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L’élaboration d’une norme au sein de l’Organisation Internationale de Normalisation (ISO) est un processus long et complexe de construction de consensus à différents niveaux (entre experts, entre membres d’un comité technique et entre membre de l’ISO). L’objectif de ce processus est de donner une certaine légitimité à l’outil normatif construit. Cependant, ce processus représente aussi un coût pour les acteurs impliqués, qui peut être considéré comme un coût irrécupérable[1] ou sunk cost au sens d’Arkes et Blumer, 1985.

L’objectif principal de cet article est de questionner l’influence de la présence de ce coût irrécupérable sur l’orientation et l’aboutissement d’un projet de normalisation. Nous choisissons le terrain du projet ISO 26000 sur la responsabilité sociétale des organisations, car il caractérise une prise de risque plus importante pour l’ISO et les participants, du fait de la nature même du sujet normalisé, et de l’hétérogénéité des acteurs impliqués. En effet, la norme ISO 26000 est une sorte de norme diapason qui a pour objectif ambitieux d’harmoniser les perceptions de la Responsabilité Sociétale au niveau international. De plus, elle a la particularité de regrouper en un texte les préoccupations des quatre grands pôles normatifs de la tétranormalisation (Savall et Zardet 2005). Ce projet a donc constitué une véritable prise de risque pour l’ISO, qui ne bénéficiait pas d’une légitimité a priori pour proposer une régulation de ce type, empiétant ainsi sur les territoires de compétence d’autres institutions (OMC, OIT, etc.). L’analyse du déroulement de ce projet met en avant une volonté de maximiser les chances de son aboutissement, d’abord portée par les professionnels de la normalisation, dont l’objectif final est la production de norme, et ensuite par l’ensemble des groupes impliqués, en fonction de leur ancienneté dans le projet et des coûts irrécupérables qu’elle peut représenter pour eux, tant que ce dernier n’est pas validé.

Notre approche s’inscrit davantage dans le champ conceptuel des sciences économiques, ce qui n’empêche pas d’apporter un éclairage intéressant pour une meilleure connaissance des pratiques de management. En effet, cet article revient sur le processus d’élaboration des normes, qui n’est pas forcement bien connu des entreprises qui utilisent quotidiennement les normes, d’autant plus que la normalisation prend une place importante au sein des entreprises et de leurs pratiques de management. Il est donc important de s’intéresser plus en détail à la construction de ces outils, qui prennent une place centrale dans les activités de l’entreprise. Cet article constitue aussi une occasion de faire un pont conceptuel nécessaire entre des travaux en Sciences de Gestion et des travaux en Sciences Economiques sur la notion de coût. Cette démarche constitue un exercice de traduction pour favoriser un échange interdisciplinaire, souvent compromis par l’incommensurabilité entre les approches scientifiques (D. Pestre 2006).

Dans une première partie, nous reviendrons sur la notion de coût irrécupérable et sa présence dans les processus de normalisation. Nous préciserons ce que nous entendons par cette notion et nous tenterons de la positionner par rapport aux notions voisines, mais différentes, de coûts d’opportunités et de coûts cachés. Enfin, dans une seconde partie, nous verrons l’importance de cette présence dans le projet ISO 26000 et son évolution. Comment a-t-elle pu influencer la trajectoire du projet ? Comment a-t-elle pu influencer positivement le vote final de la norme ?

Cet article restitue partiellement une étude plus conséquente de la construction de la norme ISO 26000, réalisée entre 2005 et 2011, et résultant d’un suivi de l’élaboration de la norme en tant que membre observateur de la commission AFNOR DD/RS[2], associé à un dépouillement de la base documentaire internationale du projet. Dans la seconde partie de l’article, nous présenterons une analyse des votes de la norme à l’aide d’une modélisation logit, qui sera complétée d’apports davantage qualitatifs sur le projet. En effet, l’approche quantitative que représente la modélisation logit ne peut suffire pour comprendre pleinement les enjeux en présence et les interactions d’acteurs d’un tel projet. Son objectif est simplement de présenter une certaine influence de certains facteurs sur le vote. Cela constitue une approche originale des coûts irrécupérables, qui sont généralement abordés en économie expérimentale (Friedman et al., 2007; Baliga et al., 2011) à l’aide de la théorie des jeux. Notre objectif est de montrer que l’existence de coûts irrécupérables dans des projets de normalisation internationale, influence le contenu et l’évolution de ces derniers, indépendamment des objectifs de qualité ou d’efficacité des normes produites, ce qui peut expliquer que le résultat final est souvent difficile d’accès pour les utilisateurs étrangers au processus.

L’intérêt de cette réflexion pour le management se situe à deux niveaux. Premièrement, ce travail apporte un éclairage instructif sur le fonctionnement de la production des normes internationales, dont l’influence sur le fonctionnement des organisations n’a cessé de grandir avec les publications des familles de normes ISO 9000 sur le management de la qualité, ISO 14000 sur le management environnemental, et la publication récente de l’ISO 26000 sur la responsabilité sociétale des organisations. Deuxièmement, ce travail met en avant l’influence importante de l’existence de coûts irrécupérables dans la conduite de projets impliquant des parties prenantes très hétérogènes. Or, avec l’essor des principes de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) et de l’intérêt pour le Développement Durable, les organisations sont, de plus en plus, amenées à construire leurs projets et leurs stratégies avec des parties prenantes très hétérogènes, et sont donc confrontées de plus en plus fortement au risque d’une influence des coûts irrécupérables de ces mêmes projets.

Le concept de coût irrécupérable et sa présence dans les processus de normalisation

Les coûts irrécupérables : influences et périmètres

Le concept de coût irrécupérable ou sunk cost a été formalisé en économie et en psychologie expérimentales comme le coût définitivement perdu des choix des acteurs (Arkes et Blumer, 1985, Kahneman et Tversky 1979, etc.). Ces deux champs disciplinaires se sont notamment intéressés au comportement des acteurs face à l’existence de ces coûts[3]. Plus particulièrement, ce concept est souvent employé pour expliquer les choix importants dans le domaine des investissements en R&D, en publicité, sur les marchés financiers, etc. Ce coût, définitivement perdu, quelle que soit l’évolution du projet (son abandon, sa poursuite, son efficacité ou son inefficacité) peut affecter le comportement des acteurs et orienter leurs décisions. En effet, les différents gains (directs ou indirects) qui peuvent constituer une contrepartie à ce coût irrécupérable sont eux conditionnés par l’aboutissement du projet[4].

L’importance de l’existence de coûts irrécupérables réside donc dans l’influence qu’ils peuvent avoir sur les décisions et le comportement des acteurs (sunk cost effect), lorsqu’on rejette les hypothèses de rationalité parfaite des agents économiques sur la maîtrise de l’information parfaite (Arkes et Blumer, 1985). Ce raisonnement est basé sur des approches comme la « prospect theory » (Kahneman et Tversky 1979), qui critique la théorie classique de l’utilité, en admettant l’existence d’effets envahissants (pervasive effects) sur les prises de décisions des agents économiques, dans un environnement à risque (Kahneman et Tversky 1979, p. 263). Dans cette perspective, l’existence de coûts irrécupérables peut avoir différents effets sur les agents économiques, comme l’ont observé plusieurs études empiriques. Premièrement, leur existence peut accroitre l’optimisme pour l’objet de l’investissement (le projet), au point de générer un biais d’optimisme (Arkes et Blumer, 1985; Arkes et Hutzel, 2000) qui encourage la poursuite de l’investissement. Deuxièmement, l’aversion aux pertes, liées à ces coûts, peut inciter à poursuivre le projet jusqu’au bout, même si ce dernier a peu de chance d’être efficace ou rentable (Arkes et Blumer, 1985; Thaler, 1980). Cette situation est résumée par le titre de l’ouvrage d’Allan Teger : « Too much invested to quit » (Teger, 1980). Dans la littérature d’économie expérimentale sur les coûts irrécupérables, elle porte le nom de sunk cost fallacy ou concorde effect (Arkes et Ayton, 1999; Friedmann et al., 2007; Baliga et al., 2011). Certains auteurs parlent également d’un sunk cost dilemma (Connolly et al., 2000) pour décrire le dilemme entre le choix d’abandonner un projet, en perdant sans contrepartie les coûts irrécupérables, ou le choix de le mener à bien, en espérant les gains potentiels (directs ou indirects) pour les compenser, au moins partiellement. L’analyse de ce dilemme en théorie des jeux aboutit à la conclusion que les acteurs vont davantage poursuivre le projet, même si le gain est faiblement probable, que de l’abandonner : « Whenever a sunk cost dilemma involves the choice of a certain loss [...] versus a long shot [...], the certainty effect favors the latter option » (Connolly et al., 2000, p. 104). Ainsi, l’existence de coûts irrécupérables peut influencer, par sur-optimisme ou aversion aux pertes, certaines décisions sur un projet, indirectement, voire indépendamment, de facteurs liés au projet lui-même (sa qualité, sa rentabilité, son efficacité, etc.).

Le concept de coût irrécupérable a des liens évidents avec d’autres concepts de coût, en économie ou en sciences de gestion, comme ceux de coût d’opportunité, de coût potentiel (prospective cost) ou de coût caché (Savall et Zardet, 2005). Cependant, ces concepts ont tous des périmètres de définitions spécifiques et ne désignent pas la même chose. Le coût irrécupérable désigne un coût passé et perdu définitivement, alors que le coût d’opportunité désigne un coût du non-choix ou du choix alternatif. Un coût prospectif désigne un coût futur, qui reste potentiel. Enfin, le coût caché correspond « au coût différentiel d’une alternative stratégique préférable » (Savall et Zardet, 2005, p. 12), c’est-à-dire, un « coûthistorique » ou un « manque à gagner » (coût d’opportunité), pour reprendre les terminologies employées par Savall et Zardet, qui résulte de la non-prise en compte par les entreprises des « normes comptables de leur environnement économique, social et culturel » (Savall et Zardet, 2005, p. 12). Sur ce point, le concept de coût irrécupérable, que nous abordons plus spécifiquement dans cet article, diffère fortement de celui de coût caché, dont l’existence repose sur sa non-prise en compte par l’entreprise[5]. En effet, ce qui nous intéresse dans cet article, ce sont les effets de la prise en compte, même non-consciente, des coûts irrécupérables dans les choix des acteurs.

Les différentes concepts de coûts évoqués ci-dessus ont pour point commun d’englober à la fois des investissements concrets (argent dépensé), mais aussi des investissements plus abstraits[6] et difficilement mesurables par les outils classiques des entreprises (temps accordé, path dependencies[7], apprentissage). Ceci est également valable pour les coûts et les performances cachés qui sont « généralement non mesurées par des indicateurs usuels de gestion de l’entreprise » (Savall et Zardet, 2005, p. 25). Il est donc intéressant de mettre en perspective ces concepts, d’origines disciplinaires différentes, car ils se complètent clairement, même s’ils ne sont pas utilisés et appréhendés de la même manière entre les disciplines[8]. Dans cet article, nous proposons de nous baser sur l’influence de l’existence des coûts irrécupérables dans les processus normatifs pour mieux comprendre les normes qui s’imposent aux entreprises.

L’élaboration d’une norme ISO comme processus générateur de coûts irrécupérables

L’organisation internationale de normalisation (ISO) est une fédération d’organismes nationaux de normalisation créée en 1947. Cette organisation a été créée par l’industrie et pour l’industrie, afin de remplir un double objectif d’harmonisation technique et de conciliation géopolitique d’après-guerre. Aujourd’hui, l’ISO rassemble 162 pays impliqués via leur organismes nationaux de normalisation, et selon différents statuts (avec ou sans droit de vote). En 2011, sa production dépasse les 18 000 normes dans des domaines plus ou moins techniques. Avec le temps, le champ d’expertise de l’ISO s’est progressivement élargi, modifiant avec lui le type de sujets normalisés (objets techniques, sujets sociotechniques, sujets sociopolitiques) et la nature de l’expertise mobilisée (Helfrich, 2010, p. 53).

Une des propriétés importantes du processus d’élaboration d’une norme ISO est le temps qu’il prend, notamment pour des sujets complexes comme la qualité (famille ISO 9000), l’environnement (famille ISO 14000) ou la Responsabilité Sociétale des organisations (ISO 26000). La procédure est la même pour toutes les normes ISO. Elle consiste à suivre différents stades d’élaboration, comme détaillé dans la figure 1. Chaque stade doit aboutir à la production d’une version de la norme, qui doit faire consensus à niveaux croissants (expert, comité, ISO). Un mécanisme de feed-back relance la production du texte de la norme si le consensus n’est pas atteint. Ainsi, un projet de norme peut aboutir à la production de plusieurs avant-projets (working draft) et de plusieurs projets comité (committee draft). De même, les derniers stades (enquête et approbation) donnent lieu à des votes qui sont déterminants pour la publication de la norme.

Au regard de cette procédure d’élaboration, il est relativement évident d’identifier l’existence de coûts irrécupérables multiples. En effet, l’élaboration des normes est une forme de processus de R&D avec les coûts et les incertitudes qu’il implique. De plus, l’élargissement permanant du champ de compétence de l’ISO, suppose une certaine innovation organisationnelle dans le processus d’élaboration des normes internationales, ce qui le rapproche encore d’un processus de R&D incertain. Cette particularité a été très importante dans le projet ISO 26000 sur la responsabilité sociétale, avec son groupe de travail atypique[9], spécialement conçu pour ce projet (Helfrich, 2010) et une incertitude jusqu’à la fin du projet sur son aboutissement.

Figure 1

Stade d’élaboration d’une norme ISO

Stade d’élaboration d’une norme ISO
Source : construit à partir d’ISO/CEI (2004)

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La présence de coûts irrécupérables dans le système de normalisation est observable à plusieurs niveaux, et ces derniers peuvent prendre différentes formes. Concernant l’ISO elle-même, le risque et les coûts sont maximums tant que la norme n’est pas publiée, et donc commercialisée. A ce titre, l’ISO et l’ensemble des professionnels de la normalisation (ISO, organisations nationales de normalisation, consultants en normalisation, certificateurs, etc.) ont un intérêt aux développements du champ de compétence de la normalisation, ainsi qu’à l’aboutissement des projets de normes internationales et nationales en cours. Cette catégorie d’acteurs, que Kristina Tamm Hallström désigne comme les supporting actor de la normalisation (Tamm Hallström, 1996), sont particulièrement sensibles aux coûts irrécupérables de leurs projets[10]. Ainsi, ils développent par nature le biais d’optimisme décrit dans la section précédente de cet article. Concernant, les experts associés à l’élaboration des normes, qui représentent les futurs utilisateurs des normes produites, ils supportent déjà un coût de participation très concret (frais d’inscription) qui est facturé par les organisations nationales de normalisation[11]. A cela s’ajoute, une dépense en temps et en ressources, qui ne sera bénéfique qu’avec la publication et l’utilisation de la norme (avance stratégique, anticipation des certifications, etc.). En effet, si la norme n’est pas publiée, elle ne risque pas de s’imposer aux entreprises et sa connaissance, acquise par les participants, ne constitue pas un gain stratégique. Ainsi, l’ensemble des acteurs associés à l’élaboration des normes supportent divers coûts irrécupérables qui risquent d’influencer grandement la nature du projet et son aboutissement. Nous proposons d’aborder cela plus concrètement avec l’étude de l’élaboration de la norme ISO 26000, débutée en 2004 et achevée en 2010 avec sa publication.

L’influence des coûts irrécupérables dans le projet ISO 26000

L’influence sur la trajectoire du projet et sur l’évolution du texte de norme

Le projet de norme internationale ISO 26000 avait pour objectif de construire un consensus international autour de la responsabilité sociétale des organisations, et de proposer un cadre normatif international pour ses pratiques. La particularité de ce projet c’est de rassembler les préoccupations des quatre grands pôles normatifs[12] de la tétranormalisation (Savall et Zardet 2005) dans un seul texte normatif, ce qui suggère de lever, au moins partiellement, les contradictions que ces derniers peuvent entretenir. L’élaboration de cette norme diapason a mobilisé au niveau de l’ISO[13] 99 pays (comités membres, comme l’AFNOR), 436 experts (Industriels, syndicats, ONG, gouvernement, consommateurs, chercheurs, consultants) et 42 organisations internationales. Elle a nécessité 8 réunions internationales entre 2005 et 2010, ainsi que 9 versions du texte (5 WD, 1 CD, 1 DIS, 1 FDIS et 1 IS). Ce projet est la suite directe d’une étude prospective, lancée en 2001, sur l’importance et la pertinence d’un encadrement normatif international de ce sujet[14]. La figure 2 retrace le déroulement de l’ensemble du projet entre 2001 et 2010, en reprenant les grands stades de l’élaboration de la norme et leurs productions (WD, CD, etc.)[15].

L’étude de la trajectoire de ce projet et de l’évolution des différentes versions de la norme laisse transparaitre différents choix, qui peuvent être expliqués par l’influence de coûts irrécupérables, que ce soit sur l’ISO ou sur les participants aux projets.

En amont du projet (stade 0), on peut évoquer le choix de l’ISO (résolution 38/2005 du TMB de l’ISO) de ne pas proposer une norme de système de management de la responsabilité sociétale, et de ne pas proposer de certification de la norme. Ce choix, très critiqué par certains participants, notamment des ONG,[16] illustre une volonté d’augmenter les chances de l’aboutissement du projet, en écartant de la discussion, avant même son lancement, un sujet sensible du projet. Cette hypothèse a été plus ou moins confirmée à la fin du projet par les propos du secrétaire général de l’ISO, Rob Steele, dans un entretien sur ISO 26000, juste avant sa publication en 2010 : « Franchement, je pense aussi que, certaines questions centrales couvertes par ISO 26000 étant assez sensibles, il n’aurait pas été possible d’en faire une norme de certification. Nous ne serions pas parvenus au consensus qui a été le nôtre pour un document de lignes directrices. » (ISO, 2011). Cette stratégie de l’ISO, consistant à maximiser les chances de l’aboutissement du projet, est une conséquence de la forte aversion aux pertes (la non publication de la norme), que partagent les professionnels de la normalisation. Or, cette aversion aux pertes est typiquement une propriété associée à l’existence de coûts irrécupérables pour ces acteurs.

Figure 2

Chronologie du projet ISO 26000

Chronologie du projet ISO 26000
Source : construction de l’auteur

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Tout au long de l’élaboration de la norme (stade 2 à 5), on a pu assister à de multiples négociations dans la construction du texte. On peut citer quelques exemples comme la place du développement durable dans la norme[17]; l’importance accordée à certains principes comme le devoir de vigilance, le principe de précaution, la responsabilité commune mais différenciée[18]; la place et l’importance de certaines notions comme les normes internationales de comportement, la discrimination sur l’orientation sexuelle[19], la sphère d’influence[20] de l’organisation; ou encore le choix des textes internationaux de référence par domaine.

Les tableaux A1, A2, A3 et A4 en annexe présentent différents points de difficultés et de négociations qui ont ponctué le projet. Les tableaux A1 et A2 présentent différentes questions clés soulevées dans les phases finales du projet (la validation du CD et du DIS) et qui pouvaient entraver le processus de validation de la norme. Ces deux tableaux présentent aussi les décisions prises pour régler ces difficultés. Pour comprendre la résolution de ces problèmes, et le comportement des acteurs face aux coûts irrécupérables, selon une approche qualitative, il faut associer ces éléments aux votes (annexes A3, A4 et A5). L’examen croisé de la colonne « décisions » des tableaux A1 et A2 avec les commentaires nationaux accompagnant les votes (tableaux A3 et A4) permet de comprendre certaines évolutions des votes (tableau A5). En effet, les commentaires du DIS (tableau A3) expriment souvent des désaccords et peuvent justifier les décisions prises collectivement par le groupe de travail de l’ISO pour sortir de l’impasse (modification du texte ou non). Ensuite, l’examen des votes de la phase suivante (FDIS, tableau A4) permet d’avoir les réactions à ces modifications[21] (conservation ou modification du vote pour le FDIS). Ainsi, dans le cas d’ISO 26000, les évolutions défavorables correspondent à des revirements de certaines approbations timides du DIS, car les conditions implicites associées à ces dernières n’ont pas été satisfaites, selon ces pays[22]. Inversement, les évolutions favorables pour le projet correspondent à la satisfaction partielle des préconisations[23].

Les choix effectués pour le FDIS (modifications ou conservations de certains éléments) permettent également de comprendre certaines continuités favorables ou défavorables dans les votes. Certaines approbations timides se sont renforcées avec les dernières modifications (Bulgarie, Canada, Chili, etc.), alors que des désaccords anciens, portant souvent sur les questions clés récurrentes (tableau A1 et A2), se sont confirmés sans évolutions radicales du texte (Inde, Turquie et Cuba).

Cependant, on constate globalement une progression du consensus dans le projet avec une validation du CD à 68 %, une validation du DIS à 79 % et une validation du FDIS à 93 %. Les négociations sur les différents points de désaccord ont souvent abouti à des compromis (reformulations, ajouts d’avertissements, suppressions), l’objectif étant d’aboutir à un consensus[24] entre les parties prenantes et pays impliqués dans le projet. C’est par cette évolution que peut se manifester l’existence d’une aversion au risque lié aux coûts irrécupérables inhérents à ce type de projet. En effet, à mesure que le projet s’allongeait (trois ans de retard au final sur le plan initial), la pression des coûts irrécupérables, qui pesait sur les acteurs impliqués, a certainement joué un rôle important dans la construction du texte (les modifications de consensus). La volonté d’atteindre le consensus était portée, à la fois, par un sur-optimisme des participants et une aversion aux pertes qui n’ont cessé de croitre avec le temps.

Pour compléter les observations qualitatives présentées plus haut, ainsi que dans les annexes A1 à A5, nous tenterons dans la section suivante de mesurer, selon une approche quantitative, les influences des coûts irrécupérables sur la validation (le vote) de la norme, notamment à travers l’ancienneté dans le projet.

L’influence sur le vote de la norme : une illustration par une modélisation logit

Dans les procédures de l’ISO, les derniers stades de l’élaboration (stades 3 à 5, figure 1) sont marqués par des votes[25] qui concrétisent l’approbation de la norme par l’institution (cf. ISO/CEI, 2004, p. 22). Il constitue une validation officielle nécessaire du processus d’élaboration et de recherche de consensus dans son ensemble. Sur la base de cette constatation, nous pouvons nous interroger sur l’existence d’un lien mesurable entre ces validations (votes) et des éléments structurels liés à la phase d’élaboration de la norme, et notamment des éléments qui peuvent témoigner de coûts irrécupérables, comme la participation par des commentaires et l’ancienneté dans le projet.

Dans le cadre du projet ISO 26000, nous retiendrons les deux derniers votes : la validation du Projet de Norme Internationale (DIS) et la validation du Projet Final de Norme Internationale (FDIS). Ces deux votes sont les plus importants, car ils caractérisent un élargissement de la consultation à l’ensemble des membres de l’ISO, soit un échantillon composé d’acteurs participants et non-participants au projet, contrairement aux votes de l’étape précédente (projet comité CD) qui concerne uniquement les acteurs impliqués dans le projet. Cet échantillon va donc nous permettre de tester un lien éventuel entre la nature du vote et le degré de participation au projet.

Notre objectif est de tester le lien potentiel entre le vote des pays et la phase d’élaboration de la norme. Plus précisément, nous cherchons à savoir si des éléments illustrant des coûts irrécupérables peuvent influencer un vote positif, au-delà des positionnements de fond[26] sur la norme. Ainsi, notre variable expliquée (Yi) sera le vote et les variables explicatives (Xi) seront des indicateurs structurels de la nature de l’implication des pays dans l’élaboration de la norme. Dans notre cas, la variable expliquée est de type dichotomique de sorte que : Yi = {0;1}. Cette configuration nous incite à l’utilisation d’une modélisation à réponse binaire de type probit ou logit (cf. I. Cadoret et al., 2004, p. 375).

Dans notre modélisation, nous chercherons à expliquer la variable binaire Yi, qui caractérise le vote des pays (comité membre nationaux de l’ISO), en fonction de variables Xi, qui caractérisent le degré de l’implication, et donc le niveau des coûts irrécupérables, de ces pays dans l’élaboration de la norme, à l’aide de la relation suivante :

Yi *= Xi θiYi * est une variable latente déterminant que :

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Dans cette forme de modélisation nous cherchons à estimer la probabilité que Yi = 1 sachant Xi. Ce qui revient à :

La seule différence entre ces deux modèles tient au fait que F représente la fonction de répartition de la loi Normale dans le cas d’un modèle probit, et la fonction de répartition de la loi Logistique dans le cas d’un modèle logit. Ainsi, les estimations des coefficients θ de ces deux modèles donnent des résultats assez proches, qui peuvent être comparés en appliquant la conversion θθLogit ≈ 1,6 × θθProbit (Amemiya, 1981). Pour cet article nous retiendrons la modélisation logit, qui permet de calculer des rapports des chances (Odds ratios), sachant que l’application du modèle probit aboutit effectivement à des conclusions identiques dans notre cas (voir annexe A7).

Au final, notre modélisation permet d’aborder trois questions interdépendantes. Premièrement, on peut questionner la significativité globale du modèle. Ce qui revient à dire qu’au moins une variable Xi permet d’expliquer le vote positif de la norme Pr (Yi = 1) :

Q1: Significativité du modèle

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Deuxièmement, si on rejette H0 pour la question Q1, l’examen de chaque variable nous permet de savoir si elle est significative, et donc si elle a un effet sur le vote positif de la norme :

Q2 : Significativité des variables

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Enfin, pour chaque variable significative, on peut savoir de quelle manière elle influence le vote :

Q3 : Nature de l’effet

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Dans notre modèle, la variable expliquée traduit deux types d’événements :

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Nous choisissons de regrouper le vote négatif et l’abstention, car d’après l’étude des commentaires associés aux votes (annexes A3 et A4), l’abstention constitue surtout une autre possibilité de s’opposer à la norme, sans impacter sa publication. En effet, la plupart des commentaires associés aux abstentions soulèvent les mêmes désaccords que les votes négatifs (annexes A3 et A4). De plus, dans le cadre de l’ISO, l’abstention est considérée comme un vote. Il ne faut pas la confondre avec la « non-participation au vote », qui constitue une réelle abstention, selon la définition habituelle de ce mot. D’ailleurs, les pays qui n’ont pas participé aux votes ne sont pas intégrés à notre modèle. C’est le cas des pays qui n’ont pas utilisé leur droit de vote, mais aussi des pays observateurs qui n’ont pas de droit de vote, même s’ils ont participé à l’élaboration de la norme.

Les données utilisées pour constituer la variable Yi correspondent aux résultats des votes de validation du Projet de Norme Internationale (ISO/SR, 2010a) et du Projet Final de Norme Internationale (ISO/SR, 2010b). Afin d’avoir un échantillon suffisamment grand et varié pour la modélisation, nous avons fusionné ces différentes données. Plus précisément, nous avons constitué un échantillon de 174 observations, regroupant les deux votes. Nous n’avons pas pris en compte dans notre analyse le vote du Projet Comité (ISO/SR, 2009), car ce dernier concerne uniquement des pays participants au projet. De ce fait, sa population est différente des deux autres et ne permet pas de tester l’influence de la participation en comparaison à la non-participation au projet.

Concernant les variables explicatives (Xi), nous avons construit deux séries de variables dichotomiques : x1 = comji et x2 = ancki, j et k désignant des classes et i des pays. Ces variables classent respectivement les pays selon l’intensité de commentaires dans la phase des avant-projets (WD) et l’ancienneté globale dans le projet. Cette méthode par série de variables (Bocquier, 1996, pp. 34-35) permet de transformer des données quantitatives en séries de variables binaires de classement[28]. Ce procédé nous permet d’obtenir uniquement des variables binaires dans notre modèle, tout en conservant la richesse de l’échantillon (différents niveaux d’ancienneté, par exemple). Cependant, cette complémentarité entre les séries d’une variable a également une conséquence au moment de l’utilisation du modèle. En effet, il faut garder à l’esprit que l’estimation de Yi se fait en fonction des n-1 catégories d’une variable Xi, la nième étant la variable de référence. Cette configuration est donc intéressante pour notre objectif de recherche, car elle permet de calculer les rapports des chances (Odds ratios) de l’effet d’une catégorie sur Yi (la nature du vote), par rapport à la catégorie de référence. Dans notre modélisation, les catégories de référence seront donc com0i et anc0i (ne pas avoir commenté et ne pas avoir participé au projet). Elles désignent donc à priori des coûts irrécupérables nuls ou quasi nuls pour les acteurs de ces catégories.

La première série de variables (comji) mesure l’intensité de l’implication dans le projet, en classant les pays selon des intervalles de commentaires émis, de sorte que :

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Dès lors, si le ième pays a émis 100 commentaires, la série de variables comji prendra les valeurs suivantes pour ce dernier : comji = {0; 1; 0; 0;0} (pour j allant de 0 à 4).

La seconde série de variables (ancki) permet de mesurer l’ancienneté de participation, en classant les pays selon le nombre d’années d’implication dans le projet, de sorte que :

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Dès lors, si le i ème pays est présent dans le processus d’élaboration depuis son commencement, la série de variables ancki prendra les valeurs suivantes pour ce dernier : ancki = {0; 0; 0;1} (pour k allant de 0 à 3).

Il est important de noter que ces deux séries de variables ne mesurent pas la même chose. En effet, certains pays présents depuis le début du projet n’ont peu ou pas commenté la norme, et inversement. D’ailleurs, le coefficient de corrélation entre les deux variables quantitatives (commentaires et ancienneté), qui sont à l’origine de nos variables qualitatives, est de 0.48, ce qui permet de rejeter un lien linéaire entre-elles. De plus, la représentation graphique des combinaisons des deux variables (annexe A6) confirme l’absence de liens non- linéaires.

Les données utilisées pour constituer les deux séries de variables sont issues de notre dépouillement des fichiers de commentaires associés aux différentes versions de la norme. Pour les deux phases de vote qui constituent notre échantillon, nous avons pris en compte la chronologie et la logique qui les caractérisent. Ainsi, nos données prennent en compte l’ancienneté et le nombre de commentaires émis au moment de chaque vote (DIS et FDIS).

Concernant les résultats de cette modélisation, le tableau 1 donnent les résultats d’une modélisation logit de la variable expliquée Yi en fonction des variables explicatives x1 = comji et x2 =ancki. Rappelons que dans notre cas les catégories de référence sont respectivement com0i (l’absence de commentaire de la norme) et anc0i (la non-implication dans le projet ISO 26000). Cette modélisation est statistiquement très significative, avec une probabilité d’un effet nul des variables explicatives de 0,0000 (inférieure au seuil de 1 %), ce qui indique qu’au moins une variable a un effet sur la probabilité d’un vote positif (on rejette H0 pour la question Q1).

Tableau 1

Résultat de la modélisation logit (logiciel stata)[29]

Résultat de la modélisation logit (logiciel stata)29

Note : (*) p < 0.05 ; (**) p < 0.01 ; (***) p < 0.001

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Les tests complémentaires, présentés dans les annexes A8 et A9, confirment la significativité du modèle. Plus précisément, la qualité de l’ajustement du modèle logit est très satisfaisante selon le test de Pearson (avec Prob > chi2 ≈ 0.96 > 0.05) et le test de Hosmer-Lemeshow (avec Prob > chi2 ≈ 0.97 > 0.05) (annexe A8). Ensuite, lorsqu’on établit un tableau des prédictions (annexe A9), on constate que le taux de bonnes prédictions est de 79.31 % au seuil de 0.5, ce qui indique que le modèle restitue de manière satisfaisante les choix (variable y) à l’aide des données (variables x).

Le signe du coefficient θ, associé aux variables explicatives et significatives au seuil de 5 % (variables pour lesquelles on rejette l’hypothèse H0 de la question Q2), nous informe sur la nature de l’effet (question Q3) de ces dernières sur l’événement considéré (le vote positif ou Yi =1). Ainsi, il semble clair que le fait d’avoir commenté les avant-projets a plutôt un effet négatif sur la probabilité d’un vote positif de la norme (on rejette l’hypothèse H0 de la question Q3 pour cette série de variables). Inversement, l’ancienneté dans le projet a plutôt un effet positif sur la probabilité de voter oui (on rejette l’hypothèse H1 de la question Q3 pour cette série de variables). Ces résultats restent valables[30] avec regroupement des classes de variables.

Les rapports des chances (Odds Ratio) de chaque variable explicative permettent d’estimer à la fois l’impact des variables Xi sur Yi, mais également la variation de cette chance selon les catégories j et k de nos séries de variables (comji et ancki ), comparativement aux variables et aux catégories de variables de référence. Ainsi, en examinant les rapports des chances des variables, on constate bien que le nombre de commentaires émis défavorise les chances d’un vote positif du projet. Par exemple, le rapport des chances de 0.036 associé à la variable com3i indique que les chances d’un vote positif sont réduites[31] de 96.4 %[32] par rapport à la catégorie qui n’a pas commenté la norme (com0i). Cependant, la progression des rapports des chances entre les catégories comji ( j allant de 1 à 4) semble être non-monotone, ce qui indique que les chances d’un vote positif diminuent avec le nombre de commentaires, puis augmentent légèrement à partir de 500 commentaires émis (com3i), même si ces dernières restent toutes plus faibles que celles de la catégorie de référence (com0i). Ainsi, la forte implication en commentaires semble diminuer son effet négatif sur le vote au-delà de 500 commentaires.

Concernant l’ancienneté, on constate qu’elle représente clairement un facteur d’augmentation des chances d’un vote positif. En effet, les anciennetés de niveau 1 (anc1i), de niveau 2 (anc2i) et de niveau 3 (anc3i) multiplient respectivement par 7, par 14 et par 41 les chances d’un vote positif, comparativement à la non-participation (anc0i). On constate donc une nette progression dans les rapports des chances associés à l’ancienneté. Ces tendances, décrites par les rapports de chances, sont également confirmées par l’étude de l’effet marginal de chaque variable (annexe A10).

Notre modélisation indique assez clairement qu’il existe bien un lien entre le vote et des éléments structurels liés à la phase d’élaboration de la norme. Plus précisément, nous avons constaté l’existence d’un lien négatif entre le nombre de commentaires émis et la probabilité d’un vote positif, avec un affaiblissement de l’effet pour une implication intensive (beaucoup de commentaires). Enfin, nous avons clairement identifié un lien positif entre l’ancienneté dans le projet et la probabilité d’un vote positif.

Nous insisterons ici sur la seconde conclusion de notre modélisation, qui souligne la présence d’une influence de l’existence d’un coût irrécupérable croissant, lié à l’ancienneté dans le processus d’élaboration de la norme. Dans les faits, les pays impliqués dans le projet depuis son lancement ont validé à 82,2 % le texte de norme. De plus, l’ancienneté moyenne des pays ayant validé la norme au stade final est de 4.3 ans, contre 3.4 pour ceux ayant voté « non » ou « abstention » à ce même stade. Le renforcement de la propension à valider le projet, en fonction du degré d’ancienneté dans la participation, semble illustrer l’existence d’une aversion aux pertes liée à l’abandon de ce projet, elle-même liée aux coûts irrécupérables croissants de ce projet. Ainsi, nous pouvons conclure que, plus un pays est impliqué depuis longtemps dans l’élaboration d’une norme, plus le risque de l’échec du projet représente un coût irrécupérable important pour lui. Cette aversion aux pertes est d’ailleurs symétriquement équivalente à l’attrait pour le gain des effets d’apprentissage, liés à la participation au projet, si ce dernier aboutit. En effet, cette expertise accumulée sur la norme peut s’avérer très utile aux acteurs (utilisateurs, consultants) pendant la phase de mise en place de la norme. Elle constitue un avantage absolu important pour tous les acteurs impliqués dans projet, comparativement aux autres utilisateurs futurs de la norme, à condition que la norme soit publiée. Ainsi, les acteurs fortement impliqués dans le projet acquièrent, avec le temps, le même niveau d’intérêt pour la norme que les professionnels de la normalisation (supporting actor , de Tamm Hallström, 1996). Les experts de la RSE se transforment ainsi en parties prenantes de la normalisation.

Bien entendu, il existe des hétérogénéités entre les acteurs, et d’autres facteurs non structurels peuvent expliquer des stratégies différentes et échappent à notre modélisation. De plus, le résultat concernant les commentaires semblent partiellement contradictoire avec ce que nous recherchons à isoler (les effets des coûts irrécupérables sur un vote positif de la norme). Cette limite à notre modélisation nous montre bien l’importance d’une étude davantage qualitative de ces commentaires car certains acteurs ont beaucoup commenté la norme pour marquer une opposition importante et d’autres ont beaucoup commenté la norme pour la défendre. On comprend donc que le vote final est aussi impacté par ces positions de fond. Cependant, le résultat sur les commentaires n’est pas totalement contradictoire avec notre objectif de recherche car il indique tout de même une évolution positive de tendance au-delà d’un certain niveau de commentaire, ce qui renoue avec l’hypothèse d’une influence des coûts irrécupérables. A côté de cela, il semble assez certain que l’ancienneté, et plus largement l’implication dans le projet, représente une variable importante dans l’influence des choix. D’ailleurs, seuls 48 % des pays participants sont présents dans le projet depuis le début, 22 % ont rejoint le projet après 2008 (phase des avant-projets) et environ 10 % la dernière année (phase finale). Au final, moins de 8 % des votants n’ont pas participé au projet. D’après notre modélisation, cette implication massive des membres votants de l’ISO (83 membres sur 106) dans le projet, représente une forte garantie de sa validation, du fait de l’existence de coûts irrécupérables pour tous les participants/votants.

Conclusion

A travers cet article, nous avons souligné l’existence de coûts irrécupérables dans les processus de normalisation internationaux, ainsi que l’existence d’une influence de ces derniers sur le comportement des acteurs impliqués (producteurs et futurs utilisateurs des normes). Notre travail souligne bien que la longueur d’un projet et l’ancienneté d’implication dans ce dernier peuvent faire naître une aversion aux pertes et un sur-optimisme auprès des acteurs impliqués. Ces effets correspondent typiquement aux sunk costs effects ou sunk costs fallacy que l’on retrouve dans la littérature théorique sur les coûts irrécupérables.

Notre analyse croise les conclusions d’une modélisation quantitative avec celles d’une étude davantage qualitative, afin de bénéficier de cette complémentarité d’approches. En effet, la modélisation quantitative n’est pas suffisante pour aborder pleinement ce sujet, car certains éléments importants du processus peuvent échapper à cette forme d’analyse « globalisante », d’où l’intérêt de la compléter avec des éléments plus qualitatifs. La combinaison des deux approches est un bon compromis méthodologique pour des travaux d’inspiration transversale et pluridisciplinaire. Il est clair qu’un tel sujet sera d’autant mieux abordé par une approche éclectique.

Ce travail indique aussi que les choix influencés par l’existence de ces coûts irrécupérables sont partiellement déconnectés de l’objectif d’efficience de la production de normes. Le cas de l’élaboration de l’ISO 26000 est emblématique à ce sujet, car il correspond à un projet long et complexe qui a nécessité des concessions importantes pour aboutir. L’influence de l’existence de coûts irrécupérables, dans ce cas, est d’autant plus forte et a nécessairement favorisé ces concessions. Or, le projet ISO 26000 est représentatif, par son sujet et son déroulement, des nouvelles formes d’expertises et plus généralement de la prise de décisions dans un monde complexe. En effet, toutes les organisations doivent de plus en plus interagir et faire des choix avec des parties prenantes, de partenaires et de pays très hétérogènes. L’influence des coûts irrécupérables dans cette configuration est importante et les organisations ont tout intérêt à mieux la connaitre pour en tirer des avantages stratégiques.