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Depuis plusieurs décennies maintenant, les grandes firmes multinationales (FMN) déploient des laboratoires de Recherche et Développement (R&D) hors de leur pays d’origine, dans une démarche de course à l’innovation au niveau mondial (UNCTAD, 2005; Sachwald, 2008). Cette stratégie d’internationalisation de la R&D des firmes a suscité diverses analyses des motivations qui la sous-tendent. En d’autres termes, on se demande ce que cherchent les FMN lorsqu’elles implantent ou prennent le contrôle de laboratoires à l’étranger. L’objectif de réduction des coûts, ainsi que la conquête de nouveaux marchés, ne peuvent être ignorés dans ce domaine qui recouvre bien la logique générale du déploiement transnational. Toutefois, la majorité des travaux avancent que cette stratégie contribue au processus d’apprentissage global des grandes firmes, que ce soit pour exploiter des connaissances sur des nouveaux marchés, ou pour explorer des champs cognitifs mal représentés dans leur pays d’origine (Kuemmerle, 1997; Patel et Vega, 1999; Le Bas et Sierra, 2002; Thévenot, 2007) et au contraire maîtrisés à un niveau d’excellence dans d’autres pays. Ce faisant, ces firmes assument le risque de transférer une partie de leurs savoirs aux territoires où elles se déploient, en échange des apprentissages qu’elles ambitionnent d’y réaliser (Criscuolo, 2002), l’équilibre étant délicat à trouver entre un déploiement efficace, et une dispersion géographique excessive (Lahiri, 2010).

Si nous faisons de ce motif de réalisation d’apprentissages le point de départ de l’internationalisation de la R&D des firmes, nous devons malgré tout nous poser une question de bon sens : pourquoi les FMN font-elles l’effort de localiser des laboratoires à l’étranger, avec tous les coûts, les risques de déperditions de savoirs, les problèmes de management que cela entraîne, à l’heure où les technologies de la communication et de l’information et les moyens de transport permettent aux informations, aux brevets, aux objets techniques et au personnel scientifique et technique de voyager en des temps et à des coûts toujours plus réduits dans un espace mondialisé[1] ? Qu’est-ce que les firmes vont chercher sur place, en se localisant, qui ne peut se déplacer, et qui est essentiel à leur apprentissage ? En d’autres termes, à quoi sert la proximité située obtenue par la localisation d’un laboratoire à l’étranger ?

Une clef de la réponse à cette question réside dans l’examen de la notion même de connaissance. L’économie de la connaissance, en proposant la distinction entre connaissance codifiée et connaissance non codifiée, notamment tacite (Polanyi, 1967), permet d’associer aux connaissances codifiées une mobilité potentiellement instantanée, alors que les échanges de connaissances tacites sont contraints par des relations fondées sur la proximité, le contact direct répété, l’usage d’équipements communs[2], les normes implicites localisées et contingentes à une organisation ou à un territoire. Ainsi peut-on avancer que la localisation d’un laboratoire de R&D à l’étranger représente pour la FMN le seul moyen de faire circuler à son bénéfice des connaissances tacites qu’on ne peut appréhender qu’en étant sur place, et en s’insérant dans des réseaux fondés sur une proximité située (Jacquier-Roux et Le Bas, 2008). On rejoint alors les nombreux travaux analysant le caractère aggloméré de la production et de la circulation des connaissances (Feldman, 1994; Audretsch et Feldman, 1996; Breschi et Lissoni, 2001).

Les connaissances tacites sont considérées comme étant au coeur des apprentissages exploratoires et des processus d’innovation (Nonaka et Takeuchi, 1995; Von Krogh et alii, 2000; Mascitelli, 2000; Tsoukas, 2003[3]). Elles intéressent donc les FMN innovantes qui vont localiser des laboratoires de R&D là où se produisent ces connaissances tacites, non pas pour les absorber et les déplacer, puisque, comme le dit Von Hippel (1994), ces connaissances tacites sont « visqueuses », mais pour participer aux dynamiques d’acteurs situées qui permettent de les produire. En participant à ces dynamiques, elles alimentent une démarche de brokering décrite par Hagardon (2002), selon laquelle l’apprentissage et l’innovation consistent à combiner des savoirs et des connaissances préexistants et à donner par cette combinaison un sens supplémentaire et nouveau aux savoirs ainsi articulés.

A ce point de la réflexion toutefois, nous observons que toutes ces analyses reposent sur une approche quelque peu inaboutie de la distinction entre connaissances codifiées et connaissances tacites, qui ne prend pas en compte des différences beaucoup plus profondes que celle de leur inégale mobilité géographique. Il nous semble qu’il est en réalité nécessaire de définir une conception épistémique à propos des connaissances, afin de renouveler plus radicalement la compréhension de la stratégie d’internationalisation de la R&D des firmes.

Notre contribution a ainsi un double objectif : le principal se situe au niveau conceptuel, et consiste en une mobilisation des apports de la littérature sur les diverses formes de réseaux, pour enrichir la compréhension des motivations fondamentales de la stratégie d’internationalisation de la R&D, motivations imparfaitement saisies à notre sens avec une problématique de circulation de connaissances (première et deuxième parties). Le second objectif, présenté ensuite, est d’ordre méthodologique, et consiste en un recensement des indicateurs et marqueurs utilisables pour tester l’importance des réseaux de proximité dans les dynamiques de co-production de connaissances tacites investies par les laboratoires de R&D à l’étranger des firmes (troisième partie).

Retour épistémique sur la distinction entre connaissances codifiées et connaissances tacites : du transfert à la co-production de connaissances tacites

La problématique retenue jusqu’ici du transfert des connaissances, de leur circulation, leur absorption, leur diffusion, ne permet pas, par définition, de pointer les spécificités des relations de réseau autour des connaissances tacites. C’est qu’en fait, il faut distinguer les activités de la firme en tant que « processeur d’information » des activités en termes de « processeur de connaissances » comme nous y invite Fransman (1994) qui suggère d’éviter le tight-coupling entre information et connaissance.

La littérature sur l’architecture des innovations (Hagardon, 2002), sur la trajectoire cognitive dont elles résultent (Von Krogh, 2003; Nonaka et alii, 2006), en fait le produit de l’articulation de connaissances préexistantes et combinées par l’innovateur, et suppose par conséquent des connaissances créées de manière séquentielle : on absorbe des connaissances créées en t-1, on diffuse des connaissances qui seront absorbées en t+1. Le réseau social chez Hagardon, la spirale de transformation de connaissances tacites en connaissances codifiées chez Nonaka et Takeuchi, servent à faire la synthèse de connaissances produites en t-1. Cependant, cette approche ne s’articule pas de manière satisfaisante avec une distinction rigoureuse entre connaissances codifiées et connaissances tacites. On ne voit pas notamment le rôle précis de la proximité située au sein des réseaux dans le cas de connaissances tacites par rapport à des connaissances codifiées.

Les connaissances codifiées, grâce au support (matériel, technique, langagier, informatique…) de leur code, sont transférables. L’approche séquentielle de leur circulation-recombinaison, débouchant sur de nouvelles connaissances, est justifiée. D’un point de vue méthodologique par conséquent, l’étude des citations de brevets permet effectivement de retracer leurs flux.

En revanche, comme le montre Tsoukas (2003), les connaissances tacites ne s’approprient pas, ne se transfèrent pas, ne se convertissent pas. Elles se manifestent dans des contextes, sont co-produites par des acteurs qui s’y rencontrent, et sont en perpétuelle formation-reformation. Elles restent donc tacites, accompagnant, renforçant la production de connaissances codifiées, mais elles n’entrent pas dans un processus de conversion en connaissances codifiées. Cela ne dispense pas les acteurs de travailler à améliorer les dispositifs susceptibles de les produire (par de meilleures interactions sociales, relevant du care, selon Von Krogh, 2003), mais il serait illusoire de vouloir « opérationnaliser » les connaissances tacites en les rendant « plus codifiées » (Tsoukas, 2003).

D’un point de vue méthodologique, cette conception implique qu’on ne peut dresser un traçage séquentiel des connaissances tacites à l’aide d’indicateurs de flux, ni décrire des processus d’innovation par une combinaison de connaissances tacites antérieures. Cela implique aussi qu’on ne peut pas dresser une cartographie, sur le plan géographique, des flux de connaissances tacites, mais qu’on peut par contre tenter de repérer les réseaux dans lesquels elles sont créées (co-produites) et partagées. Notre hypothèse est alors que ces réseaux nécessitent, pour de meilleures interactions, une proximité située qu’aucune technologie de l’information et de la communication ne remplacera jamais.

L’internationalisation de la R&D des firmes comme articulation de réseaux de co-production de connaissances tacites

Les réseaux de la production de connaissances globalisée

La localisation d’un laboratoire de R&D à l’étranger par une firme consiste à l’installer au croisement d’un ensemble de quatre réseaux où sont produites des connaissances de diverse nature (tableau I).

Tableau 1

Typologie des réseaux de la R&D globalisée des firmes

Typologie des réseaux de la R&D globalisée des firmes
Source : d’après De Meyer, 1993 et Jacquier-Roux et Le Bas, 2008

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La littérature sur la R&D internationalisée fournit des indications nombreuses sur les rôles et les relations que les FMN font jouer à ces réseaux.

Selon les secteurs, les types de firmes, et les stratégies, ces réseaux jouent des rôles complémentaires, mais inégaux. Ainsi, les firmes privilégiant les stratégies d’exploration ou « home-base augmenting » (Le Bas et Sierra, 2002), articulent principalement les réseaux externe local et intra-firme global, en une « boucle globale » (Jacquier-Roux et Le Bas, 2008)[4]. Alors que celles qui choisissent les stratégies d’exploitation ou « home-base exploiting » mettent les réseaux intra-firme local et externe local au premier plan, en une « boucle locale ».

D’autre part, chaque réseau comporte des dispositifs de partage de connaissances adaptés au type de connaissances qui y sont produites : droits de propriété intellectuelle, contrats, supports informationnels pour les connaissances codifiées; proximité située, culture et pratiques collectives pour les connaissances tacites. La FMN organise sur cette base l’architecture de son système de production de connaissances, attribuant au laboratoire central et aux laboratoires à l’étranger des rôles précis et potentiellement évolutifs (Zander, 2002). Lahiri (2010) montre notamment que la performance des liens cognitifs et organisationnels du réseau intra-firme global permet d’éviter un enfermement des laboratoires à l’étranger dans les dynamiques locales, préjudiciable à l’efficacité de la stratégie d’internationalisation de la R&D.

Cette approche de nature stratégique peut cependant être affinée en revenant aux aspects cognitifs de la production de connaissances au sein des réseaux.

Mieux comprendre le rôle des réseaux dans les relations entre connaissances tacites et connaissances codifiées

Les laboratoires à l’étranger des FMN, localisés de manière à articuler ces différents réseaux, sont grâce à cela appelés à mettre en oeuvre une interaction entre connaissances tacites et connaissances codifiées, à la base des processus d’innovation. Revenons sur cette interaction.

L’approche de Hagardon (2002) en termes de brokering offre un cadre d’analyse riche, qui permet de donner tout son sens au rôle des réseaux sociaux dans les processus d’innovation. Partant de l’idée que les innovations sont le résultat de la combinaison de connaissances déjà existantes, beaucoup plus que de la production de connaissances nouvelles, Hagardon présente le brokering comme la résultante dialectique de deux exigences contradictoires : a) constituer et stabiliser des réseaux capables de produire des innovations à partir de la combinaison de savoirs existants, en accumulant des aptitudes, qui relèvent des connaissances tacites, qui rendent ces réseaux opérationnels; b) déstabiliser et bouleverser ces réseaux par l’irruption voulue de savoirs existants extérieurs au réseau, dont il faut faire quelque chose, ces savoirs étant des connaissances codifiées.

Ainsi, dans l’exemple initial de l’auteur, qui est le laboratoire de recherche constitué par Edison dans les années 1870 (le Menlo Park Lab), et les grandes innovations qu’il a produites, on constate qu’Edison a d’une part toujours su repérer dans son environnement (potentiellement lointain – global, dirait-on aujourd’hui) les connaissances codifiées existantes, parfois datant de plusieurs décennies auparavant, et susceptibles d’être utilement combinées à d’autres, et d’autre part, créé une équipe de chercheurs co-produisant les connaissances tacites non transférables qui permettaient la combinaison de ces connaissances codifiées, équipe marquée par une proximité forte.

On retrouve ici l’idée que les connaissances tacites et codifiées ne sont pas de même nature, elles ne se convertissent pas les unes en les autres, elles participent toutes au processus d’innovation, mais avec des rôles différents. Les réseaux sociaux (comme celui de T. Edison) sont utiles et reconnus comme tels pour faire circuler les connaissances codifiées de manière plus efficace, mais aussi pour faire émerger des connaissances tacites dans un processus de co-production, connaissances qui sont ensuite partagées.

Il reste toutefois dans la proposition de Hagardon une vision restrictive des connaissances tacites, qu’il serait souhaitable de dépasser. En effet les connaissances tacites y sont confinées dans un rôle peu technique. Il s’agit de compétences organisationnelles, généralistes, transversales. Dans le Menlo Park Lab, elles sont suscitées par des relations interpersonnelles originales entre les ingénieurs, dits « mockers » (journées successives et ininterrompues de travail, ponctuées de soirées enfumées et paillardes, débouchant un matin sur le savoir déterminant (Hagardon, 2002)). Or certaines connaissances borderline à haut contenu technique peuvent être de nature tacite.

L’analyse du fonctionnement des communautés dans leur dimension cognitive (Brown et Duguid, 2001; Wenger, 1998) a permis de dépasser cette dichotomie. La connaissance tacite rend en fait la connaissance actionnable et opérationnalisable en installant une interdépendance entre « savoir comment » et « savoir quoi », le « savoir comment » étant défini comme « la disposition qui permet de mettre en pratique le savoir quoi ». Les connaissances scientifiques se basent sur des connaissances tacites intermédiaires. Il convient donc de concevoir les connaissances tacites co-produites et partagées comme relevant autant du registre technique que du registre des aptitudes et comportements favorables à l’apprentissage.

Un tel processus peut être illustré par le développement des recherches en puissance intelligente[5] dans la région de Toulouse en France (tableau 2). Plusieurs grands établissements industriels se retrouvent autour de ces activités : Aérospatiale, Alcatel Space, Alsthom, Bosch, Matra, Siemens, Thales. Motorola s’y implante en 1967. La filiale, dirigée durant 12 ans par un universitaire, recrute 70 % de ses ingénieurs parmi les formations locales. Ces différentes firmes tissent des liens autour de partenaires académiques (laboratoires CNRS, écoles d’ingénieurs, universités). Pour bénéficier des ressources développées localement, Motorola choisit d’approfondir ses relations avec un laboratoire du CNRS : le LAAS. Un laboratoire commun est créé en 1995 (Laboratoire Capteurs et Intégration de Puissance). Les travaux sont menés conjointement par des équipes constituées de personnel de Motorola, de chercheurs du LAAS et de doctorants. Pour réussir ce programme de collaboration, Motorola a dû convaincre son partenaire du caractère sérieux de ses intentions en cédant des informations confidentielles. Une longue période de négociation a été nécessaire pour établir « les conditions favorables au développement libre des concepts ». Le laboratoire commun est bi-localisé : chaque projet est conduit soit chez Motorola, soit au LAAS qui met à profit son expérience de collaboration développée avec d’autres industriels. Les chefs de projet sont choisis chez les deux partenaires. Les relations sont interpersonnelles (« on se voit souvent » disent les partenaires), le plus souvent amorcées par des doctorants qui assurent le lien entre les parties prenantes, et sont ensuite embauchés par l’industriel (1/4 des ingénieurs travaillant sur les thèmes intéressant Motorola vient du LAAS). Une base de connaissances communes s’est ainsi développée.

Tableau 2

Les réseaux de la R&D globalisée chez Motorola

Les réseaux de la R&D globalisée chez Motorola

1 = En prenant l’exemple du site de recherche implanté à Toulouse : le réseau intra-firme local est composé d’activités de R&D qui ne prennent tout leur sens que dans le cadre d’un management de projets au sein duquel se développent des interactions déterminantes avec les activités de conception marketing et sous couvert de sponsors internes qui facilitent l’élaboration d’un réseau d’alliés internes du projet et son financement.

2 = Le réseau intra-firme global fait que chaque laboratoire voit son programme annuel validé par le siège de la société aux Etats-Unis, ce qui implique des négociations continues, notamment avec la communauté d’experts internes, parfois sensibles, entre les différents acteurs afin de disposer des meilleures ressources.

3 = Le réseau externe local est déterminant pour le développement du laboratoire R&D qui ne peut développer ses projets qu’en interaction forte avec des acteurs externes dont les modalités peuvent être complexes comme dans le cas de la collaboration avec le laboratoire public.

4 = Au sein du réseau externe global et en fonction de sa spécialisation, chaque laboratoire peut être amené à mettre en place des collaborations avec des réseaux thématiques de recherche disposant de ressources importantes (financements fédéraux aux Etats-Unis, programmes scientifiques au Japon, réseaux nationaux et européens de recherche en télécommunication).

Source : auteurs

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La distinction ainsi faite entre connaissances tacites et codifiées au sein de ces différents dispositifs se double finalement d’une interdépendance dans les processus d’innovation qui permet de s’approcher d’une définition des propriétés des réseaux cognitifs. T. Edison n’a pas procédé à ses inventions successives en faisant seul la synthèse de connaissances codifiées déjà existantes glanées auprès des membres de son réseau social, il a dessiné une architecture autour de plusieurs réseaux : un réseau global et étendu où faire circuler des connaissances codifiées, et un réseau local autour d’une équipe co-produisant et partageant les connaissances tacites indispensables à cette synthèse. Motorola en France fait de même en jouant sur un réseau global de connaissances technologiques et de multiples réseaux localisés de connaissances tacites.

Nous considérons que ce cadre d’analyse permet de mieux comprendre maintenant le sens de la démarche de localisation qui sous-tend la stratégie d’internationalisation de la R&D des firmes.

Le rôle de la proximité située dans la localisation d’un laboratoire de R&D à l’étranger : l’accès aux réseaux de co-production de connaissances tacites

Au vu des caractéristiques de la production de connaissances tacites, une FMN ne peut donc pas, après avoir repéré un territoire vivier de production de connaissances tacites, espérer les absorber en usant seulement de mécanismes de marché : elle ne peut que tenter de pénétrer ce vivier pour participer à leur production. La firme ne peut pas réduire son action dans le seul espace des transactions de marché, elle se développe également en tant qu’entité hiérarchique et entité de création de connaissances (Amesse et alii, 2006).

En d’autres termes, ce qui est local, et qu’il faut aller chercher sur place en internationalisant la R&D, ce ne sont pas des connaissances tacites en tant que telles, mais les processus localisés et intransférables de leur co-production, auxquels on cherche à participer, afin de réaliser cette interdépendance entre connaissances tacites et connaissances codifiées. On sort alors de la problématique de l’appropriation des connaissances, pour rejoindre l’objectif, plus stratégique, du partage des savoirs collectifs leur permettant d’émerger.

Diverses possibilités s’offrent à une FMN pour cela. On peut évoquer la mobilité des chercheurs, à travers un recrutement des meilleurs éléments repérés. Mais il ne s’agit pas alors simplement de recruter des chercheurs du territoire, il faut s’implanter sur place pour les maintenir au sein de leur réseau. Accédant du même coup au réseau intra-firme global de la FMN, les chercheurs recrutés étendent leur réseau social, et la FMN pour sa part peut à terme articuler son réseau intra-firme global au réseau externe local qu’elle a pénétré. Almeida et Kogut (1999) montrent que si les chercheurs véhiculent des connaissances codifiées (notamment relatives aux brevets), ils participent par leur mobilité à la construction d’un savoir tacite collectif, localisé au sein de réseaux intra-régionaux du fait de leur implantation et leur propension à limiter leur mobilité à l’intérieur des régions reconnues comme pôles d’excellence dans certains domaines.

Plus généralement, il s’agit pour la FMN d’entrer dans un processus de territorialisation (Jacquier-Roux, 1994). Cela suppose à la fois une localisation et une participation aux dynamiques locales de production de connaissances tacites. On abandonne ici toute inquiétude à propos des risques de captage de savoir, de prédation et d’effets centrifuges pour les territoires. Au contraire, la territorialisation repose sur un renforcement du maillage local du réseau social de chaque chercheur dans le laboratoire. De la même façon le réseau institutionnel du laboratoire à l’étranger consolide son ancrage local dans une démarche de territorialisation. A travers les relations interpersonnelles des chercheurs comme à travers les clusters et pôles de compétitivité[6], et autres collaborations scientifiques locales avec des universités, des concurrents, des clients, le laboratoire à l’étranger accède aux processus situés où se produisent les connaissances tacites, mais dans un rapport de réciprocité.

En définitive la question que se pose la FMN qui envisage d’implanter un laboratoire à l’étranger n’est pas « d’où viennent les connaissances tacites et où vont-elles, et comment les capter ? », mais « avec qui et où les connaissances tacites sont-elles créées (produites) ? ». Lorsqu’elle a identifié un territoire qui est le cadre de cette co-production, aucune technologie de la communication, aucun pouvoir de négociation, aucune réputation non plus ne lui permettront de remplacer les avantages de la proximité située pour le partage des connaissances tacites. Il ne lui reste plus qu’à entrer dans une démarche de localisation, c’est-à-dire faire en sorte d’ « être là », où s’effectue le brokering décisif, ou bien où se produisent des connaissances tacites essentielles sur le plan technique. C’est, selon nous, le sens profond de la stratégie d’internationalisation de la R&D des firmes.

Implications méthodologiques : pour des marqueurs géographiques adaptés à la co-production des connaissances tacites

Afin de valider les propositions ci-dessus, toute démarche empirique devra mettre en évidence le caractère dominant, dans les dispositifs de production de connaissances auxquels participent les laboratoires à l’étranger des FMN, des réseaux de proximité. Qu’ils soient intra-firme ou externes, ils sont censés être nettement plus importants que, par exemple, pour les laboratoires centraux des FMN, où les réseaux globaux ont une importance stratégique (Gassmann et Von Zedwitz, 1999; Zander, 2002). Plus encore, il est essentiel de disposer d’indicateurs permettant d’observer non pas la géographie des flux de connaissances, mais la géographie de leur co-production.

On dispose de travaux sur la géographie des flux de connaissances. Mais leurs résultats comme leur problématique peuvent difficilement éclairer la démarche méthodologique que nous souhaitons.

Les résultats mitigés tirés de l’analyse des citations de brevets

Les tentatives de cartographie des flux de connaissances à partir des citations de brevets[7] butent sur des limites qui, bien que de nature méthodologique, ramènent encore une fois à la spécificité des connaissances tacites. En effet, alors que certains travaux (Verspagen et Schoenmakers, 2004) concluent que la proximité, entendue à l’échelle nationale, des inventeurs de brevets, joue un rôle dans la propension à citer des brevets de tiers ainsi qu’à être cité par des tiers, d’autres (Jacquier-Roux et Vila Borges, 2010), menés sur la base d’une proximité entendue à l’échelle régionale, aboutissent à des résultats contre-intuitifs.

La raison en est que les citations de brevets retracent en première analyse des flux de connaissances codifiées. Même si l’exploitation d’un brevet peut être facilitée par des connaissances non codifiées contextuelles (Powell et alii, 2005), plus susceptibles de se trouver au sein d’un espace de proximité comme l’espace national, il reste tout-à-fait possible de tirer profit des connaissances d’un brevet en n’importe quel lieu de l’espace mondial. L’existence de marchés de brevets en témoigne (Guilhon, 2004).

On ne s’étonnera pas dès lors de constater que les flux ainsi cartographiés sont peu, voire pas sensibles aux effets de proximité située à l’échelle régionale. On peut en déduire avec Jacquier-Roux et Vila Borges, 2010 la pertinence de fonder une démarche empirique sur des indicateurs de flux de connaissances tacites.

Nous proposons, quant à nous, d’aller plus loin encore dans cette remise en cause, et de basculer du côté d’indicateurs de co-production de connaissances tacites, et non de flux.

Quatre propositions pour des indicateurs permettant de repérer la géographie des réseaux de co-production de connaissances tacites

Une première direction consiste à étudier les pratiques de Gestion des Ressources Humaines des FMN dans leurs laboratoires à l’étranger. En effet, si on conçoit que les connaissances tacites ne se détachent pas des ressources humaines qui les produisent, on peut penser que les firmes entendent faire entrer dans leur périmètre tout ou partie de ces ressources, dès lors qu’elles les ont identifiées et repérées géographiquement. Procédant ainsi, les FMN alimentent un réseau intra-firme global de partage de connaissances (De Meyer, 1993; Paraponaris, 2007). Il convient alors de connaître les caractéristiques géographiques et organisationnelles des mouvements du personnel scientifique et technique des laboratoires à l’étranger des FMN (recrutement, mobilité dans la FMN, sortie), et de vérifier si les mouvements à l’échelle locale sont plus marqués que dans le reste des entités de la firme. La disponibilité d’enquêtes systématiques sur le personnel scientifique des entreprises (ainsi, en France, l’enquête Insee sur les chercheurs et ingénieurs de R&D dans les entreprises) permet de traiter des données d’échantillons de grande taille. Toutefois les comparaisons internationales restent difficiles étant donné l’hétérogénéité des enquêtes.

Une deuxième direction nous amène aux travaux analysant les réseaux sociaux des chercheurs et des ingénieurs dans les firmes (Granovetter, 1973; Lin, Ensel et al., 1981; Burt, 1992; Obstfeld, 2002), réseaux qui constituent un dispositif privilégié de co-production de connaissances tacites. La description de ces réseaux sociaux, empruntant aux études ethnographiques (Obstfeld, 2002), inclue leur dimension, leur densité et la présence de liens faibles. Elle peut être complétée par la restitution monographique de « sucess stories » d’innovations, résultat de la mise en oeuvre des réseaux sociaux des innovateurs, permettant un effet de « brokering » (Hagardon, 2002). Obstfeld (2002) a souligné les deux conclusions contradictoires de la littérature sur les réseaux sociaux, l’une affirmant que les liens faibles et trous structuraux favorisent les performances innovantes du chercheur, l’autre insistant au contraire sur l’influence positive de la densité (temporelle, organisationnelle, géographique) et de la diversité (au sens de la recherche de l’altérité) du réseau sur ces performances. Dans l’optique qui est la nôtre, densité et diversité prennent un sens au sein du réseau externe local du laboratoire à l’étranger : il faut donc un repérage de la géographie des réseaux sociaux des chercheurs et ingénieurs travaillant dans les laboratoires à l’étranger des FMN, afin de vérifier que les liens de proximité géographique sont plus marqués que dans le cas de chercheurs travaillant dans d’autres entités des firmes.

La troisième direction d’investigation concerne les réseaux institutionnels des laboratoires à l’étranger des firmes. Il s’agit d’utiliser la méthodologie des travaux réalisés sur ces réseaux (Reagans et Zuckerman, 2001, Powell et alii, 2005, Roijakkers et Hagedoorn, 2006) pour étudier en quoi les laboratoires à l’étranger des FMN privilégient, dans les relations de réseau qu’ils mettent en place, les possibilités offertes par leur environnement local : liens avec les universités, liens inter-firmes, recours et participation aux structures techniques intermédiaires, aux plateformes et projets innovants portés par les collectivités locales, etc. En effet par ces relations de réseaux, les laboratoires pénètrent les dispositifs collectifs où les connaissances tacites sont produites. Certes ce type d’investigation, qualitatif, repose sur un travail d’enquête exigeant une méthode rigoureuse pour effectuer des comparaisons entre laboratoires, mais les possibilités d’approfondissement de la connaissance des réseaux sont considérables. Reagans et Zuckerman (2001) ont ainsi examiné les réseaux de 224 laboratoires, selon une grille d’identification commune, procédant ensuite à une analyse sociométrique.

Enfin une quatrième direction consiste à approfondir l’analyse des possibilités offertes par les données systématiques sur les brevets, pour repérer et décrire le partage de connaissances tacites qui entoure les échanges de connaissances codifiées constituées par les brevets eux-mêmes. L’avantage d’une telle démarche repose sur la disponibilité et le calibrage fin des données de brevets. Par exemple, en étudiant les cas de co-invention de brevets, et les citations qui les concernent, on peut reconstituer des communautés de chercheurs dont la cartographie nous intéresse alors (Audran et Chassagnon, 2009, Lahiri, 2010). Ou encore, en observant l’effet de la mobilité géographique et organisationnelle des inventeurs sur leur caractère « prolifique »[8], (Latham et alii, 2011), on peut montrer l’influence des relations de réseau de proximité dans certains territoires, et certains secteurs.

Conclusion

Nous avons proposé une lecture renouvelée de la stratégie d’internationalisation de la R&D des firmes. Ce renouvellement doit passer selon nous par une reconsidération de nature épistémique des dynamiques cognitives. Distinguer les rôles respectifs des connaissances codifiées et des connaissances tacites permet d’analyser les modes de construction des réseaux situés qui sont souvent à la base des processus d’innovation. On dépasse ainsi la problématique de la circulation de connaissances tacites visqueuses et localisées. Dans une dynamique d’internationalisation, les connaissances tacites ne sont plus appréhendées comme des ressources susceptibles de transfert, mais comme le résultat des relations entre des institutions et des acteurs dotés de ressources différentes. Le but des FMN est dès lors motivé par l’implantation au coeur des réseaux de proximité située au sein desquels les connaissances tacites décisives sont co-produites et partagées. La question de l’appropriation des connaissances cède alors la place à celle de la contribution à leur production collective.

Cette lecture épistémique de la nature des connaissances tacites entraîne des impératifs méthodologiques. L’objectif est de développer de nouveaux fondements empiriques structurés par la nécessité de disposer d’indicateurs qui retracent non pas des échanges de connaissances, mais la participation et l’insertion des chercheurs et de leurs laboratoires dans des dynamiques localisées d’innovation. Au moins deux voies de recherche se présentent. La première consiste à explorer de manière exclusive l’une des quatre propositions que nous avançons pour construire des indicateurs permettant de repérer la géographie des réseaux de co-production de connaissances tacites. La seconde vise davantage à conduire des analyses conjointes en cherchant à estimer les facteurs de renforcement entre ces quatre groupes d’indicateurs.

Ainsi pourrait s’étoffer un programme de recherche dont l’objet d’analyse n’est plus la connaissance tacite dont on suivrait le mouvement, mais les réseaux de co-production et de partage de cette connaissance auxquels participent ces acteurs, dont on cherche à établir la géographie.