux ou trois personnes été présentes. Une garantie d’anonymat (noms et fonctions) a été apportée à l’ensemble des individus interrogés.

23 % des interviews ont été conduits par téléphone et 77 %, en face à face. 61 % des entreprises ou organismes interrogés sont des grandes structures, 39 % sont des petites et moyennes structures. Les profils des interviewés sur l’ensemble de l’étude sont multiples et répondent ainsi, à la nécessité de réaliser une étude complète. Un premier tiers des individus interrogés est constitué de gérants, Directeurs Généraux ou Présidents Directeurs Généraux. Un second tiers des acteurs est composé de Directeurs de fonction. Et le dernier tiers réuni des responsables au sein d’une fonction, des ingénieurs et des consultants. Ainsi, 33 % des interviewés exercent leur activité au sein de la Direction Générale, contre 27 % (R&D), 24 % (Stratégie et planification), 7 % (Achats), 5 % (Qualité), 2 % (Communication) et 2 % (Ressources humaines)

L’analyse des données s’est appuyée sur des allers-retours entre les fondements théoriques et les données empiriques. Cette analyse se structure selon 3 étapes.

Nous avons commencé l’analyse en identifiant les principaux concepts que nous avons regroupés en catégorie. Il s’agit d’une procédure en codage ouvert (Locke, 2001). Ceci nous a permis de créer des catégories provisionnelles de premier ordre.

Ensuite, un codage axial a été réalisé (Locke, 2001; Strauss et Corbin, 1998) dans lequel nous avons tissé des relations entre et parmi les différentes catégories déjà identifiées. Cette démarche nous a permis de créer des catégories consolidées d’ordre supérieur. Le but est de rendre ces dernières plus théoriques et plus abstraites.

Enfin, nous avons agrégé ces grandes dimensions théoriques. Pour ce faire, les catégories théoriques de second ordre ont été regroupées et mises en relation les unes avec les autres pour créer des agrégats théoriques. Ces agrégats constituent l’ultime étape de l’analyse qualitative des données et permettent de délimiter notre cadre théorique (Locke, 2001).

Une fois ces agrégats créés, les acteurs considérés comme des intermédiaires de la coopétition ont été classés selon qu’ils se perçoivent comme étant des intermédiaires ou selon qu’ils sont perçus par les autres comme jouant le rôle d’intermédiaire. Enfin, nous avons rapproché ces deux profils des grandes catégories identifiées grâce aux verbatim.

Résultats

Avant de détailler les catégories identifiées, il est utile de préciser quelques points. A la question : « Avez-vous joué le rôle d’intermédiaire ou quels sont les acteurs qui auraient pu jouer le rôle d’intermédiaire dans ces situations de coopétition ? », l’ensemble des acteurs interrogés se focalisent premièrement sur leurs capacités à interconnecter les autres organisations. Ainsi, les acteurs suivants se perçoivent comme étant des intermédiaires : les clients institutionnels (CI), les collectivités publiques et territoriales (CPT), les donneurs d’ordre (DO), les établissements de recherche (ER) ainsi que les organismes professionnels et associations (OPA). Ces acteurs sont investis d’un pouvoir public (CI, CPT, ER, OPA) qui légitime cette intermédiation ou sont des acteurs clés compte tenu de leur poids économique (DO). En revanche, le fait d’être perçu comme un intermédiaire est beaucoup plus rare. Seul l’« Etat » au sens large, c’est-à-dire les clients institutionnels, et les donneurs d’ordre sont perçus comme des intermédiaires. Le fait qu’ils soient incontournables pour accéder au marché les transforme en passage obligé. Les CPT, ER et OPA manquent encore de légitimité pour prétendre au statut d’intermédiaire de la coopétition dans l’esprit des répondants. Ce projet d’intermédiarité est en construction pour ces acteurs. Ils deviendront peut-être des intermédiaires aux yeux des autres acteurs quand ils seront en mesure de favoriser l’accès à des débouchés commerciaux tangibles.

A partir de l’analyse des entretiens, deux types d’intermédiaires ont pu être identifiés (Cf. Figure 2.) : les intermédiaires « décideurs » et les intermédiaires « entremetteurs ».

Figure 2

Représentation théorique

Représentation théorique

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Les décideurs

Ces acteurs exercent une action d’approbation, de coordination et de contrôle des projets coopétitifs mis en oeuvre par les industriels. Leur influence est exercée tout au long du projet, de l’appel d’offre ouvert aux consortiums (approbation du choix des acteurs, etc.) à l’arbitrage des actions durant la vie du projet (coordination des choix, des risques, etc.), et à la vérification des résultats obtenus durant la vie du projet (contrôle du bon fonctionnement de la coopération concurrentielle, etc.). Il est à noter que « l’intermédiaire décideur » est surtout un client institutionnel tel que la DGA, la DGAC, le CNES et l’ESA.

Un approbateur

Dans un premier temps, il approuve ou non les différents scénarii coopétitifs que les industriels lui soumettent.

[…] on a notre mot à dire. Et on accepte ou pas le choix proposé

CI1

L’ensemble des acteurs participe à la construction du processus coopétitif où chacune des parties prenantes, valide ou non son implication dans le projet en termes de plan de charge, de répartition des gains et des risques, etc.

« L’intermédiaire décideur » reste l’approbateur de référence. Il est largement impliqué en amont lors de la constitution du consortium industriel. Il en valide les options et les orientations retenues.

[…] c’est-à-dire qu’on leur fait l’obligation, une fois qu’ils ont été sélectionnés, donc sur la base d’une offre de leur part, de procéder à la sélection du consortium industriel à travers nos outils.

CI3

« L’intermédiaire décideur » s’immisce profondément dans le partage industriel et dans la programmation du projet coopétitif. Son rôle consiste à vérifier, dans le moindre détail, l’adéquation des compétences des firmes par rapport à l’appel d’offre, le juste partage du marché, l’organisation industrielle, etc.

[L’intermédiaire décideur] vérifiera ou s’immiscera dans le processus pour vérifier certaines données et les valider auprès de l’industriel.

CI3

Cette implication très forte de « l’intermédiaire décideur » est acceptée par les industriels. Ils informent l’intermédiaire, dès la réponse à l’appel d’offre, de leur intention coopétitive.

[…] on le fixe au départ, c’est clair, on le dit à notre client, et on dit, pour ce projet là, [l’entreprise] et un tel et un tel, on fait une offre globale.

F11

Par conséquent, « l’intermédiaire décideur » a un droit de regard sur l’ensemble de la chaîne d’acteurs intervenants dans le projet. Les firmes, en général les maîtres d’oeuvre (prime contractor), déclarent l’ensemble des partenaires qui seront utilisés dans le projet, à « l’intermédiaire décideur ». Ce dernier approuve ou non les scénarii de rapprochements d’acteurs

Un coordinateur

Dans un deuxième temps, les « intermédiaires décideurs » coordonnent les différentes actions des acteurs dans les phases du projet au cours du cycle de vie coopétitif. « L’intermédiaire décideur » intervient surtout pour régler les litiges qui peuvent naître au cours de l’avancement du projet. Il agit à la fois comme arbitre et médiateur.

[…] on a l’arbitrage, mais ce qu’on est en train d’introduire aujourd’hui, c’est un ombudsman, donc on a un médiateur qui pourra intervenir dans les litiges. » […] il y aura la possibilité d’avoir recours au médiateur pendant l’exécution du contrat.

CI3

« L’intermédiaire décideur » coordonne et met en scène le mécano industriel afin d’optimiser les relations coopétitives mises en place. Ce rôle est un relais entre les acteurs de niveau supérieur et ceux de niveaux inférieurs.

[…] on joue un peu le rôle de coordinateur entre les différents sous-traitants de réalisation.

F12

[…] on essaie de positionner [l’organisation] comme une structure de coordination.

ER2

Le processus de coordination coopétitive est très attendu par les acteurs car elle est le gage d’une pacification des relations et d’une nécessaire adéquation entre toutes les attentes. « L’intermédiaire décideur », par son rôle de coordinateur, adopte un rôle d’architecte de la relation coopétitive.

Nous, quand on joue le rôle d’architecte, en fait, de facto, on joue le rôle de consultant.

ER2

« L’intermédiaire décideur » devient alors un régulateur des comportements coopétitifs.

Par contre, il y a un régulateur […] qui régule un peu toute cette concurrence. 

F12

Un contrôleur

Dans un troisième temps, les « intermédiaires décideurs » contrôlent les actions coopétitives. Ils acquièrent alors une spécificité de vérification et de surveillance des jeux coopétitifs.

« L’intermédiaire décideur » vérifie les coopérations concurrentielles et contrôle leur bon déroulement.

[L’intermédiaire décideur] surveille un peu quels sont les concurrents qui vont s’allier entre eux. 

OPA1

La mise en coopétition peut être définie, au préalable, comme obligatoire afin de permettre un contrôle continu des activités du consortium. « L’intermédiaire décideur » vérifie la transparence des règles concurrentielles et coopératives. Ainsi, le contrôle de l’ouverture des appels d’offre, la transparence des relations entre acteurs, etc. sont autant d’éléments vérifiés par « l’intermédiaire décideur ».

[…] on doit bien s’assurer que les règles sont respectées, que tout le monde a eu sa chance et que les faits se sont passés d’une manière correcte et régulière.

CI3

La maîtrise de la relation incombe, alors, à « l’intermédiaire décideur ». Il devient le garant du bon fonctionnement des relations coopétitives.

[…] il y a cette autorité de tutelle qui est le CNES qui maîtrise un peu, un peu tout quoi. 

F12

Le contrôle de « l’intermédiaire décideur » permet de vérifier que les acteurs réalisent effectivement ce qu’ils ont annoncé durant l’appel d’offre. Les actions coopétitives sont alors examinées afin de respecter les règles prédéfinies. Ainsi, « l’intermédiaire décideur », de par son implication, peut devenir prescriptif pour apporter des correctifs suite aux contrôles effectués. La proposition 1 est vérifiée (Cf. Figure 3.)

Figure 3

Modèle de l’intermédiaire décideur

Modèle de l’intermédiaire décideur

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Les entremetteurs

Ces acteurs exercent une fonction de facilitateur, de légitimateur et de pacificateur des relations coopétitives. Ils initient les jeux coopétitifs en provoquant les rencontres entre rivaux soit de leur propre initiative, soit à la demande de concurrents ou de clients. Contrairement aux « intermédiaires décideurs », les actions des entremetteurs se déroulent quasi uniquement dans la phase initiale du projet, avant même qu’une réponse à un appel d’offre soit émise. Les entremetteurs sont surtout des collectivités publiques et territoriales et des établissements de recherche.

Un facilitateur

Les entremetteurs jouent un rôle de facilitateur entre les firmes. Ils permettent de faire le pont, de mettre en relation des rivaux afin qu’ils puissent étudier des scénarii potentiels de partenariats.

[…] on est des facilitateurs pour faire en sorte que ça ne pose pas de problèmes nous, notre intérêt c’est effectivement d’être neutre.

DO2

On joue aussi un rôle d’intermédiation, de marieur entre entreprises du réseau inter-pépinière.

CPT1

Ça fait partie des choses que nous faisons nous, dans le cadres de nos bonnes relations, mettre en relation les gens.

OPA2

Cette capacité à lier les entreprises entre elles est assurée par la neutralité de l’entremetteur dans les relations coopétitives.

[…] il fallait un espèce d’entremetteur, […] je dirai plutôt une espèce de personnage neutre qui aime l’entreprise A, qui aime aussi bien l’entreprise B et l’entreprise C, qui n’a pas de préférence mais qui est là pour faire avancer le schmilblick, et c’est très souvent les établissements publics qui font ce rôle-là.

ER2

Le recours à ce type de tiers est recherché par l’ensemble des acteurs afin de capter un marché ou d’acquérir une légitimité en s’alliant avec tel ou tel acteur qui a une notoriété dans le secteur. L’entremetteur peut également être utilisé pour approcher une firme rivale lorsque l’intensité concurrentielle est forte et les stratégies agressives, frontales.

[…] une entreprise fait quelque chose, mais elle ne peut pas avoir accès directement à la concurrence. Et donc ils se serviraient du pont avec le laboratoire public pour faire ça. De fait je pense que ça c’est un scénario qui existe beaucoup plus que le laboratoire de recherche publique, tête de pont de cette réflexion-là.

ER4

Un légitimateur

Cette recherche d’un acteur légitimant a une multitude de finalités. Les industriels peuvent utiliser l’entremetteur afin de bénéficier d’un appui politique et de promouvoir le programme auprès des autorités européennes.

[…] on peut malgré tout parfois se servir d’eux, mais c’est plutôt dans un rôle politique.

DO3

[…] on les aide, entre guillemets, avec notre savoir faire, en relation aussi avec notre carnet d’adresse et notre réseau.

F31

L’Etat français joue un rôle : soit d’intermédiaire, de négociateur ou d’échange avec autre chose ou a une raison politique de vouloir faire.

DO4

Cette légitimation peut aussi servir à gagner un marché qui n’aurait pas pu être obtenu sans l’intervention de l’entremetteur.

[…] on a bien compris que si on veut avoir des projets du pôle, si on ne prend pas [l’entremetteur], on ne l’a pas.

ER3

L’entremetteur exerce un rôle fini dans le temps. Ses actions le distinguent des intermédiaires « décideurs » car il n’est pas impliqué dans le suivi du projet. Il se limite à mettre en relation des acteurs. Ensuite, libre à eux de nouer une relation coopétitive ou pas. L’entremetteur n’a donc pas de rôle d’approbation, de coordination et de contrôle du rapport coopétitif.

Après on a dit : messieurs, je pense que vous êtes suffisamment mûrs, on vient de mener six ou sept réunions pendant deux ans […] Maintenant, vous vous connaissez suffisamment, entendez-vous pour porter le projet. 

ER3

Un pacificateur

Afin de faciliter la mise en relation, les actions de rapprochement engagées par l’entremetteur tendent à abaisser les tensions ainsi que l’intensité concurrentielle.

Donc on essaye de rapprocher les entreprises pour qu’elles se rencontrent. On joue les juges de paix. 

CPT1

[…] on pose les armes à l’entrée et puis on commence à discuter sur des sujets qui ne sont pas des sujets coeur, des sujets sensibles sur d’autres sujets ou l’on s’aperçoit ben que l’un dans l’autre on peut quand même discuter on parle la même langue on a à peu prés les mêmes intérêts à agir et il y a moyens de faire quelque chose.

OPA2

L’entremetteur est souvent un organisme public (laboratoire, collectivité, etc.). Ce rôle d’intermédiation concerne tous les acteurs présents dans le tissu industriel et partie prenantes de la relation coopétitive.

L’Etat est amené à jouer un peu les facilitateurs, à nous faire travailler ensemble. 

DO4

Oui. On a ce rôle d’intermédiaire absolument […] on joue un rôle un peu particulier dans ces structures puisqu’on joue encore plus facilement l’interface entre les mondes académique et industriel.

ER5

La proposition 2 est vérifiée (Cf. Figure 4.)

Figure 4

Modèle de l’intermédiaire entremetteur

Modèle de l’intermédiaire entremetteur

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Discussion

Les acteurs des industries aéronautiques et spatiales sont en interaction. Les actions des uns influencent les actions des autres (Thorelli, 1986). L’imprégnation des firmes par le réseau est importante. Ces relations de réseau sont parfois relayées ou imposées par des intermédiaires. La recherche montre qu’il existe une spécificité de ces intermédiations dans les relations coopétitives.

L’étude indique que les entremetteurs exercent des fonctions de facilitateur, de légitimateur et de pacificateur. Ils agissent comme des médiateurs auprès de l’ensemble des firmes (Orléan, 1994). Les entremetteurs sont essentiellement des organismes publics, des laboratoires de recherche et non des clients. Ils utilisent leur influence, leur connaissance du réseau et des marchés pour mettre en relation les acteurs (Fréry, 1997). L’entremetteur ne cherche pas à maintenir les trous dans la structure sociale (Burt, 1992) mais favorise l’union entre acteurs à l’instar du tertius iungens (Obstfeld, 2005). Il facilite les relations coopétitives, pérennise et entretient le réseau (Miles et Snow, 1992). L’entremetteur unit donc les acteurs en vue d’un objectif précis : une mise en coopétition.

Cette « interdépendance suscitée » est souvent le fruit de la propre volonté des firmes. Les acteurs font appel à l’entremetteur pour satisfaire leurs attentes. L’accession à un marché peut être facilitée si l’entremetteur ou le rival cible possède une image de marque, occupe une position de référence. La mise en relation coopétitive a pour finalité une légitimation des acteurs sur le marché. La coopétition devient alors un paradigme légitimé.

L’entremetteur abaisse l’intensité concurrentielle afin de pouvoir mettre les acteurs en relation. Il met en place une sorte de stratégie d’évitement et pacifie les relations. L’entremetteur joue le rôle d’intermédiaire lors de la construction d’une relation de coopétition afin d’éviter les comportements opportunistes (Obstfeld, 2005).

L’étude indique que l’intermédiaire peut occuper une place de décideur. Il manage et instigue les stratégies dans le réseau (Spulber, 2003). Les intermédiaires décideurs sont essentiellement des clients et institutionnels qui sont, très profondément, impliqués, intégrés dans les relations coopétitives. Ils exercent un pouvoir fort dans les orientations partenariales. Ils peuvent exercer leur influence pour contraindre, voire même imposer aux fournisseurs concurrents, de travailler ensemble. Ils exercent une fonction d’approbation des rapprochements et des choix réalisés, de coordination de l’organisation du processus coopétitif et de contrôle du fonctionnement des relations partenariales entre rivaux.

L’intermédiaire décideur identifie les opportunités de marchés, sélectionne les acteurs, et valide les consortiums (Miles et Snow, 1992; Fréry, 1997). Il agit comme une « hub firm » (Jarillo, 1988) qui recherche avant tout son propre intérêt. L’intermédiaire décideur lie les firmes pour satisfaire ses objectifs : bénéficier d’une meilleure offre tarifaire, technologique, etc.

L’intermédiaire décideur ne génère plus uniquement un mode d’organisation basé sur les prix mais sur sa capacité à coordonner (Johanson et Mattson, 1987). Il pilote, organise et assure la gouvernance des relations coopétitives (Lorenzoni et Baden-Fuller, 1995). L’intermédiaire décideur est ainsi un coordinateur (Miles et Snow, 1992).

Cet acteur s’inscrit dans une structure intermédiaire de gouvernance trilatérale (Williamson, 1985) où il tend à réduire le risque d’opportunisme grâce au contrôle et à l’arbitrage des conflits (Perrone, 1993). Il vérifie le bon fonctionnement de l’organisation du processus coopétitif ainsi que le respect des règles, la régularité des comportements d’acteurs, etc. (Fréry, 1997; Assens, 2003). L’intermédiaire décideur détient une fonction de contrôle (Burt, 1992) et bénéficie de sa position d’intermédiaire (Simmel, 1950).

Cette recherche ne peut être acceptée qu’au regard de certaines limites. Tout d’abord, les acteurs ne sont pas si clairement définis. Effectivement, comme nous l’avons vu, les fournisseurs peuvent être de rang 1 pour certaines activités et de rang différents pour d’autres. L’intervention d’un intermédiaire doit jongler avec la position de chacun sur l’échiquier coopératif. L’intermédiaire est également difficilement définissable et semble être une cible mouvante. Tantôt il s’agit d’un client institutionnel, parfois c’est un fournisseur, etc. D’autres recherches sont nécessaires pour affiner notre approche de l’intermédiaire et comprendre plus précisément qui pense être un intermédiaire de la coopétition et qui est désigné comme tel. De plus, Cette étude ne reprend pas la notion d’obligation à la coopétition. Certains clients peuvent obliger certains acteurs à coopérer ensemble même s’ils sont concurrents. La coopétition ne serait donc pas uniquement le fruit d’une intention coopétitive mais bien d’une obligation coopétitive. Dans ce cas, l’intermédiaire décideur accepte une typologie plus précise dans le panel de ses comportements à l’égard des acteurs. Ainsi, des questions restent en suspend. L’intermédiaire a-t-il un rôle d’évitement afin de construire la coopétition ? Le recours à l’intermédiation dans la coopétition est-il contraint ? L’intermédiation en situation de coopétition n’existe-t-elle pas au niveau intra-organisationnel ? En outre, plusieurs travaux portant sur le même terrain, tels que celui de Zuliani (2007), montrent qu’il existe une certaine spécificité du monde économique d’Aerospace Valley. Il faut donc tenir compte de l’aspect contingent de notre analyse et vérifier sur un autre territoire comparable, le caractère généralisable de nos résultats. Prochainement, il est envisagé de poursuivre cette étude sur le cluster texan spécialisé dans la défense et l’aérospatial. Ce travail ferait suite à une précédente recherche réalisée par Depeyre et Dumez (2007) sur les relations de coopétition dans l’industrie de la défense américaine. En effet, les auteurs suggèrent, en limite de leur travail, de mieux comprendre le rôle du client dans ces relations coopétitives.

Enfin, cette étude dynamique, par entretiens semi-directifs, rend compte, très précisément, des spécificités de l’intermédiation au sein des entreprises aéronautiques et spatiales. Par contre, elle ne permet pas de voir les leviers qui permettent cette intermédiation. La réalisation d’études statiques par utilisation de méthodes quantitatives, peuvent répondre aux interrogations toujours présentes. Quels sont les facteurs explicatifs de l’intermédiation dans les situations de coopétition ? Existe-t-il des profils d’acteurs type de cet intermédiaire ?