Corps de l’article

Les articles et ouvrages sur les écosystèmes d’affaires (EA) se sont multipliés depuis quelques années, dans la presse économique et managériale grand public, mais aussi, plus récemment, dans les revues académiques en management. Cette multiplication de contributions confère-t-elle pour autant à l’approche par les EA le statut de « nouvelle production scientifique » ? Comment évaluer son intérêt dans le champ du management stratégique (MS) ?

De nombreux débats alimentent la question des déterminants de nouveaux paradigmes, théories ou concepts scientifiques. Dans le cadre de l’organizational theory par exemple, plusieurs auteurs se sont interrogés sur la nature d’une théorie (Dimaggio, 1995; Sutton & Staw, 1995; Weick, 1995; McKinley et al., 1999). Astley (1985), McKinley et al. (1999) et Astley & Zammuto (1992) ont considérablement enrichi le débat en s’intéressant à l’émergence de nouveaux paradigmes ou théories. Ils ont notamment précisé que ces derniers devaient impérativement s’inscrire dans une réflexion plus générale. Cette réflexion vise à apprécier notamment, le contexte, les conditions et les modalités par lesquelles ils ont pu trouver une audience au sein d’une communauté scientifique donnée. Ces questions ont toujours animé la communauté scientifique. Karl Popper (1968), Ludwik Fleck (1979) et Thomas Kuhn (1970) - pour ne citer qu’eux - sont à l’origine de contributions majeures, sur lesquelles Lakatos s’appuiera pour élaborer une méthodologie des programmes de recherche scientifique (Lakatos, 1970, 1978).

En nous appuyant d’une part sur la méthodologie des programmes de recherche scientifique (MPRS) développée par Lakatos (1970, 1978) et d’autre part, sur une étude bibliométrique et une revue de la littérature qui couvrent une période de plus de dix ans, nous montrerons que l’approche par les EA constitue un programme de recherche progressif. Ce programme de recherche présente un cadre commun unifié permettant de mieux explorer les différentes facettes de l’innovation collective dans un contexte de globalisation économique et technologique. Notre analyse met en exergue plusieurs caractéristiques des EA comme programme de recherche :

  • Une trajectoire académique qui passe par plusieurs périodes visant une reconnaissance institutionnelle,

  • Un processus de développement marqué par un ancrage empirique fort et une logique abductive dominante,

  • Des formes de nouveauté qui visent à s’émanciper des cadres théoriques classiques (nouveaux concepts, nouveaux phénomènes).

La première partie de cet article présente les grandes lignes de la MPRS de Lakatos. Nous soulignerons les apports de la MPRS et montrerons que certains aménagements s’imposent afin d’embrasser la spécificité des sciences de gestion et de la stratégie. La seconde partie analyse le développement de l’approche par les EA à l’aune de la MPRS adaptée aux sciences de gestion. Nous procèderons alors à une analyse bibliométrique de notre corpus d’articles afin d’apprécier les différentes phases de développement de ce programme de recherche. Enfin, nous discuterons dans la troisième partie, du caractère progressif du programme de recherche sur les EA, de sa cohérence et de son originalité, en mettant en avant les tâtonnements partagés par toute théorie en cours de construction (Weick, 1995).

Une validation épistémologique par la MPRS

L’oeuvre de Lakatos est guidée par la volonté d’appréhender la nature d’une avancée scientifique (problemshift progressive) et de fournir un moyen d’apprécier les progrès réalisés, c’est-à-dire la valeur des connaissances produites. Pour Lakatos, le progrès scientifique résulte des imbrications dialectiques en cours entre des théories concurrentes au sein d’un ensemble « organique » c’est-à-dire un programme de recherche (Lakatos, 1978, p.11). L’auteur cherche à réconcilier les positions de Popper (falsificationnisme) et de Kuhn (conventionnalisme) face à la nouveauté scientifique. En effet, la question se pose de savoir ce qui constitue - ou non - une nouveauté ou une avancée scientifique (Larvor, 1998; Edouard & Gratacap, 2010, 2011). En transposant son analyse aux sciences de gestion, nous montrerons d’une part, qu’un aménagement s’impose afin d’identifier les figures de cette nouveauté. D’autre part, nous appréhenderons leur valeur scientifique, c’est-à-dire l’intérêt qu’elle suscite au sein de la communauté académique.

L’architecture de la méthode

Pour Lakatos (1970, 1978), un programme de recherche consiste en un noyau dur d’hypothèses centrales non directement critiquables, autrement-dit non réfutables. Ce programme se présente comme une série de théories successives qui se construisent en acceptant ce noyau d’hypothèses centrales. Lakatos étudie l’ensemble des hypothèses d’une même série de théories et non une somme de théories : « Progress is measured by the degree to which a problemshift is progressive, by the degree to which the series of theories leads us to the discovery of novel facts » (Lakatos, 1970, p.118). Il cherche à comprendre les fondements de l’évolution des théories d’une même série. Une série de théories assemblée autour du même noyau dur constitue un programme de recherche. La MPRS se structure autour de différents éléments :

  • Le noyau dur regroupe les hypothèses centrales. Celles-ci sont partagées par l’ensemble des théories qui composent le programme,

  • La ceinture protectrice est constituée d’hypothèses auxiliaires réfutables remplissant deux fonctions : 1) leur ajustement au regard des anomalies observées empiriquement permet la progressivité du programme 2) elles défendent les hypothèses centrales du noyau dur de toute falsification ou remise en cause.

  • Les heuristiques négatives et positives constituent « apowerful problem-solving machinery » (Lakatos, 1978, p.4). L’heuristique négative maintient inchangée le noyau dur au cours du développement d’un programme (intra-program problemshift). L’heuristique positive conduit à l’élaboration d’hypothèses auxiliaires qui contribuent à enrichir le noyau dur de nouvelles directions de recherche (inter-program problemshift), par l’émergence de nouvelles séries théoriques. Les problemshifts qui interférent avec le noyau dur d’un programme induisent l’émergence d’un nouveau programme de recherche. Les deux types de problemshifts sont dégénératifs lorsqu’ils ne constituent que de simples tentatives ad-hoc pour faire face à des preuves apparemment discordantes.

Lakatos explique la continuité des sciences en interprétant leur histoire comme étant celle de programmes rivaux, certains étant progressifs et d’autres dégénératifs. Cette perspective historique est centrale et considère la temporalité d’un programme c’est-à-dire son évolution chronologique. Dans ce cadre, Lakatos suggère de ne pas abandonner prématurément un programme et insiste sur l’idée qu’il doit être protégé - au moins temporairement - des programmes rivaux antérieurs, afin d’éviter toute position trop dogmatique.

Un programme de recherche est dit progressif ou productif si sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique (Lakatos, 1971, p 200), autrement-dit s’il permet de prédire des faits inédits au moins partiellement corroborés. Il est guidé, non pas par des réfutations successives, mais par le développement de nouvelles séries théoriques permettant d’expliquer de nouveaux phénomènes, ce que ne peuvent pas faire des programmes de recherche rivaux.

Un programme de recherche est dit dégénératif s’il ne prédit pas de faits nouveaux ou s’il ne progresse pas au moyen d’une heuristique positive : il ne peut protéger le noyau dur qu’au moyen d’hypothèses ad hoc. Il sera tôt ou tard supplanté par un programme rival progressif. Un programme peut donc en supplanter un autre s’il a un contenu tant empirique que théorique plus vaste. La supériorité de son pouvoir heuristique intègre la réussite du programme antérieur et dépasse ses limites explicatives grâce à de nouvelles hypothèses et de nouvelles perspectives.

La MPRS n’est pas seulement un moyen de décrire les programmes concurrents de recherche. Elle fournit également des critères permettant de comparer et d’apprécier le caractère progressif de certaines théories ou de certains changements de perspective scientifique.

L’ad-hocité des hypothèses

La nature des hypothèses prises en compte par la MPRS est importante pour apprécier le caractère d’un programme de recherche et mérite quelques éclaircissements. Lakatos distingue trois types d’ad-hocité :

  • un mouvement théorique ou un ajustement ne génère aucune prédiction nouvelle comparé au mouvement précédent,

  • aucune prédiction théorique nouvelle n’est corroborée empiriquement,

  • des hypothèses auxiliaires sont modifiées sans s’accorder avec l’esprit de l’heuristique positive du programme; elles sont posées en dehors de toute heuristique guidant la construction théorique.

Ces trois formes d’ad-hocité soulignent l’importance pour la recherche d’évoluer de manière ordonnée afin de construire des corpus théoriques toujours plus cohérents et solides. Il s’agit surtout d’éviter la prolifération anarchique de théories reposant sur des hypothèses ad-hoc.

Prédiction et nature des faits nouveaux

La capacité à prédire un fait nouveau occupe une place centrale dans la MPRS. Mais la question de la définition d’un fait nouveau se pose. En effet, « nouveau » mais par rapport à quelle référence ? De plus, la position de Lakatos au regard des constituants de la nouveauté va évoluer progressivement.

Initialement (Lakatos 1), Lakatos (1970, p 34) considère comme nouveau un fait qui n’était jusqu’ici qu’inattendu. Dans cette perspective, la nouveauté s’apprécie à l’aune de la base de connaissances (knowledge background) c’est-à-dire tout ce qui est connu par la science au moment où la théorie a été proposée. Nous avons précisé que, la temporalité joue un rôle important dans l’approche séminale de Lakatos : un fait nouveau doit être « improbable or even impossible in the light of previous knowledge » (Lakatos, 1970, p.118)[1]. Or, le caractère nouveau d’un fait n’est pas nécessairement d’ordre temporel. Des faits anciens peuvent ainsi être réévalués à la lumière de nouvelles théories qui en proposent une interprétation différente[2] Lakatos accepte la critique de Zahar (1973) pour qui cette conception est beaucoup trop large. Zahar (1973) considère que tout fait peut être susceptible de réinterprétation par une théorie qui en redéfinirait les termes.

Ainsi, (Lakatos 2) une nouvelle théorie peut réinterpréter un fait ancien d’une nouvelle manière (new interpretation novelty), le transformant ainsi en un fait nouveau. Cependant, cette position présente l’inconvénient de considérer tous les problemshifs comme étant progressifs. Elle ne peut donc pas constituer une base d’évaluation pertinente.

Zahar (1973) va suggérer une troisième possibilité d’appréhender la nouveauté au regard de la base de connaissances (knowledge background). Cette alternative (Zahar / Lakatos) est acceptée par Lakatos (Lakatos & Zahar, 1975). Elle consiste à examiner si le fait nouveau susceptible d’étayer une théorie joue un rôle dans sa construction. Le fait nouveau fait-il partie du knowledge background de la théorie en question ? Dans cette optique, un fait sera considéré comme nouveau -au regard d’une théorie donnée- s’il ne fait pas partie de l’ensemble des connaissances qui ont servi à sa construction.

Intérêts de la MPRS pour les sciences de gestion

La perspective Lakatosienne présente plusieurs intérêts pour les sciences de gestion. Premièrement, elle permet de mieux comprendre la part de convention inhérente à toute démarche scientifique et d’analyser plus finement les différences entre les approches proposées. Jeanjean et Tixier (2000) soulignent le caractère fortement structurant des programmes de recherche qui permettent selon eux « de clarifier les liens entre les différentes grilles de lecture » (p.16) en posant clairement les principes invariants qui sous-tendent chacune d’entre elles. La rationalisation des différentes perspectives est rendue possible en les rassemblant et en les liant en fonction de leurs principes invariants ou noyau dur. Il devient alors possible de construire une cartographie des courants qui traitent du même problème. Cette perspective permet de prendre en compte le caractère pluridisciplinaire des sciences de gestion et de considérer les différentes approches comme autant de programmes de recherche.

Deuxièmement, comme nous l’avons précisé, l’approche Lakatosienne permet d’évaluer l’intérêt d’un programme de recherche par sa dynamique de croissance. Celle-ci est révélée par l’ensemble des théories auxquelles il se rattache (relations de complémentarité, rivalité, continuité). Cet aspect s’apprécie d’une part, au regard de la spécificité des sciences de gestion et de la stratégie en tant que discipline scientifique, et d’autre part au regard de ses fondements théoriques. Les sciences de gestion constituent un carrefour pluridisciplinaire qui vise à explorer les différentes facettes de l’action collective (David et al, 2012; Martinet & Pesqueux, 2013). La stratégie, quant à elle, est encore une discipline relativement récente. Dans ce domaine, le modèle portérien constitue une plateforme à partir de laquelle de nombreuses approches théoriques se sont développées. A défaut de revendiquer une relation de complémentarité, ces approches présentent un réel intérêt analytique lorsqu’elles sont mobilisées simultanément. Tel est le cas notamment de la dépendance aux ressources (Pfeffer & Salancik, 1978) et des approches de l’intention stratégique (Prahalad & Hamel, 1994). Comme le démontrent Attarça et Corbel (2011), la puissance de la stratégie réside dans sa capacité à mobiliser simultanément différents courants théoriques a priori incompatibles. Il y a quinze ans, Martinet (2000) soulignait les risques d’une fragmentation de la connaissance dans le champ du MS et ses conséquences et son incapacité à « fournir des schémas de synthèse » (p.113). Or, tout l’intérêt de la MPRS - notamment par rapport à une simple revue de la littérature - est de repérer les zones de fractures, les clivages ou les ruptures, mais également de fournir une cartographie des différentes approches précisant les ponts susceptibles de les relier (Jeanjean & Tixier, 2000). C’est de la mise en relation et/ou de l’intégration que naît la richesse. Pour Hafsi et Martinet (2007), les avancées théoriques à venir dans le champ du MS procéderont d’une démarche holistique, d’une « intégralogie » (p.11) dont l’objet serait « d’intégrer et de réconcilier » (p.11) les résultats de travaux disparates « à la recherche d’explications plus vastes et de guides pour l’action » (p.11). En effet, une relation commensale ou symbiotique entre les théories semble plus pertinente qu’une relation antagoniste ou conflictuelle, voire caractérisée par la discontinuité. Certains programmes peuvent alors être considérés comme complémentaires et non comme rivaux contrairement au point de vue de Lakatos (1970).

Plusieurs auteurs ont souligné les limites de l’approche de Lakatos et proposé des aménagements à sa méthode. Feyerabend (1975, p.11) soutient que les règles méthodologiques ne contribuent généralement pas au succès scientifique. En s’attaquant aux critères traditionnels d’évaluation des théories scientifiques, il démontre que l’impératif de compatibilité des nouvelles théories avec les anciennes donne un avantage déraisonnable aux premières. La position de Feyerabend plaide donc en faveur d’une plus grande flexibilité méthodologique. Tixier et Jeanjean (2000) le suggèrent aussi en proposant d’élargir l’heuristique positive aux observations de terrain qui interagissent avec le cadre théorique. Cet ancrage empirique est une caractéristique importante de la stratégie et des sciences de gestion. Cet accès au terrain permet d’appréhender les phénomènes cachés et les mécanismes générateurs (Bhaskar, 1978). Cette composante empirique occupe une place importante dans une discipline (MS) qui se propose d’investiguer des phénomènes souvent complexes (ambiguïté causale) et difficilement observables (Godfrey & Hill, 1995). Glaser et Strauss (2009) adoptent le même positionnement dans leur célèbre ouvrage The Discovery of Grounded Theory. Dans la même veine, Lecocq et al. (2010) ont souligné l’ancrage empirique de la notion de business model et affirmé que ce dernier constituait un nouveau programme de recherche en MS, en retenant notamment comme critère pertinent, ce qu’ils qualifient de « phases d’institutionnalisation ». Ils précisent que la phase d’émergence du concept s’est opérée dans la communauté des praticiens, à partir d’une base de connaissances (knowledge background) essentiellement tacites. Les EA suivent la même logique comme nous le montrerons.

Adaptations de la MPRS aux sciences de gestion

Les arguments ci-dessus évoqués suggèrent la nécessité d’effectuer quelques aménagements à la MPRS afin d’intégrer la spécificité des sciences de gestion et du MS.

En premier lieu, le cadre opérationnel d’utilisation de la MPRS énoncée par Lakatos doit être élargi. Sa flexibilité ou/et plasticité méthodologique est favorable à cet ajustement. Croiser plusieurs grilles d’analyse a priori incompatibles, mobiliser différentes théories sans lien de parenté directe peuvent s’avérer utiles pour enrichir l’analyse de phénomènes. Sans nécessairement être nouveau, ces dimensions s’avèrent au demeurant assez complexes car traversés par des tensions contradictoires. La complexité empirique suggère également de reconsidérer les conditions d’appréciation du caractère progressif d’un programme, et notamment le fait que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique. Cette position tend à négliger les allers-retours entre la théorie et les observations empiriques, assez fréquents dans les sciences de gestion (David, 1999; Glaser & Strauss, 2009; Strauss & Corbin, 2014). Elargir l’heuristique positive aux observations du terrain, dans une logique abductive, permet de générer de nouvelles hypothèses auxiliaires et d’enrichir le noyau dur de pistes de recherche. En phase de développement ou d’émergence, un programme peut donc se développer par l’intermédiaire de théories substantives, d’où l’intérêt de laisser un sursis à ces théories, le temps pour elles de passer à l’état de théories formelles.

En second lieu, il convient de reconnaître que l’émergence des idées ne précède pas nécessairement l’émergence des faits. En sciences de gestion, le moteur de la nouveauté est souvent associé à la capacité à nommer et à caractériser des phénomènes et ou des objets préexistants. Or, cette énonciation n’est pas considérée par Lakatos comme une étape dans la diffusion ou l’institutionnalisation d’une nouveauté. Pourtant, l’énonciation et la caractérisation de la nouveauté constituent un acte majeur pour le chercheur comme pour le praticien (Hannan et al., 2007). Nommer constitue la première étape indispensable au processus d’émergence d’un concept, d’une théorie ou d’un courant de pensée. Dans ce cadre, cognition et langage sont intimement liés. La cognition s’oriente par la formulation et la spécificité d’une expression linguistique. Dire ou énoncer, c’est toujours construire et construire selon une certaine forme. Nommer, c’est déjà caractériser afin de distinguer les phénomènes et les objets les uns des autres, c’est délimiter des frontières qui permettent la structuration des connaissances (Astley, 1985). Cet effort de délimitation et d’assemblage de la connaissance dans une logique d’explication rationnelle est largement souhaité par Lakatos (1970). Il est le préalable à tout effort de conceptualisation et de modélisation visant à simplifier la réalité afin de mieux l’appréhender. Comment assurer la diffusion d’une idée sans la désigner[3] ? Comment parvenir à exploiter empiriquement une idée, c’est-à-dire à la valoriser concrètement sur le terrain, sans la nommer ? L’exploitation résulte de la capacité des acteurs à adopter une norme commune c’est-à-dire un langage et des conventions (Kelemen & Bansal, 2002), à travers lesquels peuvent émerger des communautés s’y identifiant (à travers la nature de ses échanges, sources d’oppositions et/ou de consolidations). L’établissement de normes sert également de base à des études comparatives.

Les écosystèmes d’affaires : l’émergence d’une nouvelle production scientifique

Depuis quelques années, les articles mobilisant la notion d’EA se sont multipliés. Dans la pratique comme dans la théorie, la perspective écosystèmique a permis d’appréhender nombre de processus nouveaux issus de la complexification des relations inter-organisationnelles. Le résultat des analyses scientifiques de ces processus est présenté comme un prolongement ou un renouvellement des approches classiques dans le domaine du MS. Cette perspective écosystèmique peine toutefois à s’imposer en tant que nouveau cadre théorique et ce malgré la démonstration de l’existence d’une théorie ancrée sous-jacente au raisonnement de James Moore (Parisot & Isckia, 2013). Pourtant, les arguments présentant cette analogie biologique comme réductrice et inadaptée au cadre du MS (Koënig, 2012) ont été dépassés par l’analyse systématique des modalités de transposition depuis l’écologie des concepts exploités par Moore. Cette importation étant métaphorique dans la plupart des cas, la perspective écosystèmique s’est bâtie sur la génération d’un sens nouveau adapté au MS (Parisot, 2013).

graphique 1

Nombre d’articles par revue

Nombre d’articles par revue

-> Voir la liste des figures

Méthodologie

Pour être systématique, une analyse du programme de recherche sur les EA impliquerait d’identifier l’ensemble des hypothèses auxiliaires proposées explicitement ou implicitement dans tous les articles exploitant la perspective écosystèmique depuis l’émergence du concept en 1993. Cependant, le volume d’articles publié à ce jour est conséquent. C’est pourquoi, cette étude se concentre sur les seules revues académiques dans le champ du MS. De plus, cette lecture se doit d’être diachronique afin de préciser la chronologie d’énonciation des hypothèses. Elle révèle leur origine temporelle, le caractère de leur nouveauté et l’ordre de leur proposition. Ainsi, elle autorise la prise en compte de l’avancement et de la structuration du processus de théorisation et donc du contexte dans lequel les hypothèses sont formulées (Foucault, 1969).

Etude Bibliométrique

La bibliométrie utilise trois grands types d’indicateurs : le dénombrement de publications, les citations / facteur d’impact, les co-occurrences / couplages (Archambault et al, 2004). Elle est employée ici au décompte du nombre d’articles publiés sur une période allant de 1993 à 2014. La liste JQL Harzing[4] qui propose un classement des revues académiques par discipline est employée comme base pour établir une liste des journaux en MS. Elle intègre les listes AERES (17/10/2012) et CNRS (Section 37, 11/2013, Version 4.01) ce qui permet d’élargir la liste des journaux spécialisée dans ce domaine. Elle recense un total de soixante-neuf revues classées dans la rubrique Management & Stratégie. Parmi ces journaux, vingt deux ont publié des articles sur les EA ou en rapport avec les EA (Cf. graphique 1).

Dix revues sur vingt ont publié un seul article sur les EA. Trois revues se démarquent par une publication plus soutenue sur le sujet : Strategic Management Journal, Long Range Planning, et Management Decision. Ces revues prestigieuses, reconnues pour être avant-gardistes et pour traiter de sujets ou thématiques importantes dans le champ de la stratégie ont publié plus fréquemment et de façon régulière sur ce thème. Cela reflète l’intérêt des EA comme programme de recherche. Les autres journaux présentent une publication plus épisodique (Advances in Strategic Management, California Management Review, Harward Business Review...). Ce résultat est obtenu en recherchant les termes ‘business ecosystem’ et/ou[5]ecosystem’, dans le titre, le résumé, les mots clés, ou dans le corps du texte des articles de la période considérée. In fine, soixante quatorze articles sur les EA ont été publiés dans ces vingt deux revues (Annexe 1). Ces articles représentent moins de 10 % du total des publications sur l’ensemble des autres bases de données spécialisées (BSC; Emerald; IEEE Xplore; Science-Direct) et moins de 1 % de la totalité des publications référencées par Google Scholar (Cf. graphique 2).

graphique 2

Evolution du nombre d’articles de 1993 à 2014

Evolution du nombre d’articles de 1993 à 2014

-> Voir la liste des figures

Deux périodes de publications sont reconnues sur le thème des EA (Edouard & Gratacap, 2011, Gueguen & Passebois-Ducros, 2011). La première de 1993 à 2004 connaît une évolution lente mais constante du volume d’articles. La notion d’EA est alors dans sa phase de diffusion tant auprès des praticiens que des académiques. Si elle est adoptée rapidement par les premiers, elle peine encore à trouver sa place chez les seconds. Toutefois, bien que de tailles restreintes, certaines communautés de scientifiques commencent à se former en Europe. La seconde période débute avec les publications de Iansiti et Levien en 2004. Leurs travaux remettent en perspective la pertinence d’une lecture écologique de certains phénomènes stratégiques relançant les débats sur la pertinence de l’analogie biologique dans les communautés néoformées[6] A partir de 2004, l’accroissement du volume des publications est plus conséquent. En 2007, l’application d’une perspective écosystèmique pour comprendre la complexité des logiques d’innovation collectives (Chesbrough & Appleyard, 2007) renforce l’intérêt des EA en l’étendant au management de l’innovation, des connaissances et plus généralement des ressources. Cette extension des champs théoriques d’application s’accompagne d’une augmentation plus rapide du volume des publications qui se poursuit jusqu’à ce jour. Ces éléments soulignent également le coté précurseur des travaux de Moore et le caractère intégrateur de l’approche par les EA.

La recherche d’hypothèses auxiliaires

Ainsi, depuis l’émergence de la notion d’EA en 1993, plusieurs milliers d’articles ont été publiés. Analyser l’ensemble de ces publications à la recherche des hypothèses auxiliaires ayant nourri le programme de recherche sur les EA serait une tâche extrêmement ardue qui trouverait difficilement assez de place dans un seul article scientifique. C’est pourquoi, ce travail s’est orienté sur les journaux affichant les facteurs d’impact les plus élevés. Les soixante quatorze articles sélectionnés ont nécessité une lecture attentive de chaque publication afin de s’assurer de la fiabilité des mots-clés mobilisés.[7] Une fois cette sélection effectuée, les hypothèses auxiliaires sont alors recherchées afin d’identifier les séries théoriques expliquant de nouveaux phénomènes et justifiant de la progressivité du programme de recherche sur les EA. Pour cela, la composition du noyau dur théorique et de la ceinture protectrice reste à définir. Il s’agit d’établir la base de connaissances de référence permettant de tester la nouveauté des hypothèses formulées.

Les premiers travaux de Moore (1993, 1996, 1998) avaient clairement pour ambition de renouveler, voire de rompre avec l’analyse portérienne et avec l’approche par les ressources, en important des concepts de l’écologie. Ainsi, l’énonciation de l’objet -écosystème d’affaires- adopte dès le départ une perspective biologique et évolutionniste. Cette notion est souvent présentée comme émergeant dans la continuité d’un courant scientifique, considérée comme un nouveau paradigme stratégique, et initiée notamment par Schön (1973, 1983), Nelson et Winter (1982) et Astley et Fombrun (1983). Le noyau du programme de recherche sur les EA repose sur un certain nombre de prémisses avancées par Moore (1993, 1996) et reprises par Iansiti & Levien (2004). D’après ces travaux, une entreprise n’appartient pas à un seul secteur. Elle évolue au sein d’un EA qui transcende les frontières industrielles traditionnelles, remettant ainsi en cause le principe d’unicité cher à Porter. Les acteurs dotés de compétences hétérogènes et membres d’un EA sont tous, à des degrés divers, motivés par l’innovation ou ont intérêt à ce qu’un flux d’innovations irrigue l’EA (intentionnalité). Les EA sont ainsi des structures dédiées à l’innovation collective (finalité). Ils sont généralement structurés autour d’une ou plusieurs firmes particulières (structure de gouvernance), dont le rôle est précisément d’orchestrer cette dynamique d’innovation collective (co-création de valeur), au delà des frontières géographiques (internationalisation). En Europe, comme dans les pays anglo-saxons, l’exploration de la dynamique d’innovation collective[8] qui caractérise les EA ambitionne de comprendre les mécanismes en jeux, le rôle des différents acteurs et les implications tant au niveau de la structure même de l’EA (design) que de la fabrique des stratégies « écosystèmiques ». Ces travaux vont fournir des hypothèses auxiliaires censées protéger le noyau dur du programme.

Les prémisses à l’origine de l’émergence de la notion d’EA et de la structuration de la ceinture protectrice par Moore (1993, 1996) ont été détaillées par Parisot & Isckia (2013) puis complétées par Parisot (2015). Ces travaux démontrent l’existence d’une théorie substantive sous-jacente à la réflexion intellectuelle de Moore (1993, 1996). Afin d’expliciter cette théorie substantive, ils précisent le sens que Moore (1993, 1996) affecte aux concepts lors de leurs importations métaphoriques et les connectent au noyau dur et à la ceinture protectrice (Cf. Graphique 3).

graphique 3

Composition du noyau dur de la ceinture protectrice du programme de recherche Moorien sur les EA (adapté de Parisot & Isckia, 2013; Parisot, 2015)

Composition du noyau dur de la ceinture protectrice du programme de recherche Moorien sur les EA (adapté de Parisot & Isckia, 2013; Parisot, 2015)

-> Voir la liste des figures

La description des prémisses et des concepts étant détaillée, elle constitue la base de connaissances de référence Moorienne. Un fait sera donc considéré comme nouveau s’il ne fait pas partie du corpus de connaissances qui a présidé à la construction de la théorie substantive des EA. Le seul sens accepté ici comme référence pour chaque concept central mobilisé est celui que Moore a généré par son importation métaphorique depuis plusieurs paradigmes en écologie. L’approche la plus récente de Lakatos (Lakatos & Zahar, 1975) est adoptée ici. Seules les connaissances n’ayant pas présidé à la construction du noyau dur et de la ceinture protectrice - dans le sens Moorien - sont considérées comme des hypothèses auxiliaires nouvelles.

La base des connaissances Moorienne étant établie, la recherche d’hypothèses auxiliaires formulant une nouveauté est alors réalisée. Celle-ci débute dans les articles les plus anciens et progresse chronologiquement année par année. Plusieurs types d’hypothèses sont distingués. Les hypothèses générant des ajustements du programme au regard des anomalies empiriques observées, les hypothèses théoriques prédisant une nouveauté sans vérification empirique, les hypothèses ad-hoc et enfin les hypothèses attaquant la ceinture protectrice. Par ailleurs, la notion d’EA n’est pas toujours l’objet central de l’ensemble des articles étudiés. Mais, elle est toujours mobilisée à dessein pour faire émerger un objet ou expliquer un phénomène. L’identification de certaines hypothèses auxiliaires implique donc une analyse minutieuse des articles afin de révéler la forme contingente, parfois implicite, qui cache l’hypothèse formulée. En effet, seul cet énoncé contingent rempli bien les conditions structurelles d’une hypothèse scientifique (Hempel, 1966, p.29). En outre, la nature des hypothèses est examinée afin de révéler l’existence de séries, c’est-à-dire d’hypothèses auxiliaires formulées sur la base d’autres hypothèses auxiliaires. La présence ou l’absence de telles séries théoriques susceptibles d’expliquer des phénomènes nouveaux est capitale. Elle révèle en effet la progressivité ou la régressivité du programme.

Résultats

Parmi les soixante quatorze articles étudiés, quatre vingt sept hypothèses auxiliaires ont pu être identifiées :

  • quarante deux sont corroborées empiriquement,

  • quarante ne sont pas corroborées empiriquement,

  • quatre ne présentent aucune nouveauté réelle au regard des hypothèses formulées précédemment dans la chronologie,

  • une constitue le point de départ d’un programme de recherche concurrent.

Les hypothèses, leur nature ainsi que la dimension de leur nouveauté sont cartographiées historiquement dans le graphique 4. Cette carte révèle l’accroissement progressif du volume de la nouveauté et la diversification des liens empiriques et théoriques établis entre la notion d'EA et divers objets et phénomènes étudiés en MS. Tel est le cas des mécanismes de gouvernance au sein des écosystèmes (Kapoor & Lee, 2013; Koenig, 2012; Isckia, 2011), des mécanismes de création, d’appropriation et de redistribution de la valeur (Chesbrough & Appelyard, 2007; Adner & Kapoor, 2010; Ben Letaifa, 2014), des logiques d’internationalisation (Johanson & Vahlne, 2009; Gaudron & Mouline, 2011), de la gestion stratégique de la complexité (Lessem, 2001; Fink et al., 2005; Jarzabkowski & Wilson, 2006…), du leadership (Testa, 2002; Waddock, 2007), de l’évaluation de la performance des entreprises (Tvorik & McGivern, 1997; McGivern & Tvorik, 1998…) du management des ressources (Ginsberg, 1997; Teece, 2007; Pierce, 2009; Laamanen & Wallin, 2009; Kodoma, 2009; Doz & Kosonen, 2010…), de l’influence de la culture d’entreprise (Lessem, 2001), etc.

Cette cartographie permet également d’embrasser de façon synoptique la progression des corroborations empiriques qui émergent essentiellement durant la seconde période de publications, à partir de 2004. Toutefois, cette tendance pouvant être liée à la sélection particulière d’articles de cette étude, cette observation ne peut être retenue comme un résultat généralisable. Une lecture plus fine de la séquence d’apparition des hypothèses montre deux voies complémentaires de construction de la nouveauté. La première fait émerger des hypothèses auxiliaires uniquement sur la base des hypothèses séminales de Moore. La seconde concerne l’ensemble des hypothèses auxiliaires développées en combinant les hypothèses séminales de Moore et des hypothèses auxiliaires apparues plus tardivement.

L’ensemble de ces premiers constats démontre déjà l’utilité des hypothèses séminales de Moore, tant au niveau théorique (theoretical utility au sens de Gerring, 1999), que dans le champ plus opérationnel du management stratégique (field utility au sens de Gerring, 1999). L’existence de ce double niveau d’émergence de la nouveauté renforce la démonstration de la progressivité du programme de recherche sur les EA.

Corroboration empirique des hypothèses auxiliaires formulées

Bien que prês de 50 % des hypothèses auxiliaires identifiées dans notre sélection d’articles ne soient pas corroborées empiriquement, un certain nombre des travaux concernés l’ont été dans des publications hors de notre sélection. Ainsi, l’intégration des consommateurs dans le développement des innovations par les EA via des plateformes (hypothèse de Peppard, 2000) est largement reconnue aujourd’hui (Rohrbeck et al, 2010; Frow et al, 2015). De même, l’exploitation de capacités dynamiques dans la structuration des EA (hypothèses de Teece, 2007) a été illustrée dans plusieurs industries (Loilier & Malherbe 2013; Shuen et al, 2014, Parisot, 2015).

Il est intéressant de remarquer que la corroboration empirique de certaines hypothèses formulées initialement de manière théorique est parfois présente au sein même de notre séquence chronologique. Ainsi, Letaïfa (2014) valide l’ensemble des hypothèses séminales de Moore (1993). De même, Iyer et al. (2012) vérifient empiriquement l’hypothèse de Teece (2010). Miller et al. (2008) caractérisent deux logiques stratégiques complexes confirmant la mise en oeuvre de la complexity logic proposée par Lengnick-Hall et Wolff (1999). Chesbrough et al. (2014) présentent une étude de cas où l’application d’une logique d’innovation ouverte est favorable à l’émergence et à l’émancipation d’un EA, comme anticipé par Chesbrough et Appleyard (2007). La relecture d’études de cas emblématiques permet à Thomas et al. (2014) de confirmer l’hypothèse de Koenig (2012) selon laquelle plusieurs formes d’EA doivent être distinguées afin de rendre compte de la pluralité voire de l’ambivalence des propriétés qui leurs sont attribuées. Zahra & Nambisan (2012) suggèrent une typologie alternative également issues d’observations empiriques mais focalisées sur les structures de gouvernance et la nature des innovations collectives.

graphique 4

Cartographie des hypothèses auxiliaires identifiées dans un groupe de 74 articles publiés entre 1993 et 2014 dans 22 journaux de MS à forts facteurs d'impact

Cartographie des hypothèses auxiliaires identifiées dans un groupe de 74 articles publiés entre 1993 et 2014 dans 22 journaux de MS à forts facteurs d'impact

graphique 4 (suite)

Cartographie des hypothèses auxiliaires identifiées dans un groupe de 74 articles publiés entre 1993 et 2014 dans 22 journaux de MS à forts facteurs d'impact

-> Voir la liste des figures

La fréquence importante de corroboration empirique des hypothèses formulées témoigne de leurs forces à prédire des objets ou des phénomènes nouveaux. En nous limitant aux quarante deux hypothèses directement corroborées dans notre sélection d’articles, la capacité de prédiction de la nouveauté par le programme de recherche sur les EA reste importante puisqu’elle atteint presque les 50 %. Ce résultat valorise encore son caractère productif.

Les Séries Théoriques

Parmi les soixante-quatorze articles sélectionnés, notre analyse montre l’existence de plusieurs sous-groupes traitant d’un même objet ou phénomène ou s’inscrivant dans la même perspective théorique. Les séries théoriques regroupant le plus grand nombre d’articles concernent hiérarchiquement (cf. Tableau 1) : les plateformes (treize articles), l’approche structuraliste (treize articles), l’approche par les ressources (huit articles), la coopétition (six articles), l’innovation ouverte (cinq articles), les modèles d’affaires (cinq articles) et la coévolution (cinq articles).

Pour constituer des programmes concurrents, ces séries théoriques doivent proposer des noyaux durs d’hypothèses plus progressifs que celui des EA. Ils doivent pouvoir témoigner d’une densité majeure de nouveauté, de manière plus pertinente, au regard du cadre théorique central mobilisé. Or, les hypothèses auxiliaires nouvelles formulées dans les articles qui les composent n’auraient pas pu l’être sans l’intégration de la perspective écosystèmique. C’est pourquoi, bien que toutes ces séries tentent d’intégrer les EA dans un cadre théorique particulier - parce chacune d’entre elles se focalise sur l’analyse de quelques mécanismes spécifiques qui n’englobent pas l’ensemble des mécanismes nécessaires à la compréhension de la dynamique des EA - elles ne constituent pas des programmes concurrents à celui des EA. Elles révèlent le besoin de « jeter des ponts » entre des perspectives scientifiques complémentaires qui peinent à trouver un cadre théorique englobant. De plus, les hypothèses formulées n’attaquent ni la ceinture protectrice, ni le noyau dur et respectent l’heuristique positive de développement du programme de recherche sur les EA. Elles rendent compte de nouveaux objets ou phénomènes attachés à des étapes particulières du cycle de vie des EA.

Hypothèses auxiliaires attaquant la ceinture protectrice

Rares sont les hypothèses auxiliaires entrants en conflit avec les hypothèses séminales de Moore et attaquant de ce fait la ceinture protectrice. Néanmoins, trois hypothèses auxiliaires que nous allons présenter succinctement entrent dans cette catégorie.

Jarzabkowski & Wilson (2006) suggèrent une incompatibilité entre les systèmes adaptatifs complexes (EA) et les environnements à haute vélocité. En effet, les instabilités continues que génère un tel environnement n’autorisent pas le maintien des systèmes de boucles de rétrocontrôles présentent dans les systèmes auto-organisés. Par conséquent, le niveau de vélocité dans l’environnement des EA ne doit pas entraver l’émergence de l’EA, ni son émancipation ultérieure. Cet ajustement est pertinent et fait écho à Eisenhardt et Martin (2000) qui soulignent l’influence du dynamisme des marchés sur la nature des capacités dynamiques développées dans les organisations. Le parallélisme de développement entre les EA et leurs capacités dynamiques associées à cette seconde démonstration extérieure implique que le niveau de vélocité des marchés soit modéré. Au regard de sa pertinence, cette variation d’une des prémices séminales de Moore doit être intégrée au noyau dur afin d’en renforcer la cohérence et ce malgré l’absence de corroboration empirique directe.

Koenig (2012) est l’auteur des deux autres hypothèses auxiliaires attaquant la ceinture protectrice. La première attaque concerne l’impossibilité de transposer analogiquement certaines caractéristiques des écosystèmes biologiques dans le domaine du MS. Ce constat conduit l’auteur à appeler à se détacher de toute référence écologique pour théoriser les EA. Cette hypothèse auxiliaire n’est pas nouvelle et a été réutilisée par plusieurs auteurs (Torrès-Blay & Gueguen, 2003; Iansiti & Levien, 2004 a&b) depuis l’émergence du concept d’EA. Toutefois, elle suppose que les concepts mobilisés en écologie aient été transposés analogiquement par Moore sans modification de leur sens. Or, Parisot (2013, 2015) démontre que le processus de transposition appliqué est métaphorique et que Moore exploite le caractère créatif de la métaphore pour ajuster le sens des concepts au domaine du MS. Il n’est donc pas nécessaire de détacher le processus de théorisation des EA de toute référence à l’écologie. Au contraire, Parisot (2013, 2015) montre que la poursuite de l’exploitation du domaine biologique dans une approche métaphorique est favorable à l’explication de nouveaux phénomènes, notamment la compréhension de l’apparition ponctuée des EA de manière cyclique au cours de l’histoire.

La seconde attaque porte sur les contradictions entre les différentes définitions des EA données par Moore. Distinguer quatre archétypes d’EA, au regard de leurs propriétés spécifiques, permet de dépasser ces contradictions. L’absence de corroboration directe de cette conclusion est compensée par la présence, dans notre sélection, de deux articles corroborant cette nécessité d’établir une typologie des diverses formes d’EA (Zahra & Nambisan, 2012; Thomas et al., 2014). Dans ce cadre, Zahra & Nambisan (2012) élaborent une typologie de quatre formes d’EA qui, bien que portant des noms différents, affichent des propriétés similaires à celles énoncées par Koenig (2012). La diversité des types d’EA identifiées et des industries affectées au moment de la construction du programme moorien de recherche sur les EA est bien inférieure à celle rencontrée aujourd’hui. C’est pourquoi, la catégorisation des formes d’EA est absente du programme. Par conséquent, cette seconde hypothèse auxiliaire de Koenig n’attaque aucun concept spécifique de la ceinture protectrice et affecte directement le noyau dur en mettant le doigt sur les faiblesses définitoires des EA. Etant corroborée, elle doit servir à l’amélioration de la conceptualisation de la notion centrale d’EA afin que cette dernière intègre les attributs nécessaires à l’établissement d’une meilleure frontière de l’objet EA.

Discussion

D’un point de vue théorique, le changement de perspective qu’introduit l’approche par les EA a deux conséquences majeures. La première touche à la production de nouveaux concepts associés à celui d’EA, et la seconde, à l’intégration de concepts et de corpus théoriques antérieurs ou contemporains (cf. analyse des séries).

Concernant le premier point, Dumez (2011) souligne que les recherches qualitatives - et c’est bien là la nature des travaux réalisés jusqu’à présent sur les EA -, souvent exploratoires, produisent naturellement de nouveaux concepts associés à un champ sémantique spécifique. Comme nous l’avons indiqué, cet aspect traduit la nécessité de désigner le ou les phénomènes observés sur le terrain. Mais, en même temps, pour interpréter les données du terrain, ces approches qualitatives n’ont pas d’autre choix que de mobiliser des concepts existants par une mise en relation. De ce point de vue, la production de nouveaux concepts associés aux EA procède d’une heuristique positive. Mais elle a besoin pour ce faire, d’intégrer des concepts et des théories existantes (cf. tableau 1). Comme nous l’avons vu, cette capacité à intégrer des concepts et des théories différentes confère à l’approche par les EA une grande richesse analytique.

Le caractère progressif du programme de recherche sur les EA ayant été démontré, qu’en est-il des sources de continuité et de complémentarité de l’approche par les EA. Les EA sont des arrangements inter-organisationnels explicitement dédiés à l’innovation, et la spécificité de cette approche est de se concentrer sur la création de valeur collective (Adner et al, 2013; Thomas & Autio, 2014; Rong & Shi, 2014). Si les membres d’un EA entretiennent des relations d’interdépendance, ils n’en oublient pas pour autant leurs intérêts individuels. Or, parce que le but d’un EA est de créer de la valeur pour ses membres, le maintient des individualités (Koenig, 2004) signifie que les mécanismes de création, mais aussi d’appropriation de la valeur vont jouer un rôle clé dans l’évolution de l’EA (Kapoor, 2013; Kapoor & Lee, 2013).

L’approche par les EA s’inscrit également dans une logique de continuité et de complémentarité (Autio & Thomas, 2014; Clarysse et al, 2014; Daidj, 2011; Gulati, 2007, Peltoniemi, 2004) par rapport à certains construits théoriques plus anciens. Ceux-ci s’illustrent à travers les réseaux stratégiques (Jarillo, 1998; Gulati, Nohria, & Zaheer, 2000), les réseaux de valeur[9] (Christensen & Rosenbloom, 1995; Stabell & Fjeldstad, 1998) ou certaines approches issues de la nouvelle sociologie économique (Uzzi, 1996, 1997, 1999) mobilisées pour analyser les collaborations interentreprises et les modalités de création de valeur.

Les réseaux stratégiques et les réseaux de valeur sont des formes - hybride[10] - alternatives d’organisation en réseau (Autio & Thomas, 2014; Gulati, 2007) que l’approche par les EA permet d’étendre et d’intégrer. Les EA représentent des structures inter-organisationnelles dynamiques et complexes (relations verticales, horizontales, multilatérales, couplage lâche entre les acteurs, etc.). Ils ont une vocation entrepreneuriale (recherche de nouveaux espaces de marché, business models et d’opportunités d’affaires). Ils mobilisent des groupes d’acteurs hétérogènes (clients et utilisateurs, complémenteurs, startups, PME, universités, etc.) issus d’industries différentes, mais partageant une vision commune et ils sont dotées de propriétés particulières (coévolution, émergence, coopétition, auto-organisation, adaptation, etc.).

L’EA n’est pas une simple structure de gouvernance bilatérale pour assurer la coordination entre un acheteur et un vendeur clairement identifiés - au sein d’une même industrie -. Il s’agit d’une coordination multilatérale dans laquelle le positionnement des partenaires dans la fabrique collective de la valeur est négocié (Sharapov, Thomas & Autio, 2013; Thomas, 2013; Thomas & Autio, 2014). Si les EA sont des structures dédiées à l’innovation et la création de valeur, ils n’en restent pas moins le résultat d’interactions concrètes entre des acteurs réels, en liaison avec un environnement sociopolitique et socio-historique singulier. Ces acteurs construisent des alliances et mobilisent des ressources à travers des réseaux de contacts. A l’image de ces réseaux au sens de Granovetter (1985, 1993) les EA réunissent des managers de différentes organisations et les transactions économiques et les relations sociales sont imbriquées (socialembeddeness). Cet encastrement est considéré comme un facteur permettant de susciter la confiance et de décourager l’opportunisme. A ce titre, il joue un rôle prédominant dans le développement de normes comportementales, lesquelles favorisent l’activité collaborative (Gulati, 1995; Uzzi, 1996, 1997 et 1999; Gnyawali & Madhavan, 2001). Ce type d’approche (Lawrence et al, 2011) permet notamment de mieux comprendre les dynamiques de création et de transformation des formes institutionnelles et notamment des EA (Thomas & Autio, 2014; Sharapov, Thomas & Autio, 2013; Thomas, 2013).

La perspective écosystémique nous informe également sur les challenges associés à la co-création de valeur et notamment à la quête du leadership dans le contexte de réseaux et de course technologique. Les différentes définitions existantes dans la littérature académique présentent l’EA comme une structure capable de valoriser les contributions d’acteurs hétérogènes impliqués dans un processus d’innovation ouvert et collectif (Sawhney & Nambisan, 2007). Ces contributions prennent différentes formes dont celles de modules ou de briques technologiques susceptibles d’être intégrés dans une offre dont les contours sont susceptibles d’évoluer de manière imprévisible notamment en raison de la « générativité[11] » des technologies numériques (Yoo et al, 2010; Eaton et al, 2011; Yoo et al, 2012). De fait, les travaux relatifs à la modularité (Baldwin & Clark, 2000; Garud et al, 2009), à l’intégration technologique (Iansiti, 1998) aux plateformes et aux capacités dynamiques constituent autant de sources de complémentarité sur lesquelles l’approche par les EA capitalise. L’idée est de proposer une vision intégrée de la dynamique d’innovation collective.

Les EA offrent ainsi une « caisse de résonance » et un cadre d’analyse unifié à ces différents travaux en combinant les perspectives. Par exemple, les travaux récents sur les plateformes indiquent que les “platform leader” (Gawer & Cusumano, 2002) ou “keystone firm” (Iansiti & Levien, 2004) à défaut de pouvoir contrôler les interactions entre les membres d’un EA, peuvent orienter leurs contributions pour qu’elles s’incarnent dans de nouveaux produits, services et business models (Leih, Linden & Teece, 2014). Cette capacité à choisir les « bonnes » options technologiques, à les intégrer, à apprécier leur potentiel commercial et à les monétiser peut être analysée à travers le prisme des capacités dynamiques (Teece, 2007) pour mieux appréhender les mécanismes à l’oeuvre dans l’évolution des EA. En intégrant différents construits théoriques et en croisant différentes grilles de lectures, l’approche par les EA offre un cadre d’analyse original et unifié qui permet de mieux comprendre les différentes facettes de l’innovation collective et des ressorts de la création-appropriation de valeur dans le contexte de réseaux. La richesse de ce cadre d’analyse intégrateur est certainement un facteur qui a contribué à sa diffusion dans la communauté académique et participé à sa démocratisation.

Conclusion

Notre analyse s’inscrit dans la continuité de travaux antérieurs (Gratacap, 2011, Edouard & Gratacap, 2011; Parisot & Isckia, 2013; Parisot, 2015) qui se sont intéressés au développement des EA comme objet de recherche et les prolonge en appréhendant la théorisation des EA à travers le prisme des programmes de recherche. La MPRS peut embrasser la spécificité des sciences de gestion et notamment du MS lorsque son heuristique positive est élargie aux observations empiriques. Cet aménagement permet de saisir des phénomènes souvent cachés et les mécanismes générateurs qui leur sont associés (Bhaskar, 1978) par l’énonciation de nouvelles hypothèses auxiliaires traduisant les anomalies empiriques observées. Pour apprécier le caractère progressif du programme de recherche sur les EA, nous avons retenu soixante quatorze articles dans vingt deux journaux de MS à fort facteur d’impact sur une période allant de 1993 à 2014. Leur analyse diachronique a permis d’identifier quatre vingt hypothèses auxiliaires, dont quarante deux sont directement corroborées empiriquement. La diversité des phénomènes et objets nouveaux révélés par l’exploitation de l’approche écosystémique démontre la productivité et la progressivité du programme. Ainsi, les hypothèses nouvelles formulées concernent les mécanismes de gouvernance au sein des écosystèmes, les processus de création, d’appropriation et de redistribution de la valeur, la gestion stratégique de la complexité, le leadership, l’évaluation de la performance des entreprises, le management des ressources, l’influence de la culture d’entreprise... Cette capacité du programme à mobiliser des grilles théoriques de lecture hétérogènes et a priori déconnectées pour générer une plus grande richesse analytique renforce sa progressivité et démontre l’utilité des hypothèses séminales de Moore tant au niveau théorique, que dans le champ du management stratégique.

Par ailleurs, certaines hypothèses attaquant le programme incluent 2 intra problem-shifts affectant la ceinture protectrice et un inter problem-shift impliquant un ajustement du noyau dur. La nécessité de ces ajustements n’invalide pas la force des hypothèses séminales de Moore. Elle démontre la capacité de son programme à intégrer des faits nouveaux pertinents seuls capables de maintenir sa capacité à faire émerger des hypothèses auxiliaires intégrant des objets ou des phénomènes inédits. A défaut d’être prédictif, le programme de recherche sur les EA permet la révélation de nombreuses problématiques nouvelles associées au management stratégique de l’innovation collective. Ils auraient difficilement émergé sans l’application d’une perspective écosystémique. C’est pourquoi, l’approche par les EA constitue une avancée théorique et conceptuelle importante dans le champ du management stratégique.