Corps de l’article

Au cours des 30 dernières années et encore tout récemment, plusieurs chercheurs ont analysé l’efficacité des programmes de rémunération au mérite dans le secteur public, principalement aux États-Unis et au Royaume Uni. Malgré le caractère plutôt négatif et tout au plus mitigé de leurs résultats, les dirigeants du secteur public de nombreux pays persistent à vouloir implanter et gérer des programmes de rémunération au mérite. En effet, régulièrement, la foi en ces pratiques refait surface, tant du côté des gestionnaires du secteur public que de celui des politiciens ou ministres, sur qui l’on exerce des pressions pour conserver ou alimenter la logique du mérite (Lewin, 2003).

Dernièrement, le Congrès américain a approuvé la réintroduction de la rémunération variable au sein des départements de la Sécurité nationale et de la Défense (Perry et al., 2009). Un tel maintien de la croyance dans la rémunération variable dans le secteur public ne semble pas être propre à l’Amérique du Nord. En Europe, un nombre significatif de fonctionnaires est concerné (OCDE, 2005; Lah et Perry, 2008). De fait, aujourd’hui, plus des deux tiers des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont adopté des dispositifs de rémunération liée à la performance. Comme l’a constaté Elsa Pilichowski (2009), administratrice à l’OCDE, au cours des quinze dernières années, plusieurs pays ont mis en place une rémunération basée sur la performance individuelle pour l’ensemble des agents publics (p.ex., Australie, Danemark, Finlande, Allemagne, Corée, Japon, Royaume Uni, États-Unis) ou seulement pour leur encadrement supérieur (p.ex., Canada, Irlande, Italie) alors que des pays ont adopté un plan collectif pour rémunérer la performance d’équipe ou de département (p.ex. Espagne, Finlande, États-Unis). Une question s’impose alors : pourquoi vouloir implanter et gérer la rémunération variable dans le secteur public alors que plusieurs bilans sur son efficacité se révèlent très mitigés ?

Dans ce texte, nous analysons la fréquence et l’efficacité de l’adoption de la rémunération au mérite dans le secteur public de trois pays : les États-Unis, l’Angleterre et la France. Le secteur public des États-Unis et celui de l’Angleterre doivent être analysés étant donné que ces pays ont été les premiers à adopter la rémunération à la performance dans les années 1980. De fait, la quasi-totalité des études sur la rémunération au mérite dans le secteur public a été menée aux États-Unis ou au Royaume-Uni. La situation est très différente en France, où les premières pratiques de rémunération au mérite ont été introduites en 2004 seulement, et ce, dans six ministères pilotes et en rendant celles-ci applicables uniquement aux directeurs. Selon Desmarais et Abord de Chatillon (2008), la frontière entre le secteur public et le secteur privé en France est traditionnellement considérée comme plus étanche que dans les contextes anglo-saxons pour diverses raisons (par exemple, l’existence d’un droit distinct, le droit public, les représentations et stéréotypes forts). Cela peut expliquer pourquoi la France a été l’un des derniers pays de l’OCDE à mettre en place la rémunération au mérite. Ce faisant, elle est à même d’analyser les bilans des expériences d’autres pays en la matière afin de mieux intervenir à son tour.

Ce texte décrit d’abord la logique de la rémunération au mérite au sein des services publics des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Nous présentons ensuite une synthèse des résultats des recherches qui ont analysé les incidences de la rémunération au mérite dans le secteur public. Nous constatons ensuite combien ces sont comparables à celles qui ont été menées dans le secteur privé et ce, tant sur le plan de leurs résultats que de leurs limites méthodologiques. De fait, force sera alors de constater que la rémunération au mérite dans le secteur public comporte des limites semblables à celles qui ont été identifiées dans le secteur privé mais qu’en sus, le secteur public présente des contraintes particulières additionnelles. Se pose alors la question : pourquoi de nombreux États persistent à adopter et à maintenir la rémunération au mérite ? Pour expliquer ce paradoxe, nous recourrons aux perspectives des théories institutionnelle et conventionnaliste que nous verrons en parallèle avec l’éclairage offert par d’autres perspectives (comme celles de la théorie configurationnelle et de la théorie basée sur les ressources).

La rémunération au mérite dans le secteur public : état des lieux des pratiques

Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2005), la rémunération au mérite ou encore, la rémunération liée aux performances consiste à « remplacer ou compléter le système traditionnel d’augmentation automatique de la rémunération en fonction de l’ancienneté par un dispositif récompensant les bonnes performances ». De manière générale, la rétribution des performances prend la forme soit de compléments s’ajoutant de manière permanente au salaire de base, soit de versements exceptionnels qui ne s’intègrent pas à la rémunération de base et sont donc ponctuels. La tendance est actuellement à l’attribution de primes, plus flexibles que les augmentations de salaire, le montant des gratifications en fonction des performances représentant ordinairement un pourcentage assez modeste du salaire de base. Toujours selon l’OCDE, le montant maximal des primes est généralement inférieur à 10 % du salaire de base quoiqu’il puisse atteindre 20 % pour les cadres et les augmentations au mérite représenteraient au maximum 5 % du salaire. Par ailleurs, on constate que les systèmes de notation des performances sont plus formels et détaillés qu’il y a 10 ans et qu’ils tiennent compte de critères tels que les résultats obtenus, les qualifications et les compétences techniques, les qualités relationnelles, l’aptitude à travailler en équipe et les capacités d’encadrement et de gestion.

Toutefois, d’un pays à l’autre, les modèles de rémunération de la performance varient selon le type d’administration, le mode de détermination de la rémunération, le degré de centralisation ou de délégation dans la gestion des budgets ou du personnel. Dans cette section, nous présentons les caractéristiques de la rémunération de la performance au sein des deux pays qui ont été les premiers à l’adopter – les États-Unis et le Royaume Uni – et en France, un pays qui commence tout juste à l’introduire.

Les États-Unis

Aux États-Unis, la rémunération au mérite dans le secteur public a été formalisée en 1978 avec la Civil Service Reform Act (CSRA) qui rendait effective, en 1981, l’admissibilité des cadres supérieurs au Merit Pay System (MPS). Trois ans plus tard, en 1984, on révisait certaines modalités du MPS en le renommant Performance Management and Recognition System (PMRS). La révision apportée avait pour but d’étendre l’admissibilité au PMRS aux cadres intermédiaires et à faire en sorte que tous les fonctionnaires admissibles dont la performance est jugée au moins « satisfaisante » reçoivent une augmentation générale et une prime. En 1989-1990, on a encore modifié le PMRS afin d’introduire des mécanismes pour contrôler le nombre de cotes de performances élevées accordées aux fonctionnaires, d’étendre encore plus l’admissibilité des fonctionnaires au PMRS et de créer un comité de révision ou d’appel. En 1991, en raison des nombreux problèmes relatifs au PMRS, l’État a aboli ce système.

Par le passé, aux États-Unis, les régimes de salaire « au mérite » permettaient donc de considérer la performance individuelle des employés dans la détermination de leurs augmentations de salaire annuelles. Ordinairement, on proposait aux cadres des grilles ou des matrices d’augmentations de salaire qui indiquaient quel pourcentage d’augmentation verser à un fonctionnaire selon sa cote de performance individuelle et la position de son salaire dans l’échelle salariale (soit son ratio comparatif). On calcule le ratio comparatif d’un employé en divisant son salaire actuel par le salaire correspondant au point milieu (aussi qualifié de « point maxi-normal » ou « point de contrôle ») de son échelle salariale. Une telle matrice permet d’exercer un suivi de la position concurrentielle des salaires, de s’assurer du respect des budgets salariaux et de contrôler les coûts des salaires des fonctionnaires.

Depuis 2004, la rémunération en fonction du rendement vise à faire correspondre la rémunération de chaque employé à la contribution qu’il apporte au service. Ainsi, les objectifs fixés aux plus hauts fonctionnaires sont alignés sur les plans stratégiques de leur agence, avant d’être déclinés pour l’ensemble de la hiérarchie en une cascade d’accords ou de programmes dont le but est d’assurer un alignement du haut vers le bas (IGPDE, 2009). Dans ce cadre, l’évaluation des performances peut se traduire par une augmentation de salaire ou un montant forfaitaire. La prise en compte du mérite peut aussi signifier qu’un fonctionnaire, promu à une fonction de direction et qui n’atteint pas des résultats jugés suffisants, risque d’être rétrogradé, voire de subir des sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la fonction publique.

Finalement, si, aux États-Unis, on a consacré la reconnaissance du rendement individuel dans le secteur public surtout en recourant aux augmentations de salaire, on a également octroyé des primes ou des montants forfaitaires en sus du salaire de base.

L’Angleterre

En 1988, l’Angleterre a été un des premiers pays à accorder des primes à la performance individuelle dans le secteur public afin de motiver le personnel et d’attirer davantage de candidatures du secteur privé. Une prime correspond à un montant forfaitaire versé en plus du salaire. Au fil des ans, la définition de la performance a évolué pour correspondre à un dialogue sur la contribution de la personne – appréciée par les supérieurs, les pairs et les subordonnés – aux résultats collectifs. L’aspect pécuniaire de l’évaluation a été relativisé au profit d’une dynamique axée sur le développement des personnes par la mobilité, la formation et le coaching. Ainsi, avec les années, un certain nombre de ministères ont modifié leur programme de primes à la performance individuelle pour introduire des incitations reconnaissant les résultats d’équipe afin de limiter l’adoption de comportements individualistes pouvant nuire à l’esprit du service public (Pilichowski, 2009). Encore aujourd’hui, le programme de primes à la performance fait l’objet de critiques. Ainsi, on déplore qu’il impose d’octroyer les cotes de performance individuelle selon une distribution particulière. Par exemple, en 2008, il fallait que les cotes de performance se répartissent comme suit : de 20 % à 25 % des employés devaient être « très performants », de 60 % à 70 % devaient être « normalement » performants et de 5 % à 10 % devaient avoir une performance « insuffisante » (IGPDE, 2009).

La France

En France, la rémunération au mérite dans le secteur public est appliquée depuis peu même si elle a été évoquée il y a longtemps. En effet, le décret du 6 août 1945 prévoyait déjà l’octroi de primes forfaitaires, mais « la politique de saupoudrage budgétaire avait progressivement conduit à transformer tous les éléments supplémentaires de rémunération en indemnités forfaitaires » (Rouban, 2004, p. 804). En avril 2002, la France a adopté un décret modifiant les conditions d’évaluation, de notation et d’avancement des fonctionnaires. Le « modèle compétence » a été introduit dans la plupart des classifications des emplois et des procédures d’évaluation des fonctionnaires, dans lesquelles « les critères relatifs à la personnalité de l’agent, à ses capacités « professionnelles » prennent une place croissante et déterminent de plus en plus son avancement, son déroulement de carrière et sa rémunération » (Mercier, 2000, p. 4).

Promulguée en 2001 et entrée en vigueur en 2006, la Loi Organique relative aux Lois de Finances permet d’élaborer des formes de rémunération individualisées visant à promouvoir une gestion orientée sur les résultats dans le secteur public. Adopté en août 2006, un autre décret (n° 2006-1019) introduit une « indemnité de performance des directeurs » modulée (en faveur des directeurs d’administrations centrales) qui doit se situer dans la limite de 20 % de leur rémunération globale de base. Cette indemnité est fonction de la capacité des directeurs à atteindre leurs objectifs en tenant compte de leurs actions et de leurs résultats. Chacun des ministères met en place un comité des rémunérations – composé d’au moins trois membres, dont un membre doit être extérieur à l’administration – « chargé de conseiller les ministres sur le montant de cette part variable de la rémunération » (IGPDE, 2009, p. 2).

En 2008, la fonction publique française a instauré les « primes de fonctions et de résultats » (PFR) afin qu’elles se substituent aux multiples régimes d’indemnités existants (décret n° 2008-1533 du 22 décembre 2008). Les primes auxquelles était d’abord admissible l’ensemble des corps administratifs de l’État (administrateurs, attachés, secrétaires administratifs, adjoints administratifs) (voir la circulaire n° 2184 du 14 avril 2009) ont été subséquemment étendues à la fonction publique territoriale, et notamment aux administrateurs territoriaux, aux attachés territoriaux et aux secrétaires de mairie (arrêtés du 9 octobre 2009 et du 9 février 2011). À terme, les primes de fonctions et de résultats s’appliqueront à l’ensemble du personnel des trois fonctions publiques. Comme leur appellation le laisse entendre, ces primes sont constituées d’une partie qui tient compte des fonctions – soit les responsabilités, le niveau d’expertise et les sujétions liées aux fonctions –, mais aussi des résultats mesurés par l’atteinte d’objectifs préétablis. Les montants annuels de référence à verser en primes pour chaque grade ou emploi visé sont déterminés par un arrêté du ministre chargé de la fonction publique et du ministre chargé du budget fixe (arrêté du 22 décembre 2008).

En conclusion, si l’augmentation des salaires au mérite a été privilégiée comme forme de reconnaissance dans le secteur public américain, les primes et le montant forfaitaire au mérite ont été retenus au Royaume-Uni, quoique certains départements américains aient aussi versé des primes au mérite plutôt que des augmentations de salaire au mérite, voire en plus de ces dernières. Certains organismes du secteur public américain et anglais peuvent aussi opter pour diverses approches mixtes, versant des augmentations de salaire et des primes en fonction de la performance individuelle. En comparaison, en France, les dispositifs initialement adoptés pour reconnaître le mérite vont au-delà de la rémunération (primes ou salaires) pour se concrétiser sous la forme d’indemnités et de promotions. Dans ce pays, les mécanismes de reconnaissance de la performance peuvent donc être plus variés, allant du salaire de base ou de l’avancement liés aux performances ou aux compétences, à la modulation des indemnités fonctionnelles suivant les responsabilités ainsi qu’aux primes basées sur la performance collective et/ou individuelle (Rouban, 2004).

Bilan des études sur la rémunération au mérite dans le secteur public

Cette partie vise à synthétiser les résultats des études qui ont analysé les incidences de la rémunération au mérite dans le secteur public. Tout d’abord, nous constatons que le nombre des études sur l’efficacité générale de la rémunération au mérite est peu élevé non seulement dans le secteur public, mais aussi, et paradoxalement, dans le secteur privé où son usage peut être quasi généralisé, notamment en Amérique du Nord. Il apparaît important d’observer que les caractéristiques méthodologiques des études sur la rémunération au mérite limitent également la portée de leurs résultats, somme toute très mitigés tant pour le secteur privé que pour le secteur public. Nous présentons ici les résultats d’études sur la rémunération au mérite au sein du secteur public des États-Unis, de l’Angleterre et de la France, avant d’exposer les résultats de deux méta-analyses (Eisenberg et Ingraham, 1993; Perry et al., 2009).

Les études menées dans le secteur public des états-unis, de l’Angleterre et de la France

La plupart des textes qui analysent l’efficacité de la rémunération au mérite ou qui en proposent une synthèse pour le secteur public américain ont été publiés à la fin des années 1980 et au début des années 1990 (voir les revues de Ingraham, 1993; Kellough et Lu, 1993; Milkovich et Wigdor, 1991 comme membres du National Research Council; Perry, 1986, 1988, 1992). Ces chercheurs avaient alors pour but d’étudier les retombées du Merit Pay System (appelé par la suite Performance Management and Recognition System). Globalement, dès 1983, les chercheurs avaient relevé certains problèmes relatifs au Merit Pay System (Pearce et Perry, 1983), notamment un budget insuffisant pour reconnaître le mérite, une iniquité entre les catégories de personnels admissibles à la rémunération au mérite, des évaluations de la performance peu valides, des cotes de performance presque toutes dans la moyenne ou encore surévaluées, une faible variance dans les augmentations de salaire au mérite octroyées.

En Angleterre, Marsden et Richardson (1994) ont trouvé que la rémunération au mérite n’a pas les effets attendus sur la motivation des agents dans un centre d’impôts. En effet, si les salariés adhèrent à l’idée de la rémunération des performances et estiment pouvoir atteindre le niveau de rendement exigé, la plupart considère que l’atteinte de leurs objectifs n’entraîne pas une récompense particulière ou entraîne une récompense trop faible pour constituer une incitation suffisante. Des études subséquentes menées au sein du service public de l’emploi et de celui des impôts, ainsi que dans des hôpitaux publics et des établissements d’enseignement primaire et secondaire, corroborent le fait que si la majorité des agents se disent favorables à la rémunération au mérite, ils ne la trouvent pas incitative (Marsden, 2004; Marsden et French, 1998). En outre, plusieurs fonctionnaires jugent que les salaires au mérite ont un effet délétère sur les relations de travail, augmentant les perceptions d’injustice et de favoritisme. Dans la même veine, une enquête réalisée annuellement depuis 2000 par Industrial Relations Service, un cabinet d’expertise privé, montre que successivement moins de 18 % et 25 % des cadres rapportent que la prime à la performance les aide à accroître leur performance et à s’engager envers les objectifs collectifs. Selon cette enquête, la majorité des agents publics estime que les cadres ne sont pas suffisamment formés aux techniques d’évaluation de la performance et que, pour près de 75 % d’entre eux, les sommes en jeu sont trop faibles pour motiver le personnel.

Dès 2003, Reilly exprime le paradoxe suivant : bien que le gouvernement de l’Angleterre accorde depuis plus de 15 ans davantage de latitude aux agences du secteur public pour rémunérer les mérites individuels, les structures de rémunération n’évoluent quasiment pas. Selon lui, cette absence de prise en compte de la performance dans la gestion de la rémunération s’explique par diverses raisons : la prime de performance est en porte-à-faux avec la loi sur l’égalité de la rémunération que le secteur public doit respecter; il est difficile de savoir ce qu’est une rémunération au mérite compétitive dans la mesure où il n’y a pas d’organisation concurrente; les syndicats s’opposent à la rémunération au mérite; les budgets disponibles pour reconnaître la performance sont trop faibles; et, enfin, les fonctionnaires craignent le favoritisme et doutent que les cadres aient les compétences pour évaluer les performances.

En 2002 ainsi qu’en 2008, la London School of Economics a fait et refait une enquête auprès de 2 500 fonctionnaires des impôts sur la rémunération au mérite. Seule une faible part des personnes interrogées estiment qu’elle s’avère être un facteur de motivation et la plupart des répondants pensent qu’elle est un frein à la solidarité au travail. En outre, de nombreux répondants critiquent les modalités d’attribution des récompenses et l’insuffisance des budgets alloués à la rémunération variable (en 2008, un maximum de 8 % du salaire pour les employés les plus performants).

En France, les études sur la rémunération au mérite dans le secteur public sont rares étant donné que celle-ci vient d’être implantée. L’étude de Karvar et Rouban (2004), menée auprès de 7 000 cadres français des secteurs privé et public, montre que, parmi les cadres dont la rémunération est individualisée et en comparaison avec ceux du secteur privé, les cadres du secteur public : (1) connaissent moins les critères d’individualisation en raison d’une gestion moins transparente; (2) sont moins motivés par la partie variable de leur rémunération puisqu’elle n’est pas suffisante; (3) préfèrent que l’individualisation soit encadrée par des règles négociées avec les syndicats. Plus récemment, une étude réalisée en France par Buisson (2007) a mis en évidence un certain nombre de freins à l’efficacité de la rémunération au mérite dans les organismes de sécurité sociale : une faible variance dans les récompenses, un manque de transparence concernant l’attribution des points au mérite, un budget trop restreint pour récompenser suffisamment les performances, la fixation d’objectifs trop facilement atteignables, le manque d’expertise ou de compétence des superviseurs et des professionnels du service des ressources humaines, la lourdeur du système et l’absence de prise en compte des performances dans les décisions de gestion, etc. Pourtant, selon une enquête IFOP menée en novembre 2008 pour Les Échos, 84 % des fonctionnaires sont favorables au fait que l’évolution de la carrière tienne davantage compte de la performance, 49 % sont favorables à ce qu’une partie de leur rémunération soit fonction de l’atteinte d’objectifs de performance mais finalement, 60 % et 57 % jugent que l’évaluation que la hiérarchie fait de leur performance est « déconnectée de la réalité de leur travail » et « arbitraire ».

Les méta-analyses faites auprès du personnel du secteur public de plusieurs pays

Dès 1993, une méta-analyse faite par Eisenberg et Ingraham sur l’efficacité de la rémunération au mérite dans le secteur public de divers pays – États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Pays-Bas – observait qu’elle se heurte partout aux mêmes problèmes : l’inflation des cotes de performance, un faible lien entre la performance et la valeur de la récompense, le peu d’alignement entre le budget de rémunération variable et la performance collective du secteur public, etc.

Récemment, une autre méta-analyse portant sur 57 études réalisées auprès de diverses organisations du secteur public (Perry et al., 2009) a confirmé que la rémunération variable a une efficacité limitée dans le secteur public. Comme l’ont montré bien des études passées, cette méta-analyse corrobore le fait que la rémunération variable a des effets plutôt non statistiquement significatifs et même négatifs sur diverses attitudes des employés du secteur public, notamment leur satisfaction au travail ou face à leur emploi, ainsi que leur perception du lien entre les récompenses et la performance (voir, par exemple, Daley, 1987; Dowling et Richardson, 1997; Heneman et Young, 1991; Marsden, 2004; Nigro, 1981; Pearce et Perry, 1983; Pearce et al., 1985; Perry et al., 1989; Schay, 1988).

Comme ce fut le cas pour nombre d’études antérieures, la méta-analyse de Perry et al. (2009) montre aussi que l’efficacité de la rémunération variable dans le secteur public est fonction de plusieurs facteurs comme la confiance interpersonnelle, l’ampleur des récompenses, la précision des évaluations de la performance, l’engagement dans l’élaboration et l’implantation du régime ou la proximité géographique des acteurs. Parmi l’ensemble de ces variables, le rôle de l’évaluation de la performance semble prépondérant. En effet, de nombreux chercheurs ont constaté que les employés du secteur public tendent à penser que leur performance est mal évaluée en raison de divers problèmes : des erreurs d’évaluation, des critères de performance inadéquats, l’absence de prise en compte de l’effet de caractéristiques contextuelles sur la performance, le peu de compétence ou de motivation des cadres quant à l’évaluation des performances (voir notamment Gabris, 1986; Gabris et Ihrke, 2000; Gabris et Mitchell, 1986, 1988; Kellough et Selden, 1997). Finalement, cette méta-analyse révèle que l’efficacité de la rémunération variable dans le secteur public est supérieure dans les milieux hospitalier et de la santé et moindre dans les milieux financier, légal et de l’éducation. Ses résultats confirment également ceux du National Research Council (Milkovich et Wigdor, 1991), à savoir que, dans le secteur public, les systèmes de rémunération variable seraient davantage appropriés à des emplois des premiers niveaux hiérarchiques dont les responsabilités sont plus concrètes et mesurables.

En résumé, les études sur la rémunération au mérite dans le secteur public ont porté à la fois sur son implantation, sa gestion, son appropriation et ses incidences sur divers attitudes, comportements et résultats au travail. Tous ces éléments sont cependant liés. En effet, pour qu’une telle rémunération soit motivante, il faut que le principe du mérite soit accepté et approprié par les différents acteurs afin qu’elle ait les incidences attendues sur le plan des attitudes, des comportements et des résultats individuels et collectifs au travail.

Comparaison avec les études sur la rémunération au mérite dans le secteur privé

Comme bien souvent, la logique de la rémunération au mérite dans le secteur public est mise en exergue en réponse à une tendance issue du secteur privé. Cette section vise à analyser et comparer les études sur le sujet menées dans ces deux secteurs. Dans un premier temps, nous synthétisons les résultats des études sur la rémunération au mérite menées dans le secteur privé qui, somme toute, s’avèrent très mitigés et dépendants de conditions de succès bien particulières. Ensuite, nous décrivons les limites méthodologiques – qui se révèlent communes – des études qui ont été menées dans les secteurs public et privé. Finalement, nous constatons que, comparé au secteur privé, le secteur public revêt des particularités contextuelles qui peuvent influer sur/avoir un impact non négligeable sur les incidences de la rémunération au mérite.

Les études sur la rémunération au mérite dans le secteur privé : un bilan très mitige et confirmant la présence de conditions de succès

Dans le secteur privé de bien des pays, le salaire au mérite est quasi universellement adopté depuis longtemps pour gérer les cadres et les professionnels. Malgré tout, les résultats des recherches effectuées sur l’efficacité de la rémunération du rendement individuel dans le secteur privé sont peu encourageants et assujettis à un grand nombre de conditions de succès (voir les revues de Eskew et Heneman, 2002; Heneman, 1992; Lowery et al., 1996; Risher, 2008; St-Onge, 2000; St-Onge et Thériault, 2006; St-Onge et al., 2007). Globalement, la rémunération au mérite dans le secteur privé se heurte aux mêmes problèmes que dans le secteur public : le peu de variance dans les récompenses versées, le faible lien avec les cotes de performance, le caractère peu significatif des sommes versées, les perceptions d’injustice à l’égard du processus d’évaluation et des évaluateurs, etc. Toutefois, les employés persistent à vouloir être payés selon leur rendement individuel et à croire en la pertinence de cette formule (Heneman, 2002).

En principe, toutes les parties prenantes admettent l’idée que les augmentations de salaire doivent être fonction du rendement individuel. En pratique, cependant, le personnel admissible tend à considèrer que son rendement est mal évalué. Les salaires au mérite reposent souvent sur des évaluations du rendement faites d’après des critères inadéquats (non pertinents, subjectifs, etc.) ou par des évaluateurs incompétents (méconnaissance du travail, absence de suivi, etc.) ou non motivés à évaluer avec précision les performances (St-Onge et al., 2009).

La faiblesse du lien existant entre le rendement et l’augmentation de salaire dans un contexte de rémunération au mérite tient aussi au fait que les cadres tendent à éviter de distinguer les cotes de rendement et craignent d’octroyer des cotes de rendement faibles (Longenecker et al., 1987) par peur de créer des dissensions, de nuire aux relations de travail et de ternir leur image (Heneman et Judge, 2000). Par ailleurs, en matière de rendement, les différences individuelles sont difficiles à mesurer et la plupart des supérieurs hiérarchiques sont réticents à faire des évaluations plus négatives. Quel que soit le nombre de critères, il reste très difficile de différencier les performances moyennes de la majorité des agents qui réalisent un travail satisfaisant. En somme, on reconnaît souvent dans la rémunération au mérite divers problèmes liés à la mesure du rendement, tels que la présence d’erreurs d’évaluation (l’erreur de la tendance centrale, l’effet de halo, les préjugés, les enjeux politiques, etc.), d’indicateurs ou de critères de rendement inadéquats (subjectifs, manquants, redondants, non pertinents, etc.) et l’absence de prise en considération de l’impact des facteurs contextuels sur le rendement (l’équipement, l’organisation du travail, les collègues, etc.).

De fait, on attribue de telles limites à la rémunération de la performance individuelle dans le secteur privé, que cette dernière se fasse sous la forme d’augmentations de salaire ou de montants forfaitaires versés en sus du salaire (primes) (St-Onge et Thériault, 2006).

Verser des augmentations de salaire au mérite : il s’agit de reconnaître la performance annuelle des employés au moyen d’une augmentation de salaire, c’est-à-dire d’une récompense à vie (une annuité) qui a des effets cumulatifs, augmente la masse salariale et les coûts des avantages sociaux à long terme. Afin de maîtriser l’augmentation des coûts, bien des employeurs établissent leur budget d’augmentations de salaire en présumant – et en imposant ce fait plus ou moins officiellement – que la distribution des cotes de performance des employés présente une courbe normale sans égard à la performance réelle des employés. Le caractère permanent et cumulatif des augmentations de salaire empêche aussi de verser des augmentations substantielles aux employés enregistrant les meilleures performances, ce qui limite du coup le lien performance-récompense et peut avoir un impact démotivant. En effet, l’écart est souvent faible (environ 2 %) entre les augmentations de salaire accordées aux plus méritants et celles versées aux moins méritants.

En pratique, les cadres se sentent souvent obligés d’accorder une hausse de salaire équivalente à celle du coût de la vie à tous les employés dont la performance est satisfaisante. Ils hésitent aussi à accorder des augmentations de salaire importantes aux employés exceptionnels parce qu’elles amènent trop vite ces derniers au sommet de leur échelle salariale, ce qui ne laissera plus de marge de manoeuvre pour les motiver. Par ailleurs, ils manquent fréquemment de fonds pour récompenser significativement les employés exceptionnels, et les augmentations de salaire, si modestes soient-elles, deviennent vite un droit acquis aux yeux des employés. La marge discrétionnaire souvent trop mince dont disposent les cadres pour différencier les augmentations de salaire ne les incite d’ailleurs pas à accorder beaucoup d’attention et de suivi à l’évaluation de la performance des employés.

De façon générale, il est rare que la progression salariale d’un employé repose uniquement sur les résultats de l’évaluation de sa performance. Les organisations adoptent plutôt des grilles ou matrices qui indiquent aux cadres quelles augmentations de salaire ils doivent accorder selon la cote de la performance de l’employé et son salaire actuel. L’objectif d’une telle matrice est de contrôler les coûts des salaires. Ainsi, à l’intérieur d’une même échelle salariale et pour une même cote de performance, plus le salaire actuel d’un employé est élevé, moins son augmentation de salaire sera grande. L’adoption de telles grilles réduit le caractère incitatif des récompenses, dans la mesure où le lien entre la performance et l’augmentation de salaire n’est pas direct mais fonction du salaire actuel de l’employé dans l’échelle salariale (ratio comparatif). En résumé, malgré la très grande popularité des salaires au mérite, on lui reproche traditionnellement les inconvénients suivants (St-Onge et al., 2007, 2009; St-Onge et Thériault, 2006; St-Onge, 2012) :

  • c’est une formule coûteuse, dans la mesure où elle reconnaît la performance d’une année par l’entremise d’une augmentation de salaire (une annuité à long terme) qui entre dans le calcul des avantages sociaux (ce qui n’est pas le cas d’une prime versée en sus du salaire);

  • comme on tient généralement compte de la position de l’employé sur son échelle, le lien « rendement – augmentation de salaire », un déterminant clé de la motivation, est plus faible;

  • de faibles montants d’augmentations de salaire sont souvent octroyés et qu’il y a peu d’écart (environ 2 %) entre les augmentations de salaires des meilleurs et des moins bons employés;

  • comme les cadres se sentent souvent obligés d’offrir au minimum l’augmentation du coût de la vie, l’augmentation de salaire devient vite un droit acquis aux yeux des employés;

  • si l’idée de récompenser la performance peut être partagée parmi le personnel, ce dernier critique souvent les processus de gestion et d’évaluation du rendement.

En contrepartie, la formule des augmentations de salaire au rendement est souvent appréciée des employés en raison de l’importance du salaire de base dans le calcul de nombreux avantages sociaux (p. ex., assurance-vie, prestations de retraite). Par ailleurs, la formule de l’augmentation de salaire est rassurante : le revenu de l’employé ne peut que rester stable ou augmenter d’une année à l’autre, il ne peut pas diminuer. De plus, même si l’expérience indique que la variance dans les augmentations de salaire annuelles versées à des employés ayant des rendements très différents est souvent peu élevée, il faut penser qu’après plusieurs années, le maintien d’un bon rendement peut valoir le coup (Gerhart et Rynes, 2003). Ajoutons que les employés qui ont de meilleures cotes de rendement sont également plus susceptibles d’être promus.

Verser des primes au mérite : Même si cela est moins fréquent que les augmentations de salaire, un certain nombre d’organisations du secteur privé reconnaissent le mérite en accordant des primes, soit un montant forfaitaire versé en sus du salaire. Théoriquement, un régime de primes comporte des atouts. Il permet l’octroi de montants appréciables parce que ceux-ci ne sont pas intégrés aux salaires et n’ont par conséquent pas d’incidence sur le coût des avantages sociaux. Dans ce contexte, les budgets de primes peuvent être plus importants et offrir aux cadres une plus grande marge de manoeuvre pour accorder aux employés exceptionnels des primes d’une valeur significative. De plus, comme les employés doivent mériter chaque année leur prime, cette approche est moins susceptible d’alimenter une mentalité de « droits acquis » parmi le personnel que la formule du salaire au mérite. Comparées aux augmentations de salaire au mérite, les primes au mérite facilitent aussi la gestion et le contrôle des coûts de main-d’oeuvre. Elles devraient également permettre d’établir un lien performance-récompense plus étroit que la formule du salaire au mérite, car leur montant n’est lié, du moins officiellement, qu’à la performance des employés. De plus, étant donné que les montants des primes accordées aux subordonnés peuvent être élevés et différenciés, les superviseurs subiront une plus forte pression pour mieux gérer et mieux évaluer la performance de leurs employés. La formule des primes permet aussi d’établir un lien performance-récompense plus étroit sachant que leur montant n’est, du moins officiellement, fonction que de la performance des employés. Du point de vue des subordonnés, cette formule est plus risquée sachant que l’obtention de primes n’est pas garantie d’une année à l’autre, elle n’améliore pas leurs avantages sociaux et il n’est pas certain qu’ils désirent qu’on récompense leur performance en différenciant beaucoup les montants accordés aux uns et aux autres. Par ailleurs, bien des cadres peuvent aussi préférer la formule des augmentations de salaire parce qu’elle leur permet de manifester leur reconnaissance de la performance sans faire trop de vagues ou, si l’on préfère, sans établir de différences notables entre les montants des récompenses octroyées au sein de leur équipe. En effet, si les montants des primes en jeu sont susceptibles de leur paraître trop élevés, les cadres peuvent craindre que leurs subordonnés exercent une trop forte pression à l’égard de leur manière de gérer et d’évaluer la performance. Rappelons aussi qu’une variance « réelle » et importante dans la performance des membres d’une équipe n’est pas toujours fréquente et qu’il n’est pas forcément bénéfique de la créer.

Les études sur la rémunération au mérite dans les secteurs public et privé : une méthodologie semblable et tout aussi questionnable sur le plan de la rigueur

Force est de constater que tant dans les secteurs public que privé, l’efficacité des salaires et des primes en fonction du mérite individuel reste une question de foi. En effet, il peut sembler surprenant de constater combien peu de chercheurs se sont penchés précisément sur les incidences des régimes des salaires et des primes au mérite dans le secteur privé nord-américain, alors que leur adoption y est presque généralisée à l’ensemble des professionnels et des cadres et ce, depuis assez longtemps. En plus d’être peu nombreuses, les études sur les salaires et les primes au mérite dans les secteurs public et privé comptent plusieurs limites sur le plan méthodologique qui réduisent la validité et la fiabilité de leurs résultats.

D’abord, la quasi-totalité de ces études a surtout analysé les incidences perçues de la rémunération au mérite sur divers attitudes et comportements du personnel (comme la loyauté, l’engagement, la satisfaction, la motivation, les efforts, l’intérêt pour le travail, la performance individuelle, l’absentéisme, le roulement, l’intention de quitter l’entreprise, le nombre de griefs, les communications, la coopération, le climat de travail). Très souvent, de telles perceptions sur les incidences de la rémunération au mérite ont été colligées en interrogeant les dirigeants (souvent, les premiers responsables RH qui sont plus susceptibles d’être positifs pour rationaliser leur décision d’adopter un tel régime) ou les cadres et moins fréquemment, le personnel. En effet, dans bien des cas, ce sont des cadres qui transmettent le jugement de leurs employés sur le régime de rémunération au mérite. Dans la grande majorité des cas, les perceptions de ces personnes étaient recueillies au moyen de questionnaires remplis sur une base volontaire (sachant que les personnes qui acceptent de répondre tendent à se montrer plus favorables) ou encore, quoique beaucoup plus rarement, dans le cadre d’entrevues.

Par ailleurs, dans la quasi-totalité des cas, les effets (perçus ou objectifs) à long terme des participants (avant et après l’adoption du programme de rémunération au mérite) ne sont pas comparés et dans certains cas, les résultats s’appuient sur des analyses comparant la distribution des réponses sans qu’un test statistique soit effectué. De plus, en analysant les incidences de la rémunération au mérite, bon nombre de chercheurs ne contrôlent pas les effets d’autres caractéristiques contextuelles, comme la taille et l’âge de l’organisation, le secteur d’activité, le style de gestion, la culture de gestion, la forme de récompense versée (augmentation de salaire, prime) ou encore, le caractère sélectif ou non sélectif des régimes (c’est-à-dire s’ils sont offerts aux dirigeants, aux cadres ou à l’ensemble du personnel).

Par ailleurs, une corrélation positive entre la présence de la rémunération au mérite et diverses mesures de performance ou diverses attitudes n’explique en rien le sens de la causalité. De fait, comme la quasi-totalité des chercheurs n’ont pas adopté une approche comparative et/ou longitudinale, ils ne peuvent comparer les incidences des programmes de rémunération au mérite « avec et sans » régime de rémunération au mérite[1] ou encore « avant et après » l’implantation de ce mode de rémunération.

Notons aussi que les chercheurs sont généralement des universitaires ou des consultants participant à l’implantation des régimes de rémunération au mérite, ou des personnes travaillant pour un organisme dont la mission est de promouvoir leur adoption. Ils croient donc aux vertus de ces régimes et, dans plusieurs cas, ont intérêt à ce que leur étude confirme leurs croyances. Il est alors difficile d’évaluer l’objectivité de leurs résultats. En outre, les chercheurs sont généralement des psychologues ou des spécialistes du comportement organisationnel qui, bien qu’ils aient les compétences pour évaluer l’effet des régimes sur les comportements et les attitudes, les ont probablement moins pour mesurer leurs effets sur la performance des organisations des secteurs privé et public. Il faut aussi admettre que les critères des revues scientifiques sont tels que les études dont les résultats confirment la présence d’une relation théorique attendue (ici, très souvent les prémisses des théories de la motivation) ont plus de chances d’être publiées que les autres.

En conclusion, compte tenu la grande variété des incidences étudiées, il reste difficile de tirer des conclusions « dans l’absolu » au sujet de l’efficacité d’un régime de la rémunération au mérite dans les secteurs public et privé. Par contre, comme pour tout autre programme de rémunération variable, il n’est peut être pas vraiment important de se demander si la rémunération au mérite est efficace, puisque la réponse est : cela dépend ! Il faut plutôt poser les questions suivantes : quels facteurs influent sur le succès à long terme de la rémunération au mérite ? Qu’est-ce qui rend ces régimes plus ou moins efficaces ou les fait percevoir comme étant plus ou moins efficaces ? En plus de cela, efficaces selon quelle définition et aux yeux de quels acteurs ?

La rémunération au mérite : les défis particuliers à relever dans le secteur public

Parmi les facteurs pouvant avoir une influence sur l’efficacité et l’incidence de l’implantation de la rémunération au mérite, il semble que l’appartenance de l’organisation au secteur public ou au secteur privé joue un rôle prépondérant. En effet, l’adoption de la rémunération au mérite dans le secteur public repose souvent sur le présupposé qu’il faut gérer la fonction publique comme le secteur privé si l’on veut en améliorer la performance. Toutefois et tel qu’exprimé dans la citation suivante, il importe de reconnaître que les contextes de gestion qu’on observe dans les secteurs public et privé diffèrent à plusieurs égards.

Staff often does not have the same clear goals as those in the private sector with too many conflicting priorities through trying to serve too many masters. It is not easy to incentivize the police to catch more criminals, Customs and Excise officers to increase their detection rate, or ambulances to get to accidents more quickly. A target can be set, but care needs to be taken over the process of reaching the goal. The public might complain about over-enthusiastic police, customs officers, or ambulance drivers

Reilly, 2003, p. 249

Comme l’ont fait ressortir des auteurs, des caractéristiques propres au secteur public peuvent aider à comprendre les résultats mitigés de la rémunération du mérite dans le secteur public. Selon St-Onge et Thériault (2006), l’alignement des performances individuelles sur la performance organisationnelle est plus ardu à réaliser dans le secteur public pour diverses raisons. La position de monopole ou l’absence de compétition incite moins les fonctionnaires au dépassement. La performance ou la productivité est plus difficile à mesurer et se limite au respect de budgets; il y a absence de bénéfices et d’actions négociées sur le marché boursier pour mesurer la performance organisationnelle et aligner les performances individuelles. Les stratégies et les lignes directrices y sont souvent floues et tributaires des changements de leadership (électoralisme) qui privilégient une vision à court terme. Des modes de gestion plus standardisés et formalisés de même qu’une culture de gestion axée sur le contrôle limitent le pouvoir ou le contrôle des fonctionnaires sur leur travail. Selon Risher (2007), le secteur public n’est pas propice à une culture dite de haute performance, puisqu’on y trouve moins les pratiques de gestion qui distinguent les meilleurs employeurs comme dans le secteur privé, telles que des dirigeants qui agissent comme des champions, le travail du personnel clairement lié à la mission, des communications sur la performance, une cascade de buts à atteindre, des investissements importants dans les talents, un important budget pour la reconnaissance et la récompense, l’obligation de rendre compte (accountability) des cadres et l’engagement des employés.

Par ailleurs, l’interdépendance des emplois et des tâches parmi le personnel du secteur public permet difficilement de dégager une performance en particulier, relevant d’une seule personne. En raison du respect des valeurs collectives, de l’interdépendance des emplois, de la syndicalisation du personnel dans le secteur public, de nombreux auteurs proposent plutôt d’explorer le recours à des programmes collectifs de rémunération variable – comme les régimes d’équipe, de partage des gains et d’atteinte des objectifs collectifs – pour rémunérer les fonctionnaires (Perry et al., 2009; Makinson, 2000). Parallèlement, considérant les valeurs et la culture propres au secteur public, plusieurs auteurs et chercheurs estiment que les défis dans leur travail, les promotions, la participation, la formation et le développement, l’amélioration de la flexibilité seraient plus efficaces pour motiver et satisfaire les fonctionnaires que la rémunération au mérite (Kellough et Lu, 1993; Pearce et Perry, 1983; Perry et Hondeghem, 2008; Reilly, 2003; Whitford, 2006).

Par ailleurs, les études montrent que l’évaluation du mérite dans le secteur public est souvent associée à plusieurs erreurs ou biais (clémence, tendance centrale, halo) et perçue comme injuste ou inadéquate (voir la méta-analyse de Perry et al., 2009). En effet, comme les formulaires d’évaluation de la performance doivent couvrir plusieurs catégories d’emplois fort variées, leur contenu tend souvent à être trop général, allant jusqu’à porter sur de vagues critères de personnalité plus ou moins pertinents et nuisibles à la qualité des relations interpersonnelles. En outre, les employés du secteur public craignent le favoritisme des superviseurs, se plaignent de leur manque de compétences et de motivation pour évaluer les performances et tendent à juger inadéquats les critères de performance (Kellough et Lu, 1993; Reilly, 2003). Par ailleurs, les fonctionnaires bénéficient souvent d’une sécurité d’emploi, sont souvent syndiqués et peuvent donc déposer un grief ou une plainte s’ils sont insatisfaits de leur traitement, s’ils perçoivent du favoritisme, de l’injustice et un non-respect des lois.

De précédentes études de l’OCDE sur l’incidence de la rémunération en fonction de la performance au niveau des postes d’encadrement ont montré que la plupart des dispositifs n’étaient pas parvenu à stimuler la performance et cela en raison de problèmes de conception et de mise en oeuvre, mais aussi parce que l’évaluation des performances est intrinsèquement difficile dans l’administration (OCDE, 1993, 1997). Mesurer les performances fait largement appel au jugement des instances de direction parce qu’il est malaisé de trouver des indicateurs objectifs et quantifiables de performance. En outre, la notion de performance est en elle-même complexe, les objectifs de l’administration changeant bien souvent avec l’orientation politique du gouvernement. De nombreuses études concluent que la rémunération de la performance a une incidence restreinte – sinon négative – sur les performances.

OCDE, 2005, p.14

Perry et al. (2009) insistent également sur les particularités suivantes du secteur public, qui peuvent nuire à l’efficacité de la rémunération au mérite : la transparence, les contraintes budgétaires et le souci des dirigeants politiques de limiter les hausses de rémunération. En effet, ceux-ci veillent à contrôler les coûts de rémunération puisqu’ils sont sous l’oeil critique des citoyens, des journalistes, etc., et qu’il est difficile de transmettre les hausses de rémunération aux contribuables (sous forme de taxes, d’impôts), ces derniers ne « générant » pas des revenus permettant de mieux les payer. Comme l’attraction du personnel dans le secteur public pose un défi, les cadres peuvent être tentés d’octroyer les récompenses pour pallier un salaire peu concurrentiel avec le secteur privé, et non pas pour reconnaître le rendement. Dans le secteur public, une panoplie de procédures et de règles visent à s’assurer que la gestion respecte les lois et qu’elle ne relève pas du favoritisme. Face à ces contraintes, à la nécessité de justifier officiellement leurs cotes et aux risques de nuire au climat de travail, les cadres sont peu portés à différencier les cotes de performance et les récompenses accordées et à lier vraiment les récompenses aux performances (Eisenberg et Ingraham, 1993 ; Kellough et Lu, 1993), tous les employés obtenant une récompense semblable. Au Canada, par exemple, 93 % des cadres supérieurs de la fonction publique fédérale (4 102 des 4 403 cadres supérieurs) ont touché une prime de rendement en 2002-2003. En 1989, Perry et Hall constataient que la plupart des augmentations de salaire dans le secteur public américain se situent entre 1 % et 3 %, alors qu’on estime que le seuil critique pour qu’elles soient motivantes est d’environ 6 % à 7 % (Mitra et al., 1995), ou encore qu’il ne doit pas être inférieur à 5 % tout en étant largement supérieur à l’inflation (Makinson, 2000). Lorsque les cadres du secteur public disposent de budgets insuffisants pour véritablement récompenser et distinguer les performances de leurs employés, ils sont peu incités à accorder du temps à cette activité.

Finalement, dans leur livre intitulé « Faits et foutaises dans le management », Pfeffer et Sutton (2006) expliquent comment les incitations pécuniaires motivent mais pas toujours à faire ce qui est bien, sans compter qu’elles n’attirent pas toujours les talents souhaitables et qu’elles peuvent en outre avoir un effet négatif sur la performance organisationnelle en raison des perceptions d’iniquité qu’elles alimentent parmi le personnel. Pour toutes ces raisons, ces auteurs recommandent de ne pas essayer de résoudre tous les problèmes par les récompenses financières et qu’être chiche à cet égard se révèle souvent plus efficace.

La rémunération au mérite dans le secteur public : comment expliquer sa persistance ?

À ce jour, force est de reconnaître que la plupart des chercheurs qui ont étudié la rémunération au mérite dans le secteur public s’appuient sur un nombre très restreint de théories de la motivation, notamment les théories des attentes, du renforcement et des buts (Locke et Latham, 1990; Pearce et Perry, 1983; Perry et al., 2006; Vroom, 1964; Van Eerde et Thierry, 1996; Skinner, 1974). Si certaines études confirment des effets positifs de la rémunération au mérite sur la motivation ou sur d’autres attitudes au travail des fonctionnaires, il reste que ces effets sont plutôt mitigés et loin d’être clairs. À la suite d’une revue des études, Reilly (2003) constate que non seulement la rémunération au mérite ne semble pas motiver les fonctionnaires, mais encore qu’elle tend à nuire à la fois aux relations entre les employés et au travail en équipe.

Comme l’indiquent Perry et al. (2009), la synthèse des résultats des études passées nous met face à un paradoxe : on persiste à adopter la rémunération au mérite dans le secteur public alors qu’elle ne paraît pas donner les résultats attendus. Au terme de cet article, nous proposons d’expliquer ce paradoxe en nous fondant sur des perspectives théoriques autres que celles liées à la motivation au travail, perspectives que les auteurs gagneraient à privilégier à l’avenir. Selon Laufer (1996), la légitimité des actions peut être analysée à deux niveaux : à un niveau institutionnel, public et formel, qui représente un ensemble de règles de droit et de règles scientifiques, décrites, connues et auxquelles chacun doit se référer, et à un niveau conventionnel, informel et privé, suivant lequel la légitimité des actions est résolue par le recours à un ensemble de règles et de modèles d’évaluation normatifs informels, collectivement acceptés mais pas clairement écrits. Nous suggérons alors d’améliorer notre compréhension du phénomène de la rémunération au mérite en adoptant ces perspectives institutionnelle et conventionnaliste, qui mettent en avant la question de la légitimité des outils et pratiques de gestion.

Adopter une perspective institutionnelle pour comprendre les raisons pour lesquelles on persiste a valoriser la rémunération au mérite dans le secteur public

Selon une perspective institutionnelle, l’organisation est soumise à un certain nombre de contraintes de nature coercitive (des lois et des règlements qu’il faut respecter), normative (des normes sociales sur les façons de faire appropriées) et mimétique (l’imitation des façons de faire des concurrents performants) (voir DiMaggio et Powell, 1983; Edelman, 1990; Jepperson, 1991; Meyer et Rowan, 1977; Parsons, 1960; Powell et DiMaggio, 1991; Scott et Meyer, 1994; Tolbert et Zucker, 1983; Zucker, 1987).

Devant ces pressions environnementales, la stratégie dominante des organisations reste l’acceptation et l’adaptation, ce qui les incite à adopter des pratiques de gestion socialement acceptées et prescrites afin d’apparaître légitimes aux yeux des parties prenantes telles que les citoyens, les investisseurs et les actionnaires. Il en résulte un phénomène d’isomorphisme par lequel les organisations se conforment aux normes, aux règles et aux valeurs de leur environnement et adoptent des façons de faire comparables à celles des autres entreprises. Dans ce contexte, la diffusion des pratiques et des structures de gestion peut être rapide parmi les organisations. En effet, si la décision d’une entreprise d’adopter une pratique nouvelle est, pour une primo-adoptante, le fruit d’une réflexion rationnelle sur les bienfaits techniques et économiques de la pratique en question, l’organisation qui adopte une pratique déjà largement diffusée le fait souvent davantage par souci de légitimité que pour sa réelle efficacité.

Cette perspective institutionnelle permet de comprendre le rapprochement des systèmes de légitimité qu’adoptent les entreprises privées et publiques (voir, par exemple, Melnik et Guillemot, 2010; Desmarais et Abord de Chatillon, 2008). Pour démontrer leur légitimité auprès des ministères qui les financent mais aussi auprès des citoyens, les organisations du secteur public doivent se soucier davantage de performance et de service aux citoyens, désormais considérés comme des clients. La légitimité « morale » issue de la nature même de leur mission (la satisfaction de l’intérêt général) ne suffit plus pour préserver la légitimité globale des organisations du secteur public. Ainsi, nous pouvons observer que plus la rémunération variable est adoptée dans le secteur privé, plus elle gagne en légitimité et plus elle tend à être adoptée par les institutions publiques. L’adoption d’une pratique de gestion ne relève donc pas uniquement de la recherche d’une performance « technique », mais également de la quête d’une certaine légitimité.

Aussi, les propos des dirigeants politiques peuvent viser à convaincre le public que leur gestion est justifiée et orientée vers des objectifs rationnels et louables comme l’amélioration de la performance (Meyer et Rowan, 1977; Meyer, 1980), de manière à répondre aux préoccupations des citoyens. Leurs propos peuvent alors être analysés comme la résultante d’un processus de justification ou de rationalisation (Festinger, 1954; Staw, 1980; Weick, 1979). Ainsi, le présumé impact positif des programmes de rémunération au mérite dans le secteur public pourrait être considéré comme une question de gestion des impressions (Dandridge et al., 1980; Pfeffer, 1981; Pondy et al., 1983). Pour certains, cela correspond à une perspective symbolique qui fait de la rémunération au mérite un levier pour gérer des impressions ou encore un mythe institutionnel alimentant le message qu’on se préoccupe de la performance. Ainsi, Trice et al. (1969) ont démontré que les activités de gestion des ressources humaines possèdent en général un caractère symbolique de légitimité. La rémunération des performances faciliterait alors le développement organisationnel tel que constaté dans le rapport synthèse de l’OCDE (2005) :

« L’une des raisons clefs du maintien et de l’extension de la politique de la rémunération à la performance – au-delà de la motivation politique – est son rôle dans la facilitation de changements organisationnels ou de gestion. En effet, dans le cadre d’une gestion des ressources humaines adéquate, les procédures qui accompagnent la rémunération de la performance peuvent produire des résultats positifs en termes de réorganisation du travail, de définition des objectifs, de clarification des tâches et de recrutement. Lorsque l’adoption de la rémunération à la performance s’insère dans une politique globale de gestion des performances, elle peut servir de catalyseur et favoriser des changements dans la gestion plus vastes tels que la fixation plus rigoureuse d’objectifs de performance, un dialogue avec l’encadrement, un travail d’équipe et une plus grande souplesse dans le travail, influençant positivement la performance individuelle et collective. C’est indirectement que la rémunération à la performance peut contribuer à améliorer la performance à travers des changements organisationnels et de management et non pas par le biais de la motivation individuelle. » (OCDE, 2005, p. 15)

S’inscrivant dans cette perspective institutionnelle, des tenants du management des impressions (Elsbach, 1994, 2001) ont aussi mis en évidence les manoeuvres discursives utilisées par les organisations pour parvenir à légitimer leurs actions. Ainsi, des chercheurs gagneraient à étudier les systèmes de rémunération au mérite dans le secteur public à la lumière des discours et à analyser particulièrement le rôle des dirigeants et des professionnels des ressources humaines à l’égard de leur opérationnalisation. En outre, ils devraient s’intéresser davantage au discours des fonctionnaires et des dirigeants politiques entourant le processus de rémunération au mérite en adoptant une perspective constructiviste (Giddens, 1984). Lindlof (1995) résume cette orientation de la façon suivante : « if we want to know how something is done and what it means, we have to know how it is talked about ». Les résultats de l’étude menée par Quaid (1993) sur un système d’évaluation des emplois et de gestion des salaires dans le secteur public canadien confirment que la méthode d’évaluation des emplois Hay s’avère à la fois un mythe, un outil de socialisation et un rituel permettant à la direction et aux professionnels des ressources humaines de construire une réalité ou de gérer les impressions (langage spécialisé, statistiques, jargon, complexité), afin de donner une apparence de rigueur et d’équité à la gestion de la rémunération. Une étude semblable à celle de Quaid permettrait probablement d’enrichir notre compréhension du rôle de la rémunération au mérite dans le secteur public.

Dans le même esprit, après avoir fait un bilan des études sur la rémunération au mérite dans le secteur public américain, Kellough et ses collaborateurs (1993, 1997) concluent que les dirigeants politiques persistent à vouloir dire qu’ils tiennent compte de la performance dans la gestion des salaires des fonctionnaires pour les raisons suivantes :

  • La reconnaissance du mérite « individuel » est valorisée. Évaluer et rémunérer les performances donne une indication aux citoyens que les dirigeants à la tête du gouvernement sont en position de contrôle, qu’ils vont gérer le secteur public comme le milieu des affaires, que la productivité des fonctionnaires – de plus en plus remise en question – est maîtrisée et qu’on essaie autant que possible de l’optimiser.

  • La rémunération au mérite symbolise une image de culture de performance que l’on veut projeter auprès du personnel interne et des citoyens. La rémunération variable, fréquemment implantée dans le secteur privé, est perçue comme un outil efficace d’accroissement de la productivité. Elle est alors jugée cohérente par rapport à l’idée que le secteur public devrait être mené comme une organisation du secteur privé.

  • La rémunération au mérite donne un certain pouvoir aux cadres face à leurs subordonnéset apparaît comme un mécanisme de contrôle. Cette raison qui découle d’une perspective politique corrobore la conclusion de l’étude de Gabris (1986) selon laquelle les superviseurs soutiennent l’approche des salaires au mérite parce qu’ils croient que cela augmente leur contrôle sur les employés.

  • La reconnaissance d’un échec et l’abandon de la rémunération au mérite s’avèrent difficiles une fois qu’on y a investi efforts, temps et argent. On parle alors du phénomène de l’« escalade de l’engagement » ou des « coûts irrécupérables » (sunk costs).

Ainsi, la perspective institutionnelle nous permet de mieux comprendre les mécanismes de diffusion des outils et pratiques de gestion. Les entreprises en quête de légitimité adoptent des pratiques non pas uniquement dans un souci d’efficacité mais également pour paraître légitime aux yeux des diverses parties prenantes. Or, en s’institutionnalisant, les organisations ont tendance à incorporer des structures, pratiques et outils rationalisés et légitimés en externe, sans pour autant que ceux-ci soient en cohérence avec leur efficience interne, c’est-à-dire sans véritable réflexion sur l’identité et la mission de l’organisation (Rojot, 2003). Ceci peut engendrer un « découplage » (Weick, 1976) ou un écart progressif entre la structure formelle de gestion et les activités quotidiennes (Meyer et Rowan, 1977).

Adopter une perspective conventionnaliste pour comprendre les freins sur lesquels bute la rémunération au mérite dans le secteur public

La question de la légitimité intra-organisationnelle des pratiques (Buisson, 2007) est alors posée : et si, dans cette quête effrénée d’une légitimité « de gestionnaire » auprès d’acteurs externes, impliquant la diffusion de nouveaux outils de gestion et notamment de la rémunération au mérite, les organisations publiques oubliaient de prendre en considération une partie prenante essentielle à la réussite de l’implantation de ces outils, à savoir le personnel ?

Dans ce cadre, le courant conventionnaliste et notamment les « économies de la grandeur » (Boltanski et Thévenot, 1987, 1991) peuvent permettre de mieux comprendre les difficultés d’appropriation d’outils de gestion issus du secteur privé par les organisations de service public. Selon une perspective conventionnaliste, les personnes ont besoin de cadres, de référentiels communs auxquels ils font appel pour légitimer et coordonner leurs actions. La réalité sociale d’une organisation est donc constituée par certains discours légitimes et ne peut être interprétée sans qu’on y fasse référence. Aussi, il importe d’observer les valeurs, les principes et les logiques défendues par les groupes d’acteurs dans l’organisation ainsi que les accords ou les conventions qui se construisent entre eux (Livian et Herreros, 1994). Ainsi, les théoriciens des conventions s’intéressent davantage « aux convictions des acteurs sur les « bonnes pratiques » de gestion plutôt que sur d’improbables pratiques efficaces en elles-mêmes » (Gomez, 1997, p. 67).

En effet, il apparaît que la conciliation des exigences institutionnelles avec des exigences techniques est souvent difficile parce que des pratiques rationalisées et légitimées à l’externe peuvent s’avérer peu cohérentes par rapport au fonctionnement et à la recherche de l’efficience à l’interne (Brunsson, 1989). Reprenant cette idée, Rojot souligne que la principale conséquence est que « des idéologies différentes sont produites à usage externe et interne créant un double standard, l’un présentant l’organisation et ses buts au monde extérieur, l’autre destiné aux membres, et appliqué de façon interne » (2003, p. 435). Cela semble être le cas pour la rémunération au mérite dans le secteur public, étant donné que ses outils s’inspirent de ceux issus du secteur privé et suivent donc une logique de conception propre à ce secteur. Or, comme ces principes et techniques d’évaluation et de reconnaissance du mérite sont dénaturés dans le secteur public, ils conduisent à l’opposé de ce que le discours professe : les récompenses censées être au mérite tendent à être attribuées selon une logique d’égalité, les récompenses censées être motivantes sont peu incitatives, etc. Il semblerait donc que la rémunération au mérite permette aux organisations publiques d’acquérir une légitimité « gestionnaire ou de culture de performance », mais que sur le terrain ces pratiques ne soient pas véritablement « légitimes » aux yeux du personnel et appliquées par eux.

Suivant ce raisonnement, la thèse de Buisson (2007) a montré que l’appropriation ou la légitimité de l’implantation de la rémunération au mérite dans le secteur public français dépend : (1) de sa cohérence par rapport à la culture organisationnelle et de sa compréhension des salariés (préalable cognitif); (2) de sa conformité avec des valeurs morales (préalable moral); (3) de son acceptation et des actions des autres acteurs dans l’organisation (préalable normatif); (4) de son lien avec les intérêts ou les bénéfices personnels potentiels pour les personnes, qu’ils soient financiers, liés à la carrière ou de gestion (préalable pragmatique); (5) de l’expertise des concepteurs et des cadres chargés de sa mise en oeuvre (préalable charismatique); et (6) de sa qualité sur le plan technique (préalable technique). D’ailleurs, certains auteurs ont tenté d’observer s’il existait une forme particulière de motivation, propre aux agents des services publics (Brewer et Selden, 1998; Perry et Wise, 1990), soulignant que les incitations financières auraient peu d’impact sur la motivation au travail des fonctionnaires.

Comme le constate l’OCDE (2005), seul un petit nombre d’agents ou de fonctionnaires estiment que les dispositifs de rémunération au mérite les incitent à travailler davantage, et nombreux sont ceux qui les perçoivent plutôt comme une source de discorde. Le même rapport conclut que « les agents sont moins motivés qu’on ne s’y serait attendu par la perspective de recevoir plus d’argent en travaillant mieux ». Des travaux plus récents (Demmke, 2005), révèlent que ces derniers seraient, par rapport aux salariés du privé, motivés surtout par le contenu de leurs tâches et la possibilité de « contribuer au bien commun ». Par ailleurs, dans bon nombre de cas, l’introduction de la reconnaissance pécuniaire du mérite se heurte à une tradition qui rémunérait plutôt les années de service, le mérite étant surtout reconnu par l’entremise des promotions.

Conclusion et avenues de recherche

La quasi-totalité des écrits sur la rémunération au mérite dans le secteur public adopte une perspective psychologique et rationnelle en la considérant comme un mode de rémunération qui repose sur des standards rationnels, menant à des résultats rationnels sur les attitudes et les comportements au travail et, ultimement, sur la performance du secteur public. Comme nous l’avons vu précédemment, il serait utile d’analyser le contexte social lié à l’adoption et à la gestion de régimes de rémunération variable dans le secteur public, en adoptant une vision interprétative propre aux perspectives institutionnelle et conventionnaliste. Par exemple, les chercheurs peuvent explorer jusqu’à quel point l’adoption de la rémunération variable dans le secteur public ou le recours accru à celle-ci permet de construire une nouvelle réalité organisationnelle (Berger et Luckmann, 1966), en symbolisant l’importance que les dirigeants et les politiciens accordent à divers résultats et comportements (Pfeffer, 1981). Il apparaît que si la rémunération au mérite peut permettre d’améliorer la performance d’une organisation du secteur public, ce n’est pas tant en raison de ses effets sur la motivation au travail qu’en raison de ses effets indirects sur l’organisation du travail et l’établissement des objectifs (IGPDE, 2009).

Suivant la perspective de la contingence ou configurationnelle (Banker et al., 1996; Delery et Doy, 1996; Gerhart et Milkovich, 1992) et ainsi que le propose Heneman (2000), les chercheurs devraient essayer d’accroître les connaissances sur les conditions susceptibles de rendre la rémunération au mérite efficace dans le secteur public. Selon Lawler (2000), il importe peu de trouver la présence d’« alignements »; ce qu’il faut, c’est repérer des alignements efficaces ou productifs. Bartol et Locke (2000) considèrent aussi que les chercheurs devraient tenter de répondre à la question suivante : comment la rémunération variable va-t-elle se traduire en de meilleures performances individuelles et collectives ? Plus précisément, ils devraient analyser le processus par lequel la rémunération variable améliore divers indicateurs de performance tant au niveau individuel qu’au niveau collectif en s’appuyant sur des concepts d’investissement mutuel (Tsui et al., 1997), de comportements de bons citoyens (Organ, 1988; Podsakoff et al., 1993; Schnake, 1991). En outre, les chercheurs peuvent poursuivre les efforts de recherche privilégiant l’analyse des incidences des perceptions de justice à l’égard de la rémunération au mérite (Folger et Konovsky, 1989; St-Onge, 2000; Salimäki et Jämsén, 2010; Terpstra et Honoree, 2005). Par ailleurs, comme la rémunération variable est souvent un moyen que l’on introduit en parallèle avec d’autres innovations comme l’enrichissement des emplois (Lawler, 1990; Schuster et Zinghiem, 1992), les chercheurs devraient analyser l’efficacité relative de ces divers programmes par rapport à la création de valeur, ou encore les systèmes complémentaires de gestion qui s’adaptent le mieux à la rémunération variable dans le secteur public, pour optimiser son efficacité.

Aussi, dans un contexte de concurrence sur le marché de l’emploi, la gestion de la rémunération constitue un levier important d’attraction et de rétention des employés. En conséquence, les chercheurs devraient aussi recourir à la perspective de la théorie basée sur les ressources (Barney, 1991), de manière à mesurer l’efficacité de la rémunération au mérite dans le secteur public sur des critères d’attraction et de fidélisation du personnel. Ils auraient aussi intérêt à étudier les composantes plus intangibles de la « rémunération totale ou globale » qui sont offertes dans le secteur public (comme les possibilités d’avancement, la conciliation travail-famille), étant donné que les salaires et la rémunération variable sont faciles à imiter sur le marché (Gerhart et Rynes, 2003). Des enquêtes et des études confirment d’ailleurs que les personnes prennent leurs décisions relatives à l’emploi en considérant diverses composantes de la rémunération totale : le salaire, l’acquisition des compétences, la conciliation travail-famille, les défis et le contenu du travail, les avantages sociaux, le climat de travail, la qualité de la supervision, etc. (Barber et Roehling, 1993; Bretz et Judge, 1994; Cable et Judge, 1994; Feldman et Arnold, 1978; Foote, 1998; etc.). Dans le même ordre d’idées, plusieurs auteurs ont exprimé la nécessité de mieux comprendre les différences individuelles à l’égard des composantes de la rémunération totale (voir notamment Bartol, 1999; Cable et Judge, 1994; Gerhart et al., 1996; Gerhart et Rynes, 2003; Milkovich et Newman, 2008) afin d’aider à attirer et à retenir les employés qui ont une personnalité et des valeurs s’accordant avec la culture et les défis du secteur public.

En somme, au-delà de l’analyse traditionnelle des effets de la rémunération au mérite dans le secteur public sur les attitudes et la performance au travail sous l’angle des théories de la motivation, de nombreux autres cadres théoriques gagneraient à être adoptés pour aider à mieux comprendre pourquoi l’on persiste à croire à la rémunération au mérite et à la maintenir. Tel qu’exprimé précédemment, les programmes de rémunération au mérite peuvent être adoptés pour bien des raisons (voir Kruse, 1996) comme l’amélioration de la flexibilité, le recrutement et la rétention du personnel ou le changement de valeurs. Il serait aussi intéressant d’analyser les impacts des régimes de rémunération sur des facteurs comme la culture, le climat de travail, l’organisation du travail, l’attraction de candidats, la fidélisation des fonctionnaires, la satisfaction des citoyens, la créativité, la qualité des communications, le partage des connaissances, etc. Ces derniers effets ont été beaucoup moins étudiés et d’autres chercheurs devraient poursuivre les efforts porteurs qui ont été menés dans le secteur privé (par exemple, Bartol et Srivastava, 2002).